Revue Romane, Bind 13 (1978) 2

La dialectique de Pascal De la conférence à Port-Royal à la démarche apologétique

par

Nils Soelberg

1: Remarques préliminaires

Comme chacun le sait, plusieurs documents font allusion à une conférence au cours de laquelle Pascal aurait exposé, à Port-Royal, le plan général de sa future Apologie de la Religion Chrétienne. Malheureusement, les informations dont nous disposons aujourd'hui se contredisent à tel point que cette conférence revêt un caractère de mystère insoluble: conférence d'un succès éclatant, mais passée totalement sous silence dans la correspondance de l'époque; conférence attestée par Filleau de la Chaise et par Etienne Périer qui se réfèrent tous deux aux souvenirs qu'un témoin anonyme leur aurait transmis quelque huit ans après ; conférence improvisée selon E. Périer, alors que la liasse APR (A Port-Royal) semble témoigner d'une préparation détaillée - bref, la confusion semble totale.

Ces problèmes ont constitué le point de départ d'une recherche dont le présent article tâchera de rendre compte. Il va sans dire que l'énigme de la conférence n'est en elle-même qu'un détail d'une portée très limitée. Mais c'est en essayant d'y voir clair que nous sommes parvenu à une hypothèse qui permet, croyons-nous, une approche du fond même de la dialectique pascalienne. Abordons donc en premier lieu les problèmes soulevés par la conférence pour en venir par la suite aux papiers classés de Pascal, c'est-àdire à la succession des vingt-sept liasses.

Avant de commencer cette étude, il ne serait peut-être pas inutile de rappeler certains éléments de chronologie que nous devons surtout aux travaux de Louis Lafumal. Ces éléments ont donné lieu à bien des discussions, mais les arguments de Lafuma nous semblent convaincants, et nous les acceptons, hormis certains détails sur lesquels nous reviendrons par la suite.



1: Voir p. ex. L. Lafuma: Histoire des Pensées de Pascal (1656-1952), Paris, Ed. du Luxembourg, 1954, pp. 83-84.

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1. Lors de la polémique soulevée par le miracle de la Sainte-Epine (1656), Pascal entreprend la rédaction d'un écrit sur les miracles en général. Partant de là, il envisage une Apologie de la Religion Chrétienne. (Témoin la Vie de Pascal de Gii berte Périer.)

2. En vue de cette Apologie, il prend des notes sur de grandes feuilles. En haut de
chaque feuille, il trace une croix, et il sépare les notes entre elles d'un trait de plume.

3. En 1658 probablement, il commence à découper les notes (les futurs fragments) et
à les classer (les «enfiler») dans vingt-huit liasses prévues à cet effet. Si nous ne
comptons que vingt-sept liasses aujourd'hui, c'est qu'un dossier est resté vide.

4. Vers la fin de 1658, il expose le plan général de son œuvre devant quelques amis à
Port-Royal. C'est la fameuse conférence2.

5. Après 1658, la maladie empêche Pascal de travailler de façon continue.

6. A la mort de Pascal (1662), on trouve et on fait copier les papiers dans l'ordre (Etienne Périer écrit: «la confusion») où on les a trouvés. Cette copie a été conservée (c'est le manuscrit 9203 du fonds français de la B. N.) Elle comprend les papiers classés (les vingt-sept liasses) et les papiers non-classés (trente-quatre séries). Les éditions établies par Lafuma suivent cette copie3.

7. Dès que le copiste a terminé son travail, la famille de Pascal (les Périer) reprend les
papiers originaux.

8. Un comité de rédaction est constitué, présidé par le Duc de Roannez et comptant
entre autres Filleau de la Chaise et Etienne Périer. Ce comité prépare, sur la base
de la Copie uniquement, YEdition de Port-Royal (qui paraîtra en 1670).

9. En 1667, Filleau de la Chaise écrit une préface pour cette édition, le Discours sur les Pensées de M. Pascal. Ce discours n'aura pas l'heur de plaire aux Périer, et une nouvelle préface sera rédigée par Etienne Périer. (Le Discours de Filleau sera publié séparément en 1672.)

