Revue Romane, Bind 13 (1978) 2

Réponse à Per Nykrog

Michel Olsen

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II devait être passionnant de participer aux tournois de jadis. Cela dit, ma carcasse cartésienne ne saurait s'empêcher de trembler sous les coups de hache et de massue que m'assène mon ami et adversaire PN. J'essaierai de les parer et, si possible, d'en rendre.

PN signale avec raison que les fabliaux ne correspondent qu'à la partie drolatique des nouvelles. Or, je commence mon étude des fabliaux par cet avertissement: «Les fabliaux, on le sait, sont des contes à rire. Il faut donc procéder avec quelque prudence si l'on veut les comparer aux autres recueils» (p. 61). Voilà une technique des plus simples dont je me souviendrai: vous citez votre adversaire, laissant entendre - par présupposition - que, du moins, il ne dit pas ce que vous venez de citer. Si je ne suis pas ce conseil de PN: étudier un recueil contenant toutes sortes d'histoires - comiques et tragiques -, c'est qu'un tel recueil n'existe pas et que l'exigence d'objectivité ne permet pas au chercheur de constituer lui-même son corpus par un choix subjectif. Néanmoins, je rappelle que mon ouvrage contient de nombreuses perspectives sur la littérature courtoise des XIIe et XIIIe siècles afin, justement, de rendre possible le contrôle des assertions faites à propos des fabliaux.

PN affirme, toujours à propos des fabliaux, que «les cases vides (laissées dans la clef des fabliaux) correspondent à des développements ultérieurs de la thématique; ce n'étaient donc pas des cases vides au XIIIe siècle.» Qu'entend-il dire? Si les «développementsultérieurs» sont non-érotiques, le traitement fait aux fabliaux ne se distinguepas de celui fait aux autres recueils étudiés. Si, par contre, ces développements sont erotiques, il fallait préciser la nature de ces développements. D'ailleurs, en me portant ce coup, PN risque de s'enferrer lui-même. En effet, le système simple en question est - grosso modo - celui que j'ai dégagé des Fabliaux, excellent ouvrage dont l'auteur est mon illustre adversaire. Entendons-nous une bonne fois: mon système est «violemment réductif», comme le constatent MN et les TTE p. 288, et il ne prétend expliquer que les structures narratives liées à la problématique erotique, mais il est contrôlable. Or, rien n'aurait empêché un recueil comique de remplir de nombreuses cases laissées vides, aussi bien dans la branche de la «ruse et violence» que dans celles de «l'acceptation», voire dans certaines cases de la «cour»: diverses dévalorisations de

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la femme, par exemple. Les Cent Nouvelles nouvelles, recueil comique s'il en est, se
distinguent des fabliaux en exploitant ces possibilités.

Suit la discussion du triangle: il est bien vrai qu'en principe, c'est toujours l'amant (A) qui prend l'initiative. N'empêche que cette séquence de cour peut se voir réduite à l'état de résumé et, par conséquent, ne pas figurer dans la clef (p. 9,15,96). J'aurais dû insister un peu plus sur ce point. Pourtant, tel qu'il existe, le texte a fait le choix, pour des raisons d'économie, de ne pas enregistrer les séquences de cour présentées sous forme de résumé.

Ensuite, PN confond les niveaux syntaxique et sémantique. Un mari - terme sémantique - peut fonctionner comme autorité, objet ou amant, voilà les termes syntaxiques. Il peut défendre sa femme contre un amant (il est autorité), il peut vouloir se libérer des liens conjugaux (il est objet de sa femme-autorité) et il peut courtiser une autre femme (objet-autorité, le mari en question s'inscrivant alors comme amant dans un nouveau triangle). Ainsi dans VHept. 59, le mari qui cherche la réalisation auprès de la jeune fille (clef 17 b) est amant dans un premier triangle. Ce même mari s'inscrit dans un second triangle comme objet de Y autorité qu'est sa femme (clef 27 b). Il existe pourtant dans l'introduction de mon ouvrage une lacune qui n'est comblée que dans le chapitre sur Bandello, où il est question d'un amant virtuel (p. 2075). Or, PN a raison de s'étonner de l'accord entre Vamant-mari et la jeune fille, accord qui n'existe que sur le mode d'une fausse croyance du mari. Une remarque portant sur ce point aurait dû figurer dans l'introduction. Cela dit, tout devient clair! le maxi-amant n'est pas puni pour sa tentative de violence contre la jeune ñlle-autorité (17b) et le mari-objet se convertit, laissant une liberté plus grande à sa femme-autorité (27 b). Le mari en question est amant dans un triangle et objet dans l'autre. Dans les CNN 59, il n'y a qu'un triangle: le mari y est l'objet de sa femme et veut coucher avec la chambrière-ama/îte. Comme il y a accord ici - accord donné sous forme de résumé - entre mari et chambrière, il n'y a pas lieu d'enregistrer le triangle de la cour dans lequel le mari aurait été amant et la chambrière autorité-objet. Voilà pourquoi le mari n'est pas classé comme A. La classification sous 39 a est discutée - et rejetée - p. 288s. L'inventaire des nouvelles aurait permis à PN de trouver facilement ce passage. Malheureusement ce même inventaire n'a pas été corrigé en conséquence de la discussion. Pour conclure sur ce point, il y a lieu de souligner que: 1) les résumés ne sont pas enregistrés dans la clef; 2) un personnage peut s'inscrire dans plusieurs triangles.

