Revue Romane, Bind 13 (1978) 2L'ordre SV + SN en segment tétrasyllabique Etude sur une «formule séquentielle» en ancien françaispar Helge Nordahl Dans son livre «The Singer of Tales», A. Lord a magistralement contribué à l'étude de la notion linguistique difficilement accessible qu'est «la formule». L'ayant définie, sur le plan général, comme «a group of words which is regularly employed under thè same metrical conditions to express a given essential idea» (p. 30), il avance (p. 202) le point de vue suivant que nous trouvons particulièrement intéressant : «It seems clear from the chart that the Chanson (de Roland) is formulaic beyond any question. The first part of thè line is obviously more hospitable to formulas than the second part. This is undoubtedly because of the assonance at thè end of each line. » Nul doute que le point de vue exprimé par Lord ne soit en accord avec les réalités explicitées de ce grand texte. Son analyse d'une construction invertie particulière est convaincante, et nous nous en sommes inspiré pour étudier, à notre tour, la formule d'inversion communément appelée «l'inversion absolue», c'est-à-dire la formule séquentiellement caractérisée par l'ordre SV -f SN, et où la mise en vedette du syntagme verbal est absolue, c'est-àdire non-provoquée par un terme invertissant, adverbial, conjonctionnel ou autre. Pour ce faire, nous avons étudié sept chansons de geste écrites en vers décasyllabiques (Ami et Amile, La chanson d'Aspremont, Le charroi de Nîmes, Le couronnement de Louis, La chanson de Guillaume, Raoul de Cambrai et La chanson de Roland). La lecture de ces quelque 35.000 vers nous a permis de réunir un corpus de 680 exemples, que nous tâcherons d'analyser dans les pages que l'on va lire. Notre étude, bien entendu, porte uniquement sur ce que Lord a appelé «the first part of thè line» et que nous qualifierons de segment tétrasyllabique. Quatre groupes de
verbes semblent former le paradigme complet des
Side 175
![]() Etant donné, d'une part, le nombre fort limité des syntagmes verbaux susceptibles de figurer en antéposition absolue, et, de l'autre, le volume syllabique fort réduit du segment tétrasyllabique, l'on serait intuitivement enclin à concevoir le répertoire des constructions inverties comme rigoureusement limité et nécessairement stéréotypé. Qu'une telle conception soit erronnée et sans fondement dans les réalités explicitées des textes, c'est ce que nous tâcherons de montrer dans les pages. Les verbes déclaratifsDans le riche répertoire des verbes déclaratifs, c'est tout d'abord les lexèmes respondre et dire qui semblent susceptibles de figurer en antéposition absolue en segment tétrasyllabique. Ensemble, ils représentent, en effet, 425 des 432 exemples. Les 7 exemples qui restent se répartissent sur les verbes (V) escrier (2 ex.) et faire (5 ex.). Les autres verbes déclaratifs semblent se construire, obligatoirement, en progression. 1. respondreLes deux SV
respont (respunt) et respondent (respundent) sont
apparemment Le SV respont est combinable avec un sujet animé de deux, éventuellement de trois syllabes, comportant soit un nom propre (N. prop.) comme Roland, un nom commun (N. com.) précédé d'un déterminant (article défini) comme // cuens, ou d'un syntagme nominal (N. com. + N. prop.), comme dux Naimes. Le SV respondent
est combinable avec un nom commun sans déterminant
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1.1. Respont (Respunt) + N. prop,![]() Exemples :
Respont Alelmes:
«Vostre talent ferons. (Cour. 1796) 1.2. Respont (Respunt) + Dét. + N. com.![]() ![]() Respont li cuens:
«C'est bêle començaille. (Cour. 419) 1.3. Respunt + N. corn, + N. prop.![]() ![]() Respunt dux
Neimes: «Jo irai, par vostre dun!» (Roi. 246)
1.4. Respondent (Respundent) + N. com.![]() Side 177
Respondent Franc:
«Sire, vos dites veir.» (Roi. 3414) L'on a vite fait de constater la stéréotypie rigoureuse des formules inverties introduites par une forme du verbe respondre en segment tétrasyllabique. Dans la totalité des cas relevés il s'agit d'une «construction incisielle antéposée» sans variantes expansionnelles. Un seul SV au singulier, respont, peut précéder son SN, comportant soit un N. prop. soit un N. com. précédé d'un seul déterminant, l'article défini, soit un syntagme N. com. + N. prop. Au pluriel, seule la forme respondent peut précéder un SN comportant un N. com. sans prédéterminant. 2. direQuatre formes du verbe dire: dit, dist, aient et diront peuvent être mises en vedette dans les formules d'inversion absolue en segment tétrasyllabique. Les formes dit et dist sont combinables avec un sujet animé de trois, éventuellement quatre syllabes, comportant soit un N. prop. comme Karlemagnes, soit un N. com. précédé d'un déterminant (article défini), comme la piicele, Vemperere, soit un syntagme nominal (N. com. -f- N. prop.) comme rois Achars. La forme dist permet aussi «une construction expansionnelle», une formule figée comportant un sujet nominalisé + un complément d'attribution (Dist Vun a Valtre) et une «construction adjonctionnelle» où un élément apostrophe, premier élément du segment suivant en discours direct, complète le fragment tétrasyllabique: (Dist Fagons: «Sire/...). La forme dient
est combinable avec un N. com. sans déterminant, comme
2.1. Dist (Dit) + N. prop.![]() Side 178
Exemples :
Dist Acelins: «A
Deu beneiçon! (Cour. 1832) 2.2. Dist + Dét. + N. com.![]() ![]() Exemples :
Dist l'algalifes:
«Mal nos avez baillit, (Roi. 453) 2.3. Dist + N. com. + N. prop.![]() ![]() Dist rois Achars:
«Ulïen, que dis tu? (Aspr. 8167) 2.4. Une formule expansionnelle figée: Dist l'uns a l'altreDist l'uns a l'altre: «Dex, quel segnor ci a. (Aspr. 7421) Dist l'uns a l'altre: «Bien fait a otreier.» (Cour. 2636) Dist li uns a l'altre: «Or est il vif malfez!» (Guill. 2290) Dist l'uns a l'autre: «Cis est molt bel armez; (Raoul, 591) Dist l'un a l'altre: «L'empereor ad tort.» (Roi. 1942) Side 179
2.5. Une formule adjonctionnelle: SV + SN + Apostrophe:2.5.1. Dist + N. prop.![]() Dist B(ernier):
«Bêle, por amor Dieu, merci. (Raoul, 5703) 2.5.2. Dist. + Dét. + N. com.![]() ![]() Dist l'abbés:
«Dame, vos parlés en pardon. (Raoul, 7324) 2.6. Dient + N. com.![]() Dient Franceis:
«Mar i alames, certes, (Guill. 3450) 2.7. Dient + Dét. -f N. com.![]() ![]() Dient H conte: «Noz le savons assez. » (Ami, 329) Dïent si home : « Est nos sire dervés ? (Aspr. 5040) Dient si home: «Com voz plaira, si iert,» (Ami, 956) Dïent si home: «Girars se va dervant (Aspr. 5051) Side 180
2.8. Diront + N. com.Diront Normant en
nom de reprovier: (Cour. 198) Quatre SV du verbe dire peuvent donc précéder le SN en segment tétrasyllabique: deux SV au singulier, répartis sur les deux temps: présent et passé simple, dit et dist, et deux SV au pluriel, répartis sur les deux temps, présent et futur simple: dient et diront. En construction non-expansionnelle, le SN comporte un nom animé (N. prop. ou N. com.) seul ou précédé d'un déterminant, article déterminant, article défini ou adjectif possessif. Le verbe dire admet aussi certaines constructions expansionnelles et une construction adjonctionnelle. 3. Autres verbes déclaratifsL'inversion absolue en segment tétrasyllabique, extrêmement fréquente après les deux verbes déclaratifs dire et respondre, est très rare après les autres verbes déclaratifs. Nous n'avons relevé, en effet, que 7 exemples de cette organisation séquentielle, dont 2 avec le verbe (s')escrier et 5 avec faire, pris comme verbe déclaratif. 3.1. Fait, (fist) + N. prop.![]() Fist Agolans: «Vasal, gari m'avés. (Aspr. 9180) Fait Mandaquins: «Bien poés ce lascier. (Ibid. 8107) Fait Mandaquins: «Or tome a l'enpirier.» (Ibid. 8118) Fait Ulïens: «Dans rois, laies me dire. (Ibid. 7898) 3.2. Escrient + N. com.![]() Escrient Franc:
«Deus i ad fait vertuti (Rol. 3931) 3.3. Fait + N. prop. + ApostropheFait Girars:
«Sire, vos dites vérité. (Aspr. 4252) 3.4. S'escrie + SN + Expansion (relative)S'escrie Eaumons,
qui le cor ot iré: (Aspr. 3550) Side 181
