Revue Romane, Bind 13 (1978) 2Réponse à Morten NojgaardMichel Olsen Side 321
Tout d'abord, je saisis l'occasion de remercier Morten Nojgaard qui, en qualité de premier opponens, a dû se charger de rendre compte des grandes lignes de l'ouvrage. Il s'en est acquitté avec un tel soin et une telle fidélité que je n'aurai que de légères retouches à y apporter: quelques détails à rectifier, un accent qu'on pourrait mettre ailleurs etc. De plus, je suis heureux de voir que mon travail lui a inspiré quelques réflexions personnelles, notamment sur l'évolution des conceptions du mariage à travers le temps. Il est vrai qu'il manque un recueil de nouvelles pour représenter la période autour de 1500. Peut-être MN m'attribue-t-il des prétentions trop audacieuses. «Etudier l'évolution de certaines structures narratives d'environ 1200 à 1600» (p. 5), c'est essentiellement«observer leur jeu» (p. 6), ce qui est, tout au plus, une préparation au but Side 322
que m'attribue MN. Je me suis certainement mal exprimé, mais chacun voit la témérité qu'il y aurait à vouloir décrire une évolution historique en laissant dans l'ombre la majeure partie des recueils de nouvelles. Il faudrait aussi envisager les différences nationales,problème que je n'ai guère abordé. L'inspiration greimasienne est indéniable. Il ne faut pas pour autant assimiler les trois termes de mon triangle à des actants greimasiens. Les termes du triangle sont permutables par rapport aux fonctions inscrites dans la clef: ainsi Yamant peut être sujet d'une fonction (= fonction dans l'acception proppienne), objet d'une autre. 11 en va de même pour Y objet du triangle: enregistré comme sujet de bien des fonctions, ce terme peut être objet aussi, notamment des punitions 26b et 31b (fonctions qui prennent également pour objet Yamant ou bien Y objet et Yamant). Notons que les termes de sujet ou d'objet de la clef y figurent dans l'acception grammaticale ordinaire et - peut-être - dans l'acception greimasienne, si tant est qu'on veuille assimiler une punition à un objet de valeur. Quant aux termes du triangle, ils pourraient, tout au plus, être définis comme des actants «statistiques», actants d'une macro-structure. Le plus souvent, en effet, Yautorité et Yamant luttent pour la possession de l'objet de valeur amour-honneur (souvent représenté par la femme), mais ce n'est là qu'une constatation probabiliste: pour ne donner qu'un exemple, lorsque, l'adultère ayant été découvert, une punition est envisagée, c'est cette punition (à infliger ou à éviter) qui devient objet de valeur - positif ou négatif (v. pour ce dernier concept A. J. Greimas: «Un Problème de sémiotique narrative: les objets de valeur». Langages 31, sept. 1973) et Y objet du triangle, une femme adultère par exemple, devient sujet ou anti-sujet (selon la valorisation) qui s'oppose à la punition: qui veut éviter l'objet de valeur négatif. Voilà l'une des raisons qui m'ont amené à éviter le terme d'actant. Parmi les auteurs qui ont inspiré cet ouvrage, il ne faut pas non plus oublier Claude Bremond, dont la «logique décisionnelle» utilise, comme ma clef, des choix binaires; sauf que, mon dessein étant autre, je limite les possibilités, alors que Bremond, dans un but théorique, les multiplie à l'infini (v. maintenant C. Bremond: La Logique du récit, Paris 1973). Un point dû à un malentendu: je ne vois pas comment l'emploi de l'actant conjoint (qui n'en est pas un, je viens de le dire; il s'agit de l'emploi conjoint des termes d'autorité et d'objet) pourrait effacer la différence, en effet essentielle, entre une intrigue à deux personnages et une intrigue triangulaire: la branche de l'acceptation comporte toujours une intrigue à trois personnages; les deux autres branches sont le plus souvent duelles et, lorsqu'elles ne le sont pas, je le fais remarquer; ces remarques constituent un point de départ pour des considérations sur le sort de la femme; en général, c'est d'elle qu'il s'agit, et il est important de savoir si elle est autorité sur elle-même, ou bien si un homme la remplace dans cette fonction. Venons-en aux questions graves. MN pense que le modèle est binaire. C'est vrai, en ce sens qu'il oppose deux termes à la fois, mais les termes permutent selon les branches de la clef: dans les branches de la cour et de la ruse, l'amant s'oppose à l'autorité alors que, dans la branche de l'acceptation A et E2 s'opposent à l'autorité = El. A cela s'ajoute la distinction entre termes disjoints et conjoints queje viens de traiter. Certes, El et E2 peuvent s'opposer, mais dans le corpus, généralement, ils le font par l'intermédiaire de l'amant (respectivement à éviter ou à gagner) et, si El et A s'opposent directement, nous en arrivons au «machisme» pur: deux mâles qui se battent pour un objet qui est, casuellement, une femme. Tout ce que je peux dire, c'est que la clef ne Side 323