PN a raison de constater que, dans la branche de l'acceptation, l'amant est défini autrement que dans la branche de la cour et celle de la ruse ou violence, dans ce sens précis que, dans la branche de l'acceptation, il y a accord entre amant et objet, et que l'autorité est une instance disjointe de l'objet. Quant à la nomenclature, je croyais que les termes de EletE2 ne seraient pris que pour ce qu'ils sont: une aide mnémotechniquerattachant le modèle du triangle généralisé au triangle commun (mari, femme, amant). Les termes théoriques - utilisés ci-dessus - sont autorité (= E 1), objet (= E 2) et amant (e) (= A ). Les abréviations de ces termes auraient comporté deux A, et le terme d'objet est utilisé aussi dans l'acception grammaticale (v. ci-dessus p. 161), acception qui ne concorde que partiellement avec celle d'objet du triangle: cet objet est l'objet de l'autorité, et il peut devenir actant-sujet, comme il ressort de plusieurs numéros de la clef. Par contre, la suggestion de PN non seulement compliquerait, mais fausserait les choses. Il faut absolument, dans un premier temps, inscrire toutes les intrigues semblables dans les mêmes cases. C'est ainsi qu'on verra le mieux, dans un second temps, la différence distributionnelle qui distingue les acteurs appartenant aux deux sexes. Un homme, par exemple, courtisé comme autorité-objet est un fait hautement

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significatif (v. // Novellino de Masuccio, no 50, clef 4 b et 24b), car la case 4 b connaît
le plus souvent une autorité-objet féminine.

Il s'ensuit du développement qui précède que le système peut parfaitement tenir compte de deux ou plusieurs triangles; voyons le cas cité du meunier d'Arleux: la jeune fille ne devient pas la proie de l'amant qui, lui, est puni (16 b: non réalisation + punition de l'amant dans la branche de l'acceptation et sous 26 b même chose mais après acceptation - virtuelle, puisque le mari croit que la jeune fille est prête à céder, alors qu'il retrouve au lit sa propre femme. La punition est celle que le mari s'inflige à lui-même en se rendant cocu sans le savoir. Dans HEPT 70 j'ai tenu compte du triangle le plus important: celui qui oppose le jeune homme à la femme de son seigneur. Il est vrai que la relation entre le jeune homme et la dame de Vergy aurait dû figurer dans la branche de l'acceptation sous 25 a: non-réalisation causée par le hasard sous forme de l'intervention d'un triangle dans un autre. Je reviendrai là-dessus.

Je ne vois pas pourquoi PN ne désire pas voir traiter un triangle embryonnaire. Coucher avec une prostituée sans payer, c'est indéniablement obtenir un objet de valeur narratif erotique. Or, la poursuite d'un objet erotique, voilà la définition des nouvelles à traiter. En plus, ces affaires de prostituées, négligeables peut-être dans les fabliaux, au point de vue du contenu, jouent un rôle important dans toute l'introduction des Hecatommithi de Giraldi. En ce qui concerne HEPT 68, il se peut bien que le sel soit ailleurs, je ne prétends pas, je l'ai déjà dit, traiter tout le texte, mais seulement certaines structures (première page des TTE et 8-9). Toujours est-il que, dans la nouvelle en question, un mari virtuellement volage est puni. Dans Frère Denise, une jeune fille est séduite et convertie à l'amour (18 b), mais PN oublie que ce fabliau se trouve également inscrit sous 36 b, «reconversion» de la jeune fille aux valeurs morales. Cette double conversion a de quoi étonner; l'histoire est sérieuse, et je me demande comment PN a pu l'accepter comme un «conte à rire» (v. Les Fabliaux p. 168).

Les poussières tombées, que voit-on sur la lice? Quelques beaux coups donnés par «ceux du dehors», mais le triangle de «ceux du dedans» toujours intact, la partie adverse s'étant trompée sur sa constitution, faisant donc une erreur de stratégie. Le triangle et la clef permettent de rendre compte des grandes lignes de l'action et même, ce faisant, d'enregistrer les affirmations et négations successives opérées sur les systèmes de valeurs véhiculées par l'action anthropomorphique. Non seulement l'ouvrage n'aurait pas existé sans la clef, mais la clef est une de ses raisons d'être.

