Revue Romane, Bind 13 (1978) 2Trésor de la langue française. Dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle (1789-1960), publié sous la direction de Paul Imbs. Editions du Centre National de la Recherche Scientifique.Hans Boll Johansen Side 336
Cette dernière moitié du XXe siècle aura été marquée, dans le domaine de la lexicologie,par la publication de trois grands dictionnaires de la langue française; ils Side 337
ont chacun leur originalité, s'adressent à un public quelque peu différent, mais tous essaient de satisfaire le lecteur curieux des finesses, des méandres et des pièges de la langue française. Le premier en date est l'important Dictionnaire {alphabétique et analogique) de la langue française dit le Grand Robert. Il comprend six volumes (1960-1964) augmentés en 1970 d'un Supplément constamment mis à jour, dont la dernière édition est de 1975. L'intelligence des définitions, le choix judicieux des exemples littéraires, les renvois systématiques aux mots qui appartiennent au même champ sémantique, font de ce dictionnaire un instrument de travail inestimable. Les deux autres dictionnaires sont en cours de parution. Le plus avancé est le Grand Larousse de la Langue Française; puisque cinq volumes sont déjà sortis sur les six de prévus. Ce dictionnaire s'est inspiré des principes qui ont fait le succès du Grand Larousse Encyclopédique. La maîtrise incontestée des équipes de cet éditeur spécialisé dans la publication des dictionnaires, garantit la précision des définitions et la sûreté de l'information; on peut seulement y regretter l'absence des «analogies» si précieuses du Grand Robert. Le Trésor de la Langue Française (T.L.F.) nourrit des ambitions plus audacieuses que les deux dictionnaires précités. L'intention originelle était d'envisager en une dizaine de volumes tous les aspects de la langue française du XIXe et du XXe siècles. Il est prévu actuellement 14 volumes, mais on imagine difficilement que l'équipe du T.L.F. puisse, au rythme suivi (le tome 5 se termine par l'étude du mot constat), parvenir à la fin de l'alphabet sans dépasser cette limite. La particularité de l'ouvrage réside dans l'exploitation de la capacité fabuleuse de l'ordinateur qui a fourni 90 millions d'exemples, provenant d'un millier d'ouvrages du XIXe et du XXe siècles; ce corpus, qui constitue le Trésor proprement dit, a été clos, pour des raisons pratiques, en 1964. Le T.L.F. constitue une opération de prestige, il est réalisé dans le cadre du Centre National de la Recherche Scientifique (C.N.R.S.), auquel on a alloué des crédits considérables pour mener à bien cette tâche: un bâtiment a été spécialement construit à Nancy pour abriter le Trésor et les quelque cent trente collaborateurs, chercheurs, ingénieurs et techniciens, qui ont travaillé à la rédaction des cinq premiers tomes sous la direction de M. Paul Imbs. La diffusion généralisée de l'ordinateur a révolutionné la technologie de ces dernières décennies et souvent imprimé une nouvelle orientation à la démarche traditionnelle de nombreux secteurs. Les sciences humaines, comme les autres disciplines, ont marqué un engouement irrésistible pour ce travailleur infatigable et, sauf erreur de programmation, infaillible. Certains linguistes notamment ont été fascinés par ce nouvel instrument de travail, parce qu'ils entrevoyaient les immenses possibilités que présente l'ordinateur pour dépouiller et même analyser d'innombrables textes dans un but précis de recherche. Mais l'ordinateur a l'inconvénient de livrer l'information brute sans opérer de choix qualitatif. Ce fait se répercute sur les exemples qui illustrent les articles du T.L.F. Si l'ordinateur donne 3806 exemplespour le verbe adorer, comment sélectionner?selon quels critères? Le choix en effet est délicat ... Il est bien évident que la généralisation d'une critiqueparcellaire risque d'être inadéquate et facilement injuste quand elle s'appliqueà un ouvrage composé par tant d'auteurs différents. Néanmoins nous avons repéré une même faiblesse dans plusieurs articles: si les divisions principales,qui reproduisent presque toujours celles des grands dictionnaires classiques, Side 338
sont irréprochables, il n'en est pas de même pour les multiples subdivisions, opérées de façon discutable, car elles se dégagent souvent du contenu sémantique des exemples pris au hasard dans le corpus. La différenciation trop poussée des articles relève certainement de l'utilisationdes «groupes binaires» fournis par l'ordinateur. Reprenons l'exemple du verbe adorer: après avoir envisagé le cas où le complément du verbe est une personne, le T.L.F. établit d'autres subdivisionsen fonction de la nature de l'objet direct potentiel: a. objet ou lieu fam. b. animal, c. qualité ou valeur. Un tel développement, fondé sur une classificationsémantique arbitraire, n'ajoute rien à la définition concise du Grand Robert: «avoir une sorte de culte passionnépour