convient pas à la description des rapports intimes entre El et E2 (mettons mari et femme), mais ces relations sont une trouvaille moderne, peu actualisée dans le corpus. Quant au Décaméron 1V,5, il s'agit d'une séquence d'acceptation à punition et révolte: selon la clef, aussi bien la sœur (= E2) que l'amant sont punis, la punition de la sœur étant l'assassinat de l'amant. Progressant selon
l'ordre choisi par lui, MN me reproche de changer de
sujet en passant En ce qui concerne le hasard, je m'empresse de souligner que mon modèle n'est pas ternaire, mais binaire; aussi MN parle-t-il de deux sous-classes parallèles: hasard performateur et reconnaissance. Il est vrai que la reconnaissance n'est pas un hasard : elle peut être amenée activement par un des termes du triangle, ainsi dans Guillaume de Dole, où la jeune fille innocente prouve elle-même son innocence à Vantant. Toujours est-il que dans l'acception dramaturgique courante du terme, reconnaissance est pris très souvent dans celle de hasard - reconnaissance et c'est sur cet usage que je me suis appuyé. Toutefois, MN a raison d'exiger l'introduction de la distinction théorique, d'autant plus que je me sers de cette distinction dans différentes analyses, dont celle de Guillaume de Dole (p. 47). Cela accordé, je maintiens la distinction fondamentale entre hasardperformateur et reconnaissance. Le hasardperformateur remplace la performance d'un des termes du triangle et, partant, il opère sur des systèmes de valeurs. La reconnaissance rend la performance, déjà esquissée, inutile ou impossible et ne modifie pas les systèmes de valeurs. L'importance des systèmes de valeurs se trouve accentuée partout dans le chapitre sur le hasard, à la p. 40 aussi, mais il faut probablement préciser le niveau auquel se placent les analyses. Je viens de donner les raisons pour lesquelles je maintiendrai l'attribution des richesses (permettant un mariage) sous la reconnaissance. Cette solution pose certains problèmes, il est vrai, mais comme les systèmes de valeurs restent intacts et que ce sont ces systèmes qui m'intéressent, je ne vois pas, pour le moment, d'autre solution. Il faut bien que
la définition du hasard convienne aussi bien au hasard
performateur Il me semble bien que je parle de la méprise, non seulement sous le nom de quiproquo, mais aussi comme méconnaissance, et cela plus qu'incidemment (en feuilletant, je trouve les p. 47, 50, 143, 145, 218, 256, 265, 268-71). Il est vrai que je privilégie la fin et que, ce faisant, j'omets des traits structuraux qui vaudraient bien une étude. J'omets aussi l'analyse des différentes formes de la ruse pour camoufler l'adultère, ou bien les ruses pour obtenir l'amour. Or tout cela mérite bien qu'on s'en occupe, mais il faut savoir se limiter (pour l'étude de la «beffa» je peux renvoyer aux travaux de l'équipe de la Sorbonne Nouvelle, Centre Censier, éd. A. Rochon: Formes et significations de la «beffa» dans la littérature italienne de la renaissance. lère et Ilème séries Paris 1972 et 1975). Venons-en à la discussion des recueils particuliers. En ce qui concerne le Décaméron X,5 - et bien d'autres nouvelles - il est vrai que bien des choses sont laissées de côté. Mais l'inscription de cette nouvelle sous 14b (l'amant renonce à l'emploi de la force, en l'espèce morale: puisqu'il a rempli la condition exigée par la dame, celle-ci lui «doit» son amour) permettra de la classer avec d'autres nouvelles dans lesquelles on voit un amant renoncer à la violence. Voulant spécifier ce qu'est la cour, on pourrait introduire Side 324