Venons-en à l'autre charge, celle donnée contre le concept de hasard. Il me faudra bien ici essayer de reformer les rangs sur des positions modifiées. Mais d'abord, pourquoi vouloir, Flamberge au vent, chercher la petite bête? Brunain n'est pas erotique, je le dis moi-même (p. 41). Par contre, Brunain est triangulaire à souhait: les vaches sont les objets de deux triangles dont le prêtre et le couple de paysans sont respectivement Vautorité et Vantant: ils désirent la vache d'autrui.

Mais trêve de plaisanterie. L'élément essentiel de la définition du hasard est «une action accomplie par un terme n'appartenant pas au triangle». Le second élément, la non-préméditation d'un personnage inscrit au triangle s'explique facilement dans le corpus étudié; un personnage qui ne sait pas ce qu'il fait, n'affirme pas directement des systèmes de valeurs connotes à un des termes. Cela dit, il est évident que les actions involontaires posent quelques problèmes, qu'il faudra reprendre à une autre occasion puisqu'elles ne sont pas mises enjeu par PN et MN. Troisième élément: «un acte n'appartenantpas à la sphère d'action d'un des termes du triangle». Voilà une intuition trop vague! PN a raison de s'étonner de la façon dont j'ai traité les intentions meurtrièresd'un

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trièresd'unmari. Pourtant, il est évident qu'on n'attend pas le meurtre de la part d'un mari. C'est là un changement de code qui est introduit dans les Hecatommithi: auparavantje n'avais trouvé qu'un ou deux exemples isolés. Cette observation est intéressante, mais ne résout pas la difficulté théorique. Je ne sais si j'ai des concepts cartésiens sur la causalité, mais je vois maintenant un traitement possible du problème, (v. mon article à paraître in J. Dines Johansen (éd.) Danish Studies in Semiotics).

En effet, ce ne sont pas les intentions meurtrières du mari qui constituent le hasard, puisque les intentions meurtrières d'une femme contre son mari ne sont comptées que comme une caractéristique négative de celle-ci (p. 211). Dans les trois nouvelles de Giraldi, les intentions meurtrières du mari fonctionnent comme la négation d'un système de valeurs manifesté par le texte: une fille s'est mariée contre la volonté de ses parents (111,1 et VIIIJO) ou bien les parents ont accepté le mari à cause de ses richesses (111,5, v. aussi TTE p. 242s et 2475). La première séquence peut être donnée sous forme de résumé. Je proposerais maintenant la définition suivante du hasard: acte non exécuté volontairement par un des termes du triangle, ou bien acte exécuté par un personnage ayant changé de place dans le triangle, de manière à s'opposer à un autre personnage appartenant au triangle (ayant par conséquent permuté lui aussi), auquel il était allié dans la première constellation du triangle. Les rapports entre mari et femme sont à considérer comme neutres, à moins d'avoir été affirmés comme valeurs dans un premier triangle, ce qui est le cas des nouvelles en question. Cette nouvelle définition permettra de tenir compte aussi des nouvelles; difficilement interprétables en termes de psychologie, nouvelles dans lesquelles une première séquence décrit, de façon valorisante, l'amour entre mari et femme, amour qui sera nié par un adultère commis dans une seconde séquence. Ainsi Bandello IV,IO, nouvelle dont j'ai fait remarquer l'inconséquence psychologique (TTE p. 205). Cette proposition de définition permettra aussi de voir plus clair dans le numéro 8b de la clef: l'amant(e) trouve un autre objet, après quoi le premier objet regrette l'amour perdu. PN accepte cette analyse pour les nouvelles 24, 64 et 19 de YHept., mais, d'après lui, la nouvelle 20 ne serait pas analogue aux trois premières. Pourtant, au niveau des systèmes de valeurs, l'analogie existe bien: l'amant(e) regrette son insensibilité, ce qui revient à dire qu'un amour courtois, mais charnel, est affirmé (au niveau narratif, évidemment; les affirmations narratives sont sujettes à modification par les autres niveaux du texte, en l'espèce par les commentaires des personnages appartenant au cadre). L'amant se détourne de l'objet aimé; seul le motif change: l'inflexibilité, le fait que l'objet est borgne (Bandello 11,31 classée sous 8a parce que l'objet aimé ne regrette rien) ou, comme dans le cas présent, infidélité de l'objet aimé. Il n'en reste pas moins que cette dévalorisation de l'objet aimé est due à la place que la femme occupe dans un autre triangle: elle n'est plus objet-autorité pour le premier amant noble, mais objet d'une autorité qu'est le palefrenier. Or, l'épisode du palefrenier ne compte pas assez pour être enregistré à part (il ne contient aucun développement), mais il constitue un hasard par rapport au premier triangle. J'aurais donc dû inscrire cette nouvelle, toujours sous Bb, mais en y ajoutant le sigle h = hasard. Enfin, je dois ajouter que rien n'empêche de développer la clef en y ajoutant des numéros supplémentaires; mais j'ai évité les complications autant que possible, ayant dit une fois pour toutes que la clef est un instrument grossier (p. 8s).

