Revue Romane, Bind 13 (1978) 2

Socialite du discours Algirdas-Julien Greimas: Sémiotique et sciences sociales. Le Seuil, Paris 1976. 219 p.

Per Aage Brandt

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L'auteur de la Sémantique structurale (1966), du supplément important Du sens, Essais sémiotiques (1970), et d'une récente étude minutieuse d'un texte concret (Deux amis) qui fournit l'occasion d'une démonstration illustrant tous les aspects de la méthodologie déjà proposée (Maupassant. La sémiotique du texte. Exercices pratiques', Le Seuil, Paris 1976. 288 p.), est peut-être surtout connu indirectement comme le moteur pédagogique responsable de l'impact de toute une littérature analytique internationale couvrant aujourd'hui la plupart des domaines des «sciences humaines»: fiction, discours philosophique et politique, peinture et architecture, discours publicitaire et mythologies en général, bref tout un ensemble qui, grâce à ces travaux, commence à se présenter comme l'objet de recherches relevant d'une science de la culture, unifiée par des présupposés théoriques fondamentaux, qu'il semble dès lors possible et opportun d'expliciter. C'est dans ce sens qu'il faut interpréter les tentatives et les réflexions plus ou moins circonstancielles réunies dans ce volume sur le statut de la sémiotique par rapport aux «sciences sociales», que la sémiotique rencontre nécessairement aujourd'hui comme son contexte scientifique, et dans une articulation qui ne reproduit peut-être pas exactement la coupure classique «sciences humaines/sciences sociales». Car une subversion linguistique ronge depuis quelque temps cette articulation; il s'agit d'en suivre le travail et de formuler les conséquences qu'elle implique.

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1. Du discours scientifique en sciences sociales

Ce premier texte me paraît de loin le plus important du volume; il peut se lire en effet comme une introduction à un concept du discours qui ouvre toute une problématique scientifique, et qui fonde d'une manière très directe les questions posées à travers plusieurs pages sur les recherches actuelles mises en jeu.

Le discours comme tel est situé au point d'intersection entre la dimension de la langue (système) et la dimension de la parole (procès), en tant que médiation indispensable à la mise en procès du système. Le discours est ainsi essentiellement un faire qui consiste à sélectionner (des éléments du système), organiser (hypotaxe) et grammaticaliser (syntaxe) en vue de la construction d'un objet de communication (message) ; le discours est un projet impliquant un sujet discourant ou énonciatif, qui précède cet objet.

Ce qui distingue dès lors le discours scientifique des discours «doxologiques» ou idéologiques est le caractère particulier de sa cohérence: si elle peut être analysée, comme celle de tout discours, en un dispositif biplan - d'une part l'isotopie sémantique de ce qui est dans l'espace représenté ou signifié comme réel, articulé en objet à la fois taxinomique et syntaxique; d'autre part, l'isotopie «rationnelle» du dire de ce qui est et de son sujet personnel ou impersonnel, toujours pris dans un rapport de véridiction à son objet sémantique dont il ne peut que prétendre dire la vérité: le rapport entre l'isotopie sémantique et l'isotopie rationnelle et modale qui la surplombe est donc proprement référentiel, - le rapport référentiel du discours scientifique s'articule d'une manière spécifique, qui fait que l'objet (sémantique) se scinde explicitement en deux: objet «réel» représenté versus objet «construit» de connaissance, par l'effet de l'intervention d'un réfèrent interne qui n'est que la reprise, la représentation anaphorique d'un autre discours fondant le contrat énonciatif entre destinataire et destinateur comme membres d'une collectivité possédant un trésor discursif illimité, c'est-à-dire constituant un réel discursif distinct du réel sémantisé désigné par la référence déictique, et doublant celuici. Le discours scientifique serait donc récursif, en vertu de ce dédoublement catégorique de son réfèrent en réfèrent externe, classiquement «sémantique», et réfèrent interne, discursif et « scriptural », dirions-nous ; récursivité qui ressort d'un résumé topique que nous allons risquer ici :


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Le discours repris comme réfèrent interne est analysable dans les mêmes termes, et ainsi de suite, suite en principe illimitée, qui produit en effet le décollement spectaculaire du discours scientifique comme «métalangage» par rapport à ses propres conditions épistémiques et matérielles de production: son caractère «ahistorique».