la «cour contractuelle», telle qu'elle se trouve dans les fabliaux et dans les romans courtois tardifs (cf. pour cette notion p. 65sq et 75). La nouvelle X, 10est bien triangulaire: Griselda-amante fait la cour à son mari objet-autorité et elle obtient cet amour (clef 13a). Cela dit, il est évident que l'analyse ne tient compte que des très grandes lignes, et que la signification est moins une exaltation du mariage qu'une prescription de soumissionabsolue pour la bonne épouse, qui est, en plus, d'extraction sociale très basse. La quasi-absence des nouvelles punitives doit s'entendre non pas comme une absence de punition - il y a aussi les exemples IV, 1 et 9 -, mais comme une abolition de la punition par la «révolte» (clef 39b, où se trouvent inscrites les deux nouvelles ainsi que celle citée par MN). Il est vrai qu'on trouve la violence contre la dame dans la nouvelle 111,6, mais comme je le signale (p. 92), celle-ci est réinstaurée comme autorité, trait qui se retrouve ailleurs chez Boccace. La nouvelle X,B se distingue du reste du corpus tant par sa structure narrative que par son style. J'écarte donc une nouvelle que d'autres chercheurs écartent par d'autres critères que les miens, et ces résultats identiques, obtenus par des moyens différents, sont plutôt un encouragement. Il est évident que l'esprit libertaire de Boccace a des limites, tant pour les femmes que pour les petites gens, mais la comparaison avec les autres recueils établit pour le Décaméron un degré supérieur de liberté, supérieur à celui qu'on trouve dans les autres recueils. MN a raison de constater que «la tolérance sociale du conteur ne dépasse guère les murs de la cité»; en tout cas elle ne s'étend pas tellement aux paysans du «contado» exploité par Florence. On trouve pourtant Masetto di Lamporecchio, paysan assez finaud pour engrosser bon nombre de bonnes sœurs. Rustico, qui arrive à plonger son diablotin en enfer, 111,10, me semble assez doué aussi, quoi qu'en dise MN. Calandrin n'est pas à proprement parler un paysan (V111,3 ainsi que V111,6 et 1X,5), il appartient aux nouveaux venus, aux «immigrés» du contado, cible de l'agressivité des Florentins de vieille souche (v. à ce sujet Rochon 1972, cité ci-dessus). Si l'on veut expliciter mes résultats, ce serait surtout ce conflit social précis qu'il faudrait approfondir. En parlant de violence faite par le plus fort au plus faible - à propos de Masuccio - je n'entends pas violence physique, mais le fait que la femme est emportée comme un objet. Il y a, dans les nouvelles citées, dissolution du triangle, pas seulement l'adultère traditionnel, et, s'il s'agit d'une jeune fille, l'amant emporte aussi des richesses du père. Il est vrai que les cocus sont souvent caractérisés de façon négative, mais ce n'est pas toujours le cas: le mari trompé de la nouvelle 38 n'est pas ridicule, et il doit s'enfuir de honte. Celui de la nouvelle 32 est plutôt décrit de façon positive. Mais la question dépasse l'empirie, car je considère que les qualifications - positives ou négatives - des personnages dépendent, dans la majorité des cas, des assertions narratives, plutôt que l'inverse, et les assertions dépendent, elles, le plus souvent des combinaisons sociales sur lesquelles elles opèrent. Mon interprétation de Masuccio se trouve d'ailleurs confirmée, sur bien des points, par l'étude de D. Boillet: «L'usage circonspect de la beffa dans le Novellino de Masuccio Salernitano» in Rochon 1974, cité ci-dessus). L'idée de poursuivre une étude sur le mariage à travers les âges me paraît prometteuse, mais je ne crois pas que Masuccio soit préoccupé par des problèmes de cet ordre; aussi MN fait-il bien d'ajouter que « Masuccio ne va certes pas très loin dans la construction d'une nouvelle éthique du mariage». Dans les nouvelles 5 et 29, situées au sein du menu peuple, on ne trouve ni mari odieux ou ridicule, ni défense du mariage. Quant à la
solidarité masculine de la nouvelle 21, elle est étayée
par l'analyse du Side 325
