Revue Romane, Bind 13 (1978) 2

Morten Nojgaard

Morten Nøjgaard

Le titre de cette thèse est suggestif, mais peu précis. Le triangle en question est celui d'un certain genre de nouvelle qui fleurit de Boccace à Marguerite de Navarre. L'auteur en étudie les structures narratives selon une méthode plus ou moins greimasienne, et dans une perspective nettement idéologisante: il s'agit de montrer comment la nouvelle erotique fonctionne comme une structure argumentative dans un contexte social déterminé.

La tâche est de taille. D'abord, le corpus de nouvelles est immense; ensuite, le
phénomène moral qui y est traité forme un des piliers de la civilisation moderne: les
rapports du couple et de l'amour.

La période examinée va des fabliaux du XIIIe siècle aux Nouvelles exemplaires de Cervantes, et le corpus embrasse pratiquement tous les recueils de nouvelles importants: Boccace, Masuccio, Bandelle», Marguerite et Giraldi. Chemin faisant, l'auteur examine mêmes des recueils marginaux tels que ceux de Sacchetti et de Straparola et il ouvre et clôt son étude par une brève analyse de la littérature qui délimite celle du triangle erotique dans le temps: le roman courtois du XIIe siècle et les Nouvelles exemplaires de la Contre-Réforme et du baroque naissant.

Le corpus est immense, en vérité, mais on note quelques dissymétries. Le gros de l'ouvrage porte sur deux moments précis: env. 1350 (Boccace) et env. 1550 (Bandello, Marguerite, Giraldi, Straparola). Entre les deux, MO établit un seul point de repère: env. 1450 avec Masuccio et les Cent nouvelles nouvelles. En effet, Sacchetti, actif vers la fin du XIVe siècle, est écarté comme auteur dissident par rapport à la problématique du triangle, et aucun recueil placé autour de 1500 n'est examiné.

Les inconvénients de l'échantillonnage sont sans doute inévitables dans ce genre de recherches et les nombreuses perspectives historiques dont MO émaille son exposé les pallient sensiblement. Et il faut dire que la thématique dont il traite est passionnante. Il s'agit de rien de moins que de saisir l'évolution morale qui finit par introduire, dans nos sociétés occidentales, l'amour comme force fondamentale des relations de famille, particulièrement comme base du mariage.

Tout le monde connaît les réticences des Pères de l'Eglise face à l'amour, force
subversive qui menace la stabilité du mariage chrétien. Or, pendant la période étudiée

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par MO, cette situation change radicalement, et, à la fin, à l'aube des temps modernes, la grande affaire de tous les jeunes gens comme de tous les littérateurs est de trouver le moyen de réconcilier la doctrine chrétienne du mariage avec l'amour, car on estime indispensable, désormais, la présence de l'amour dans le mariage. Comment en est-on arrivé là? C'est ce que MO tente d'éclaircir en étudiant l'évolution de la nouvelle erotique.

Cette évolution est dramatique, comme celle de la société. Nous assistons d'abord au culte de la sexualité du fabliau, sexualité dont la valeur antisociale transparaît dans la combinaison du sexe et de la misogynie. C'est Boccace qui, le premier, s'efforce de libérer l'eros de la culpabilité, sans approcher beaucoup, néanmoins, de la solution du problème primordial que représente la nouvelle sensibilité: la socialisation de l'amour. Voilà la tâche entreprise par les conteurs «moralisants» de la Contre-Réforme. Le peu de succès de ceux-ci tient sans doute, d'une part, à la persistance de la doctrine chrétienne et, d'autre part, à la peur atavique de l'eros qui, sous forme de misogynie, guette nos amateurs de triangles. A quoi s'ajoutent les contraintes des structures familiales et sociales, structures que MO résume dans de courts passages pertinents.