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Le discours philologique est présenté comme historiquement démonstratif, dans la mesure où il s'applique explicitement à établir une réalité textuelle, et donc à ouvrir cette récursivité même, bloquée par la scolastique. Dans ce premier temps, on constate l'efficacité d'un mouvement qui consiste à réduire ensuite le réfèrent externe à cette entité nouvelle, le réfèrent interne, textuel, de sorte que la temporalité et la spatialité du réel signifié s'effacent à la faveur d'une Raison, d'une temporalité et d'une spatialité purement littérales, pour ainsi dire. C'est ce qui caractérise, dans la perspective d'une sémiotique discursive, le mouvement humaniste tel qu'il se développe à partir de la Renaissance.

Le discours historique présuppose essentiellement ce mouvement humaniste dont il assume, sous la forme de la «critique des sources», le principal acquis, la pratique de la réalité textuelle, la valorisation du réel à partir de l'établissement de ses textes. Or, le discours historique excède la logique du discours philologique ou même l'inverse dans un mouvement ultérieur qui consiste à reverser le réfèrent interne, textuel, dans l'isotopie du réfèrent externe, et donc à réduire inversement la dimension textuelle à la temporalité et à la spatialité sémantiques: évanouissement de toute littéralité. Ce serait du moins ce qui caractériserait le mouvement historiciste tel qu'il se développe à partir de l'humanisme.

Le discours scientifique moderne, pratiqué de manière exemplaire par la linguistique depuis la rupture humboldtienne et saussurienne avec la philologie raisonnée et la généalogie historiciste qui l'avaient préparée, consisterait par conséquent à maintenir sans réductions ni dans le sens humaniste, littéral, ni dans le sens biographique de l'historicisme, la structure clivée et récursive de la référence. Ce serait là la condition élémentaire de l'ouverture et de la processualité de la science qui la distinguent des doxologies. Ces dernières pourraient probablement s'analyser, ajouterions-nous, comme des procès «déformés» par la sacralisation d'un texte comme réfèrent interne (ce qui bloque la récursivité) et ensuite par l'historisation du texte sacralisé qui le fait disparaître dans la sémanticité du réfèrent externe. Ce serait peut-être, dans une première approche à la suite de ces remarques évidemment provisoires de l'auteur, deux traits distinctifs de la logique discursive de l'idéologique en tant que tel.

Notons par ailleurs que cet article sur la récursivité discursive ne contient, curieusement,
aucune référence bibliographique ou autre.

2. La communication sociale

Se pose la question de savoir si la sémiotique du discours apporte à l'étude de ce qui s'appelle la «communication de masse» une mise au point non triviale et qui nous fournit effectivement quelques indications sur la nouvelle articulation entre sciences humaines et sciences sociales promise par la scientificité sémiotique.

L'auteur remarque d'abord l'absence d'objet de connaissance explicité dans le champ de ces études, dans la mesure où ni la «communication» ni la «masse» ne constituent des concepts aptes à déterminer une problématique. Or, à la suite de Lotman, on peut rapprocher les notions de «communication» et de culture et noter que la sociologie formaliste ou positiviste ne parvient pas à cerner

«les variables culturelles comme des connotations méta-sémiotiques des signes, propres à chaque communauté et/ou à chaque état culturels...» (p. 48). «Finalement, ce qui s'oppose à cette approche de la communication par le biais des moyens qu'elle utilise, c'est le simple constat que les signes, de dimensions et