les endroits qu'on pourrait citer à l'appui de l'interprétation de MN. En plus, la solidaritémasculine se retrouve dans d'autres nouvelles. Il est vrai que la nouvelle 26 cadre mal avec le reste du recueil. En plus des remarques déjà faites, on pourrait noter l'anonymat complet de cette histoire, ce qui indiquerait qu'en effet elle s'accorde mal avec la société représentée dans les autres nouvelles. Il est d'ailleurs possible de l'inscrire dans la clef! c'est l'assertion narrative: l'affirmation de ¡"autonomie de la femme, qui cause la difficulté. Enfin, il se peut que MN interprète dans un sens trop absolu le terme d'atypique. Je veux dire par là que les nouvelles auxquelles j'applique ce terme contiennent quelque trait absent ou rare dans le reste du corpus. Et si l'application de mes modèles descriptifs donnaient, pour tous les recueils les mêmes résultats, sans pouvoir les différencier, que dirait, dans ce cas, MN? Une voie pour faire avancer les études sur le Novellino est celle de la prise en considération minutieuse des conflits sociaux, telle qu'on la trouve dans l'article de D. Boulet, déjà cité. Une autre serait celle de confronter les «arguments», exordes et épilogues à la narration proprement dite, confrontation faite par F. D'Episcopo lors d'une table ronde sur Masuccio réunie à Sorrente en décembre 1977; ou bien, toujours à la recherche des secrètes discrépances, de faire la contradiction possible entre l'amour de Masuccio pour le dialecte et son mépris ostentatoire du menu peuple (v. à ce sujet D'Episcopo: «Luigi Settembrini e Masuccio Salernitano: letterature tra «ludus» ed «exemplum» in Esperienze Letterarie Ile année. No 2-3, Naples 1977). Les Novelas Exemplares marquent les limites du modèle, voire le nouveau système qui succède à l'ancien. L'espace ne permet pas d'ouvrir une discussion sur l'œuvre de Cervantes, et pour que je puisse répondre, il faudrait que MN développât davantage ses suggestions intéressantes. Je signale que Quevedo et Alemán semblent se distinguer de façon absolue de l'œuvre de Cervantes (v. à ce titre A. Castro: Hacia Cervantes, Madrid 1967) et que, de cette œuvre, je ne traite que les nouvelles «romanesques». Je voudrais bien, à une autre occasion, en apprendre plus long sur ce qu'est le conflit métaphysique dont parle MN. Je pense à une Providence qui, par les moyens du «hasard», arrange les choses, malgré l'improbabilité terrestre des solutions. Mais ne voit-on pas le potentiel utopique et la critique sociale, tue mais implicite, que peut contenir une telle vision du monde? Encore faut-il se demander si elle s'applique à la totalité de l'œuvre de Cervantes. J'ajoute que mon interprétation se fonde surtout sur les conflits évités, mais qu'elle n'en exclut pas d'autres. En tout cas, l'existence de l'lnquisition permet qu'on pose au moins les problèmes relevant d'un âge répressif. Mon interprétation se réduit, somme toute, à ceci: est-ce que Cervantes, durant une certaine période, a pu croire que les autorités arriveraient à endiguer la rage religieuse, alimentée par le peuple, qui voyait dans les Juifs convertis les complices des exactions royales? Signalons qu'entre 1604 et 1610 personne ne fut brûlé par l'lnquisition. Or ce laps de temps coïncide probablement avec la rédaction des nouvelles romanesques (v. F. Olmos García: Cervantes en su época, Madrid 1970 p. 81). Enfin, structuralement, il y a, en plus des reconnaissances citées par MN, celles qui sont situées après la solution du conflit (cf. aussi «La Fuerza de la sangre ») et qui n'ouvrent aucun espace narratif. C'est cette prédilection subite pour la reconnaissance, même sans fonction narrative, que j'ai voulu mettre en évidence. Sur Sacchetti,
accord complet, ou presque. Le seul fait que le
Trecentonovelle contient Side 326
à cet auteur rien que pour faire voir que mon modèle n'est pas trivial: qu'il s'adapte à un corpus possédant des traits bien particuliers, mais dominant la période étudiée parce qu'appartenant aux couches sociales dominantes. Une étude de Sacchetti aurait demandé trop de temps puisque, justement, la méthode utilisée pour l'étude des autres recueils s'y applique mal. Je peux renvoyer à l'étude de Marina Marietti: «La Crise de la société communale dans la 'beffa' du 'Trecentonovelle'» in Rochon (éd) 1975, cité ci-dessus. J'éprouve quelque regret à déposer la plume, car MN a su poser des problèmes très importants qui, malheureusement, ne se résolvent pas par des répliques: ils demandent une relecture de bien des textes, je pense notamment à Cervantes; mais peut-être auronsnous l'occasion de reprendre la discussion une autre fois. Roskilde
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