Revue Romane, Bind 13 (1978) 2

Le commerce narratif

par

Jean-Louis Cornille

«Le règne de la littérature est
le règne de la valeur marchande».

Kristeva

1. Qu'un texte se constitue à la croisée des énoncés qui en partagent la gestion, suffit présentement à asseoir notre analyse. Lire serait alors interroger cette hiérarchie des énoncés que le texte établit. Depuis que Barthes (dans S/Z) a formulé la notion de récit en termes d'économie, il est devenu monnaie courante de considérer le texte romanesque comme un dispositif d'échange: raconter se fait en échange de quelque chose.

Telle problématique du valant-pour se trouve inscrite dans la structure même du roman de Robbe-Grillet :Le Voyeurl. Un voyageur, en effet, n'y essaie-t-il pas de convertir un segment temporel d'ordre libidinal circonscrivant un événement unique et irréversible (la mort d'une fillette) en un laps de temps particulièrement réversible puisque dévolu au négoce (la vente d'une montre)? On peut dès lors distinguer deux versants dans ce récit: une première série à caractère économique, où Mathias essaie de vendre sa marchandise aux insulaires en perdant le moins de temps possible; une seconde série à caractère erotique, qui inflige au voyageur de fâcheux contretemps, et où abondent des scènes figées en rapport avec la page blanche figurant la mort de Jacqueline. Ces deux séries communiquent entre elles de manière oblique, à l'aide d'un étrange objet: la cordelette.

Relation d'un négoce, le texte change d'objet au cours de son développement: s'il y a toujours commerce, la marchandise, elle, se transforme au long du texte; à partir de la seconde partie, Mathias ne tâchera pas tellement d'échanger des montres que de vendre son récit. Nous tenterons de montrer que l'économie mise en scène dans Le Voyeur à travers la prospection de l'île, est celle-là même qui régit le récit; en d'autres termes, que la circulation des biens commerciaux répond aux mêmes lois que celles régissant les déplacements de la marchandise signifiante : ces multiples versions que Mathias avance successivement en rapport avec l'événement raturé.



1: Robbe-Grillet, A., Le Voyeur, Ed. Folio. Toutes les références sont extraites de cette édition.

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2. S'il est vrai que, dans Le Voyeur, les séries narratives tournent autour de la ficelle, il serait toutefois inexact d'y voir le seul objet surdéterminé. Tl nous semble, à vrai dire, que l'ensemble de la marchandise du voyageur présente dans son fonctionnement une systématisation, qu'on isolera momentanément, pour aussitôt l'articuler à un autre régime. On pourrait poser que la montre est à la série économique ce que la ficelle est à la série erotique. Hypothèse d'une relation inversée, à laquelle toutefois le texte nous invite:

«Malheureusement la mallette des montres n'était pas la boîte à chaussures»
(p. 35)2.

L'objectif de Mathias, on nous l'accordera, est économique: il s'agit de placer un maximum de montres en un minimum de temps; le texte indique assez que la problématique essentielle au départ du voyage est d'ordre temporel: sa durée est limitée.

Par sa relation privilégiée au temps, la montre se singularise sans conteste en tant qu'objet textuel. On en suivra donc le déplacement à travers le roman, non sans avoir au préalable éclairci son rapport avec la temporalité. D'une part, elle nous informe sur le temps objectif. « Mais en même temps qu'elle nous soumet à une temporalité irréversible, la montre en tant qu'objet nous aide à nous approprier le temps »3. L'objet-montre signifie àla fois production et consommation du temps: «En le substantifiant et en le découpant, elle en fait un objet consommé »4.

Objet consommé, donc échangeable, que ce temps réifié : l'objet-montre, c'est la mise en équivalence de la temporalité; car qu'est-ce que la montre sinon cet instrument qui découpe le temps en intervalles équivalents? Elle transforme la continuité, le flux irréversible et inéchangeable en «abstraction du temps irréversible, dont tous les segments doivent prouver sur le chronomètre leur seule égalité quantitative»s. Elle substitue àla singularité événementielle une équivalence: «C'est par le découpage du temps en nos schèmes 'habituels' que nous résolvons ce que peut avoir d'angoissant sa continuité et la singularité absolue des événements»6.



2: L'ajout spécifiant «des montres» renforce ce parallélisme.

3: Baudrillard, J., Le système des objets, Denoël, 1968, p. 114.