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de complexités différentes, que produisent les diverses grammaires sémiotiques, dont l'ensemble est susceptible de rendre compte d'un univers culturel donné, sont des objets signifiants, souvent fort hétérogènes quant au plan de l'expression utilisée. Un film, le spectacle de la rue relèvent de multiples codes à la fois et mettent enjeu plusieurs canaux de communication: ils n'en sont pas moins des objects culturels molaires, ayant des significations globales uniques. S'il est évident que ces langages complexes de manifestation doivent être soumis à l'analyse qui cherchera à démêler les enchevêtrements des codes et à les décrire séparément, un à un, seul le postulat de l'unicité de la signification manifestée à travers tous les codes employés peut conférer un statut homogène aux recherches portant sur la dimension culturelle des sociétés. » (P. 49, c'est nous qui soulignons).

Alors le schéma classique Destinateur - Code/Canaux - Destinataire ne suffit plus à
l'analyse qui s'imposera:

«La complexité cybernétique de ce schéma, suggérée par les travaux de A. Moles, ne paraît pas non plus comporter d'enrichissements méthodologiques décisifs. Leur scientificité apparente proviendrait plutôt de la confusion, fréquemment rencontrée, entre les procédures de schématisation et celles de structuration. On a beau multiplier, dans un tableau élégant, les instances de la communication en les encadrant joliment dans des bulles ou dans des carrés, dessiner nombre de flèches indiquant autant de parcours et de circuits proposés, le schéma ainsi obtenu n'est plus qu'un aide-mémoire visualisé des problèmes à résoudre. .. » (P. 47).

II s'agira désormais de déterminer dans sa structure plutôt que dans les formes de sa manifestation, l'objet d'une telle recherche. On peut constater en effet que la socialisation de l'individu, même dans la société industrielle de masse, lui confère un statut sémiotique qui s'acquiert par l'assomption d'une «langue commune», laquelle comporte un vocabulaire de base - «composé, en plus de mots-outils grammaticaux, d'une bonne centaine d'adjectifs, de quelques centaines de verbes et de quelques dizaines d'adverbes» - impliquant un fond lexématique élémentaire caractérisé par sa relative exiguïté quantitative; par le caractère polysémique des lexèmes, c'est-à-dire par une forte tendance à la métaphorisation; par son aspect prédicatif et partant axiologique; et par son insuffisance écrasante devant l'expérience complexe de l'existence dans la société de masse. Ce sémantisme fondamental fonctionne comme ancrage d'un discours social généralisé, essentiellement narratif et figuratif (en fonction de l'aspect «polysémique» de la lexématique), étendant «ses ramifications, sous la forme de paquets de dénominations diversifiées des objets du monde culturel, vers l'ensemble des sociolectes qu'il est susceptible d'accrocher et d'intégrer ainsi dans d'éventuels discours sociaux, figuratifs et mythifiants, qui pourront surgir en ce lieu» (p. 56). Ce discours social aurait donc comme réfèrent interne un thésaurus restreint, canonique, qui déterminerait son effet archi-idéologique, mais qui ne renverrait pas à la situation ou position particulière d'une classe sociale, puisque son ancrage précéderait cette particularité «sociolectale» qui, inversement, se trouvera intégrée dans la figurativité discursive générale. La culture ne serait donc pas fondamentalement de classe, mais de société, de structure globale. Et cette généralité pré-classiste expliquerait les traits caractéristiques des fictions qui en relèvent:

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«Tout se passe comme si, en passant de l'ethno-littérature à la socio-littérature, un état de fait se trouvait transformé en un état de droit, sanctionné par le succès ou l'échec: dans le premier cas, le sujet de renonciation est inconnu ou du moins désigné comme sujet collectif, dans le second cas, où les mécanismes de production, exploités sous nos yeux, peuvent être démontés et analysés, l'instance de renonciation doit être camouflée et ses manifestations exclues du texte, car elles gênent la consommation sociale des produits.» (P. 59).

