Revue Romane, Bind 13 (1978) 2

La double communication dans quelques textes de Diderot

par

John Pedersen

1: Introduction

Le propos de cet article est d'étudier quelques textes de Diderot dans la perspective précise des problèmes du langage et de la communication. Deux phrases-clés, qui seront, par la suite, replacées dans leur contexte, pourraient constituer les pôles de notre problématique. D'une part: «Quand on parle, c'est toujours à quelqu'un», d'autre part: «Est-ce qu'on s'entend? Est-ce qu'on est entendu ? » Voilà, en termes nets, la certitude et l'inquiétude qui sous-tendent l'œuvre littéraire de Diderot.

On sait que les problèmes concernant la langue ont beaucoup occupé les esprits des Lumières. Diderot, bien sûr, s'est prononcé directement dans ce débat : de nombreux articles de Y Encyclopédie en témoignent aussi bien que le texte remarquable de la Lettre sur les sourds et muets. Ici, nous allons essayer, dans un premier temps, de dégager quelques lignes centrales des prises de position de Diderot à ce sujet.

Notre but principal, cependant, sera l'étude de Diderot à Vœuvre, en dehors des considérations théoriques. Nous avons décidé de centrer notre étude sur trois formes littéraires, qui nous semblent indiquées pour plus d'une raison, à savoir la lettre, le dialogue et le roman. Non seulement ces trois formes sont, sans doute, parmi les formes préférées de Diderot écrivain, mais elles ont, en outre, l'avantage de se situer, de trois façons différentes, au centre des problèmes liés à la communication, Si, en effet, la lettre exprime la recherche d'un lecteur précis, le dialogue, à son tour, traduit plus généralement le besoin d'un contact humain, alors que, dans cette optique, le roman est l'expression d'un acte de communication bien particulier et fort complexe. Pour ne pas déborder le cadre d'un article, il a fallu se borner à peu d'exemples pour illustrer les trois formes. La compensation en est la possibilité d'approfondir les analyses sur des textes représentatifs et bien connus. Le choix des textes est, en effet, loin d'être original, mais quand aura-t-on tout dit sur des œuvres comme la Lettre sur les aveugles, la Lettre sur les sourds et muets, sur la trilogie du Rêve de d'Alembert ou encore sur La Religieuse ?

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La méthode que nous utiliserons pour les analyses est fondée sur l'hypothèse de travail qui voit la communication comme un concept central pour les textes que nous venons de citer. Théoriquement, l'analyse que nous envisageons se scinde en deux parties: une analyse immanente et une analyse transcendante. Dans la première, nous nous efforcerons de démontrer l'importance de l'idée de communication pour la structure du texte, son importance comme facteur décisif pour les procédés littéraires qui marquent le texte, et, enfin, son importance pour la thématique. L'analyse transcendante, à son tour, portera sur ce qu'on pourrait appeler la communication entre auteur et lecteur, c'est-à-dire qu'elle envisagera les textes comme des moyens de persuasion et la lecture comme une activité engagée.

Quoique l'analyse puisse donc, en principe, se diviser en deux parties, nous ne craignons pas de suivre simultanément les deux voies dans notre travail analytique, l'essentiel étant la distinction des deux niveaux de communication relevant chacun de son type d'analyse. C'est justement cette distinction qui nous fait parler de la «double communication» dans ces textes, et bien que l'idée n'ait, de toute évidence, rien d'original en soi, nous espérons pouvoir montrer son intérêt dans le cas précis de l'œuvre de Diderot.

D'autres ont déjà vu l'importance des problèmes ici soulevés. Nous ne prétendons pas faire œuvre d'innovation alors que, depuis 1970, des ouvrages de Jean Catrysse, de Jacques Schérer, de Roger Lewinter et d'lrène Monreal- Wickert ont abordé la question, bien que sous d'autres angles et dans d'autres contextes. D'autant moins que, déjà auparavant, H. Dieckmann avait fait des remarques pénétrantes sur le sujet qui nous occupe. Loin d'épuiser la question, ces ouvrages (indiqués dans la bibliographie) ont, au contraire, contribué à nous suggérer les pages suivantes.

2: Le problème de la langue

C'est sans doute dans la Lettre sur les sourds et muets (1751) que Diderot s'engage le plus directement dans le débat linguistique de son époque. Les affirmations de l'abbé Batteux dans Les Beaux-Arts réduits à un même principel'incitent à réagir, notamment au sujet du problème de l'inversion. Il choisit la formule déjà utilisée en 1749 dans la Lettre sur les aveugles, c'est-à-dire des réflexions sur un problème socio-psychologique, qui lui permettenten même temps d'avancer des hypothèses sur l'efficacité d'une communicationpar ailleurs entravée. Paradoxalement, les sourds et muets se

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révéleront fort utiles pour ses réflexions sur le langage: l'art de s'exprimer et d'entendre n'étant pas fondé principalement sur la grammaire, le terme de sourd et muet se voit doter, durant l'essai, d'un sens métaphorique qui double le sens concret. Pratique qui, dans les deux Lettres, permet à Diderot d'établir un contact particulier avec son lecteur, lequel, forcément, se laisse diriger vers le groupe de «ceux qui voient» ou de «ceux qui entendent et qui parlent», pour qui les deux lettres sont conçues, à en croire les soustitres.

Après avoir joué, au début de la lettre, avec l'idée d'un «muet de convention », idée que Condillac fera sienne quelques années plus tard, Diderot en vient aux 'véritables' sourds et muets. Un mouvement caractéristique du texte, la réfutation d'une objection prévue de la part du lecteur, précise son idée: «II vous paraîtra singulier, sans doute, qu'on vous renvoie à celui que la nature a privé de la faculté d'entendre et de parler, pour en obtenir les véritables notions de la formation du langage. Mais considérez, je vous prie, que l'ignorance est moins éloignée de la vérité que le préjugé; et qu'un sourd et muet de naissance est sans préjugé sur la manière de communiquer la pensée» (AT I p. 354). La manière de communiquer la pensée, voilà le centre d'intérêt dans les réflexions de Diderot beaucoup plus que de vagues considérations sur l'origine ou l'essence de la langue.

Un peu plus loin dans son texte, Diderot réfléchit sur cette forme particulièrement complexe de communiquer sa pensée qu'est le langage métaphorique. Il est question, sans doute, du discours poétique, mais il est significatif que ces réflexions trouvent leur place dans un essai sur la communication de la pensée en général; Diderot, du reste, est le premier à montrer, et dans ce texte même, que la métaphore n'est pas réservée au seul discours poétique. Ce qui attire surtout notre intérêt ici, c'est le fait que Diderot insiste tellement sur la compétence du lecteur: «Mais l'intelligence de l'emblème poétique n'est pas donnée à tout le monde; il faut être presque en état de le créer pour le sentir fortement» (ib. p. 374). Cette citation souligne ce qu'affirment bien d'autres passages du texte: le discours poétique exige qu'on soit dans le secret du destinateur, qu'on soit son complice. Communication suppose communauté, et cela vaut pour d'autres langages encore que le discours poétique. Ce qui nous intéresse dans la Lettre sur les sourds et muets, c'est l'importance que Diderot accorde à cet aspect de l'activité linguistique.