Les verbes de perceptionLes deux verbes de perception oir et veoir se construisent obligatoirement avec un élément expansionnel (pronominal, objet direct). Par ce trait caractéristique, ils se distinguent des verbes déclaratifs et des verbes transitifs ou biactantiels. L'expansion pronominale après le verbe veoir peut être impersonnelle ou personnelle. L'expansion pronominale après le verbe oir, dans la totalité de nos exemples (41 ex.) est impersonnelle. Etant donné l'exiguïté du corpus, nous nous contenterons de souligner ce petit détail comme une tendance intéressante plutôt que de le considérer comme une règle absolue. 1. veoirLes trois SV voit le (voi, veit), vit le et veti Va sont les seuls qui puissent figurer en antéposition absolue en segment tétrasyllabique. Cette formule invertie est obligatoirement expansionnelle, comportant, une expansion pronominale, impersonnelle (le) ou personnelle (les) dans la totalité des exemples. Les formes antéposées de veoir sont combinables avec un sujet animé, comportant soit un N. prop. de deux (éventuellement trois syllabes comme Tedhalt, soit un N. com. précédé d'un déterminant (article défini ou adjectif possessif) comme H rois, sa mere, soit d'un syntagme nominal (N. com. + N. prop.) comme dus Nanties. 1.1. voit (voi, veit), vit + le (les) + N. prop.![]() Voi l'Agolans; le
sens cuide cangier. (Aspr. 10269) 1.2. Voit (veit) + le (les) + dét. + N. com.![]() ![]() Side 182
Voit les li cuens, a poi dire n'enraige. (Ami, 780) Voit le la damme, moult en est esjoïe. (Ibid. 1343) Voit le li enfes, n'a talent q'il en rie; (Raoul, 2361) Voit le sa mere, si le chose et menace, (Ami, 2235) Veit le li pere, de son enfant fu liez: (Cour. 147) Voit le li rois, encontre s'est levez, (Charroi, 58) 1.3. Voit + le + N. com. + N. prop.Voit le dus
Namles; Dameldeu apiela, (Aspr. 2064) Exceptionnellement,
un temps composé du verbe peut être mis en vedette :
Veii l'a Claires;
si geta un sospir. (Aspr. 8727) La construction
progressive est aussi possible : L'enfes le voit,
a poi n'enraige vis: (Raoul, 2530) 2. oïrLes deux formes ot et oit sont les seules qui puissent être mises en vedette dans les formules de l'inversion absolue en segment tétrasyllabique. Cette formule invertie est obligatoirement expansionnelle, une expansion pronominale, un le impersonnel faisant partie intégrante de la formule. Le syntagme verbal antéposé ot (oit) le est combinable soit avec un N. prop. de deux (éventuellement trois) syllabes, comme Bernart, avec un N. com. précédé d'un déterminant (article défini) comme // cuens ou la dame, ou avec un syntagme nominal, N. com. + N. prop. comme dus Namles. 2.1. Ot (oit, od) + le + N. prop.![]() Od le Balans, sel prist a esgarder: (Aspr. 392) Ot le Bernart, son père de Brebant, (Charroi, 612) Ot le Bertran, a pou n'est forsenez. (Ibid. 1015) Oït le G(éri), maintenant le desfie: (Raoul, 5468) Oit le Guéris, Dieu prist a mercier: (Ibid. 2169) Ot le Guillelmes, s'en a un ris gîte: (Charroi, 459) Oit le Raous, si a le front haucié: (Raoul, 1712) Side 183
2.2. Ot (oit) + le - art. déf. + N. com.![]() Ot le li cuens, le sen cuide desver, (Cour. 2665) Oit le la dame, souspirant respondí: (Raoul, 985) Ot le li enfes, ne mist avant le pié. (Cour. 87) Oit le li peres, molt en fu coreciés: (Raoul, 2222) Ot le li rois, s'en a un ris gité. (Charroi, 489) 2.3. Ot + le + N. com. + N. prop.Ot le dus Namles,
si se prist a irier, (Aspr. 1789) La progression
est aussi possible : Li cuens l'oït,
moult grans pitié l'en prent (Ami, 3013) Le synonyme
entendre se construit en progression : Les verbes de mouvement1. s'en alerLes deux formes vait s'en (va s'en, vet s'en) et vont s'en sont les seules qui puissent être mises en vedette dans les formules d'inversion absolue en segment tétrasyllabique. La forme vait s'en est combinable avec un sujet animé, comportant soit un N. prop. de deux (éventuellement trois) syllabes, comme Amis ou Guillelmes, soit un N. com. d'une syllabe précédé d'un déterminant (article défini) comme // reis, soit d'un syntagme nominal (N. com. + N. prop.) comme dus Namles ou quens Wédes. La forme vont
s'en est combinable, soit avec un N. com. de deux