L'originalité de la thèse de MO est de considérer cette évolution non pas dans la perspective traditionnelle de l'histoire des idées (à la façon d'un Denis de Rougemont, p. ex.), mais dans celle des transformations des structures narratives. En s'inspirant de la théorie actantielle du Greimas des Actants, les Acteurs et les Figures (in Chabrol, Sémiotique narrative et textuelle, 1973), MO décrit la structure élémentaire de la nouvelle erotique comme un triangle dont les trois points, dénommés respectivement E(-poux) 1, E(-poux) 2 et A(-mant), sont constitués par les protagonistes du conflit. Leurs rapports sont définis par la force et le désir: El exerce une autorité sur E2, désiré par A. E2 est ainsi à la fois l'objet de l'autorité et l'objet du désir.

La souplesse du modèle permet tous les investissements textuels pertinents (la relation homosexuelle étant exceptionnelle dans le corpus). Surtout si l'on accepte, avec MO, l'idée greimasienne de l'actant «conjoint», le même acteur représentant deux actants. Ainsi, il arrive fréquemment que l'autorité (= El) soit réalisée comme une instance intériorisée d'E2. On peut pourtant douter de l'efficacité de cette procédure qui efface la différence, sans doute essentielle, entre une intrigue amoureuse triangulaire et une intrigue à deux termes.

La méthode de MO consiste à analyser les relations possibles entre les trois actants, les «fonctions narratives», lorsqu'on les dispose en une série successive enregistrant la suite nécessaire des fonctions telles qu'elles se manifestent dans les contes du corpus. De la sorte, on établit une somme de «relais» narratifs, définie par un nouveau rapport entre deux des termes du triangle.

Cette somme de relais ou de fonctions constitue une sorte de «clef» (dans le sens de la clef botanique d'un Linné) à l'aide de laquelle on peut classer tous les contes du corpus: il suffit de voir les relais narratifs qu'un conte actualise et l'endroit où il se termine pour que sa version du triangle soit identifiée et immédiatement comparable à d'autres versions du même parcours.

Autrement dit, la clef est la nouvelle triangulaire complète, exhibant la suite de toutes les variations possibles. D'abord, la nouvelle établit un rapport entre A et E2, rapport refusé ou accepté. Si on accepte, on passe à la réalisation du rapport. En cas de refus, deux méthodes se présentent pour changer cet état déplorable de l'affaire: on fait sa cour à l'objet du désir dans le but de faire changer celui-ci d'avis, ou bien on a

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tout bonnement recours à la force (ruse ou violence). Ainsi la clef se scinde en trois branches à partir de la séquence initiale: Io la cour, 2° la ruse et la violence, 3° l'acceptation.A l'intérieur de ces branches, on procède par une bonne dizaine de «relais», consistant tous en une opposition binaire: on réussit ou échoue, la dame change d'avis ou pas, l'autorité punit la réalisation ou non, l'époux puni se révolte ou renonce, etc., etc.

Lorsqu'on aura inscrit dans cette clef la totalité des triangles d'un recueil donné, on
aura une certaine idée de sa physionomie narrative et idéologique et on disposera
surtout d'un excellent instrument de comparaison avec d'autres recueils.

Point n'est besoin de souligner ce que ce modèle a de violemment réductif, trait qu'il a en commun avec la plupart des analyses de la sémiotique structurale. II importe davantage d'attirer l'attention sur sa volonté de fournir un modèle syntagmatique: il veut dégager la structure de la suite même des événements. Lorsqu'on considère la nouvelle comme une structure argumentative, cette démarche est sans doute la bonne; seulement, on regrette alors l'absence d'un ensemble de critères précis, rendant compte de la segmentation impliquée par le modèle de la chaîne narrative. Comment MO est-il arrivé à isoler précisément tel relais aux dépens de tant d'autres imaginables à partir des nouvelles mêmes? MO ne discute guère cet aspect de sa théorie, s'en remettant, semble-t-il, au sens commun pour diviser ses textes. Il aurait été bon de donner quelques exemples d'analyses séquentielles complètes pour montrer que les étapes relevées ne le sont pas seulement pour les besoins de la cause. De fait, aucun principe n'est exposé qui nous contraigne à passer d'une étape de la clef à telle autre, lacune moins gênante, pourtant, lorsqu'on figure les trois branches sous la forme de trois arbres parallèles. Dans ceux-ci, le cheminement est orienté par le choix nécessaire d'un des termes antinomiques (p. ex. acceptation ou refus). Ces arbres figurant un enchaînement logique des intrigues triangulaires constituent un des apports les plus fructueux de l'étude de MO.