Citons à ce propos d'Alembert, dans le Discours préliminaire de YEncyclopédie,car
il est évident que Diderot aurait pu signer ce texte dans son
ensemble. Nous y trouvons, en effet, l'idée des avantages qu'il est possible

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de tirer d'une communication difficile: «Une communication trop facile peut tenir quelquefois l'âme engourdie, et nuire aux efforts dont elle seroit capable. Qu'on jette les yeux sur les prodiges des aveugles nés, et des sourds et muets de naissance; on verra ce que peuvent produire les ressorts de l'esprit, pour peu qu'ils soient vifs et mis en action par des difficultés à vaincre» (tome I p. IX). Ces «difficultés à vaincre» sont précisément les points de repère du texte, qui permettent au lecteur qui voit et qui entend de s'orienter dans ce «labyrinthe» que constituent non seulement la. Lettre sur les sourds et muets, mais n'importe quel texte de Diderot. Voilà qui donne aussi sa pleine signification à des formules comme celle-ci: «Pour moi, qui m'occupe plutôt à former des nuages qu'à les dissiper, et à surprendre les jugements qu'à juger, je vais vous démontrer encore que .. » (AT I p. 369 s.). Autrement dit, pour que la communication passe plus facilement, il faut la rendre plus difficile! Ce ne sera pas le seul paradoxe de ces pages consacrées aux théories et à la pratique de Diderot concernant la communication,mais peut-être en est-ce un des plus importants.

Le problème de la langue est posé de nouveau, et cette fois par Diderot lui-même, dans l'article Encyclopédie. Une fois de plus, Diderot se penche sur la compétence dans le développement que voici: «II n'y a de bonnes définitions que celles qui rassemblent les attributs essentiels de la chose désignée par le mot. Mais a-t-il été accordé à tout le monde de connoître et d'exposer ces attributs? L'art de bien définir est-il un art si commun?» (tome V p. 635). Pour toute réponse à ces questions, Diderot se demande si nous ne sommes pas tous, plus ou moins, à comparer aux enfants, «qui appliquent avec une extrême précision, une infinité de termes à la place desquels il leur seroit absolument impossible de substituer la vraie collection de qualités ou d'idées qu'ils représentent» (ib.). Un scepticisme se dessine ici à l'égard des usagers du langage humain, scepticisme qui semble en contradiction avec la confiance au lecteur que nous avons montrée plus haut. En réalité, cette contradiction n'est peut-être qu'apparente et s'expliquerait donc comme un paradoxe: le bon fonctionnement du langage, les rapports entre les mots et les choses, tout cela serait assuré non pas malgré, mais à cause des difficultés, et, vu sous ce jour, ce qui ressemble d'abord à un pessimisme en ce qui concerne notre langage s'avérerait être plutôt un optimisme sujet à caution.

Il existe pourtant d'autres réflexions de Diderot sur la langue, selon lesquellesune telle 'récupération' reste impossible. Nous pensons à quelques fragments découverts par M. Dieckmann et présentés dans son Inventaire du fonds Vandeul (1951). On y lit notamment: «Les mots réveillent des idées,

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des images si diverses selon les têtes, qu'ils produisent quelquefois deux effets opposés, ou de mettre les hommes en contradiction, quand ils sont d'accord, ou de les montrer d'accord quand ils sont en contradiction. Viennent-ilsà s'expliquer, ils ne s'entendent plus.» (p. 214). Cette fois-ci, la constatation semble plus grave, et la pièce qui, selon M. Dieckmann, devait suivre de près, est plus que maigre comme consolation, tant son ton est celui de la résignation: «mais heureusement (la langue) est pauvre; et en sentant tout diversement, ils parlent à peu près de même» (p. 199). Le moins qu'on puisse dire, au sujet de ces citations, c'est que le problème de la communicationreste posé: tout se passe, en effet, comme si nous ne nous entendionsvraiment que dans deux conditions, ou bien quand on établit des difficultés à surmonter dans l'échange, ou bien quand les deux participants de la communication se trouvent au même niveau (inférieur) pour ce qui est de la compétence linguistique. A chacun de trouver à qui parler.

Ce sera justement la leçon qu'en tire Diderot dans ses écrits. Que sa productivité fabuleuse se soit manifestée dans la correspondance privée ou « littéraire », qu'elle ait abouti à une publication immédiate ou différée, il est possible de la voir comme une tentative permanente pour trouver à qui parler. Nous entendons par là que la conscience du fait que l'œuvre littéraire s'inscrit dans un acte de communication très particulier, nous semble être beaucoup plus accentuée chez Diderot que chez ceux de ses contemporains à qui on le compare ordinairement. Tout au moins, cette conscience se reflètet-elle, dans le cas de Diderot, d'une façon remarquable dans ses textes les plus divers. Ce sera donc notre fil conducteur dans l'analyse de quelques textes représentatifs choisis parmi les formes littéraires dans lesquelles il a excellé. Après avoir établi l'importance de la problématique pour le théoricien, nous allons essayer de déceler, dans les détails, les reflets de ces théories quand l'écrivain se met à l'œuvre. Comme nous l'avons indiqué plus haut, nous nous efforcerons, pour chaque série de textes, de dégager la structure communicative, les thèmes qui s'y rattachent et les procédés qui la soulignent.

3: Deux lettres

On sait l'importance, dans l'œuvre de Diderot, de deux formes particulières, la lettre et le dialogue. C'est par là que nous allons commencer notre examen, non seulement à cause de leur fréquence dans l'œuvre, mais surtout parce que lettre et dialogue constituent deux formes privilégiées à qui veut réfléchir sur les problèmes de la communication. On trouve, en effet, dans

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les deux formes, une telle concentration sur les deux 'partenaires', destinateuret destinataire, qu'il semble inévitable que l'emploi de ces formes s'accompagne de certaines réflexions sur les conditions d'un tel échange. Rappelons en outre le rôle prépondérant de la correspondance comme phénomène social au XVIIIe siècle. La correspondance privée de Diderot en fournit un éminent exemple, et la vogue des romans épistolaires en est un reflet intéressant.

Ces coordonnées ne semblent pas négligeables si l'on veut se pencher un instant sur les deux textes célèbres auxquels Diderot a donné comme titres Lettre sur les aveugles à Vusage de ceux qui voient et Lettre sur les sourds et muets à l'usage de ceux qui entendent et qui parlent. A qui ces lettres s'adressent-elles en réalité, et dans quelle mesure y est-il question d'autre chose que de ces malheureux dont les handicaps en constituent, pour ainsi dire, le prétexte?

Il est évident que les deux textes comportent une certaine ambiguïté relevant du fait que les lettres sont à la fois adressées à une personne, marquée dans le texte, et à tous ceux qui sont visés par les sous-titres, moins limpides, au demeurant, qu'on ne dirait à première vue. Pourquoi Diderot a-t-il choisi de souligner la procédure, bien connue à l'époque, qui consiste à situer son texte à mi-chemin entre la lettre « réelle » et l'œuvre littéraire ? Il semble que la conséquence en soit, avant tout, qu'on instaure deux niveaux de destinataires : d'une part les deux personnes à qui s'adressent les deux textes (peu importe ici leur identité) et d'autre part, à en croire les sous-titres, tous ceux qui ne sont ni aveugles ni sourds et muets. Or, comme nous allons le voir, les textes nous obligent à élaborer une signification supplémentaire des sous-titres, et à nous situer par rapport à cette nouvelle signification. Du coup, il n'y a plus deux, mais (au moins) trois niveaux de destinataires.

