Revue Romane, Bind 14 (1979) 1

Puissance et impuissance du langage dans Voyage au bout de la nuit de Céline

par

Anne-Lisa Amadou

Le langage du Voyage de Céline est, comme nous le savons, le langage parlé populaire, argotique. Ce langage avait fait son apparition en littérature avant Céline, mais le Voyage lui confère une dignité nouvelle. Ici, ce langage n'est plus réservé aux seules répliques des personnages, en tant qu'instrument de caractérisation sociale et psychologique: il est l'élément constitutif d'un style qui empreint le récit dans sa totalité. Le narrateur, le «moi» du roman, élabore son récit dans un langage non-littéraire, nonécrit, un langage parlé.

Ce langage parlé est introduit dès le début, le roman prenant son point de départ dans une conversation entre Bardamu, le narrateur, et un camarade, à la terrasse d'un café, place Clichy. Notons que ce camarade, dont le nom, Arthur Gánate, nous est soigneusement indiqué, disparaîtra de l'histoire après avoir joué, dans ce premier chapitre, le rôle de «démarreur» du récit.

«Ça a débuté comme ça» (p.l l)1. La première phrase du roman donne le compte rendu, quelque peu maladroit et primitif, d'un commencement. «Ça» étant totalement indéfini, on a l'impression de tomber au beau milieu d'un exposé oral et de lire une phrase qui pourrait être la réponse à une question préalable. On ne trouve cependant à aucun moment du récit un destinataire auquel le narrateur s'adresserait de manière explicite; celui qui parle ne s'adresse à personne - ou bien à tout le monde — ; son langage est une sorte de monologue intérieur à la Joyce, avec pourtant tous les traits caractéristiques du monologue extérieur. Néanmoins, le compte rendu d'une rencontre au café et d'un entretien ne nous informe pas sur la valeur sémantique du «ça» initial. Il nous faut, en effet, lire le premier chapitre dans sa totalité pour deviner que «ça» contient toute la trame des événementsrelatés dans le roman, tout le «voyage» au bout de la nuit. Le



1: Les chiffres entre parenthèses renvoient à l'Edition de la Pléiade de Voyage au bout de la nuit et de Mort à crédit, Paris 1962.

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cheminement du narrateur prend ainsi son point de départ dans un entretien,ou plutôt il commence dès que le narrateur prend la parole. «C'est Arthur Gánate qui m'a fait parler.» (p. 11) Car cet acte de parler est véritablement décisif: parler, c'est prendre position par rapport au monde, c'est faire naître l'action. A la fin du chapitre, cet entretien est coupé net, car Bardamu se lève soudain et, se joignant à un régiment de passage, part à la guerre. «J'vais voir si c'est ainsi! que je crie à Arthur, et me voici parti à m'engager, et au pas de course encore.» (p. 13) Pendant leur discussion, les deux interlocuteurs avaient émis des vues divergentes sur les deux espaces autour desquels le Voyage va s'organiser: l'espace de la guerre et celui de l'amour. L'entretien s'arrête lorsque Bardamu décide de vérifier pour son propre compte, par lui-même, «si c'est ainsi».

Mais ce n'est pas seulement sur le plan diégétique que «parler» fait naître «l'action»; nous pouvons, en même temps, considérer le verbe «parler» comme étant le verbe producteur du récit comme tel. En tant que narrateur de son histoire, Bardamu parle, après avoir rompu le silence qui, dit-il, avait été le sien jusqu'alors: «Moi, j'avais jamais rien dit.» (p. 11) Un autre plan narratologique encore, celui que Genette désigne par «la narration» et définit comme «l'acte narratif producteur»2, prend ainsi son point de départ dans la conversation du café. Et cette parole inaugurée par Bardamu, silencieux jusque-là, est explicitement «ravalée» dans la séquence finale du roman: «De loin, le remorqueur a sifflé; son appel a passé le pont, encore une arche, une autre, l'écluse, un autre pont, loin, plus loin ... Il appelait vers lui toutes les péniches du fleuve toutes, et la ville entière, et le ciel et la campagne et nous, tout qu'il emmenait, la Seine aussi, tout, qu'on n'en parle plus.» (p. 293) Au bout de son voyage, Bardamu a soin de marquer que son discours, ce flot de paroles qu'Arthur Gánate avait déclenché, se reflète comme «parole» à l'instant même où il annule le monde qu'il avait fait naître.