Notons en passant que la clef permet, en tout état de cause, de se rendre compte des
alternatives qu'un recueil donné ne réalise pas, point de vue essentiel, comme l'on sait,
de toute critique idéologique.

Ce qui est peut-être plus grave, c'est que le parti pris de binarité du modèle convient mal à une intrigue qui comprend fondamentalement trois termes. En effet, ce modèle privilégie les rapports situés sur l'axe du désir (A-E2). Or, il semble certain que, pour diverses nouvelles, l'opposition entre El et E2 ou même entre El et A ne joue pas un rôle moindre pour la production idéologique. Ainsi, la nouvelle de Boccace IV 5 (les frères marchands qui interdisent à leur sœur d'avoir des rapports avec leur commis) est, selon MO, une nouvelle d'acceptation, mais dans le texte même, cet aspect de l'intrigue n'a qu'une importance secondaire. Essentiellement, il s'agit de la thématique de la ruse et de la violence, c.-à-d. des efforts des frères marchands pour dégoûter leur sœur de cet amour interdit. En termes sémiotiques, le problème est d'identifier le sujet de l'action. MO n'apporte pas de critères précis pour cette opération, mais le problème est si général qu'à plusieurs reprises la clef doit faire foi d'un changement de sujet pour convenir à la chaîne narrative. Ici encore l'arbitraire méthodologique ne semble pas conjuré.

Dans un modèle qui se veut actantiel, il est normal que la notion de hasard devienne
problématique: comment le hasard peut-il intervenir dans un schéma argumentatif
sans démentir celui-ci? Pour élucider ce problème, MO imagine une distinction subtile

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mais fructueuse entre hasard performatif, qui «favorise ou empêche l'obtention de l'objet» (p. 40), le hasard punisseur, qui se produit quand le «sujet frappé ou ses actions sont antipathiques» (p. 43), et la reconnaissance «qui ne transforme pas les systèmes de valeurs, mais qui arrange les choses de manière à rendre inutile la performance[...].» (p. 45).

'Grosso modo', ce petit système ternaire rend bien compte du fonctionnement du hasard dans le corpus, mais il est permis de douter que sa validité soit générale. Ainsi, il ne semble pas légitime de regarder le hasard performateur et la reconnaissance comme deux sous-classes parallèles de la catégorie narrative du hasard, car la reconnaissance n'est pas un hasard en elle-même, mais la conséquence d'un hasard. MO confond donc ici le procès et son résultat, ce qui explique qu'il groupe p. 45 sq. un vrai hasard, la transformation réelle par l'intervention du hasard du statut social d'un personnage, avec la reconnaissance proprement dite. On note d'ailleurs que la définition complète, donnée p. 40, du hasard performateur convient parfaitement à la reconnaissance, alors que l'inverse n'est pas le cas. La raison en est évidemment que, comme nous l'avons dit, la reconnaissance présuppose elle-même un hasard.

On s'étonne d'ailleurs que MO ne parle pas explicitement de la méprise, sorte de reconnaissance négative: la méprise repose aussi sur l'opposition entre être et paraître. Sous le nom de quiproquo, elle est abordée ici incidemment (v. p. ex. p. 241 à propos de Giraldi), mais MO ne semble pas lui reconnaître le rôle primordial qu'elle n'a cessé de jouer dans toute la tradition narrative qui nous occupe. A partir de Masuccio, la méprise devient un procédé déterminant de la nouvelle erotique (v. p. ex. Mas. 11, 36 ou 38). Son rôle dans la structure argumentative culmine peut-être avec Cervantes. Si MO s'en est peu préoccupé, c'est peut-être qu'au contraire de la reconnaissance, effet final, la méprise se situe ordinairement au début de l'intrigue. Or, la méthode de MO privilégie énormément les phases finales de l'action, déterminantes pour la place accordée aux nouvelles dans la clef.