Nous avons affirmé, plus haut, que chacun des deux textes marque une personne précise comme celle à qui la lettre s'adresse. Cela se produit, entre autres choses, par l'esquisse d'un dialogue entre l'auteur et sa lectrice/son lecteur, esquisse qui apparaît plusieurs fois. Voici un exemple caractéristique:

Nous voilà bien loin de nos aveugles, direz-vous; mais il faut que vous ayez la
bonté, madame, de me passer toutes ces digressions: je vous ai promis un entretien,
et je ne puis vous tenir parole sans cette indulgence. (AT I p. 305)

La technique consiste à anticiper sur les objections du destinataire du
'premier niveau'. Cependant, comme ces objections risquent de coïncider
avec celles de n'importe quel lecteur réel, celui-ci aura la possibilité de lire

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de tels passages comme autant & appels à un engagement très direct dans
l'entreprise du texte. On est, pour ainsi dire, invité à se sentir, tant soit peu,
dans le secret du texte.

Quel est ce secret? A notre avis, il faudrait le chercher, avant tout, dans la détermination des vrais destinataires des deux lettres. Nous sommes, en effet, convaincu que les destinataires dont parlent les sous-titres sont, en réalité, «ceux qui comprennent», c'est-à-dire ceux qui ont su décoder correctement le message du texte. Peut-être qu'on pourrait les caractériser aussi comme ceux qui se sont donné la peine de lire le texte de Diderot, dans le sens de participer à la production d'une signification. Il est donc question, ici, de ce que nous avons appelé, ailleurs, la complicité du lecteur dans l'œuvre de Diderotl.

La tâche qui s'impose ici est bien entendu celle d'examiner de façon plus détaillée quels sont les procédés dont use Diderot, dans son écriture, pour parvenir à établir la structure communicative que nous venons d'indiquer. Il s'agit, en l'occurrence, de procédés si fréquents qu'on pourrait presque parler de 'tics' littéraires: nous parlons, notamment, de métaphores et de paradoxes.

Le jeu métaphorique des deux textes a pour noyau les trois verbes voir, entendre, parler et leurs adjectifs complémentaires, aveugle, sourd, muet. Il est instructif de suivre, dans les détails, comment par exemple le terme aveugle est utilisé à travers le premier texte. Par des rapprochements et des juxtapositions, grâce à des paradoxes aussi, Diderot parvient à rendre évident au lecteur le sens métaphorique du terme, voire à faire co-exister celui-ci avec le sens concret, comme dans la phrase suivante, attribuée au célèbre géomètre Saunderson, dont la cécité fait l'objet de la partie centrale de la lettre:

Je vous le cède sur l'état actuel de l'univers, pour obtenir de vous en revanche la
liberté de penser ce qu'il me plaira de son ancien et premier état, sur lequel vous
n'êtes pas moins aveugle que moi. (ib. p. 309)

A ce travail métaphorique précis, s'ajoute l'emploi remarquable des substantifs ténèbres et lumières, qui ne font que renforcer les effets dont nous parlons. La citation suivante est tout à fait typique, à cet égard comme à d'autres:



1: A paraître, en 1978, dans les Actes du 6e Congrès des Romanistes Scandinaves, Upsal août 1975.

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Mais qu'entendez-vous par des expressions heureuses? me demanderez-vous peut-être. Je vous répondrai, madame, que ce sont celles qui sont propres à un sens, au toucher, par exemple, et qui sont métaphoriques en même temps à un autre sens, comme aux yeux; d'où il résulte une double lumière pour celui à qui l'on parle, la lumière vraie et directe de l'expression, et la lumière réfléchie de la métaphore, (ib. p. 301)

Le lecteur, à son tour, se doit donc de sonder le texte attentivement pour capter la double lumière de ces expressions heureuses. Ainsi disposé, le lecteur ne manquera pas de constater la parenté étroite entre métaphores et paradoxes dans ces textes. Non seulement les procédés se complètent, à plusieurs reprises, mais l'essentiel, dans les deux cas, c'est qu'ils invitent le lecteur à ne pas craindre, dans sa transposition personnelle du texte, le renversement du paraître. Ecoutons cet échange de répliques entre un aveugle inculpé et son magistrat: «Je vous jetterai dans un cul de bassefosse, lui répondit le magistrat.- Eh! monsieur, lui répliqua l'aveugle, il y a vingt ans que j'y suis» (ib. p. 286). L'important, c'est la morale que Diderot en tire lui-même : « Les signes extérieurs de la puissance qui nous affectent si vivement, n'en imposent point aux aveugles» (ib. p. 286). Après tout, faut-il s'étonner que de telles réflexions aient valu à leur auteur un séjour à Vincennes? Il faudrait être aveugle pour ne pas voir les conséquences qu'elles pourraient entraîner !

Diderot s'était pourtant donné bien de la peine pour camoufler ses intentions. Ce n'est pas un hasard s'il utilise, vers la fin de la seconde lettre, l'image que voici : «Si je vous arrête encore un moment à la sortie du labyrinthe où je vous ai promené, c'est pour vous en rappeler en peu de mots les détours» (ib. p. 389). Effectivement, on se perd dans le discours de Diderot aussi facilement que dans un labyrinthe. Cela est encore plus net dans les lettres que dans certains autres genres, car « dans une lettre, les écarts sont permis, surtout lorsqu'ils peuvent conduire à des vues utiles» (ib. p. 352). C'est même très utile, un 'texte-labyrinthe': il permet de se faire comprendre sans se compromettre en établissant un lien entre l'écrivain et le lecteur élu qui comprend, une complicité, comme nous l'avons appelé plus haut, ou bien un traité, comme l'appelle Diderot dans un passage remarquable

Et toujours des écarts, me direz-vous. Oui, madame, c'est la condition de notre
traité, (ib. p. 324)

On ne saurait, en effet, être plus net en ce qui concerne les rapports entre
l'auteur et son lecteur.

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Les procédés dont il a été question sont donc loin de relever d'un jeu littéraire purement gratuit. Ce sont des éléments stylistiques qui s'intègrent dans une stratégie bien simple: celle de parler ouvertement de sujets brûlants de sorte que les malentendus restent du côté de ceux qui prennent ces textes «au pied de la lettre».

Il est intéressant, pour notre optique, de constater que, dans les deux textes, la communication joue un rôle important, non seulement dans la structure des textes et dans quelques procédés particulièrement fréquents, mais aussi, comme nous allons le voir, dans leur thématique, domaine qui se superpose aux deux niveaux que nous venons de mentionner. C'est justement pourquoi, en examinant quelques thèmes qui se retrouvent dans les deux lettres, nous allons rencontrer, de nouveau, les concepts clés de la problématique communicative: message, code, destinateur, destinataire.

La métaphore est certainement un thème très important dans ces textes, et ce qui est surtout frappant, c'est que ce thème est envisagé comme phénomène communicatif des deux côtés: celui du destinateur aussi bien que celui du destinataire. Pour ce qui est du premier, Diderot souligne, à propos de Saunderson, un aspect qu'il prétend être général :

II est évident que dans ces occasions Saunderson, avec tout l'esprit qu'il avait, ne s'entendait qu'à moitié, puisqu'il n'apercevait que la moitié des idées attachées aux termes qu'il employait. Mais qui est-ce qui n'est pas de temps en temps dans le même cas? (ib. p. 301)

Si Diderot insiste ici sur notre difficulté de nous entendre, thème qui lui est cher, il faut cependant souligner, dans le cas précis, qu'il s'agit de la difficulté qui existe pour celui qui parle et qui doit essayer de saisir l'étendue de ses propres énoncés ! Avec une telle circonspection quant à notre possession de la langue, il est bien normal que celui qui doit pénétrer le double jeu du langage métaphorique des autres rencontre des problèmes, notamment devant le langage poétique («.. il faut être presque en état de le créer .. »). Cela n'est pas peu demander au destinataire d'un message poétique, mais il importe de rappeler que, soulignant cette situation, Diderot maintient luimême, dans son écriture, ces procédés exigeants.