Les voies de la parole sont, pourtant, secrètes chez Céline. Examinée de près, cette action - cette initiative - déclenchée par le discours de Bardamu au café s'avère être un simple paradoxe. Bardamu commence par défendre avec ardeur et enthousiasme une idéologie anarchique et refuse avec dédainla prudente objection d'Arthur: «II y a l'amour, Bardamu!» «Arthur, l'amour c'est l'infini mis à la portée des caniches et j'ai ma dignité moi! que je lui réponds.» (p. 12) Et il finit par rallier à lui son prudent ami. «C'est tout à fait comme ça! que m'approuve Arthur, décidément devenu facile à



2: Voir Gérard Genette, Figures 111, Paris 1972, p. 72.

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convaincre.» (p. 13) Mais l'entretien a fini par confondre Bardamu, de sorte qu'à son tour maintenant il adopte la position originelle d'Arthur. Tandis qu'Arthur épouse les opinions anarchistes de son ami, Bardamu est transporté de patriotisme à la vue du régiment qui défile — «Moi, je ne fis qu'un bond d'enthousiasme» (p. 13) - et ceci à un tel degré qu'il se lève, rejoint le régiment et part pour la guerre!

Prendre la parole chez Céline peut ainsi avoir des conséquences immédiates et fatales. Une scène de la fin du roman est structurée selon le même modèle, y compris le changement de rôle Bardamu/Arthur. Je songe à ce passage décrivant Robinson dans le taxi, lorsqu'il éclate dans un flot de paroles - le premier et le dernier de sa vie - et, comme conséquence immédiate, reçoit trois coups de revolver dans le ventre. Le refus de Bardamu d'accepter les valeurs reconnues par la société s'est exprimé au long du récit sous la forme d'un incessant commentaire, en marge de l'existence pour ainsi dire. Avec Robinson, ce refus devient action, discours dirigé vers autrui et se rabattant sur lui-même avec des conséquences fatales. Alors, si cet ami opportuniste et impossible, ce «Robinson de tous les malheurs», quitte le roman comme son héros véritable — «un héros juteux» (p. 489) — c'est là le résultat d'une sorte de transfert, identique à celui qui, au début, s'est produit entre Bardamu et Arthur. Car, après la mort de Robinson, Bardamu reconnaît qu'il est privé de toute force vitale. «Mon trimbalage à moi était bien fini. A d'autres!... Le monde était refermé.» (p. 489) Le cercle s'est refermé au moment où Robinson, ayant pris, auprès de Bardamu, la place qu'occupait Arthur dans cette symbiose jumelée, a adressé au monde cette protestation, qui non seulement a animé et porté le flot du langage romanesque, mais a aussi, avec la discussion au café, engendré concrètement le roman.

Prendre la parole, pour Bardamu, c'est avant tout émettre un flux de paroles agressif. Selon Céline, ce sont la haine et l'agression qui sont à l'origine de son emploi du langage populaire. On a souvent cité la formule suivante: «Non, l'argot ne se fait pas avec un glossaire, mais avec des images nées de la haine, c'est la haine qui fait l'argot. L'argot est fait pour exprimer les sentiments de la misère.»3 Vu la variété des invectives et «sorties», qui deviennent de plus en plus fréquentes au cours de l'œuvre, il n'y a pas de doute que le style de Céline exprime à un degré maximal le langage de la haine et de la révolte, le langage des opprimés. En ce qui concerne le Voyage, il me semble toutefois important de nuancer cette définition du



3: Cahiers de l'Herne, 2, Paris 1965, p. 31.

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style et d'examiner dans quelle mesure cet argot - ou langage parlé populaire
- remplit encore d'autres fonctions.