4: id., p. 114.

5: Debord, G., La société du spectacle, Ed. Champ Libre, 1971, p. 101.

6: Baudrillard, J., op. cit., p. 113.

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C'est déjà toute la programmation du texte :

«II devait donc se contenter de cette unique et trop courte journée, entre l'arrivée du bateau à dix heures et son départ à seize heures quinze. Il disposait ainsi de six heures quinze minutes. Un calcul s'imposait: s'il voulait vendre ses quatre-vingt-neuf montres, combien de temps pouvait-il consacrer à chacune d'elles?» (p. 39).

Ce qui règle la vente en est aussi bien l'enjeu. Car cet instrument qui sert à objectiver le temps, n'est pas seulement un objet parmi d'autres, c'est encore une marchandise. C'est ce que Le Voyeur ne cesse de nous laisser entendre, malgré le silence (significatif, il va sans dire) dont la critique (forcément idéaliste) entoure ce fait. C'est donc dans la mesure où il s'actantialise comme voyageur de commerce, que nous suivrons les péripéties de Mathias.

Mais, d'abord, qu'entend-on par marchandise? Marx, dans l'analyse qu'il en fait, dégage deux facteurs, deux faces, à vrai dire, d'une même réalité: «L'utilité d'une chose fait de cette chose une valeur d'usage»7. Celle-ci définit un rapport qualitatif, tandis que la valeur d'échange apparaît d'abord comme le rapport quantitatif»B. Et «chacun sait, lors même qu'il ne sait rien autre, que les marchandises possèdent une forme valeur particulière qui contraste de la manière la plus éclatante avec leurs formes naturelles diverses, la forme monnaie»9.

3. Cela étant dit pour mémoire, voyons ce qu'il en est dans Le Voyeur.

De la première vente, on dira peu de chose sinon que le texte n'en dit
guère plus:

« Mathias avait déjà réussi une première vente, le matin même, avant de monter à bord. Bien qu'il se soit agi d'une montre de la série la moins chère - à cent quinze couronnes - quine laissait pas un très gros bénéfice, il s'efforçait de considérer ce début comme un signe favorable» (pp. 25-26).

Mais s'agit-il bien d'un signe favorable? Rien n'indique en effet que Mathias ait vendu cette montre. On apprend qu'elle aurait été vendue à un «matelot de commerce» (p. 181). Or, une analepse, recouvrant le segment qui précède celui du départ, nous montre bien Mathias envisageant une telle vente mais s'apercevant que le marin en possédait déjà une:



7: Marx, K., Le Capital, Flammarion, p. 42.

8: id., p. 42.

9: id., p. 50.

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«Le marin, simplement, ne la portait pas les jours de semaine, de peur de
l'abîmer dans son travail» (p. 38).

Le bon fonctionnement de cette première vente s'anéantit donc dans le
silence qui la constitue. D'emblée, ça tourne mallo.

Au niveau du «réel» de la fiction, on observe que la série économique est passée sous silence, dans l'avant-récit (ce qui précède l'arrivée sur l'île), dans la mesure où on ne pourra jamais restituer cette première vente. Par contre, la série erotique y est fortement articulée, puisque la scène voyeuriste de la ruelle Saint-Jacques se passe effectivement, fonctionne sans détours (p. 32). Si on oppose maintenant l'avant-récit au récit proprement dit (l'arrivée sur l'île et ce qui suit), on constate que la série économique ne se développe en toutes lettres que dans le récit premier, tandis que la série libidinale y subit l'occultation que l'on sait (p. 107) - toujours au niveau du «réel» de fiction, et non de l'imaginaire, précisons-le. En effet, si, sur le plan de l'imaginaire, cette relation en chiasme se prolonge, c'est en subissant une inversion. Dans l'avant-récit, la série économique est ouvertement phantasmée, puisqu'il y a projection de ventes idéales ; ce n'est qu'après l'arrivée sur l'île que la série économique va s'affirmer en tant que «réel», entraînant dès lors la mise en phantasme de la série erotique: scènes figées, tableaux, affiches, photos. On obtient alors le schéma suivant:


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La seconde vente, qui en un sens est aussi la première, n'intervient que tardivement(après une suite d'échecs) et fait suite au trou de la page 107. Curieusement, tout se passe comme si la série économique ne trouvait à se débloquer qu'une fois désamorcée, effectuée la série libidinale. Toujours cette



10: Hypothèse: devant le syntagme inhabituel «matelot de commerce», n'y a-t-il pas lieu de s'interroger sur l'éventuelle collusion 'voyageur de commerce' /'matelot'? L'emplacement vide dans la mallette renverrait alors à la montre du voyageur même: celle-ci, on le verra, est la seule à fonctionner imperturbablement tout au long du récit. Son bon fonctionnement ne serait dû qu'à sa soustraction au circuit marchand. Par contre, dès que Mathias tâche de l'y faire entrer, sous forme de première vente, celle-ci se défait étrangement dans le vide.