Il a déjà été question, plus haut, de l'analogie qu'établit Diderot entre
«ceux qui ne voient pas» et les aveugles. Il use de la même technique à
propos des sourds et muets, et les lignes suivantes montrent dans quel but :

Mais considérez, je vous prie, que l'ignorance est moins éloignée de la vérité
que le préjugé; et qu'un sourd et muet de naissance est sans préjugé sur la
manière de communiquer la pensée (ib. p. 354)

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On remarque comment le thème se teinte idéologiquement : ce qui nous entrave, nous autres 'normaux', ce sont les préjugés, et la célèbre scène de la Lettre sur les aveugles où Diderot imagine la mort de Saunderson est, en somme, le point final d'un tel développement du thème des préjugés. Des réflexions sur nos moyens de nous comprendre peuvent nous mener loin.

Aux trois niveaux examinés, nous avons fait des constatations qui convergent: des éléments importants du texte sont centrés sur le problème de s'entendre, d'entrer en rapport les uns avec les autres. En élaborant ses textes autour de ces noyaux, Diderot entame du même coup la forme de communication particulière qu'est la littérature 'engagée': en théorisant sur la communication humaine et sur les problèmes du langage, il pratique en même temps une action directe sur le lecteur. Il invite, en effet, celui-ci à s'engager dans le texte et dans ses problèmes par le truchement d'un 'lecteur' textuel, un destinataire artificiel, soit que le véritable lecteur s'identifie à lui, soit qu'il le rejette entièrement dans une lecture 'réductrice'. Toujours est-il qu'à partir de ces deux textes du milieu du siècle, pour Diderot écrire signifie à la fois dénoncer le mal et renoncer à l'action ouverte. Les trois mois qu'il traîne, en 1749, dans le donjon de Vincennes lui suffisent largement: il n'oubliera plus jamais qu'il y a lecteur et lecteur, et que la culpabilité de l'écrivain est une question, entre autres choses, de savoir ou de ne pas savoir utiliser à des fins idéologiques la «double lumière » du langage métaphorique.

4: Trois dialogues

L'analyse des deux Lettres a rappelé à quel point la forme dialoguée s'introduit sans cesse dans le discours de Diderot. Tout se passe, en effet, comme si Diderot, plume en main, éprouvait un besoin constant d'orienter ses réflexions, soit pour mieux les peser, en imaginant la réaction du destinataire, soit pour affûter les flèches de l'argumentation, en se laissant prendre par son propre jeu, acceptant l'idée d'un 'adversaire'. Cet aspect très personnel de la dialectique de Diderot est bien entendu assez important pour notre optique. Comment, en effet, s'interroger sur les problèmes concernant communication et langage sans prendre en considération la situation basale pour ces problèmes, à savoir l'entretien entre deux (ou plusieurs) personnes. C'est pourquoi, avant d'en venir au roman, nous allons nous occuper ici de l'emploi que fait Diderot du dialogue.

Dans un article sur le dialogue philosophique, M. Maurice Roelens a
caractérisé ce genre par sa «double finalité»:

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S'amorcent ainsi, à l'intérieur du genre et du type de discours qui le caractérise,
une série de conflits et de tensions entre le souci de l'universel et la nécessité du
particulier,

et, un peu plus loin:

le dialogue philosophique est à la fois la communication d'un message conceptuel
et l'organisation de cette communication en spectacle (CAIEF n° 24,
p. 47)

La question est pour nous de savoir comment Diderot s'y prend pour exploiter cette double finalité. Comme base d'une réflexion sur cette question, nous avons choisi la trilogie centrée sur le Rêve de d'Alembert. En analysant ces textes selon la procédure déjà utilisée pour les deux Lettres, nous espérons parvenir à des résultats qui nous permettent de formuler une réponse à la question que nous venons de poser.

Rappelons brièvement que le texte que Diderot a appelé le Rêve de d'Alembert constitue la partie centrale d'une trilogie de dialogues qui s'ouvre par YEntretien entre d'Alembert et Diderot et qui se termine par la Suite de l'Entretien. Les trois textes sont étroitement liés, au niveau structurel comme au niveau thématique, et l'ensemble nous offre une remarquable illustration du problème qui nous occupe: dans quelles conditions pouvonsnous communiquer les uns avec les autres, comment nous entendons-nous ?

VEntretien est un véritable dialogue philosophique 'traditionnel', dans lequel Diderot s'est attribué le beau rôle. C'est en effet le personnage Diderot qui a l'initiative et qui explique, en bon philosophe, ses points de vue sur l'organisation de l'homme, sans pourtant bien réussir à se faire comprendre du célèbre géomètre. Cet entretien mal parti, d'Alembert en reprend des passages la nuit même quand, dans un rêve fébrile, il joue sa discussion avec Diderot. C'est la partie centrale de la trilogie, et la structure communicative en est particulièrement complexe, parce que, à l'insu de d'Alembert, Mlle de l'Espinasse, en prenant des notes, enregistre les énoncés de d'Alembert. Ce que, des théories de Diderot, d'Alembert avait mal compris, Mlle de l'Espinasserenonce totalement à le comprendre. Or, quand, le lendemain, elle relit ses notes devant le docteur Bordeu, celui-ci comprend admirablement! Autrement dit, les idées de Diderot sont transmises, sans être compromises, par deux 'relais' qui ne comprennent pas grand'chose, au docteur Bordeu, destinataire accidentel. De ces partenaires, celle qui ne comprend rien et celui qui comprend tout se rencontrent de nouveau dans la Suite. Une fois de plus, Mlle de l'Espinasse n'en saisit pas tout, mais cette fois-ci, selon l'idéologiede l'époque, c'est plutôt à son honneur. La conversation, en effet, est

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centrée sur la sexualité : il y a des cas où il ne faut pas trop bien comprendre. Or, ce qui est intéressant pour notre propos, c'est justement l'enchaînement des problèmes concernant communication et sexualité ; évident déjà à l'analysestructurelle, cet enchaînement trouvera sa véritable importance au niveau thématique. Avant de l'y retrouver, nous allons cependant consacrer quelques remarques aux procédés 'techniques' les plus intéressants des trois textes.

Dans YEntretien initial, les rapports entre les deux partenaires se dessinent de manière assez nette. En effet, Diderot garde l'initiative durant l'entretien entier, et sa supériorité est encore confirmée à la toute dernière réplique du dialogue, réplique qui se lit comme l'abandon total de d'Alembert : «Et que voulez-vous qu'il en arrive ? Mais qu'est-ce que cela me fait ? Qu'il en arrive ce qui pourra. Je veux dormir, bonsoir. » (AT II p. 121).

Parmi les traits du texte qui ont pour but de marquer la supériorité de Diderot, on relève, à titre d'exemples, les hypothèses hardies, les affirmations ultimatives, un certain ton moqueur et bon nombre de paradoxes. Des techniques qui rappellent quelque peu celles de l'interrogatoire, ce qui illustre assez bien la relation entre les deux partenaires du dialogue.

Ces rapports, cependant, ne se retrouvent pas dans le Rêve, ce qui s'explique peut-être, en partie, par l'aspect onirique de ce texte, mais aussi, sans doute, par le fait que Borden est placé comme une sorte de commentateur externe dont la supériorité par rapport aux autres se situe à un autre niveau. Le ton du Rêve est à la fois «léger et profond», comme le dit Bordeu, ou bien, pour emprunter une formule souvent citée d'une lettre à Sophie Volland, le ton peut se caractériser ainsi :

Cela est de la plus haute extravagance, et tout à la fois de la philosophie la plus profonde; il y a quelque adresse à avoir mis mes idées dans la bouche d'un homme qui rêve: il faut souvent donner à la sagesse l'air de la folie, afin de lui procurer ses entrées. (SV 111 p. 209)

Visiblement, l'auteur, ici, n'est pas trop mécontent de son texte et de ses dispositifs. On le comprend: le problème de «procurer ses entrées» à la sagesse est toujours au centre des préoccupations de Diderot, et le paradoxe de masquer cette sagesse sous des galimatias a tout pour lui plaire.