Après la critique du concept de hasard, PN s'en prend à la clef. Je ne sais si c'est une invention merveilleuse; je ne l'ai présentée que comme un instrument de travail grossier (p. 8-9), mais je crois de plus en plus que l'idée de classifier des histoires à la fois selon le développement de l'intrigue et selon les rapports que celle-ci entretient avec les

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systèmes de valeurs sous-jacents est saine et nécessaire. En traitant du hasard, j'ai déjà anticipé un peu sur les répliques (critique de la case 8b de la clef). PN admet que «le plus souvent, le résultat est convaincant». C'est déjà un encouragement à persévérer et non pas une invitation à faire de l'histoire de l'esprit, de la Geistesgechichte. Le livre n'aurait pas pu être écrit sans la clef; cette clef, je le répète, est une de ses raisons d'être: mon engagement méthodologique ne le cède en rien à mon intérêt pour le développement des idéologies ou visions du monde. Les deux engagements vont de pair et sont, je le crois, également nécessaires: l'un pour obtenir des résultats contrôlables,l'autre pour éviter des formalismes vides; ce qui n'empêche nullement que le chercheur puisse accentuer un pôle ou l'autre selon les besoins du moment, ses goûts personnels, etc. Quant à la nouvelle 13 de VHept., PN aurait dû s'aviser que, dans l'inscriptiondans la clef, elle est munie du sigle NB, ce qui veut dire qu'elle est considérée comme irrégulière. Aussi y ai-je consacré un passage explicatif (p. 157). Le fait que la dame adorée du capitaine propose un pacte vertueux - sans réalisation de l'amour - me pousse à classer cette nouvelle sous 4b, ainsi que le fait que le capitaine meurt en prononçant le nom de Dieu et non pas celui de sa dame. Par contre, le capitaine envoie l'anneau quelque temps avant sa mort et non pas en mourant, comme le veut PN. Mais je n'insiste pas; 8b aurait été une case plausible, et l'analogie des vers insérés (qui rapproche cette nouvelle des nouvelles 24 et 64) ne m'a pas échappé. Seulement, pour moi, le pacte de vertu, inexistant dans les deux autres nouvelles, a pesé plus fort dans la balance.

J'admets avoir pris quelquefois le concept de hasard par extension, c'est-à-dire comme un acte non exécuté volontairement par un des protagonistes; ainsi pour la mort de la mère des CNN 77, nouvelle dans laquelle la mère meurt surtout parce qu'elle est vieille. La nouvelle 52 du même recueil (motif des trois conseils paternels) tient du hasard (pris par extension) le fait que ces conseils s'avèrent par une voie absurde: en l'espèce, le père conseille à son fils de ne pas prendre «femme d'estrange nación». Or, logiquement, pourquoi une étrangère serait-elle plus infidèle qu'une autre? Il est question de hasard, toujours par extension du concept dans les nouvelles 84 et 92 des CNN: mort d'une femme ou brouille de deux maris causée par leurs femmes infidèles. Toutes ces nouvelles «diverses» cadrent en effet assez mal avec la clef (et je le signale); ce qui y est en jeu, c'est la caractérisation de la femme par des actes indices de sa nature inférieure. Il est vrai que la nouvelle 69 des CNN ne s'accommode pas de la clef. (Je cite comme parallèle un conte de Maupassant, «le Retour» in Yvette). Mais qu'y a-t-il de si gênant? Une histoire, unique du corpus, exclue par la clef? PN a raison de constater qu'elle est triangulaire à souhait, et on pourrait prévoir un développement de la clef pour les péchés involontaires ou mieux pour des cas ou l'adultère est amené par des méconnaissances et ne devient tragique que par la reconnaissance, (cf. p. 50). Mais ne vaut-il pas mieux garder ces développements pour la période romantique et postromantique? Le propre du système construit devrait être de ne rendre compte que des traits typiques de la période étudiée. J'avertis le lecteur que j'ai consacré un long passage à cette nouvelle, en effet fort intéressante (TTE p. 127ss).

En guise de conclusion, je dois remercier PN de la critique constructive qu'il m'a faite, du concept de hasard surtout, critique qui m'a permis de progresser un peu dans l'étude de ce phénomène qui, nous sommes tous les deux d'accord là-dessus, tient une grande place dans le corpus étudié, ainsi que dans les textes littéraires en général.

Roskilde