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scission, ce clivage entre les deux secteurs, cette disjonction exclusive (ou
qui se veut telle).

Cernons de plus près cette vente: il s'agit, pour la paysanne, d'offrir «un joli cadeau à son petit fils» (p. 123) à l'occasion de son anniversaire. Il est à noter que la femme ne s'intéresse nullement au « détail des qualités de l'objet» (p. 123); celles-ci la laissent totalement indifférente:

«Elle prit le modèle à cent cinquante-cinq couronnes (avec bracelet métallique) -
c'était suffisant, dit-elle, pour un gamin» (p. 123).

Le critère du choix n'est pas la qualité mais le prix. En d'autres termes, la valeur d'usage de l'objet, alléguée par le voyageur, ne parvient pas à se substituer à la valeur d'échange de la marchandise. Et, plus généralement, la valeur d'usage, sous forme de discours publicitaire («explications et garanties» de Mathias), n'est qu'un alibi à la valeur d'échange. Cela se trouve confirmé un peu plus loin, lorsque la vieille Marek passe la montre à son poignet, «sans mettre les aiguilles à l'heure, bien que le mouvement fût remonté» (p. 123). La montre fonctionne, mais en totale inadéquation à la temporalité effective. Et qui plus est, la femme ne confère aucune valeur d'usage à ce qui, dès lors, reste une marchandise.

Il semble bien que tel soit le destin de toute marchandise, dans le cadre
du Voyeur.

Considérons la vente suivante, qui a lieu peu après, au moment où Mathias se présente chez le «couple aux allures lasses» (p. 125). Le commentaire du couple sur les objets dont le voyageur fait étalage, se résume en une pure redondance, «dont l'inutilité évidente ne semblait pas les gêner» (p. 126). Leurs paroles sont échangeables, équivalentes à leur objet, s'annulent en lui. Cette résorption de la valeur d'usage en valeur d'échange se répercute à travers l'objet lui-même:

«Pourquoi pas celle-là aussi bien?» (p. 126)

puisque toutes sont interchangeables, peuvent permuter. De plus, ils achètent la «réplique exacte de celle que venait d'acheter la vieille paysanne» (p. 126). Pure valeur d'échange, dégagée de toute utilité, «la montre neuve au bracelet métallique était restée posée sur la toile cirée, entre la femme et son compagnon qui déjà regardaient ailleurs, perdue, brillante, injustifiée» (p. 126)11.



11: On notera la place de la marchandise «entre» les deux personnages, comme pour sursignifier l'annulation de toute intersubjectivité dans la sphère de la valeur d'échange.

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Tout cela est encore plus net lors de la troisième vente:

«Elle finit par acheter un article volumineux au cadran très ornementé, où les les heures n'étaient pas indiquées par des chiffres mais par des petits dessins confus aux boucles entrelacées. Peut-être la forme des douze premiers nombres avait-elle inspiré l'artiste à l'origine; il en restait si peu de chose qu'on n'y pouvait pratiquement pas lire l'heure - sans un examen approfondi, en tout cas» (p. 151).

Outre le caractère «abyssal» de la description (le brouillage de l'heure par les boucles redoublant celui du segment effacé dans le récit), on est avant tout sensible à l'absence de toute utilité d'un tel objet, puisque la montre fait défaut à sa fonction principale qui est de marquer l'heure.

On peut résumer ainsi: la marchandise, dépourvue de toute valeur d'usage, reste à l'état de valeur d'échange; elle est purement circulante, et, une fois tombée dans la sphère de la consommation, elle s'annule. Alors que la montre est l'instrument qui mesure et qui règle la temporalité, l'emblème même de la diachronie, elle ne peut fonctionner ainsi, de par son absence d'utilité.