Quelles que soient les difficultés théoriques du modèle, tout dépend évidemment de sa capacité à générer des rapports historiques convaincants. Considérons d'abord l'analyse que fait MO du Décaméron. Conformément à la tradition critique, MO voit en Boccace une libération de l'amour par rapport aux autorités socio-religieuses et l'implantation d'un nouveau système erotique des valeurs aussi éloigné de la mystique courtoise que du sexisme des fabliaux. Aspect important de la revalorisation de l'eros: la revendication des droits de la femme à un amour complet et au plein statut humain. Ainsi, Boccace insiste sur la réciprocité de l'amour, permet aux états inférieurs d'eprouver un amour sérieux et va même jusqu'à envisager la possibilité d'un amour réalisé par-dessus les barrières sociales. Il tend à éviter la punition des amants qui transgressent les tabous de la société, et s'ils sont quand même punis, la responsabilité n'incombe pas à l'autorité (argument dévalorisant), mais au hasard. Ou bien la dignité de l'amour est sauvegardée par l'amant puni.

Il s'agit là d'une tendance générale: Boccace n'est certes pas idéologue, comme le dit excellemment MO p. 100. Dans le Décaméron on trouve de tout, même des nouvelles erotiques auxquelles le modèle de MO ne convient absolument pas. P. ex. X 5 (le négromante),qui consisterait, selon la clef de MO, en une seule fonction (14b)! Mieux aurait valu convenir de l'inadéquation de la méthode. C'est que Boccace s'est inspiré, dans X 5, de la structure du conte merveilleux dont le nœud narratif est l'épreuve (créer un jardin fleuri en plein hiver), tout en la combinant avec celle de la nouvelle psychologique

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(Dianora confesse son erreur à son mari). La nouvelle X 5 est sans doute anticourtoise, comme le dit MO, mais elle est aussi proche de l'inspiration courtoise par la magnanimitédes amants et par la répression de l'eros charnel. Elle constitue une exaltation du mariage fondé sur l'amour. Seulement, comme le montre encore plus clairement X 10, Boccace se sert d'une structure narrative argumentative archaïque pour appuyer cette doctrine, structure très éloignée de l'«argumentation» toute moderne que nous trouveronschez un Cervantes, p. ex. le fameux conte de Griselda (X 10) se soustrait complètementau modèle de MO; il ne connaît pas de triangle et se déroule tout entier selon la logique du conte merveilleux, logique qui suspend l'opposition des classes pour les réunir selon un principe métaphysique. MO p. 86 sq. affirme, sans doute avec raison, que Boccace a marqué lui-même ce conte comme une transgression des valeurs fondamentalesdu recueil, valeurs qu'on pourrait peut-être résumer par les mots d'eros et d'élégance de la vie.

Une des originalités de Boccace serait la «quasi-absence de nouvelles punitives» (p. 93), où la femme serait punie d'avoir cédé à l'amour. Cependant, on en trouve, v. IV 5. Inversement, Boccace connaît aussi la punition de la femme qui ne s'est pas pliée aux désirs du mâle, position qui n'est pas loin de celle des fabliaux: v. p. ex. le passage de 111 7 s'élevant contre les femmes qui «gli uomini schifano e prezzangli poco». Cf. Ili 6 et X 8. Si Boccace reconnaît certainement la femme comme un être humain, la structure de ses contes laisse clairement voir que, pour lui, le mâle reste le maître de la création, à condition de vivre noblement, laissant les platitudes aux cocus risibles.

