Revue Romane, Bind 13 (1978) 2

Per Nykrog

Per Nykrog

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Se proposer de jongler avec un petit millier de contes et de nouvelles fort différents, les embrassant dans une pensée unitaire tout en mettant en valeur les dissimilitudes qui les distinguent, et cela dans le cadre d'un livre de dimensions abordables et maniables: le projet n'est pas sans outrecuidance. MO a formé ce projet, et il l'a réalisé. Cela est en soi un exploit qui commande le respect. Mais il ne s'agit, évidemment, pas d'un simple pari de jongleur intellectuel, il s'agit d'une idée méthodologiquement saine et nécessaire. On ne peut pas dégager le caractère propre d'un texte - in casu d'un recueil de nouvelles - en l'étudiant seulement dans son immanence. Il faut, comme un corollaire indispensable, faire la comparaison entre ce texte et d'autres textes. Ici, on passe en revue les principales manifestations d'une grande tradition qui s'étend sur quatre siècles, pour les étudier à la fois dans leur unité et dans leur diversité, pour étudier la tradition permanente dans ses transformations successives. Ce dessein grandiose et ambitieux fait de ce livre quelque chose d'unique, un travail de pionnier.

Les observations qu'on va lire sont tirées de mes notes préparées en vue de la soutenance de la thèse, pendant laquelle je tenais le rôle d'opponens, c'est-à-dire un peu le rôle de l'avocat du diable. La Revue Romane a voulu enregistrer dans ses colonnes quelques-unes des bottes échangées lors de l'affrontement rituel et traditionnel entre «ceux du dehors» et «celui de dedans», pour emprunter à la terminologie des tournois. Je tiens à souligner cela pour éviter que le lecteur ne se méprenne sur les raisons du caractère un peu belliqueux des observations suivantes.

Elles auront trait, toutes, à l'instrument «narratologique» qui forme la colonne vertébrale du livre: le concept du triangle et ses dérivés, et la «clef» des contes. Sans ces instruments, le livre n'aurait pas pu être fait - un des buts de MO, en formant son projet, était de les forger et de les mettre à l'épreuve -, mais on peut se demander s'ils n'ont pas constitué aussi un empêchement, une difficulté supplémentaire, voire même s'ils n'ont pas quelque peu faussé les résultats de l'enquête.

En disant cela, je pense surtout à la clef. MO se sert de la même clef pour ses sept groupes de textes, mais on peut se demander s'il n'aurait pas mieux fait de systématiser les réalisations de chaque recueil séparément, pour en dégager la structure immanente, et de comparer ensuite les sept systèmes dans des opérations à part. La clef unitaire implique l'idée qu'un même système virtuel sous-tend tous les recueils, mais n'est réalisé que partiellement par certains.

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Piace dans la clef, le système thématique des fabliaux paraît manquer de richesse. Mais les cases vides correspondent à des développements ultérieurs de la thématique; ce n'étaient donc pas des cases vides au XIIIe siècle. A quoi on peut ajouter que quelques-unes d'entre elles étaient remplies au XIIIe, mais pas par des fabliaux: le corpus des fabliaux ne correspond qu'à la partie «drolatique» des nouvelles du XVe et du XVIe; les contes sérieux ou tragiques existaient, sous le nom de lais, ou simplement de contes ou même de romans. Le corpus des fabliaux est moderne : un recueil authentique du XIIIe, comparable au Décaméron, serait un recueil manuscrit groupant toutes sortes d'histoires.

D'abord, quelques considérations sur le Triangle lui-même. Tout le monde le connaît: mari-femme-amant ou femme-mari-maîtresse. MO le généralise en autorité-amant-objet aimé, ce qui est fort bien, mais il me semble qu'il a été mal inspiré quand il a décidé de se servir des sigles A (amant) - E 1 (époux ou épouse autorité) et E 2 (époux ou épouse objet aimé). Car selon la clef, c'est par définition A qui prend l'initiative. On songe donc immédiatement à la conjonction mari-femme-amant, ce qui gauchit par avance l'analyse de tout conte où c'est une personne mariée (un mari) qui prend une initiative envers un objet aimé situé hors du couple. Et cela, on le sait, n'est pas si rare.