« ... de même que la société archaïque ou la société rurale (de dimensions numériques limitées) possède, antérieurement à la réalisation effective des discours oraux, l'ensemble des codes de lecture nécessaires, de même notre société moderne trouve son plaisir non à décoder des informations nouvelles ou à acquérir un savoir supplémentaire, mais à se reconnaître elle-même dans les textes qui se déroulent devant ses yeux et qu'elle déchiffre sans peine.» (Ibid.)

Occultation de renonciation et de tout code de lecture (je me demande si le concept de code ne coïncide pas nécessairement avec celui de réfèrent interne, dans la nouvelle problématique greimasienne) qui marque une discursivité reproductive dont la circulation sociale globale est un moment essentiel et qui, avec la pratique de l'argent et la légalité juridique, appartient à F«infrastructure» sociale. Ainsi,

«[la] théorie de la communication sociale généralisée doit se placer, on le voit
bien, sous l'égide non de l'information, mais de la signification» (ibid.)-

Une socio-sémiotique discursive est proposée dans cette perspective d'une science de la culture
reprenant l'initiative globale des études stagnantes de la «communication» de
« masse».

Force nous est cependant de reconnaître la légèreté avec laquelle est traité le rapport malgré tout complexe entre culture et classe, entre idéologie de classe et idéologique culturel, rapports qui demandent un effort théorique plus explicite dans le sens d'une élucidation du caractère sémiotique du social «global», à savoir la formation sociale comme articulation de modes de production et de symbolisation.

La socio-sémiotique discursive doit également s'intéresser à une tentative immédiatement fascinante, aussi prometteuse et stagnante que la «théorie» de la communication de masse: la socio-linguistique. Ici encore, le problème primordial concerne le statut de l'objet de connaissance, insaisissable dans une approche qui veut dériver directement les formes syntaxiques pratiquées de ce qu'une sociologie institutionnelle permet de considérer comme la base sociale d'une différenciation langagière (ce serait le cas d'un Basil Bernstein, que l'auteur ne mentionne pas); car cette tentative ne peut que mener à un résultat embarrassant: la différenciation sociale au niveau du langage pratiqué est d'ordre sémantique, et non pas syntaxique. Et cette différenciation sémantique concerne moins le caractère de l'information transmise (la dénotation) que ce que son discours permet de savoir de la situation sociale et de la position politique des dialoguants (la connotation sociale). La socio-linguistique se définirait donc comme l'étude des langages de connotation sociale. Ce qui se traduirait éventuellement, dans la perspective d'une science sémiotique de la culture, par une hypothèse selon laquelle la différenciation langagière sociale manifesterait nécessairement une différenciation culturelle (et, par conséquent, une pluralité de modes de production superposés dans la formation sociale, ce qui n'a rien de surprenant). Quoi qu'il en soit, il est précisé à titre de préavis méthodologique que

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«les connotations sociales ne sont pas liées à des articulations particulières du signifiant linguistique, la relation entre les écarts du signifiant et ceux du signifié social qu'ils engendrent est arbitraire. Les faits linguistiques de toutes sortes, les unités linguistiques de toutes dimensions, situées à tous les niveaux du langage, sont susceptibles d'être connotes socialement. On voit dès lors que c'est justement cette absence de motivation des connotations socio-linguistiques qui empêche d'en entreprendre l'étude en partant du seul signifiant, c'est-à-dire de la description des langues naturelles. » (P. 76).

Encore une fois, la sémiotique discursive se présente ou se comprend comme la version
théoriquement la plus élaborée d'une recherche multiforme dans le champ de la pratique
langagière réelle.

Et ici encore, il est légitime d'attendre une critique plus analytique, plus efficace au
niveau de la différenciation conceptuelle dans ce champ, avant de prétendre mesurer la
valeur de cette mise au point, pertinente au demeurant.