Dans la Suite, enfin, dont les thèmes sont encore plus ' libres ', Diderot se sert d'autres techniques pour faire passer l'inadmissible: d'une part, les procédés sont ouvertement dénoncés, comme dans la recommandation de Mlle de l'Espinasse: «Cependant, docteur, de la gaze, un peu de gaze» (AT II p. 183); d'autre part, l'auteur se permet un clin d'œil très significatif

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à son lecteur en laissant dire à Bordeu: «Mais nous causons sans témoins et sans conséquence» (ib. p. 186). S'il est faux que les deux personnages causent «sans témoins» (et chaque lecteur en constitue la preuve formelle), il est sans doute également faux que l'entretien soit «sans conséquence»! Mais l'auteur, par le truchement de son personnage, s'en lave les mains tout en cherchant des complices!

Quelle est donc la «sagesse», apparemment compromettante, que Diderot s'efforce de communiquer à l'aide d'un texte qu'il veut inattaquable? Un regard sur les thèmes principaux de la trilogie pourra peut-être nous éclaircir sur cette question. La première constatation qu'on peut faire, c'est que la même thématique domine l'ensemble. Les thèmes sont, en effet, repris d'un dialogue à l'autre, ils se superposent, se complètent.

Ici, comme pour les autres niveaux de l'analyse, la partie centrale, le
Rêve, fait apparaître une configuration assez complexe, dont les éléments
peuvent plus facilement se distinguer dans les deux volets qui l'encadrent.

En ce qui concerne Y Entretien, il est assez net que son thème principal est l'organisation des êtres, et plus particulièrement de l'être humain. A ce thème s'ajoutent, cependant, celui de l'origine de la vie, et, à un échelon supérieur, l'idée que «tout tient dans la nature». L'important, à nos yeux, c'est que cette thématique possède des dénominateurs communs comme création, harmonie, communication.

Il y a lieu d'insister là-dessus, car le second volet, la Suite, se définit, à ce niveau-ci, par une commune mesure qui est strictement à l'opposé de celle de Y Entretien, étant donné que ses mots clés seraient, par exemple, rapports sexuels sans procréation, disharmonie et distance. Ce caractère de rupture par rapport à Y Entretien se manifeste dans deux thèmes : celui de la sexualité, qui sous-tend l'ensemble de la Suite, et celui du langage, qui ne s'introduit que vers la fin, à travers l'anecdote sur le cardinal et l'orang-outang, mais dans une position marquée.

Si, donc, les deux textes sont liés par une thématique profondément commune quoique développée dans deux sens strictement opposés, il convient de rappeler qu'ils le sont également par le besoin de comprendre qu'éprouve, dans chacun des textes, l'un des interlocuteurs, et par la peine que se donne l'autre pour faire comprendre ses idées.

Tout ceci se concentre dans le Rêve, dont la forme poétique est le véritableexploit de Diderot. En effet, le «délire» de d'Alembert reproduit fidèlement les thèmes de Y Entretien tout en anticipant sur ceux de la Suite. Quand on lit, par exemple, que nos organes ne sont que «des animaux distinctsque la loi de continuité tient dans une sympathie, une unité, une identitégénérale»

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titégénérale»(ib. p. 127), il est très net que nous retrouvons là un thème de VEntretien, légèrement transposé, cependant, en ce qui concerne le ton. C'est pourquoi il convient de parler, bel et bien, de forme poétique à propos du Rêve. En effet, nous sommes tenté, pour caractériser la trilogie entière, d'utiliser à notre manière une réplique du docteur qui se trouve au début de la Suite: «Votre question est de physique, de morale et de poétique» (ib. p. 183). N'est-il pas possible de voir, en ces trois attributs, une caractéristiqueadéquate des perspectives, respectivement, de l'Entretien, de la Suite et du Rêve! Nous le pensons.

Le Rêve, cependant, ne fait pas que refléter à sa manière les thèmes des deux autres dialogues. La réflexion 'poétique' (ou délirante) comporte la structure même des dialogues et le message qu'ils communiquent. Nous avons montré dans quelle mesure le problème de l'entendement est un problème central dans les deux autres dialogues ; mais il se trouve que, dans le Rêve, il acquiert une importance primordiale. C'est, en effet, la tentative de Mlle de l'Espinasse pour comprendre, qui nous vaut le récit, et ce sont les commentaires de Bordeu qui nous offrent les clés pour interpréter le délire du rêve.

Voilà pour l'organisation même du texte ; mais les problèmes que pose la communication humaine sont reformulés aussi pour être intégrés dans la thématique: d'abord par Bordeu, à propos de l'hypothèse d'un être «avec le principe de deux sens et de deux consciences » :

II y a déjà tant d'incertitudes, de contradictions, de folies dans un entendement
simple, que je ne sais plus ce que cela deviendrait avec un entendement double,
(ib. p. 159)

II y a dans cette réflexion suffisamment de scepticisme pour y voir 'l'appel
thématique' à cette question, citée déjà dans l'lntroduction, et que nous
reproduisons ici avec la réponse du docteur :

D'Alembert: Docteur, est-ce qu'on s'entend? est-ce qu'on est entendu? Bordeu: Presque toutes les conversations sont des comptes faits.. Je ne sais plus où est ma canne.. On n'y a aucune idée présente à l'esprit.. Et mon chapeau.. Et par la raison seule qu'aucun homme ne ressemble parfaitement à un autre, nous n'entendons jamais précisément, nous ne sommes jamais précisément entendus; il y a du plus ou du moins en tout: notre discours est toujours en deçà ou au-delà de la sensation, (ib. p. 180 s.)

La réponse du docteur, bien entendu, est forgée pour souligner son scepticisme(«Et
mon chapeau.. »), mais l'important, à notre avis, c'est que, sous
sa forme négative, la réponse est paradoxalement rassurante. Serait-ce

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parce que Bordeu vient de livrer, dans le Rêve, une preuve convaincante de nos possibilités de nous entendre? Il a, en tout cas, pénétré les énoncés de Diderot qui ont causé le délire de d'Alembert et le refus total de Mlle de l'Espinasse; il est dans le secret du philosophe, devine ses idées, en même temps que le texte nous rappelle sans cesse qu'il intervient de l'extérieur. En dedans et en dehors: c'est sans doute pourquoi son rôle se situe à un autre niveau que ceux des trois autres. En connaissance de cause, il survole le labyrinthe, dans lequel s'égarent d'Alembert et Mlle de l'Espinasse, pour renouer un contact direct avec Diderot, image de l'auteur. Vu sous ce jour, il est permis de trouver, en Bordeu, l'image du lecteur averti et engagé, qui accepte une certaine complicité avec l'auteur.

Il est évident que notre lecture, conçue dans une perspective précise, peut être caractérisée comme 'étroite'. La centrant sur les problèmes de l'entendement et sur les rapports qui s'établissent, dans le texte, entre sexualité et communication, nous avons mis de côté, bien entendu, des aspects importants de la trilogie. Il faut cependant accepter que, face à un texte complexe, lire, c'est avant tout choisir. Notre choix est peut-être justifiable par le fait qu'on retrouve les mêmes noyaux dans d'autres textes de Diderot et, notamment, dans d'autres formes littéraires. Déjà sept ou huit ans avant le Rêve de d'Alembert, Diderot avait, dans La Religieuse, ouvert des perspectives pareilles. En analysant, en dernier lieu, ce roman, nous pourrons donc voir quelles sont les conditions de notre ' traité narratif ' - comment se posent, dans un roman, les problèmes que nous venons d'étudier dans deux autres genres ?