Je crois que MO aurait mieux fait de nommer ses trois actants Lui-Elle-Autorité (sur Lui ou sur Elle). D'un côté, il se serait épargné l'embarras que c'est de tenir compte d'un «époux autorité» à propos de personnages non-mariés (E 1 peut être «intériorisé» et n'être qu'une partie du Moi d'A ou d'E 2), mais il aurait aussi pu enregistrer la différence non négligeable qu'il y a entre l'initiative d'un homme envers une femme, et celle d'une femme envers un homme. Il est vrai que la clef en serait devenue plus complexe.

On peut illustrer le problème par deux cas (à qui le hasard a donné le même numéro!): Hept. 59 et CNN 59. Dans le premier, un mari désire une chambrière; sa femme encourage la fille (qui ne veut pas) à être accueillante, mais seulement pour pouvoir surprendre le galant à temps et lui extorquer certaines concessions concernant sa propre vie mondaine. Le conte est classé simultanément sous 17 b(Ane renonce pas, ne réalise pas, n'est pas puni, mais modifie sa volonté) et sous 27 b (A a été accepté, cherche réalisation, sans réussir, n'est pas puni, mais E 2 modifie sa volonté). Mais qui est quoi? Le mari est-il A (celui qui a l'initiative) ou E 2 (époux et objet de l'autorité: sa femme El)?

Ce conte ressemble fort à CNN 59, à propos duquel les hésitations de MO se traduisent dans son texte. Pp. 121, 123, 288 et dans le schéma p. 314, il est classé 37 a (E 1 ne punit pas, E 2 ne modifie pas sa volonté, E 1 non plus); mais dans l'inventaire p. 359, il est classé sous 39 b: il y a punition (de qui?) et E 2 ne se révolte pas. Là, il n'est pas question de considérer le mari comme A. A serait-il défini différemment dans les trois branches: c'est A qui emploie cour ou ruse - quand il y a acceptation, on ne distingue peut-être pas entre séducteur(trice) et séduit(e)?

Mais c'est là un moindre problème. Ce qu'il y a de plus grave est que le système ne peut tenir compte que d'un seul triangle, alors que bon nombre de contes en mettent en scène deux (ou même plusieurs), enchevêtrés. Le fabliau du Meunier d'Arleux est un cas simple: le meunier retient une fille dans sa maison pour pouvoir abuser d'elle pendant la nuit, la meunière se substitue à la jeunette, le meunier croit être arrivé à ses fins et vend le même plaisir à son garçon, se cocufiant ainsi lui-même. Classé 16 b (non-réalisation, amant puni) et 26 b (même chose, mais après acceptation). En fait, il y

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a là un cas simple d'un quadrille qui n'est pas rare, deux mâles et deux femelles engagésdans un chassé-croisé intentionnel plus complexe. On le retrouve un peu dans les deux 59 discutés, dans Hept. 70 (la Châtelaine de Vergy), etc., avec des directions, des alliances et des charges émotionnelles différentes (mais souvent avec alliance entre personnages du même sexe). Ces contes, amputés d'une de leurs dimensions triangulaires, sortent invariablement de l'analyse.

Dans d'autres cas, en revanche, il faut faire un effort pour percevoir le triangle, ainsi les fabliaux Boivin de Provins (un finaud se fait servir dans un bordel sans payer) et Frère Denise, ou Hept. 68 (la femme d'un apothicaire administre subrepticement à son mari son propre aphrodisiaque pour le raviver un peu). Dans les deux derniers cas, la ruse du moine implique chez la fille une résistance qu'on peut classer comme un E 1 intériorisé, resp. noter une légère allusion à des cas d'inconduite chez l'apothicaire, mais dans les deux cas, comme dans CNN 28, le sel de l'histoire est ailleurs, et la classification d'après la relation triangulaire embryonnaire ou marginale fausse considérablement l'image du conte.