MO (p. 108) voudrait bien présenter Boccace comme le défenseur non seulement de la femme, mais aussi des petites gens. Or, la tolérance sociale du conteur ne passe guère les murs de la cité; s'il connaît telle ouvrière à domicile au visage humain, ses paysans restent les brutes de la glèbe aux réactions frustes et à l'esprit obtus. V. p. ex. 111 8, 111 10, IV 10, VIII 3. Ainsi, le libéralisme du savant conteur reste tout relatif, et l'idéal de ce premier humaniste présente une variété aussi multiforme que celle de son art narratif.

On peut faire des remarques sensiblement pareilles à propos de Masuccio: le modèle fonctionne en gros, tout en laissant une marge notable d'incertitude. On constate avec MO que Masuccio marque le début de l'aristocratisation et de la moralisation de la nouvelle erotique. Il reprend la sexualité brutale des fabliaux, regardant la femme comme un pur objet, rétrécit l'éventail des relations socialement permises, combine la révolte avec le hasard (évitant ainsi de dresser directement l'amour contre l'autorité) et punit volontiers les amants enfreignant les tabous, et cela d'une façon particulièrement

Il convient pourtant de nuancer cette peinture. Selon MO (p. 139 sq), dans la branche de l'acceptation, nous trouverions cinq nouvelles constituant «une belle collection de violences faites par le plus fort au plus faible» (p. 140), c.-à-d. de A contre El. Le phénomène illustrerait le droit du plus fort à rompre l'autorité, c.-à-d. la tendance aristocratique de Masuccio. De fait, dans la «belle collection», on ne trouve que trois contes présentant une certaine violence. Il s'agit de quelques histoires d'enlèvement; dans l'une (no 14), c'est une fille qui est enlevée, dans les autres (34 et 40), une femme: elles consentent toutes. D'«enlèvement par force» (p. 138), point! Dans 11 et 38, la violence est minime: le cocu s'enfuit pour cacher sa honte (38) ou meurt de dépit (11), mais de violence physique, aucune!

En réalité, Masuccio est bien moins tenté d'excuser les incartades des nobles que

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d'affirmer les valeurs du mariage fondé sur le respect de la femme: les maris trompés sont ceux qui maltraitent leur femme. La nouvelle 14 apporte une argumentation convaincante:un vieux marchand traite sa fille comme la dernière des servantes («peggio que vile serva la tenea»); il est donc légitime qu'elle s'échappe avec un jeune noble qui finit même par l'épouser, preuve s'il en fut du droit de la jeune fille à obtenir un mari convenable. A cet égard, la nouvelle 11 est également significative. L'infidélité de la femme punit les mauvais traitements que le mari, le cordonnier loan, lui fait subir: elle doit vivre en recluse et ne peut sortir que déguisée en homme. Ainsi, l'infidélité ne couronne pas la licence aristocratique (conformément à la vieille tradition narrative), mais sanctionne un abus moral. La preuve définitive en est donnée par la nouvelle même: devenue veuve, la femme du cordonnier contracte un nouveau mariage, parfaitementheureux celui-là. Thème sensiblement identique à celui de la nouvelle 34.

Il est dommage que MO se contente de comparer la prudence de Masuccio à la relative liberté de Boccace, car il méconnaît ainsi ce qui, dans Masuccio, annonce une nouvelle attitude face à l'amour et au mariage. Masuccio ne va certes pas très loin dans l'ébauche d'une nouvelle éthique du mariage, mais, en tout cas, il ne représente pas la décadence idéologique et la répression narratologique que MO décèle étrangement dans ses nouvelles. Ainsi, MO pp. 133-34 interprète la nouvelle 21 dans le sens de ¡a solidarité masculine aux dépens de l'amour. Or, ce que Masuccio y dévalorise réellement, c'est l'eros extramatrimonial et certes pas l'amour. La fidélité conjugale, établie, entre autres, sur une sorte d'amour admiratif et sur une vertu d'essence courtoise, est le but véritable de la «preuve narrative» de ce conte, d'inspiration assez proche de Boccace X 5.