5: Un roman

Faut-il dire que nous abordons l'analyse de La Religieuse avec la conviction préalablement établie que les structures communicatives se révéleront plus complexes dans un roman que dans les types de textes que nous venons d'étudier? Le problème, bien entendu, n'est pas là, mais dans les difficultés de circonscrire, avec précision, les éléments qui contribuent à ce degré supérieur de complexité structurelle. Est-il opportun d'appliquer à un texte narratif les procédures analytiques qu'on a trouvées appropriées pour les jeux textuels d'autres formes littéraires? Nous le croyons, et il n'y a, au demeurant, guère d'autres voies pour qui s'efforce de discerner ce qui distingue le texte narratif des autres catégories textuelles.

Précisons simplement, avant d'entrer dans les détails de l'analyse, les faits
chronologiques qui situent la rédaction de La Religieuse en l'année 1760, à

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peu près à égale distance de la Lettre sur les aveugles (1749) et du Rêve de d'Alembert (1769). Il n'est jamais inutile, à propos de Diderot, d'insister sur la continuité et la cohérence de l'œuvre, vu l'importance qu'on a parfois voulu accorder à son aspect apparemment décousu et sautillant.

Dans La Religieuse, tout se passe, en effet, comme si Diderot s'était occupé, avant tout, de brouiller les fils de la structure communicative. Dès la première page, le lecteur est placé dans l'embarras du choix devant l'ambiguïté qui règne en ce qui concerne le statut à accorder au texte qu'on vient d'entamer. Même en mettant de côté la question pourtant fondamentale sur la fictivité du texte, on reste dans l'incertitude : Serait-ce une lettre ou des mémoires ? Quel sera le véritable but de ce récit qui s'annonce dès la toute première phrase: «La réponse de M. le marquis de Croismare, s'il m'en fait une, me fournira les premières lignes de ce récit» (AT V p. 11)? Or, il se trouve que les structures communicatives, aussi bien que leurs fonctions respectives, sont loin d'être les mêmes pour les trois catégories que représentent la lettre, les mémoires et le récit. Il convient donc de s'attarder sur ce problème pour mieux voir, par la suite, comment Diderot parvient à exploiter ces différences.

En ce qui concerne la lettre, la situation particulière de La Religieuse correspond à un modèle très fréquent : Une personne s'adresse, en écrivant, à une autre personne dans une intention précise. Cette intention n'est pas toujours rendue très explicite, les deux «Lettres» déjà étudiées en témoignent ; mais dans le cas de Suzanne Simonin, il n'y a aucune incertitude au sujet de ses intentions. Elle écrit, en effet, pour persuader.

Le cas des mémoires se présente, en règle générale, sous un autre jour. Tout d'abord, celui qui rédige ses mémoires ne s'adresse que rarement à une seule personne; il est plus normal que des mémoires soient destinés à un groupe de lecteurs qui reste assez vaguement délimité. L'essentiel, cependant, réside dans la finalité de l'acte d'écrire. Car raconter sa vie n'est pas principalement communiquer aux autres les péripéties de son existence. La personne qui écrit des mémoires cherche, avant tout, en dressant le bilan de sa vie, à interpréter et à expliquer ce qu'elle n'avait pas compris lors du déroulement des événements. C'est ainsi que fonctionnent, au XVIIIe siècle, les mémoires littéraires, et c'est cela qui détermine le but particulier de celui ou de celle qui écrit: comprendre.

Le récit, en troisième lieu, se distingue des deux cas précédents, d'abord en ceci qu'il ne présuppose ni un destinataire précis, ni un groupe plus ou moins déterminé de destinataires. La narration s'adresse à tous et à personne,et il est bien moins aisé de démêler les buts qu'elle vise et qui la dirigent.Disons

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gent.Disonsapproximativement que faire un récit, c'est chercher, en écrivant,à
établir un certain contact avec des lecteurs qu'on imagine; c'est
vouloir, avant tout, raconter.

Nous venons d'établir, en partant du texte de Diderot, trois objectifs différents pour l'écriture de Suzanne: persuader, comprendre et raconter. Reste à savoir comment, à l'intérieur d'une seule œuvre, Diderot parvient à réconcilier des objectifs et des structures communicatives qui se ressemblent peu. Comment ces éléments peuvent-ils se combiner dans une seule structure romanesque? Pour répondre à ces questions, il convient d'abord d'examiner comment le roman utilise les aspects de lettre et de mémoires.

Quant à la forme épistolaire, nous avons déjà insisté sur le destinataire et ses fonctions. L'ambiguïté du texte apparaît sur ce point aussi, notamment dans un exemple comme celui-ci: «Je vous entends, vous, monsieur le marquis, et la plupart de ceux qui liront ces mémoires. . » (ib. p. 84): Rappel précis du destinataire, et, en même temps, esquisse d'un futur élargissement de cette fonction à tout un groupe. La conscience du destinataire peut aller très loin chez le personnage de Suzanne; à ses heures, elle se laisse entraîner par la communication qu'elle établit en écrivant, à tel point qu'elle s'imagine voir devant elle son partenaire: «mon âme est gaie, l'expression me vient sans peine, mes larmes coulent avec douceur, il me semble que vous êtes présent, queje vous vois et que vous m'écoutez» (ib. p. 161). De cet état, il n'y a qu'un pas à faire pour en venir à une véritable 'mise en dialogue': «Lorsque toutes nos sœurs furent retirées.. - «Eh bien ! que fîtes-vous ?» - Vous ne devinez pas ? Non, vous êtes trop honnête pour cela. Je descendis..» (ib.). Le dernier exemple, fréquent dans les textes de Diderot, reste cependant exceptionnel dans La Religieuse. Il est plutôt question, à travers le roman, d'un effacement progressif du destinataire: nous dirions que le caractère romanesque du texte est marqué, entre autres choses, par la supplantation du destinataire épistolaire par un narrataire, plus neutre et moins explicité.

Si, ensuite, on passe à l'aspect mémoires, on constate tout de suite que la fonction interprétative dont il a été question plus haut est utilisée de façon négative. On s'étonne en effet de constater que la pauvre Suzanne ait pu traverser tant de misère et tant de méchanceté sans rien prévoir et sans comprendre le fond des choses. Certes, Diderot n'est pas, ici, un innovateur, car l'innocence qui traverse, sans la comprendre, la mesquinerie humaine, était un thème fréquent à l'époque. Il est, cependant, à noter que l'apparente incapacité de Suzanne de comprendre ce qu'elle vit est beaucoup trop marquéedans

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quéedansle texte pour ne pas avoir une signification particulière. Car, en écrivant, elle comprend! Quoiqu'elle n'ait pas été capable d'interpréter correctementles signes qui l'ont entourée au moment vécu, elle a compris avant de commencer à écrire. Cependant, ce n'est que vers la fin de son récit qu'elle rattrape, dans son écriture, l'instant décisif: «.. le voile qui jusqu'alorsm'avait dérobé le péril que j'avais couru se déchirait lorsqu'on m'appela; il fallut aller (..) je n'en avais que trop entendu» (ib. p. 162).