Prenons le récit des expériences de guerre de Bardarmi: ce qui frappe ici, c'est la façon dont le style traduit une sorte d'étonnement naïf et désemparé face à un monde dépourvu de sens. Indécis et irrité, Bardamu considère une guerre qu'il ne comprend pas: «Je ne leur avais rien fait aux Allemands» (p. 15). «L'argot» est non seulement une réponse haineuse à l'oppression, mais aussi une réponse pleine d'incompréhension, de désapprobation contre l'ordre établi. De cette manière, le langage célinien exprime aussi une expérience existentielle négative. Cette horreur inconcevable de la guerre - «la guerre en somme était tout ce qu'on ne comprenait pas» - (p. 15) est soulignée encore par un autre trait particulier de «l'argot» chez Céline. Ce langage semble être réservé à l'habitant de la ville, en particulier au Parisien. Pour le Parisien Bardamu, l'univers ne s'étend guère au-delà de la place Clichy, et, significativement, son amitié avec Robinson s'établit sur cette origine parisienne. Robinson est Parisien lui aussi, un vendeur de journaux dont le patriotisme est plutôt limité: «Place des Victoires si tu veux savoir ... Rue des Petits-Champs ... C'était mon 10t... J'dépassais jamais la rue du Louvre et le Palais-Royal d'un côté, tu vois d'ici...» (p. 45) Soldats, tous les deux sont loin de leur coin de rue, et c'est avec un profond désarroi qu'ils se voient jetés à la campagne. Bardamu déclare: «Moi d'abord la campagne, faut que je le dise tout de suite, j'ai jamais pu la sentir, je l'ai toujours trouvée triste (...) Mais quand on y ajoute la guerre en plus, c'est à pas y tenir. » (pp. 16-17) Puis, échappant de justesse à un obus qui tue l'officier avec lequel il était en train de parler: «Jamais plus, même si je vivais encore cent ans, je ne me promènerais à la campagne.» (p. 22) La réalité qui s'exprime dans le Voyage n'est donc pas seulement celle des pauvres et des opprimés, c'est, de manière explicite, la réalité de la grande ville, de Paris. Et même si les aventures l'entraînent hors de Paris, hors de France et hors d'Europe, Bardamu continue à s'exprimer comme un individu fortement urbain. Voici ce qu'il dit lorsqu'au milieu de l'Afrique, il risque d'être étouffé sous la végétation de la forêt vierge: «J'étais servi, moi qui n'aimais pas la campagne!» (p. 168).

Dans sa propre définition de «l'argot», Céline souligne, nous l'avons vu, qu'il ne s'agit pas là en premier lieu d'un vocabulaire, mais surtout d'images spécifiques: «les images de la haine». Dans une étude du style célinien, Leo Spitzer relève des constructions syntactiques que Céline a empruntées à la langue parlée. Pour Spitzer aussi, ces «constructions à rappel» du type «il a dû bien en jouir, la vache» sont en premier lieu l'expression d'une agression

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sion.4 Ces mêmes constructions donnent une force maximale à l'invective qui est annoncée par «il» et extraposée en fin de phrase («la vache»). Mais Spitzer distingue encore une autre fonction de la construction de rappel, fonction tout aussi essentielle. Ceux qui utilisent cette construction syntactiquesont souvent des gens qui doutent d'être compris de leur interlocuteur et qui veulent empêcher que ne soit perdu le fil du récit. Vue ainsi, cette construction n'est plus une expression de haine, mais un moyen de servir d'intermédiaire, une possibilité d'établir une communication. «Tu comprends, n'est-ce pas? Tu suis?» sont les pensées qui accompagnent en sourdine l'emploi de la construction à rappel. Or, ce doute ne concerne pas seulement les aptitudes de l'interlocuteur à suivre; il traduit tout aussi bien le manque d'assurance de celui qui parle et qui, en tâtonnant, cherche à exprimer sa propre pensée. Les répétitions, les enrichissements — «ce langage par retouches et par corrections», selon Spitzers - sont les formes que prend un langage à la recherche de sa juste expression. Et Spitzer en arrive à relier finement ce trait syntactique à ce qui est le trait fondamental du roman: «Les constructions à rappel chez Céline sont donc des manifestationsde l'incertitude, de l'indécision de ces voyageurs au bout d'eux-mêmes qui ont besoin de se raconter devant des auditeurs avant d'enfoncer dans le silence du néant rédempteur«6.

Il se révèle ainsi que Céline a exploité maintes possibilités d'expression offertes par le langage populaire. «L'argot» célinien est un langage qui attaque et qui en même temps exprime l'agression des opprimés et leur étonnement incrédule. «L'argot» des opprimés est en plus un langage qui désire entrer en contact avec son prochain: il est communication et confidence, solidarité entre semblables. En même temps, ce langage devient, à cause de sa forme hésitante, incertaine, le moyen d'exprimer une pensée qui, dans la communication, cherche à réfléchir sur elle-même. La définition que donne Spitzer du style célinien comme «langage par retouches et par corrections» serait tout aussi applicable au style de Marcel Proust.