Ce qui complique un peu les choses, c'est que l'argument narratif est invalidé par certains traits du récit lui-même, surtout la misogynie virulente qui refuse finalement à la femme la possibilité de participer à l'idéal prôné par la preuve narrative principale. Dans 21, nous trouvons p. ex. le 'topos' antiféministe suivant: «Pensi tu che in ninna de loro [d'entre les femmes], per savia che sia tenuta, se trove fermezza o stabilità alcuna? Certo le più de loro sono incontinenti, senza fede, retrose, vendicatrice, e piene de sospetto, con poco amore e vote d'ogne carità». Cette contradiction renvoie au problème crucial de l'idéologie de Masuccio: la possibilité de la constance psychologique et de la fidélité. Le problème est illustré p. ex. par la nouvelle 26 qu'il faut donc regarder comme occupant une place centrale - et non pas marginale, comme le voudrait MO p. 138 - dans son recueil. MO p. 139 convient de l'impuissance du modèle triangulaire à expliquer ce conte remarquable, qui met en scène un jeune homme indigne de sa bonne fortune pour son manque de discrétion, thème appelé à un immense succès dans la littérature romanesque.

Il semble bien que, déjà avec Masucco, nous nous trouvions en face d'une structure narrative dont la clef de MO n'est guère capable de révéler les forces constitutives: sur les 50 nouvelles, MO signale lui-même 11 «atypiques», c.-à-d. non conformes à son modèle.

En revanche, il est non seulement logique, mais aussi nécessaire que le modèle perde sa pertinence à la fin de la période envisagée. Sinon il ne pourrait servir à décrire une évolution historique. On constate qu'effectivement la clef prouve sans réplique qu'avec les Nouvelles exemplaires (1613), nous avons affaire à un système narratif qui marque la fin d'une période. Avec Cervantes, l'art narratif met le cap sur de nouveaux horizons. MO constate p. 264 que ses nouvelles renforcent les nouvelles tendances, déjà repérées

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chez Giraldi, vers une littérature confirmative, dont le système narratif vise à affirmer les systèmes sociaux de valeurs. On tend à instaurer les conflits dans l'esprit même des personnages à l'aide de modifications de la volonté, plutôt que de les extérioriser dans des actions conflictuelles. Il est significatif que Cervantes utilise constamment la méprisepour produire des intrigues; il en accuse ainsi le caractère idyllisant, se contentant souvent de pseudo-conflits. On aboutit par là à un système narratif qui n'a plus rien de commun avec celui de Boccace.

Malheureusement, MO ne s'en tient pas à cette constatation d'un renouveau fondamental. Il entreprend aussi de caractériser celui-ci et, comme son modèle y est par nature complètement inapproprié, il aboutit fatalement à des résultats erronés. S'il est vrai que le conte triangulaire moralisé de la Contre-Réforme «présente les autorités sous un éclairage favorable et ... relègue le mal aux frontières de la bonne société» (p. 273), cette assertion passe totalement à côté de ce qui fait l'originalité de la littérature narrative baroque espagnole. Un des traits les plus saillants du réalisme de celle-ci est la critique exacerbée de la corruption de la bonne société. Selon MO loc. cit., les nouvelles de Cervantes seraient «structuralement ethnocentriques, c.-à-d. que les termes bon/mauvais coïncident [sic] étroitement respectivement avec le monde familier (le «nous») et le monde étranger (comprenant aussi les couches sociales inférieures). »

On n'a même pas besoin d'invoquer la critique féroce qu'un Mateo Alemán fait de la famille dans son roman picaresque Guzmán de Alfarache (lère partie 1599), ouvrage qui, certainement, a fortement influencé le Cervantes des Novelas, pour voir la fausseté de cette analyse. En effet, Cervantes lui-même n'a pas ménagé sa peine pour prouver que, sur le plan moral, ces deux paires de concepts n'entrent pas dans une relation symétrique. Il me semble indiscutable, p. ex., que, dans La Gitanilla et La ilustre fregona, Cervantes fait tout son possible pour revaloriser les couches basses de la société en prouvant que la vertu morale s'y trouve tout autant que dans ces classes dirigeantes dont Mateo Alemán ou Quevedo stigmatisent la perversion morale. Notons que les deux nouvelles citées renferment de nombreux échos de cette critique.