Il est significatif que cette citation précède immédiatement une rupture dans le texte : dans la mesure où l'acte d'écrire constitue, pour Suzanne, la recherche du pourquoi et du comment, l'écriture doit cesser ici, à l'instant où la vérité lui est implacablement imposée. Or, en poursuivant cette idée, Suzanne aurait dû ne jamais commencer à écrire si, justement, elle n'avait pas été un personnage de roman! Dans son cas, l'acte d'écrire ne sert pas à la connaissance de soi, mais à la communication avec les autres. C'est pourquoi la structure communicative de ce texte, présenté tantôt comme lettre tantôt comme mémoires, est indubitablement celle d'un roman. Nous allons voir, par la suite, comment cette structure s'impose, dans sa complexité, aux niveaux stylistique et thématique.

Quant aux procédés utilisés au premier de ces deux niveaux, il sera sans doute opportun de distinguer entre ceux du personnage qui écrit et ceux du narrateur. En réalité, cette distinction est la conséquence directe de la coexistence dans le roman des aspects lettre et des aspects mémoires: il faut des stratégies différentes pour persuader (à distance, et uniquement par ce qu'on écrit) et pour interpréter (les multiples signes qui vous entourent sous forme de personnes, de répliques, de mesures prises, etc.). Ce sont justement ces deux stratégies différentes que nous aimerions esquisser en examinant quelques procédés qui relèvent traditionnellement du domaine stylistique.

Prenons d'abord la stratégie de Suzanne vis-à-vis du marquis. Il est significatif
que, dès le début du roman, son attitude soit marquée par la plus
grande prudence :

Mais quand ces soupçons seraient mal fondés, que risquerais-je à vous les confier?
Vous brûlerez cet écrit, et je vous promets de brûler vos réponses, (ib. p. 12)

Le soin d'éviter que «cet écrit» soit jamais lu d'une tierce personne est à la fois un signal romanesque et une caractéristique de Suzanne. Elle continue, à travers le roman, à souligner combien elle dépend du marquis, mais la citation suivante est intéressante à cet égard :

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. . mais je ne tardai pas à empirer mon sort par des actions que vous appellerez
ou imprudence, ou fermeté, selon le coup d'œil sous lequel vous les considérerez,
(ib. p. 44)

La dépendance ici indiquée est, en effet, morale, c'est-à-dire qu'elle prend la forme qu'elle aurait dans un appel lancé à n'importe quel lecteur. Nous sommes invités, en tant que lecteurs, à nous mettre à la place du marquis. Car le problème moral concerne tout lecteur et tout écrivant: comment écrire une vérité haïssable sans pécher? Le problème est posé par Suzanne en ces termes :

Je ne dis rien ici qui ne soit vrai; et tout ce que j'aurais encore à dire de vrai ne
me revient pas, ou je rougirais d'en souiller ces papiers, (ib. p. 166)

Le raffinement du procédé littéraire, c'est, bien entendu, que le problème
est insoluble, et - chose remarquable - que le personnage de Suzanne n'en
est pas dupe:

Voilà encore un des endroits que j'écris, parce que je me flatte que vous ne me
lirez pas; cependant cela n'est pas vrai, mais il faut que je me le persuade, (ib.
p. 161)

Voilà comment s'articule, dans l'écriture, une stratégie qui vise à persuader
non seulement le destinataire, mais aussi celui ou celle qui écrit.

Qu'en est-il, ensuite, de la tentative de Suzanne pour comprendre, pour interpréter le monde dans lequel on l'a placée? La plupart du temps, les choses sont nettes (en acceptant, bien entendu, les jeux factices du roman déjà dénoncés) : Suzanne ne comprend pas. L'exemple suivant pourrait être multiplié par de nombreuses affirmations semblables:

II me fit mille demandes singulières, auxquelles je ne comprends rien encore à
présent queje me les rappelle, (ib. p. 145)

II arrive cependant, quelques fois, que l'inquiétude du personnage perce,
rendant ainsi l'énoncé moins impassible:

Je ne sais ce qui se passait en moi; je craignais, je tremblais..(..) cependant je
ne saurais dire que ce fût de la peine que je ressentisse, (ib. p. 121 s.)

Quoique Suzanne soit proche, ici, d'une connaissance qu'elle craint, le jeu romanesque est maintenu avec beaucoup d'esprit de suite: le personnage ne parvient jamais à écrire une interprétation correcte des signes qui bornent son chemin. L'espace qui s'ouvre entre l'évidence des signes (aux yeux du lecteur) et l'incapacité de Suzanne de les interpréter pourrait être, précisément, le lieu romanesque de la double communication.

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Le roman nous offre un exemple modèle d'une telle situation où le narrateur nous invite à une communication directe avec lui à travers l'entretien de deux personnages qui, eux, ne parviennent absolument pas à s'entendre. Il s'agit de la scène suivante entre Suzanne, qui parle la première, et la supérieure qui l'accueille à Sainte-Eutrape:

- Je ne sais ce que c'est que le langage des sens.
- Us en ont un, cependant.
- Cela se peut.
- Et vous ne le connaissez pas?
- Point du tout.
- Quoi! vous. . C'est un langage bien doux; voudriez-vous le connaître?
- Non chère mère; à quoi cela me servirait-il?
- A dissiper votre ennui.
- A l'augmenter, peut-être. Et puis, que signifie ce langage des sens, sans objet?
- Quand on parle, c'est toujours à quelqu'un; cela vaut mieux sans doute que
de s'entretenir seule, quoique ce ne soit pas tout à fait sans plaisir, (ib. p. 128 s.)

Celui qui ne voit pas ce que, dans le contexte, parler veut dire, perd entièrement les sous-entendus des répliques de la supérieure, et dans ce cas-là, le narrateur aurait perdu son jeu : la communication manquee entre les deux personnages n'aurait pas provoqué son double, en plus efficace, entre le lecteur et le narrateur.

La dernière citation est cependant intéressante non seulement comme exemple des procédés d'une stratégie, mais aussi, et peut-être surtout, au niveau thématique. S'y trouve, en effet, la même combinaison des thèmes erotique et linguistique que nous avons relevée en étudiant le Rêve, de nouveau avec la communication comme dénominateur commun. Seulement, dans La Religieuse, les deux thèmes sont superposés l'un à l'autre, de manière que Suzanne ne s'en aperçoive pas. Cette différence, seraitelle liée à celle des deux genres, dialogue philosophique et roman? Avant d'essayer de répondre à cette question, il convient de voir de près l'usage que fait Diderot romancier des thèmes en question.

Voici d'abord deux exemples de ce qu'on pourrait appeler la communication

. . dans les prières qu'elle faisait à haute voix, quelquefois il m'arrivait de
prendre la parole, de suivre le fil de ses idées et de rencontrer, comme d'inspiration,
une partie de ce qu'elle aurait dit elle-même, (ib. p. 58 s.)

A mesure que je m'ouvrais, sa confiance faisait les mêmes progrès; si je me confessais
à lui, il se confiait à moi; ce qu'il me disait de ses peines avait la plus parfaite
conformité avec les miennes, (ib. p. 156)

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Deux constatations s'imposent au sujet de ces deux exemples: d'abord, qu'il s'agit, dans les deux cas, d'un contact si étroit qu'il serait troublant à toute personne moins innocente que Suzanne; ensuite, que les deux passages figurent comme des exceptions remarquables dans l'ensemble. Il est frappant de constater à quel point l'isolement de la vie monacale est souligné dans le roman et présenté avant tout comme rupture de la communication: «II n'est permis en couvent ni d'écrire ni de recevoir des lettres sans la permission de la supérieure» (ib. p. 91). Au célibat correspondent d'autres ruptures visant l'isolement.