On est en mesure, dès lors, d'avancer que son régime redouble celui du récit lui-même. Emblème donc, non seulement en ce qu'elle reflète dans sa forme même la circularité du Voyeur, mais encore en ce qu'elle mime le fonctionnement du récit tout entier. En tant que tel, l'objet-montre reste à l'image de ce qu'il désigne. Au temps dévalorisé du récit correspond la montre dévalorisée; au caractère échangeable du temps-marchandise, le maintien de la marchandise-temps dans la sphère de la valeur d'échange.

On peut pousser plus loin cet isomorphisme dans le fonctionnement. A l'intérieur de Féchangeabilité généralisée du récit s'introduit un élément, un événement inéchangeable, affectif, pulsionnel, d'ordre symbolique et non plus économique: la mort de Violette. Ceci nous autorise à dire que la production d'alibis, ou production a-libidinale, n'est elle-même qu'une marchandise que Mathias cherche à négocier. Pareillement, à l'intérieur de l'échange généralisé régissant le circuit économique, s'introduit un inéchangeable, une marchandise que le voyageur ne parvient pas, malgré toutes ses tentatives, à échanger, et qui, précisément, appartient à la sphère symbolique, ou affective, de l'économie, puisqu'il s'agit d'un don.

Et tout concourt à différencier cet objet des autres montres. Tout d'abord, celle-ci est, en un premier temps, éludée du récit premier, et ne revient que moyennant une torsion de type analeptique (p. 187). Ensuite, elle fait l'objet d'un puissant investissement libidinal :

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«Par-dessus l'épaule, il la vit qui passait le doigt sur un bracelet en imitation d'or, puis sur le boîtier lui-même, avec plus de lenteur, en suivant les bords du cadran. A deux reprises - une fois dans un sens, la seconde fois dans l'autre - son médius décrivit le contour circulaire. Elle était petite et mince, elle baissait la tête en courbant la nuque - sous le regard - à portée de main» (pp. 185-186).

Cet investissement est toutefois régularisé, en une seconde version (le restituant
en diachronie) :

«L'idée traversa l'esprit de Mathias qu'il pourrait bien la remercier de son
hospitalité en lui faisant cadeau d'un des modèles les moins chers, dont se contenterait
à coup sûr son jeune âge» (p. 187).

Mais voilà que, rencontrant sur la falaise (lieu de l'accident) la même jeune
femme, le voyageur se voit restituer cette montre pour des raisons qui
demeurent obscures:

«II fallait que je vous rende ça» (p. 221)

Plus tard, lorsque, chez les Marek, la paysanne lui demande s'il a apporté sa
collection, Mathias se rappelle l'objet retourné; n'ayant pas amené sa
valise, il propose cette montre à la vieille, qui se ravise :

«Non, non, on ne va pas lui faire cadeau d'une montre! Elle oublierait de la
remonter. Elle ne saurait jamais où elle l'aurait mise. Et avant trois jours elle la
perdrait pour de bon» (p. 242).

Dans la mesure où la fille dont il est question ici, arrive «toujours en retard» (p. 242), c'est une des rares occasions où l'objet pourrait renouer avec sa valeur d'usage: cela même est récusé. Il semblerait qu'on ne s'intéresse qu'à la valeur d'échange.

Cette singulière montre refait une dernière fois surface. Acculé par Julien
sur la même falaisel2, Mathias tente de se ressaisir:

«Tiens, puisque c'est ton anniversaire, je vais te faire un cadeau: regarde la belle
montre» (p. 265-6).

A quoi, fort judicieusement, Julien répond: «Ma grand-mère m'en donnera
une plus belle» (p. 266), puisque c'était là précisément l'enjeu de la seconde



12: II n'est pas indifférent que Tinéchange, l'impossibilité d'échanger la montre, ait lieu à deux reprises à l'endroit précis où s'est produit un événement lui-même inéchangeable.

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vente. Mais il semble qu'à l'égard de cet autre circuit économique que constituele
don, l'économie marchande s'évanouisse, Mathias ne s'étant pas
rappelé ce qui faisait l'objet de cette vente.

Sans cesse, cette même montre resurgit, que le voyageur ne parvient pas à vendre ni même à donner. Tout se passe comme si, investie libidinalement, la marchandise ne parvenait pas à se défaire de cette charge qui la relègue sans cesse au dehors du circuit «négocieux». Finalement, la montre-affect réintègre la «normalité», dans la mesure où il n'en est plus question: oubliée autant que le fut la mort de Violette. Telle semble donc être la destinée de la charge pulsionnelle, qu'elle investisse la marchandise-montre ou la marchandise-récit.