En réalité, ce qui tient le plus à cœur à Cervantes est d'élaborer un système narratif qui puisse précisément englober la réalité du mal social tout en sauvegardant les valeurs morales fondamentales d'une société juste. Ses nouvelles sont justement exemplaires, en ce sens qu'elles visent à établir des modèles moraux à l'intérieur de la réalité sociale, alors que les nouvelles moralisantes de la Contre-Réforme accusaient un caractère indéniable d'utopie.

C'est, à mon avis, dans cette perspective qu'il faut analyser les particularités narratologiques de Cervantes. Considérons p. ex. la méprise et la reconnaissance. MO ne semble pas avoir vu que les deux techniques sont utilisées dans des buts tout différents (sans doute à cause de l'insuffisance signalée plus haut de la distinction théorique opérée entre elles). MO remarque à juste titre p. 270 que le propre de la reconnaissance cervantine est que le lecteur est informé à l'avance de la véritable nature des protagonistes. Signalons pourtant en passant que le fait ne vaut ni pour la «fregona» (Costanza) ni pour la «Gitanilla» (Preciosa). MO note que, chez Cervantes, la reconnaissance est placée après la solution du conflit et qu'elle fonctionne ainsi comme une séquence redondante, offrant en prime un «happy end» pittoresque. Mais il se trompe en y voyant simplement le désir de Cervantes d'éviter le vrai conflit au profit d'une moralisation facile.

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La réalité narrative me paraît tout autre. C'est ici qu'intervient la méprise comme un procédé narratif spécifique. Elle constitue la base nécessaire du conflit dans un univers où l'on se propose de décrire des conflits réels dans une perspective métaphysique. La méprise sert à neutraliser les barrières sociales, que l'on ne nie certes pas, en sorte qu'il devient possible de construire un conflit éthique dont le but est de démontrer la nécessité de l'amour. Nous connaissons, p. ex., à l'avance la vraie identité de Tomás le «mozo de la cebada» héros de La ilustre fregona, et ainsi le conflit repose sur une «méprise» du point de la vue de la société. Cependant, ce savoir antéposé constitue le fondement même de la transgressivité violente impliquée par la promesse de mariage de don Tomás. Le conte roule sur le caractère métaphysique contraignant de la promesse de mariage (quelles que soient les barrières sociales), «argument narratif» dont don Tomás, le «mozo de la cebada», assume pleinement la responsabilité. C'est de cet argument que la reconnaissance intervenant après la décision du mariage tire la preuve.

Ainsi, il est correct que Cervantes évite le conflit de la tradition opposant le père - l'autorité - et le fils, mais il ne le fait certainement pas pour éliminer toute idée de conflit. Simplement, il place celui-ci sur un terrain nouveau, opposant un amour honnête, c.-à-d. visant le mariage, à l'état social, et, dans les deux nouvelles que nous avons citées, il résout le conflit au profit de l'amour entendu comme le fondement du mariage.

Pour terminer, je considère un autre cas limite de la méthode de MO: le recueil de Sacchetti qui illustre un usage du triangle erotique irréductible à la tradition narrative, dont MO s'est efforcé de décrire le caractère historique propre. Dans une littérature aussi riche que celle de la nouvelle erotique de la Renaissance, il n'est certes pas étrange de trouver des mouvements dissidents. Seulement, on aurait aimé savoir sur quelles bases MO a procédé pour constituer une distinction entre tradition dominante et mouvement dissident. Ses remarques excessivement parcimonieuses sur le choix de son corpus ne nous aident pas à connaître sa position face à ce problème classique de la périodisation littéraire. Ainsi, le travail de MO ne nous permet pas de savoir si Sacchetti représente un mouvement historiquement important ou simplement une déviation