Il fut question, plus haut, de l'innocence de Suzanne. L'exemple suivant la montre aussi, combinant, une fois de plus, aimer et dire: «Où est donc le mal de s'aimer, de se le dire, de se le témoigner? cela est si doux!» (ib. p. 159). C'est la même Suzanne qui se caractérise en les termes suivants: «je suis née caressante, et j'aime à être caressée.. » (ib. p. 149). L'innocence de Suzanne est avant tout une ignorance de soi, et elle n'approfondit pas la connaissance d'elle-même parce qu'elle n'a pas de langage pour l'exprimer:

(Elle) me fit mille caresses qui m'embarrassèrent un peu, je ne sais pas pourquoi,
car je n'y entendais rien ni elle non plus; à présent même que j'y réfléchis,
qu'aurions-nous pu y entendre? (ib. p. 110)

En somme, on ne perd son innocence qu'en apprenant à s'exprimer. Mais est-ce qu'on l'apprend ? Dans l'univers de La Religieuse, on ne s'exprime, à proprement parler, que dans un discours libre, dérobé au contrôle de l'esprit, qui accompagne les maladies, les crises, voire les états de folie:

Si je dors, c'est d'un sommeil interrompu; je parle, j'appelle, je crie; je ne conçois
pas comment ceux qui m'entourent ne m'ont pas encore devinée (ib. p. 169)

Le parallélisme entre le langage et la sexualité se poursuit apparemment jusqu'aux excès provoqués par le refoulement. L'histoire de Suzanne est celle de la violation d'une personne désarmée: on l'a privée de contact humain. Diderot a su créer une intrigue et un milieu qui maintiennent le personnage, fictivement responsable de la narration, dans l'ignorance des rapports entre les deux thèmes. C'est parce qu'elle est absolument incapable de nous communiquer ces rapports que, paradoxalement, le roman nous les montre avec évidence. Donc, communication à deux niveaux, une fois de plus, mais avec une économie qui ne s'affirme vraiment qu'à la comparaison avec le Rêve: au jeu complexe du 'simple' récit de Suzanne correspond l'extériorisation du Rêve, où tous les 'rôles' de la double communication se voient attribuer un personnage. Le romancier a ses raisons que le philosophe a du mal à connaître.

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6: Conclusions

C'était l'hypothèse initiale de cet article que les problèmes concernant le langage et la communication empreignent, à plusieurs niveaux, certains textes de Diderot. Les résultats des analyses ci-dessus nous servent d'arguments, et nous sommes persuadé que bien d'autres textes de Diderot auraient pu être intégrés dans le corpus sans que, pour autant, l'hypothèse n'en fût invalidée. Notre travail ne vise pas, cependant, à instaurer une nouvelle théorie sur «l'unité dans l'œuvre de Diderot». Tout au plus s'agit-il d'une lecture complémentaire qui a pour but de témoigner de la richesse du texte que nous a laissé Diderot, de son actualité et des leçons très stimulantes qu'il offre à qui veut bien les accueillir, tant sur une époque révolue que sur un être humain avide de contact avec autrui. En réalité, nous ne cessons, nous, ses lecteurs d'aujourd'hui, de communier avec lui; le jeu des dialogues continue.

Diderot, en effet, insiste partout dans son œuvre sur l'importance du contact avec le lecteur, sur le besoin qu'il éprouve de l'entraîner dans ce que nous avons appelé la complicité du lecteur. Diderot, depuis Vincennes, a deux buts : se faire comprendre par ceux à qui il s'adresse sans pour autant se compromettre aux yeux de ceux qui le surveillent, adversaires de toutes sortes et d'influences parfois inquiétantes. Voilà pourquoi il se cache derrière un procédé, même (et surtout) quand il veut être sincère : c'est la condition de notre traité. Pour qu'une telle stratégie fonctionne, les mots doivent nous permettre de jeter «une double lumière» sur les choses. Diderot réfléchit là-dessus, et il ne cesse de pratiquer une écriture qui engage son lecteur dans un travail de déchiffrage qui serait plutôt à considérer comme production (de signification) que comme consommation (de sens). La forme socratique des écrits de Diderot oblige le lecteur à participer pour qu'apparaisse, derrière le texte, les contours d'un être humain ancré dans son temps tout en le dépassant par son œuvre.

Nous avons évoqué, à plusieurs reprises, la double communication. Qu'est-ce, en définitive ? Un jeu textuel qui se manifeste diversement selon le type de texte, mais qui relève de ce que l'épistolier de la Lettre sur les aveugles nomme «la condition de notre traité», donc, le traité qui lie le lecteur à celui qui porte en main la plume. Autrement dit, le traité qui détermineles exigences de l'écrivain vis-à-vis de quelque lecteur que ce soit. Or aucun lecteur n'est n'importe quel lecteur : Lecture oblige ! Les rapports qui s'établissent, à travers la lecture, entre les deux partenaires de Y œuvre littéraire,auteur et lecteur, ont tendance, chez Diderot, à mettre au défi les cloisons qui séparent, traditionnellement, les genres dont il use. Le genre,

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concept d'un système classificateur, et utilisé par la rhétorique traditionnelle à des fins normatives, est renversé, en tant que base descriptive, dès que l'entreprise qu'entame l'écrivain, en rédigeant son texte, ne vise plus un produit, l'idée d'une œuvre définitivement close, mais se comprend avant tout comme production, qui ne se terminera qu'au moment où le dernier lecteur aura fini de lire le texte. Nous sommes responsables de la significationque nous produisons avec (ou contre) l'auteur.

Certes, il ne s'agit pas de réduire à cette leçon l'œuvre de Diderot, nous espérons l'avoir suffisamment montré. Le fait est, cependant, que son œuvre nous en parle, de plusieurs voix, à plusieurs niveaux, et que nous ne connaissons guère d'autres œuvres qui prônent plus vigoureusement une telle leçon.

John Pedersen

Copenhague

Résumé

En analysant quelques textes de trois genres différents, l'article se propose de montrer à quel point la communication est un phénomène capital dans l'Œuvre de Diderot. L'analyse est centrée d'une part sur la structure communicative des textes, sur les thèmes et les procédés stylistiques qui en découlent, et d'autre part sur les rapports entre auteur et lecteur, à travers, ou, plutôt, dans le texte. Cette analyse permet de montrer, à plusieurs niveaux, combien ces textes sont empreints du conflit latent qui se lit dans la confrontation de deux citations-clés: «Quand on parle, c'est toujours à quelqu'un» et «Est-ce qu'on s'entend, est-ce qu'on est entendu?»

Ouvrages cités

Œuvres complètes de Diderot, présentées par Assézat et Tourneux, Paris, 1875. Sigle:
AT. Tomes I, 11, V.

Lettres à Sophie Volland, présentées par A. Babelon, Paris, 1930. Sigle: SV. Tome 111.

L'Encyclopédie, nouvelle impression en fac-similé de la première édition de 1751-1780,
Stuttgart, 1966. Tomes I, V.

H. Dieckmann: Inventaire du Fonds Vandeul et inédits de Diderot, Genève, 1951.
- Cinq leçons sur Diderot, Genève, 1959.

Jean Catrysse: Diderot et la Mystification, Paris, 1970.

Maurice Roelens: «Le dialogue philosophique, genre impossible?» in Cahiers de
r Association internationale des études françaises 24, pp. 43-58, Paris, 1972.

Jacques Schérer: Le cardinal et F orang-outang, Paris, 1972.

Irène Monreal-Wickert: Die Sprachforschung der Aufklàrung im Spiegel der grossen
franzôsischen Enzyklopedie, Tiibingen, 1977.