3. Analyse sémiotique d'un discours juridique

II s'avère que l'analyse ainsi affichée se compose d'un ensemble de remarques fort générales sur quelques paragraphes - qui ne sont même pas cités - d'un texte de la loi sur les sociétés commerciales. Leur intérêt, dans la logique du livre, est de manifester un discours, le discours juridique, qui est à comprendre comme sociolecte spécifique, «méta-discours» par rapport au discours social fondamental déjà traité.

La structure de ce discours juridique serait cependant celle de la topique canonique: au niveau de l'isotopie «rationnelle», un sous-discours législatif est tenu, qui représente le dire constitutif, performatif, de la loi; au niveau sémantique, un sous-discours référentiel désigne dans le réel l'objet de la loi (les sociétés commerciales). Le réfèrent interne dans ce cas serait directement le discours social comme tel et sans médiations, qui fournit donc la rationalité de la logique juridique envisagée. C'est ce qui explique - du moins est-ce ainsi que je déchiffre cet exposé théoriquement indécis - la pertinence d'une lecture narratologique du texte juridique. Car le sujet de renonciation législative, le «législateur», vise ainsi l'instauration et le maintien d'une «culture juridique» qui suit les lignes de la structure narrative canonique, répétant ses catégories générales (être, paraître, faire, vouloir, devoir, pouvoir, interdire/prescrire, sujet/objet, performance/compétence, destinateur/destinataire, etc.):

«Il existe un parallélisme entre l'instauration de ce conventionnalisme juridique d'une part, et les rituels d'initiation ainsi que les épreuves qualifiantes des contes populaires, de l'autre. Il ne fait point de doute que ces rituels de passage de la nature à la culture auxquels se trouvent soumis les jeunes «à l'état de nature» ou que ces performances imaginaires que doit accomplir le sujet du conte pour prouver qu'il sait se comporter de manière convenable soient des examens d'entrée dans la culture envisagée comme telle, des formes culturelles d'une très grande généralité». (P. 111-112).

La pratique du discours juridique consisterait à transformer une «unité» individuelle et intégrale en «totalité» partitive par l'effet d'un contrat. Et dans la mesure où la narratologie précisément n'a jamais érigé en problème son concept du contrat - qui me paraît profondément idéologique, rousseauiste (aliénation dans la souveraineté, reconnaissance du sujet, cf. pp. 96-110) -, le droit commercial et l'analyse narrative se

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retrouvent dans une même philosophie spontanée qui considère la transformation en question comme une sanction en quelque sorte inévitable, sans histoire, un passage de l'état de Nature à celui de Culture en général. Au lieu de contribuer à mettre en lumière le lien entre le discours juridique et la propriété - voir l'excellente analyse de Bernard Edelman, Le droit saisi par la photographie {Eléments pour une théorie marxiste du droit), Paris 1973 - on formalise et on universalise un avoir et un être comme de pures fonctions de l'«énoncé narratif», pour aboutir à des formules qui ne me paraissent que des échos ou même des contributions positives au discours juridique:

«Le vouloir-faire 'sauvage' se transforme ainsi, par la volonté du législateur
(qui représente le vouloir de la communauté nationale), en un devoir-faire
'culturalisé'» (P. 107).

Formules qui ne sont nullement les conséquences directes de la conception du discours
adoptée, mais plutôt de son rabattement sur les positions d'un culturalisme humaniste
que la sémiotique discursive prétend justement, mais paradoxalement ici, pouvoir déloger.

(Ajoutons que l'analyse en question a été effectuée à la demande de la Chambre de
commerce et d'industrie de Paris, à travers son Centre de recherche sur le droit des
affaires).