Quoi qu'il en soit, l'analyse argumentative de MO ne laisse aucun doute sur l'originalité de cet auteur actif dans la génération immédiatement postérieure à celle de Boccace. MO montre bien tout l'intérêt qu'offrent ces nouvelles d'inspiration petitebourgeoise. Sacchetti est anti-idéologique; il aime à peser le pour et le contre, ce qui l'apparente d'ailleurs à Boccace. Seule position nette, sa haine viscérale des clercs. Il prône le mariage, sans condamner absolument l'adultère; il évoque avec complaisance les aspects positifs de l'eros, mais recule devant les horreurs de la luxure. La corruption de la femme reste une donnée élémentaire, mais aussi son droit au plaisir. MO p. 279 résume fort bien cette pensée toute en nuances: «Si la femme est souvent présentée comme avide érotiquement, elle n'apparaît pas comme une bête lubrique: elle ne se disqualifie pas automatiquement, en poursuivant un objet d'ordre purement sexuel. »

Aucun doute donc que la méthode de MO permette de séparer avec pertinence Sacchetti de la grande tradition erotique. Le problème est de savoir si elle permet aussi de décrire ces nouvelles «dissidentes» en elles-mêmes et d'en montrer l'originalité. Comme c'était le cas pour Cervantes, il me paraît permis d'en douter. Je pense que la structure narrative de Sacchetti est si particulière que la clef devient simplement inopérante.Il suffirait de considérer une des questions constantes de la critique: le

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réalisme des nouvelles. Selon MO 295, Boccace représenterait avec Marguerite le réalisme le plus poussé de tout le corpus. Or, je ne vois pas que Sacchetti ne le cède en rien à Boccace sur ce chapitre; seulement, son réalisme est d'une autre nature. Il est beaucoup plus «bas», s'attachant aux détails triviaux de la vie courante et utilisant souvent des bouts de dialogue pris sur le vif, dans un langage très proche du style parlé et très éloigné de la constante élégance de cet artiste consommé que fut Boccace.

MO p. 280 remarque lui-même qu'en classant les 19 nouvelles erotiques de Sacchetti selon la clef, on obtient un résultat plutôt décevant: elles n'y entrent qu'à grand-peine. Il serait fastidieux de reprendre ces classifications par le détail. L'important est que les nouvelles erotiques de Sacchetti ne respectent qu'exceptionnellement une structure ternaire (six sur dix-neuf). Il n'est donc pas étonnant que les recherches de MO ne nous apportent guère de lumière sur la spécificité de cette structure argumentative.

Dans ce compte rendu, j'ai tâché de déterminer les limites de la méthode de MO et d'apporter quelques nuances idéologiques indispensables. Il serait pourtant injuste de reprocher à MO de céder aux facilités d'une méthode abusivement réductrice. Dans ce qui fait le gros de l'ouvrage - les analyses de Boccace, de Marguerite, de Bandello et de Giraldi - cette méthode réussit pleinement, et l'exposé abonde en observations édifiantes et rapprochements historiques précieux. MO a prouvé sans réplique que, dans ce domaine-là, sa clef est effectivement operative et constitue un instrument efficace pour cerner la production idéologique de la nouvelle erotique de la Renaissance.

La thèse de MO embrasse une littérature immense et il faut admirer l'aisance avec laquelle son auteur transporte le lecteur du haut moyen âge au XVIIe siècle naissant et le promène dans toute la Romania. Son étude n'a rien d'un exercice sémiotique scolaire et abstrait; elle constitue une véritable histoire d'un long débat idéologique et prouve que la méthode sémiotique peut aussi servir à fixer une évolution dans le temps sur des bases narratologiques extrêmement solides. Un grand nombre de structures narratives sont ici définies pour la première fois, et la façon dont celles-ci fonctionnent dans une structure argumentative est décrite avec une précision et une richesse d'observations de détail qui emportent la conviction. La thèse de MO est appelée à exercer une influence considérable sur les recherches futures touchant aux structures argumentatives de l'art narratif.

Odense