syllabes 1.1. Vait s'en (va s'en, vet s'en) + N. prop.![]() Side 184
Exemples :
Va s'en Amis li
gentiz et li bers, (Ami, 1862) Exceptionnellement on trouve la
séquence: s'en vait + NP. 1.2. vait s'en + art. déf. + N. com.![]() Vait s'en li
cuens, de neient ne se targe, (Cour. 253 et 268)
1.3. Vait s'ent (va s'en) + N. com. + N. prop.![]() Vait s'ent dus
Namles, qui tant ot de valor. (Aspr. 2750) 1.4. Vont s'eut + N. com.![]() Vont s'ent
François qui vaincu ont l'estor, (Aspr. 3379) 1.5. Vont s'ent + art. déf. + N. com.Vont s'ent Ii mes
a esperón brocant (Aspr. 8224) Side 185
2. Autres verbes de mouvementToute une série de verbes de mouvement sont également susceptibles de figurer en antéposition absolue en segment tétrasyllabique : aler, tresaler, cheoir, fuir, s'en fuir, enchalchier, lever, munter, passer, salter {en), venir, venir (i). Le syntagme verbal (SV) en antéposition peut être combinable soit avec sujet animé, soit avec un sujet inanimé. 2.1. Verbe de mouvement + sujet animé2.1.1. SV + N. prop.Fuit s'en
E(rnaus), n'i ot qe esmaier, (Raoul 2935) 2.1.2. SV + N. com.S'iront paiens la
tiere calengier. (Aspr. 913) 2.1.3. SV + art. déf. + N. com.Cheent li rei, a tere se turnerent, (Roi. 3574) Chiéent li mort e versent li sanglant. (Raoul, 5965) Monte li rois, s'amaint s'ost après soi. (Aspr. 3967) Muntet li reis e si hume trestuz (Roi. 3679) 2.1.4. SV + adv. + art. déf. + N. com.Fui s'en li sire
ques ot a justicier. (Cour. 2341) 2.2. Verbes de mouvement + sujet inanimé2.2.1. SV + N. com.Ira yvers, si
revenra estez: (Charroi, 75) 2.2.2. SV + art. déf. + N. com.Lieve la noise, si frémirent li rent. (Aspr. 4448) Passet Ii jurz, la nuit est aserie. (Rol. 3991) Tresvait le jur, la noit est aserie. (Ibid. 717) Vendrai li jurz, si passerai li termes, (Ibid. 54) 2.2.3. SV + adv. + art. déf. + N. com.Sait en H fous,
que l'erbe en fait espendre. (Rol. 3917) Side 186
Quatre des verbes
cités, combinés avec un SNan, peuvent aussi adapter la
Namles chaï, puis
remonte en l'arçon; (Aspr. 1995) Autres verbesUn certain nombre
d'autres verbes sont susceptibles d'être mis en vedette
1. SV + N. prop.Fiert Charlemagne
un ruiste cop pesant (Aspr. 5889) ![]() Exceptionnellement, on trouve
une forme passive mise en vedette: Pris fu Y(bers)
et Gautiers autresi, (Raoul, 6102) 2. SV + N. com.Cruissent osbercs e cez helmes d'acer; (Roi. 2540) Fueillissent gaut, reverdissent li pré, (Charroi, 15) Harpent Bretons et viellent jougler. (Raoul, 8228) Moerent paien e alquanz en i pasment. (Rol. 1348) Plurent Franceis pur pitet de Rollant. (Ibid. 3120) 3. SV + Dét. + SN3.1. Dét.: art. déf.Baie la guie, car
il le quidad transglutre, (Guill. 3195) 3.2. Dét. : adjectif possessifPlorent si home
qui le vont regardant. (Aspr. 5142) Side 187
3.3. Dét. : le démonstratif épiqueArdent ces sales et fonde(n)t cil planchier. (Raoul, 1468) Fruissent cez hanstes et cil espiez furbit. (Roi. 3482) Rumpent cez cengles e cez seles versèrent, (Ibid. 3573) Sonnent cil saint et cil clerc vont chantant (Ami, 3151) Particulièrement
fréquente est la formule : Sortent cil {cez) graisîe
Sonent cil
graisle plus de mil et set cent. (Aspr. 4433) 3.4. Dét. : tantSonent tant
graisle, tant cor, tant buisine, (Aspr. 6930) 4. SV + Exp. + DN4.1. Exp. = complément d'attribution, avec les verbes falloir; morir, resterFait li le coer,
le helme Ii embrunchet, (Roi. 2019) 4.2. Exp. = adverbe.Art i Marsens qui
fu mere B(ernier). (Raoul, 1492) Helge
Nordahl Oslo RésuméI. Verbes déclaratifs1. Respondre: Les
deux SV: respont et respondent (avec leurs variantes
graphiques) II. Verbes de perception1. Veoir: Les
trois SV voit le, vit le et veti Va (avec leurs
variantes graphiques) précèdent Side 188
2. Dire: Les
deux SV ot (od) et oit peuvent précéder un SN animé en
construction III. Verbes de mouvement1. s'en aler: Les
deux SV vait s'en et vont s'en (avec leurs variantes
graphiques) 2. Autres verbes
de mouvement: Toute une série de SV représentant
d'autres verbes de IV. Autres verbesUne série
d'autres SV qui sont malaisément définissables peuvent
précéder un SN |