Car, il faut le dire, tout rentre dans l'ordre, et on passe ainsi, de façon
imperceptible, de la sphère de la valeur d'échange à celle de l'échange réussi,
du retour à la valeur d'usage:

«L'extrémité de l'index tendu s'approche du cercle formé par le cadran de la
montre fixée à ...

... cercle formé par le cadran de la montre fixée à son poignet, et dit:
«Quatre heures et un quart, exactement».» (pp. 311-12).

Le blanc qui sépare les deux segments (et qui couvre près de vingt-quatre heures) nous mène d'un objet-montre que Mathias essaie de vendre, à une montre pleinement d'usage (celle du voyageur lui-même), qui n'a cessé de bien fonctionner.

4. On a pu vérifier que la marchandise, telle qu'elle circule dans Le Voyeur, n'actualise aucune valeur d'usage au moment où, selon Marx, il est d'usage qu'elle en présente une : lorsque, quittant le cercle des échanges, elle réintègre la sphère de la consommationl3. Pas d'avantage, la marchandise bien spécifique que représente le récit du voyageur n'actualise, n'extériorise de signifié qui rendrait vérifiable le trajet avancé, le stabiliserait, le sortirait du flottement le caractérisant.

Ce que, par nos soinsl4, le roman de Robbe-Grillet dévoile, ce n'est nullementune
fable dont la moralité - l'immoralité sans doute - serait que, dans
notre type de société, il suffise de nier son crime pour en effacer toute trace.



13: Elle ne renoue à sa valeur d'usage comme à un signifié qu'une fois bouclé le cercle du récit.

14: Voir notre L\lrì)échange, à paraître.

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«C'est là un leurre dont, pour nous, nous ne recommanderions l'essai à personne, crainte qu'il soit déçu à s'y fier»ls. N'y aurait-il donc d'autre énigme que, du côté des insulaires, cette indifférence à l'égard de toute déviance,comme nous le suggère Goldmann ? On s'avise plutôt que ce que, exemplairement, Le Voyeur montre, «c'est qu'une fois neutralisée la valeur d'échange, la valeur d'usage aussi disparaît »16. La marchandise sémiotique qu'est le récit du voyageur, devenue valeur d'échange, ne prend plus son sens dans sa relation à un signifié le cautionnant (horizon ou finalité diégétique);il prend son sens dans sa relation différentielle à d'autres récitsmarchandises,avec lesquels il entre en échange. Les signifiants produits par Julien, par exemple, ne se réfèrent pas tant à l'événement lui-même qu'aux nombreuses variantes qu'en donne Mathias (et qu'ils corrigent). Déjà les différents états de récit du voyageur étaient pris dans cette logique, et ne renvoyaient qu'à eux-mêmes. Dès lors, le récit de Mathias devient réversible, et n'arrive à échéance qu'échangé contre un autre bloc narratif, émis par les insulaires. Les termes en présence vont s'échanger, s'inverser par delà tout contenu diégétique, par delà tout signifié, s'anéantissant mutuellement. Les signifiants narratifs se redoublent et reviennent sur eux-mêmes pour s'abolir: case vide que viennent occuper tour à tour différents énoncés. Opération circulaire par où le jeu des signifiants s'accomplit et donne le change.

Jean-Louis Cornille

Anvers

Résumé

La critique littéraire ne s'occupe que très rarement de la flagrance du texte. Ainsi l'analyse du Voyeur ne s'est jamais faite autrement qu'au travers des énoncés ayant trait à la seule série erotique. Notre analyse désire surprendre le texte dans son évidence: il s'agit, dans ce livre, de la relation d'un négoce. Non seulement l'énoncé commercial domine, mais il s'avère encore que tous les énoncés de la série erotique viennent s'échanger contre lui. Lorsqu'on interroge cette hiérarchie, il apparaît que la structure narrative elle-même vient s'y refléter, qu'une même économie traverse le récit et son objet.



15: Lacan, J., Ecrits I, Seuil, 1966, p. 26 (sur La Lettre Volée).

16: Baudrillard, J., Pour une critique de Véconomie politique du signe, Gallim., 1972, p. 257.