A la limite, le projet sémiotique se trouve ici réduit à un discours idéologique suivant
strictement les déterminations discursives que la sémiotique discursive assigne à celuici,
à savoir:


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4. Pour une sémiotique topologique

Ce qui attire le sémioticien dans l'objet réel ville, en tant qu'espace signifiant, c'est qu'il met à l'épreuve, et de manière décisive, ses modèles «achroniques, réalisables en tous temps et en tous lieux, mais indépendants de leur réalisation» (p. 157). Car le critère d'adéquation ne peut garantir la scientificité du discours sémiotique qu'à la condition de confronter au moins une fois ce discours avec son altérité radicale, le texte spatial non-discursif et primaire par rapport auquel «tous les discours sur l'espace sont toujours seconds» (p. 156):

«considérer l'espace comme une forme susceptible de s'ériger en un langage spatial permettant de «parler» d'autre chose que de l'espace, de même que les langues naturelles, tout en étant des langages sonores, n'ont pas pour fonction de parler de sons» (p. 130).

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Parole de l'espace précédant toutes les paroles sur l'espace, constituant le support de la «stratification historique» (p. 135) du sens, le réceptacle d'une pluralité de discours et d'isotopies sémantiques qui s'installent dans ses dimensions: d'abord le discours social lui-même dans toute sa polysémie, ensuite probablement le discours juridique responsable de la socialisation des sujets sociaux, et finalement les systèmes esthétiques, politiques, techniques, etc. Pour tous ces discours, l'espace est là comme un «réfèrent imaginaire global», ce qui ne peut se lire que comme l'équivalent de la réalité comme telle. Si une analyse sémiotique de l'espace était possible, elle ancrerait une Méthode et un Modèle dans le Réel par une «adéquation» inconditionnelle, car elle dériverait la vérité du discours sémiotique d'une profondeur non-discursive et pré-discursive, d'une correspondance profonde entre le «monde» et la «perception humaine».

En ce texte, qui n'a pratiquement rien à dire sur l'investissement signifiant de l'espace social en tant que problème analytique, mais beaucoup à dire sur l'idée même de la primordialité de l'espace et de sa valeur épistémologique, nous trouvons peut-être une version radicalisée de l'idéologisation de la sémantique que nous venons de déchiffrer. Et, cette fois, l'empreinte de l'imaginaire empiriste devient insistante.

5. Sur l'histoire événementielle et l'histoire fondamentale

Les remarques sommaires que l'auteur consacre aux problèmes de la structure du discours historique ne reprennent pas ce qui s'esquissait dans l'étude introductive sur le réductionnisme constitutif du «discours historique»; il s'agit dans un second temps de déterminer la structure de la scientificité d'un possible discours sur l'histoire réelle (car nous venons de fonder le Réel dans l'espace...). Cette scientificité pourrait se fonder en effet sur une reconstitution du rapport entre les niveaux profond et superficiel d'un certain espace, entre l'histoire «fondamentale», logique, et l'histoire événementielle, temporelle, coexistant dans un même discours qui les expose et les met en «corrélation». L'auteur pense que les articulations proposées par le marxisme, donc les analyses de la causalité complexe qui relie l'économie, le politique et l'idéologique, pourraient être valables au niveau profond, tandis que la sémiotique narrative propose un modèle susceptible de suivre les mouvements de la description historique événementielle. Or, le rapport même entre ces deux lectures, rapport dont dépend évidemment l'historicité du récit historique, peut être pensé dans les termes (hjelmsléviens) d'un renvoi mutuel, d'une «corrélation» précisément, entre plan de contenu («niveau profond») et plan d'expression («niveau superficiel») en vertu de la fonction du signe:

«II ne semble pas, à première vue, que l'établissement d'une dimension autonome des descriptions historiques sur laquelle seraient situées les séries événementielles implique nécessairement l'abandon ou la dénégation de la dimension fondamentale de l'histoire: la linguistique d'aujourd'hui montre, au contraire, l'efficacité opératoire du maintien des distinctions en niveaux et instances autonomes, même si leurs interrelations ne cessent de se compliquer. Le fait de postuler l'existence d'une dimension événementielle de l'histoire pourrait même servir de prétexte pour proposer la démarche apparemment opposée, qui essaierait de voir s'il est possible de constituer des procédures de reconnaissance des événements historiques au niveau et à partir de la manifestation d'innombrables faits quotidiens.» (P. 168).