La place du triangle dans l'action sert à MO de fondement pour sa définition d'un phénomène extrêmement important: le hasard. Ce qui ne provient pas, intentionnellement, d'un de ses trois membres, est classé comme dû au hasard (p. 39). Définition impressionnante, mais qui est illustrée dans le contexte par deux exemples malencontreux. Brunain (p. 41) n'est ni erotique ni triangulaire. Ce qu'il raconte est un hasard-qui-n'en-est-pas-un selon les conceptions courantes. Et on reste perplexe devant l'exemple proposé dans l'immédiat pour illustrer le concept (p. 39): si un mari veut tuer sa femme pour en épouser une autre, il faut bien qu'il soit pris dans un triangle, intentionnellement. MO dit qu'il est E 1 par rapport à sa femme, mais qu'il n'agit pas en tant que tel. «Il devient, par rapport à elle, un anti-sujet imprévisible.» En fait, il devrait être défini comme Lui se révoltant contre l'Autorité sur Lui (i.e. sa femme). On voit où mènent les confusions dans la terminologie, la contrariété entre une définition technique raffinée et un usage courant qui reprend ses droits.

Si MO présente les intentions meurtrières du mari (par lui inventé) comme dues au hasard, c'est qu'il a de la causalité une conception qui n'est pas exempte d'un cartésianisme anachronique. Mais cela ne gêne nullement l'analyse des éléments telle qu'elle se développe: si des pirates moresques massacrent tel couple en fuite pour se soustraire aux autorités, on peut dire que c'est le hasard ou que c'est la Providence, donc une sorte de loi de la nature, qui est en jeu. Les performances du hasard ainsi conçu sont l'objet d'une vive attention de la part de MO, qui y voit un effet des intentions argumentatives du narrateur, intentions qui se font de plus en plus remarquer à travers les siècles, au détriment de l'impression de réalité (l'excellent chapitre p. 294 et seq.). On souscrit très volontiers à ces analyses.

Il n'en est pas moins frappant que les contes discutés sous le titre hasard sont assez souvent classés comme non-triangulaires par MO lui-même, ainsi p. ex. dans les pp. 127-30 sur les CNN. Les nos 69, 77 (un fils meurt de douleur pour avoir causé la mort de sa mère par des paroles dures), 55, 92 et 84 sont classés par MO comme div. et ne figurent pas dans la clef. Le n° 52 n'a de hasard que dans la relation non-triangulaire d'un conte complexe. En principe, ces contes ne devraient pas figurer dans le livre: s'il n'y a pas de triangle, le concept du hasard tel qu'il est défini par MO n'est pas opérant à leur propos. Il faut dire que certains contes sont exclus de la clef à tort: le n° 69 (le mari revient de captivité - sa femme, l'ayant cru mort, s'est remariée - elle meurt de

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douleur) est triangulaire à souhait (comme le Colonel Chabert et la chanson Brave marin
revient de guerre), mais c'est une variante du triangle dont l'instrument d'analyse
utilisé ici ne peut pas s'accommoder. Ce qui est gênant.

La grande clef est une invention merveilleuse. Il faut une pratique assidue pour se l'assimiler sous la forme qu'elle a p. 309 et dans les schémas suivants, et les synopses pp. 11-13 ont des formes capricieuses (et une erreur: 22 a & b sont à lire: S = A), mais je me suis bien amusé avec elle, en jouant à ce qu'on pourrait appeler «le Petit Boccace»: je le recommande pour une soirée en bonne compagnie. Il faut une pièce de vingt sous et la clef, les trois branches rattachées au tronc commun, le point d'origine. A fait des avances. Pile ou face, accepté ou non? Si c'est non, alors pile ou face: choisira-t-il cour ou ruse/violence? Et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'on arrive à la fin d'une branche. Chemin faisant, on peut rêver sur les concrétisations possibles de la séquence obtenue par ce jeu du hasard et de l'amour, avant d'aller voir ce que les conteurs en ont fait.