Si Céline avait voulu créer l'illusion réaliste que le Voyage était l'œuvre d'un auteur pour qui l'argot serait le seul mode naturel — comme c'est le cas d'un Alphonse Boudard -, le langage du roman eût été restreint aux possibilités offertes par la langue populaire. Mais le Voyage reproduit,



4: Léo Spitzer: «Une habitude de style (Le Rappel) chez M. Céline». Cahiers de l'Herne, 2, 1965, pp. 153-172.

5: Ibid., p. 153.

6: Ibid., pp. 162-63.

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pendant de longs passages, un langage académique ou littéraire, utilisé par les personnages «distingués». Le discours des oppresseurs dans le Voyage - tels le médecin-chef de l'Hôpital psychiatrique ou bien le Gouverneur en Afrique - ne nous parvient pas uniquement à travers les commentaires ironiques et incrédules de Bardamu, mais parfois directement. Par le même procédé, il arrive que Bardamu reproduise ses propres répliques dans un entretien avec ces «supérieurs»: «Certes, Maître, ces questions me passionnent...» (p. 92) «C'est bien aussi mon très modeste avis, Maître ...» (p. 93) A côté du langage propre à cet univers romanesque, il existe ainsi un langage qui est un moyen d'exercer le pouvoir, sorte de pseudo-langage que le narrateur de l'histoire sait utiliser tout aussi bien que le héros de l'histoire, qui s'en sert lorsque la situation l'exige. Il n'est pourtant pas toujours facile d'établir nettement la frontière entre ces deux univers du langage. Présentons d'abord un exemple montrant comment un style étrangeret littéraire s'interpose dans le style proprement célinien, et passons ensuite à un autre exemple, celui d'un «discours» académique qui, peu à peu, s'assimile au mode d'expression propre du récit.

Le premier exemple est constitué par une allusion à Proust, allusion que nous relevons dans la partie du roman consacrée aux activités plus ou moins suspectes qui ont cours dans le Paris de la Première Guerre mondiale. Madame Herote, propriétaire d'un petit magasin de lingerie, est une femme entreprenante qui, dans son arrière-boutique, rend à ceux de ses clients qui le désirent, des services plutôt douteux. Ayant un jour réussi à se trouver un mari, Madame Herote abandonne ses services intimes et établit tout un «salon» dans son arrière-boutique. «Grand nombre de rencontres étrangèreset nationales eurent lieu à l'ombre rosée de ces brise-bise parmi les phrases incessantes de la patronne dont toute la personne substantielle, bavarde et parfumée jusqu'à l'évanouissement, aurait pu rendre grivois le plus ranci des hépatiques.» (pp. 73-74) A l'abri de la guerre et du patriotisme,Madame Herote est devenue une entremetteuse internationale: «Elle entretenait la vie des passions.» (p. 74) La mention du nom de Proust dans un tel contexte peut surprendre et appaître comme un effet de contraste par trop recherché, un effet destiné à mettre en relief les activités terre-à-terre de Madame Herote: «Proust, mi-revenant lui même, s'est perdu avec une extraordinaire ténacité dans l'infinie, la diluante futilité des rites et démarchesqui s'entortillent autour des gens du monde, gens du vide, fantômes de désirs, partouzards indécis attendant leur Watteau toujours, chercheurs sans entrain d'improbables Cythères. Mais madame Herote ...» (p. 74) Or, l'association avec l'œuvre de Proust est, en réalité, préparée par la descriptionprécédente