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L'hypothèse qui semble sous-tendre ces remarques - et qui me frappe à beaucoup d'égards - consiste donc à soutenir que la démarche «linguistique» (la méthodologie structurale) est applicable et épistémologiquement éclairante dans le champ de la «réalité» en général comme champ de l'histoire. Le discours historique scientifique enchâsserait ainsi deux sous-discours correspondant aux deux «niveaux» de l'analyse, un discours «logique» (profond) et un discours «temporel» (superficiel, mais indispensable) soit un discours du signifié historique et un discours du signifiant historique, reliés par une fonction arbitraire, acausale, formelle, conventionnelle; pareille idée aurait de quoi nous laisser perplexes si nous n'étions pas déjà avertis de ce fantasme par la critique althussérienne {Lire le Capital: «Du «Capital» à la philosophie de Marx», chap. 10 et passim), qui montre précisément l'effet philosophique de cet investissement spontanément sémiologique du réel (surface signifiante vs profondeur signifiée, le voile signifiant qui couvre et découvre la fille signifiée, etc; voir notre article Fiction et philosophie, Revue Romane, XII 1, 1977). Nous nous bornerons donc ici à en reconstruire le dispositif brut:


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Cette étrange solution consiste alors à renvoyer au problème peut-être le plus insoluble de toute la théorisation structurale, celui qui a donné lieu à la débâcle générativiste qui, aujourd'hui, semble déboucher sur un échec définitif (le générativisme sémanticiste renonce à la surface, le générativisme syntaxiste renonce à la profondeur, la topique empiriste ne résiste plus à la critique, et les vieilles grammaires catégorielles réapparaissent, en grammaire Montague, etc.), le problème de Yintrication du signifiant au signifié, donc du caractère déjà «profond» de la surface elle-même. Sur ce point, nous assisterons probablement à un mouvement inverse, selon lequel précisément l'analyse de l'historicité ouverte par Marx, mais qui traverse actuellement une phase d'explicitation et de reconstitution importante, contribuera à échafauder une nouvelle problématique linguistique. Dans cette situation, où une intrication se substitue à la corrélation classique, le recours sémiotique à la topique structurale corrélationniste nous semble particulièrement étonnante.

6. Réflexions sur les objets ethno-sémiotiques

Entre ethnologie et sociologie, la coupure semble nette: il s'agit de deux types de formationssociales
(«micro-» et «macro-») étudiées par des disciplines qui ne peuvent

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coïncider. Car la pratique du sens dans les sociétés archaïques diffère des pratiques
correspondantes dans les sociétés modernes en ceci, comme le souligne l'auteur:

« Dans les sociétés de type archaïque, la langue naturelle qui recouvre une communauté culturelle donnée est articulée en différents «langages» morphologiquement stables: la langue sacrée s'oppose à la langue profane, la langue des femmes à celle des hommes, la langue à usage externe à celle qui est interne à la société, etc. Le passage à un nouveau type culturel s'effectue non seulement par l'éclatement et la multiplication de ces «langages sociaux» en de multiples discours (au langage sacré correspondront ainsi les discours philosophiques, religieux, poétiques, etc.), mais aussi par l'apparition d'une sorte de syntaxe socio-linguistique mobile, permettant à chaque membre de la collectivité de se comporter comme un caméléon, en assumant successivement des discours et des propos différents. Une morphologie socio-linguistique relativement fixe fait place à une syntaxe de communication sociale polysémique. » (P. 179).