Le jeu est divertissant, mais il m'a surtout servi pour choisir au hasard des cases que je pourrais examiner pour me faire une idée de l'efficacité de la clef pour bien trier les contes et mettre ensemble ceux qui ont la même structure. Le plus souvent, le résultat a été convaincant, mais il y a eu des surprises. Ainsi, une longue série m'a mené jusqu'à 40 b, conjoncture relativement rare. J'ai constaté que, contrairement à ce qu'on pourrait croire d'après le stemma, ces contes n'ont pas passé par (n'accumulent pas) les conjonctures 24-25-30-31-39, et puis, que les contes Hept. 32, 62 et 68 n'ont qu'une seule chose en commun: un mari qui accepte plus ou moins de pardonner à sa femme. Dans le premier, un gentilhomme allemand punit longuement sa femme en lui faisant subir des mortifications monstrueuses, mais accepte à la fin de mettre un terme à ses souffrances; dans l'autre, un bourgeois reprend sa femme qui avait cohabité longuement avec un chanoine; le troisième est l'apothicaire déjà mentionné qui ne fait rien contre sa femme qui l'avait à demi empoisonné avec son propre aphrodisiaque (dans une intention fort innocente, triangulairement parlant). «Trois réalisations du type 40 b de la clef»: cela fait très concis et très exact. La réalité analysée est quelque peu différente, et il faut se demander quelle confiance on peut avoir en un instrument de triage qui met dans un même panier trois contes aussi différents.

Le contenu du panier 8 b en ce qui concerne Hept. est examiné p. 158 et seq. : les nos 20, 24, 64, 19. Les trois derniers sont évidemment à classer ensemble: dans 24 et 64, un amant soupire en vain, puis se fait moine ou ermite, et la dame hautaine esquisse un mouvement de regret. Dans 19, elle n'est pas hautaine, et elle finit par suivre l'exemple en se faisant nonne. Mais dans 20, l'amant non accueilli surprend sa bien-aimée si sévère dans un bosquet avec un vulgaire palefrenier entre les jambes, et s'en va dégoûté: c'est bien une tout autre histoire (un double triangle!). Par contre le n° 13 (le capitaine de galères amoureux qui cherche et trouve la mort en Terre Sainte) est classé sous 4 b (l'amant change de volonté), on se demande pourquoi. Ce ne peut pas être à cause de la fin particulière de ce conte: mourant, le capitaine envoie une bague à la femme aimée, qui la fait remettre à son épouse en lui faisant croire que c'était à elle que la bague était destinée. D'un point de vue textuellement formel, 13 s'apparente à 19, 24 et 64 (exclusivement!) par les poèmes insérés, écrits par l'amoureux à sa dame. Il y a là un trait de parenté qu'on aurait aimé voir reflété dans le tri selon la clef.

Personnellement, j'ai eu tendance à considérer l'instrument «narratologique», la

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clef, comme un élément plutôt fastidieux, créant plus d'embarras et d'ambiguïtés qu'il n'apporte de solutions et de clarté. Par contre, j'ai sauté sur les chapitres «Relations sociales» qui viennent après pour chaque recueil, et qui se prolongent rituellement, de façon significative, dans les chapitres «Hasard». C'est dans ces chapitres, et dans les chapitres judicieux qui forment la Conclusion du livre, que j'ai trouvé cette grande étude lumineusement enrichissante en matière de connaissances. Il y a là des pages riches en substance, fondées sur une documentation indiscutable et authentique, qui devraient être bien méditées par quiconque veut se prononcer sur les relations entre Moyen Age et Renaissance, voire même par quiconque veut essayer de découvrir les origines historiques de certains problèmes sociaux qui sont passionnément discutés aujourd'hui: relations entre classes sociales, importance de l'argent, et surtout la conditionféminine. Pour moi il y a, dans ces chapitres, largement de quoi faire de ce livre une contribution très précieuse aux sciences de la littérature, en particulier aux branches «littérature et conscience» et «littérature et société».

Ârhus