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tionprécédentede la lingère, la femme à qui la guerre apporte la réussite matérielle et le succès de son salon, la femme qu'on appelle «la patronne», infatigablement bavarde et active et aimant tout aussi bien unir des couples que les désunir, «à coups de ragots, d'insinuations, de trahisons.» (p. 74) II s'agit bien là de Madame Verdurin, placée seulement un peu plus bas dans l'échelle sociale. Aussi y a-t-il, quant au statut social, une différence semblable entre Bardamu et le narrateur de la Recherche, de sorte que l'impression de luxe et d'inaccessibilité reste la même. S'agissant de la boutique de Madame Herote, dans une tournure de phrase qui semble reprendre littéralement un thème constant chez Proust, on lit ceci: «Sa boutique n'était pas qu'un lieu de rendez-vous, c'était encore une sorte d'entrée furtive dans un monde de richesse et de luxe où je n'avais jamais, malgré tout mon désir, jusqu'alors pénétré ...» (p. 74) II n'y a pas de doute que, dans ce portrait de Madame Herote, le texte de Céline s'élabore dans un jeu intertextuel avec le texte de Proust. On pourrait en plus noter le parallélisme avec d'autres scènes proustiennes, p. ex. l'existence d'un «salon»— ce siège des conversations politiques et mondaines - dans des endroits quelque peu compromettants: le bordel où se rend Swann à la recherche d'informations sur Odette, ce bordel où, selon la maîtresse de maison, se réunissent pour converser les messieurs les plus distingués, ou bien le «pavillon» des Champs-Elysées et son aimable propriétaire. Aussi le texte de Céline s'éloigne-t-il sensiblement, dans ce passage, du langage propre au récit: la description de Madame Herote ne contient que très peu d'éléments provenant du langage généralement tenu par Bardamu. Lorsqu'ilmentionne alors le nom de Proust — non comme parallèle à ce qui précède, mais comme contraste — tout se passe comme si le narrateur essayait d'exorciser le fantôme qui a réussi à se glisser dans son texte. Et l'expulsion se fait par un procédé auquel Proust aurait applaudi: le pastiche. A l'examiner de près, cette phrase se révèle être une «authentique» phrase proustienne, qui suit la courbe d'une expansion graduelle dont nous reconnaissonsles différentes étapes:

- la caractérisation parenthétique «mi-revenant lui
même»;

-les accumulations d'adjectifs antéposés: «l'infinie, la diluante» et de
substantifs coordonnés: «rites et démarches»;

- les quatre variantes de groupes substantivaux, compléments de la relative:
«gens du monde, gens du vide, fantômes de désir, partouzards indécis»

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- l'emploi du participe présent pour développer davantage: «attendant leur
Watteau»;

- une cinquième variante pour «gens du monde»: «chercheurs sans entrain
d'improbables Cythères».

Je n'ai pas l'intention de discuter dans quelle mesure la caractéristique que donne Céline du style proustien est juste, mais le pastiche n'est pas mauvais, et on peut noter qu'au surplus, Céline choisit un vocabulaire qui, à son tour, illustre le style proustien: «infini», «diluant», «s'entortiller». J'ose donc tirer la conclusion suivante: au moment où Céline prend conscience de ce qu'il écrit selon un certain modèle littéraire, il réagit en explicitant dans son écriture propre le style étranger: faisant du Proust, il s'en débarrasse.

On observe le processus inverse au cours de la reproduction, dans le roman, d'un discours académique à développement oratoire. Le professeur d'histoire Princhard appartient au groupe social qui sait s'exprimer et, lorsqu'il se lève pour émettre son opinion, il inonde ses interlocuteurs d'un flot de paroles bien tournées: «Aussi la répression des menus larcins s'exerce-t-elle, remarquez-le, sous tous les climats, avec une rigueur extrême,comme moyen de défense sociale non seulement, mais encore et surtout comme une recommandation sévère à tous les malheureux d'avoir à se tenir à leur place et dans leur caste.» (p. 68) Notons le «remarquez-le» pédagogique et la formule précieuse de l'universitaire «encore et surtout». Mais quel est le contenu de ce discours savant? Ce que dit Princhard est tout aussi révolutionnaire que les sentiments de Bardamu et des autres internés de l'hôpital psychiatrique. Et qui est Princhard, hormis son état d'ancien professeur d'histoire? C'est un soldat qui craint pour sa vie et qui, par peur de la guerre, a volé quelques boîtes de conserves dans l'espoir d'être mis en prison. Tout comme Bardamu, Princhard est une victime, un «anti-héros». Et c'est parce qu'il fait partie de cette communauté de la peur et de la misère que son discours sur l'altération, à travers l'Histoire, des jugements portés sur les criminels de guerre abandonne peu à peu le plan académique pour se rapprocher du niveau stylistique propre au récit: «Ah! ils en avaient des vérités à lui révéler! et des belles! Et des pas fatiguées! Qui brillaient! qu'on en restait tout ébloui! C'est ça! qu'il a commencé par dire le bon peuple, c'est bien ça! C'est tout à fait ça. Mourons tous pour ça! Il ne demande jamais qu'à mourir le bon peuple!» (pp. 69-70). Le discours de Princhard se termine ainsi dans un débordement d'exclamations agressives, avec l'emploiréitéré du «ça» elliptique et indéfini et de la «construction à rappel» si caractéristique du récit et si peu probable dans un exposé de professeur

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d'histoire. D'abord étranger au récit sur le plan du langage, Princhard finit
ainsi par s'y incorporer.