quelqu'un ou pour quelque chose». L'établissement de sous-classes superflues déroute le lecteur. Le but d'un dictionnaire exhaustif de la langue française est certes de faire, selon une formule célèbre de la grammaire de Port- Royal, « par science ce que les autres font seulement par coutume», mais une règle essentielle de toute science est la clarté: le nombre de subdivisions doit se limiter au strict nécessaire exigé pour appréhender la totalité des sens que revêt un mot. Estimant que les écrivains entretiennent des rapports privilégiés avec la langue qui véhicule leur pensée, le T.L.F. donne priorité aux textes littéraires. La langue des journaux et des périodiques ainsi que la langue parlée ont été délibérément exclues; ce choix est évidemment discutable, d'aucuns le jugent même regrettable. On pourrait également déplorer l'état figé de la langue décrite par le T.L.F., car la langue est un organisme qui vit et se renouvelle sans cesse. Il est vrai que la méthode de travail adoptée par l'équipe de Nancy ne permet guère d'être à l'affût de l'actualité, de rendre compte de la mouvance du génie inventif de la langue contemporaine; néanmoins c'est là une des faiblesses du T.L.F. par rapport au Grand Robert. Le grand nombre de rédacteurs du T.L.F. crée un problème de coordination qui nuit parfois à l'unité de l'ensemble. Certains articles portant sur des mots proches par leur signification sont visiblement rédigés par des chercheurs différents; ce défaut est indéniable pour l'article relatif à l'expression de conserve et celui concernant de concert. Même si ces deux articles sont par ailleurs excellents, leurs auteurs auraient dû se concerter: l'article sur de concert comporte une référence à la littérature scientifique qui ne figure pas dans l'article sur de conserve. En outre, il faudrait citer les conclusions de ces recherches au lieu de se contenter de nous y renvoyer. Une référence comme celle-ci: «Rem. Cf. Dupré 1972 pour le rapprochement de cette loc. avec de conserve» pique, certes, notre curiosité mais nous oblige à un long détour pour la satisfaire. Nous attendons d'un ouvrage de synthèse comme le T.L.F. qu'il fournisse, sous une forme condensée, les résultats des recherches récentes les plus pertinentes. De pareilles précisions seraient souvent plus intéressantes que l'accumulation d'exemples qui couvrent le même champ sémantique. Dans un dictionnaire d'une telle ampleur on devrait peut-être, à l'instar du Grand Larousse Encyclopédique, citer nommément, à la fin de chaque volume, les chercheurs qui ont rédigé les principaux articles. L'article sur la préposition à, pour ne donner qu'un seul exemple, représente une somme de recherche et de synthèse: pourquoi laisser dans l'anonymat l'auteur d'un travail personnel si important? Au cours de sa
longue préface, M. Side 339
Paul Imbs expose le profil de l'effort collectifde son équipe: l'objectif visé était de réaliser un dictionnaire de la langue qui privilégiât «le mot ou l'élément de mot» en mettant l'accent sur les exemples et en faisant appel à «un minimum de linguistique».Cette ambition peut paraître modeste à première vue; en réalité elle est immense, car la langue englobe la totalité d'une culture. Chaque progrès technique, chaque révolution culturelle, chaque mode, chaque événement exprimeson effort de réflexion par la langue et y laisse immanquablement des traces. Même si notre propos a été critique, nous sommes conscient de l'ampleur de la tâche entreprise. Le T.L.F. a pourtant déçu un certain nombre de nos espoirs. Peut-être espérions-nous trop? Disposer enfin de l'instance suprême qui trancherait tous les litiges linguistiques ... De plus, nous jugions nécessaire d'être exigeant, car cette réalisation, dont la visée et l'audience sont internationales, pourrait contribuer, si elle remplissait sa mission, à un regain d'intérêt pour l'étude du français. Nous sommes impatient de savoir si M. Quemada, qui vient de prendre la direction du T.L.F., pourra stimuler ses collaborateurs, coordonner leurs efforts et conserver ainsi une qualité égale aux volumes à paraître. Selon nous, le Grand Robert l'emporte sur le T.L.F. pour la facilité de la consultation et la rapidité de l'information même très spécialisée. Les développements plus détaillés du T.L.F. devraient cependant intéresser le chercheur patient et méticuleux, avide de perfectionnement technique. Ajoutons que la présentation typographique du T.L.F. est très soignée et agrémente l'utilisation de cet ouvrage : le lecteur repère aisément les divisions et subdivisions de chaque article. Le T.L.F. a encore le temps de surpasser les autres dictionnaires d'ici à 1988, date prévue de la parution du dernier volume. Nous souhaitons aux chercheurs du T.L.F. de persévérer: l'enseignement du français à l'étranger dépend en grande partie de la qualité de leur travail. Copenhague
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