Ainsi, en traitant des structures discursives d'une société «archaïque» (terme peu structurel), on ne trouverait pas ce que l'étude sémiotique de la société «moderne» dégage comme un discours social, mais un ensemble de discours tous spécifiques et également mythiques malgré leur caractère pragmatique évident. La distinction pratique entre pragmatique et moment mythique appartiendrait à la société moderne, dans laquelle le moment mythique est marginalisé en poésie, musique, danse - autant de manifestations d'une même activité fondamentale qui consiste & faire parler l'espace et le signifiant, à inscrire l'homme dans son espace social. Le discours social remplace ou même refoule cette parole première: critique qui coïncide peut-être avec celle qui met en question le caractère de la «communication publique», la Ôffentlichkeit bourgeoise qui domine la subjectivité dans la société de masse capitaliste. Peut-on éviter que cette critique garde une certaine tonalité nostalgique et le rôle particulier qu'elle fait jouer aux objets ethno-sémiotiques?

Le dernier texte du volume, sur la littérature ethnique, a servi de discours de clôture à un symposium sémiotique, et en porte les marques dans son apparence pour ainsi dire corporative; d'une part - positivement - la formalisation frisant la dogmatique d'un «acquis» et d'un consensus à la fois philosophique et scientifique sur le caractère du domaine de la recherche; d'autre part - négativement - la démarcation un peu agressive du cadre «que se donne la sémiotique» (derniers mots du texte et du livre).

Positivement,

«l'homme . . . avant de penser, a déjà su raconter des histoires. La narration, en effet, est la forme d'expression fondamentale et en même temps la plus naturelle: elle permet à l'homme de se penser et de penser le monde, en enrichissant, par d'immenses et infinies métaphores qu'il développe grâce à la narrativité, son univers de significations.

Car cette grande métaphore du monde qu'est le récit dévoile, au niveau de sa structure sémantique profonde, un réseau catégoriel relativement démuni. Aux propos de Mallarmé . . . selon lequel la seule préoccupation de l'homme est, finalement, de rendre compte du phénomène de la mort (de la catégorie vie vs mort, dirions-nous), on peut ajouter quelques axes sémantiques tels que culture vs nature, individu vs société, euphorie vs dysphorie, etc., en les faisant varier sur

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Ârhus

les isotopies .. . alimentaires, vestimentaires, sexuelles, etc. C'est à partir de cette «nature humaine», telle qu'elle apparaît dans sa nudité au niveau des structures profondes, que s'érigent, grâce à des articulations et des combinaisons de significations, idéologies, arts, cultures et sociétés. » (P. 205).

Au commencement fut le récit: les sociétés mêmes ne surviennent que dans un second temps, ou selon le rythme de la corrélation entre histoire événementielle et histoire fondamentale, est-il loisible de penser ici. C'est ce qui explique le refus très net d'une tendance

«ayant cherché à établir la comparaison entre le sens du récit et ses fondements culturels ou idéologiques qui, sous la forme d'un réfèrent, se trouveraient ailleurs. Pour moi, les récits mythiques portent en eux-mêmes leur idéologie. Evidemment, la question de la comparaison des idéologies avec les domaines isotopes du plan de la «réalité», pourrait être posée, mais une telle comparaison comporterait comme préalable la description du plan de la «réalité», dont nous ne disposons malheureusement pas et que la sociologie, j'ai bien peur, n'est pas prête à nous fournir. » (P. 204).

La réalité, elle, n'a guère droit à l'existence au même titre que les récits qu'elle fonde (même au sens d'un réfèrent imaginaire global ancrant le discours scientifique?), car, méthodologiquement, ceux-là précèdent, de même que la sémiotique discursive en vient ici finalement à remplacer les sciences sociales qu'elle avait commencé par interpeller; il y va, on le voit, de la réalité, rien de moins, et c'est donc dans une posture étonnamment revendicative que la sémiotique - fantasme de plus en plus menaçant, absolu, à travers le livre - prend congé de nous.