Proust — le littéraire — est expulsé, et Princhard — le co-prisonnier — est incorporé: ainsi le langage de Céline possède-t-il à la fois ses mécanismes de refus et d'assimilation. Un dernier exemple de l'attitude du texte célinien par rapport à un langage «étranger» nous est fourni par la seule scène qui, dans le roman, décrit une lecture. Je vais examiner le passage dans lequel Bardamu trouve une lettre de Montaigne et je tâcherai de montrer que le statut de «littéraire» et même de «classique» n'entraîne pas forcément, dans l'univers célinien, le destin malheureux d'un Marcel Proust.

Bébert, un petit garçon chétif du quartier des pauvres est tombé malade. La maladie est incurable et Bardamu part à la recherche d'un moyen de sauver l'enfant. Pour la seule fois dans cette séquence consacrée à la vie à Rancy, Bardamu quitte la banlieue et traverse Paris pour atteindre l'lnstitut Bidouret Joseph», espérant trouver dans ce centre de recherche scientifique quelque remède miraculeux. Cet espoir, pourtant, sera vain. Abattu, Bardamu s'en retourne à contrecœur chez lui. Mais sa répugnance à rentrer à Rancy est si grande qu'il n'arrive pas à se décider à traverser la Seine: «Mais, en m'approchant des quais, je devenais tout de même craintif. Je rôdais. Je ne pouvais me résoudre à franchir la Seine. Tout le monde n'est pas César! De l'autre côté, sur l'autre rive, commençaient mes ennuis.» (p. 284) Jusqu'au crépuscule, il reste assis au bord du fleuve et, lorsqu'il l'a enfin traversé, il entre dans un café et là il ouvre un livre qu'un bouquiniste vient de lui vendre. C'est une petite édition de Montaigne et la page ouverte par hasard reproduit une lettre que Montaigne avait adressée à sa femme peu après la mort d'un de leurs enfants. Ayant en vain cherché du secours du côté de la médecine, voici donc Bardamu devant la possibilité de trouver un refuge dans la littérature.

Mais Montaigne n'offre que peu de secours. Après avoir lu la lettre, Bardamu constate: «Je n'avais pas de veine avec lui Bébert, mort ou vif. Il me semblait qu'il n'y avait rien pour lui sur la terre, même dans Montaigne.»(p. 286) Bardamu rentre chez lui, toujours aussi désemparé. Il me semble, néanmoins, que l'incident «lecture de Montaigne» introduit dans le récit une certaine forme de «consolation». Pour comprendre en quoi consistecette consolation, lisons d'abord le texte de Montaigne, tel qu'il se trouve dans ses œuvres complètes et où il figure comme la seule lettre adressée par le philosophe à sa femme. A l'origine, cette lettre constituait la «dédicace» d'une édition de Plutarque que Montaigne avait trouvée parmi les papiers d'un ami défunt et qu'il avait envoyée à sa femme après la mort

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de leur fille. Dans un passage de la fin, il parle directement de la mort de
l'enfant:

«Mais je laisse à Plutarque la charge de vous consoler, & de vous advertir de vostre devoir en cela, vous priant le croire pour l'amour de moy: Car il vous descouvrira mes intentions, & ce qui se peut alléguer en cela beaucoup mieux que je ne ferois moymesmes. Sur ce, ma femme, je me recommande bien fort à vostre bonne grâce, & prie Dieu qu'il vous maintienne en sa garde. Vostre bon mary Michel de Montaigne.»7

Dans le texte de Céline, la »dédicace« de Montaigne a pris la forme
suivante:

«Ah! qu'il lui disait le Montaigne, à peu près comme ça à son épouse. T'en fais pas va, ma chère femme! Il faut bien te consoler!... Ça s'arrangera! ... Tout s'arrange dans la vie ... Et puis d'ailleurs, qu'il lui disait encore, j'ai justement retrouvé hier dans des vieux papiers d'un ami à moi une certaine lettre que Plutarque envoyait lui aussi à sa femme dans des circonstances tout à fait pareilles aux nôtres ... Et que je l'ai trouvée si joliment bien tapée sa lettre ma chère femme, que je te l'envoie sa lettre! ... C'est une belle lettre! D'ailleurs je ne veux pas t'en priver plus longtemps, tu m'en diras des nouvelles pour ce qui est de guérir ton chagrin! ... Ma chère épouse! Je te l'envoie la belle lettre ! Elle est un peu là comme lettre celle de Plutarque ! ... On peut le dire ! Elle a pas fini de t'intéresser!... Ah non! Prenez-en connaissance ma chère femme! Lisez-la bien! Montrez-la aux amis. Et relisez-la encore ! Je suis bien tranquille à présent! Je suis certain qu'elle va vous remettre d'aplomb! ...Vostre bon mari. Michel.»

Il ne faut pas être spécialement perspicace pour voir qu'il reste très peu, chez Céline, du style original de la lettre de Montaigne. Un seul détail est repris littéralement, y compris le «s»: «Vostre bon mari. Michel.» L'essentielde la lettre - inviter la mère en deuil à se reporter à Plutarque, sans toutefois indiquer en quoi consistent les paroles consolatrices de l'écrivain grec - est néanmoins fidèlement reproduit et même abondamment paraphrasé.Et ce qui est surtout paraphrasé, c'est cette absence d'indications sur le contenu des paroles de Plutarque. Le texte ne donne que des renvois, des assurances variées quant à l'effet bienfaisant de la lettre de Plutarque. Incapable de consoler la mère en deuil, Montaigne ne peut que la renvoyer à Plutarque, et ce que dit celui-ci se cache dans la nuit des siècles. Mais c'est parce qu'il se présente à Bardamu dans toute son impuissance et plein d'un sincère désir de soulager cette peine, au nom d'une autre «autorité», que Montaigne lui tend une main secourable. Supposons qu'un autre passage de l'œuvre de Montaigne fût tombé entre les mains de Bardamu, un passage où le philosophe de la Renaissance exprime la nécessité de subir son destin,



7: Montaigne, Œuvres complètes, Edition de la Pléiade, Paris 1962, p. 1371.

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d'accepter l'inévitable. On est alors amené à présumer que, reproduit mot à mot, ce passage aurait paru dans le texte comme un corps étranger, une insulte devant le désarroi de Bardamu. Par contre, dans le passage choisi, la verve oratoire de Montaigne a pour une fois le dessous (le texte est une trouvaille de la part de Céline!) et l'embarras du philosophe peut être confondu avec celui de Bardamu: le texte de Montaigne peut être adapté au style propre du récit. Son message — ou absence de message — produit un effet qui n'est pas seulement parodique (bien qu'il soit parodique aussi), mais qui confère à ce petit texte du «bon mari Michel» une voix dans l'ensemble des voix qui, chez Céline, expriment la fraternité dans l'impuissance .B

Car ce qui est fondamental dans le Voyage, c'est ce sentiment d'une impuissance quasi complice qui s'éveille lors de la confrontation avec la misère du monde. Or, l'impuissance est un sentiment qui, par définition, ne sait pas bien s'exprimer, sinon il se nierait. Il y a donc tout lieu de dire que ce n'est pas seulement l'agression qui, chez Céline, trouve dans «l'argot» son équivalent linguistique, mais que le langage populaire sert aussi à exprimer un sentiment d'impuissance existentielle.9

Anne-Lisa Amadou

Oslo

Résumé

A travers une analyse, de l'emploi du langage populaire chez Céline, l'article étudie la présence, dans le texte célinien, de discours «étrangers», notamment celui de Proust et de Montaigne, signalant ainsi l'existence non seulement de couches différentes dans le discours célinien, mais aussi de mécanismes de refus et d'assimilation propres à celui-ci.



8: Ma conclusion est donc à l'opposé de celle de Philippe Aimeras, qui dit: «En contrefaisant la voix de châtelain de Montaigne, en la transposant dans le registre le plus bas (...), Céline la dévalorise, jusqu'à l'annuler.» Cf. l'article «Et la chair se fait verbe - coup d'oeil sur la bibliothèque de Céline.» La Revue des Lettres modernes, 1, 4, 1976, p. 124.

9: Traduit du norvégien par Juliette Fralich.