10. En 1711, les papiers originaux, maintenant collés sur de grandes feuilles, sont déposés à la Bibliothèque de Saint-Germain-des-Prés par Louis Périer, frère cadet d'Etienne. C'est le Recueil Original, ms. 9202. Celui-ci nous donne l'ordre des papiers cinquante ans après la mort de Pascal, tandis que la Copie en atteste l'état en 1662. Devant les divergences entre les deux manuscrits, il faut donc conclure en faveur de la Copie.



2: Lafuma situe cette conférence en octobre-novembre, tandis que Jean Mesnard la situe en mai. Voir L. Lafuma: Controverses pascaliennes, Ed. du Luxembourg, 1952, pp. 37-44. Ce point n'a aucune importance pour le présent travail.

3: Signalons que les opinions sont partagées quant à l'authenticité de la Copie. Il existe en fait deux copies des papiers originaux, les mss 9203 et 12449. Selon Lafuma, la dernière mentionnée est simplement la copie de la première, alors que, pour Jean Mesnard, les deux sont copiées d'après la vraie Copie qui, elle, a disparu. Voir J. Mesnard: Aux origines de Védition : les deux copies, in: Les Pensées de Pascal ont trois cents ans, Clermont-Ferrand 1971. - Les arguments de Mesnard nous semblent très convaincants, mais, comme les divergences entre la vraie Copie et le ms 9203 seraient de toute façon minimes, elles n'ont aucune importance pour les problèmes qui nous occupent.

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Nous utiliserons les documents suivants :


DIVL5105

Notre numérotation des fragments renvoie à l'édition Lafuma (Luxembourg ou Seuil), qui suit l'ordre de la Copie. Ne pas confondre avec l'édition Delmas (également établie par Lafuma), qui regroupe les fragments nonclassés parmi les classés.

2: Le problème des deux préfaces

Le Discours de Filleau et la préface de Périer prétendent tous deux transmettre les souvenirs d'un témoin qui aurait assisté à la conférence de Pascal et qui en aurait rapporté le contenu quelque huit ans après. Devant la profusion de détails relatés, il faut écarter d'emblée l'hypothèse d'un compte rendu d'après mémoire: ou bien le témoin a pris des notes qu'il a confiées huit ans après au comité de rédaction, ou bien ce témoin est une pure invention.

Lafuma tranche la question ainsi : Filleau avait la Copie à sa disposition. Son discours est un résumé de la Copie. Périer, à son tour, résume Filleau. Le témoin invoqué est fictif4. - L'argument principal de Lafuma est l'évidencemême: les rédacteurs avaient accès à la Copie. Ce point acquis, l'importancedu



4: Histoire des Pensées de Pascal, p. 84.

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portancedutémoin s'estompe considérablement; même dans le cas où l'on aurait disposé de ses notes (ce qui ne peut être qu'une supposition), ce documentn'aurait pu faire le poids devant les vingt-sept liasses titrées, confirméespar une table des matières, de la Copie. Restent deux questions de fait: Est-ce que Filleau résume la Copie sans plus? Est-ce que Périer résume Filleau ? - Commençons par la dernière question en comparant le Discours de Filleau à la préface de Périer. A première vue, les différences semblent l'emporter. Dans Filleau, le compte rendu de la conférence, donc le plan de Pascal, est littéralement submergé par un flot de redondances, tandis que le texte de Périer est net, sec et précis. Périer s'en tient strictement à la conférence,dont il expose les étapes avec une cohérence convaincante. Or, si l'on réduit le discours de Filleau à un schéma, on arrive, à deux ou trois exceptions près, à un plan identique à celui de Périer: les points communs abondent, tant pour le plan proprement dit que pour le vocabulaire. Voici un exemple:

Filleau: «Après qu'il leur eut exposé ce qu'il pensait des preuves dont on se sert d'ordinaire (...) (il) entreprit de faire voir que la Religion Chrétienne était en aussi forts termes que ce qu'on reçoit le plus indubitablement entre les hommes; et suivant son dessein de leur apprendre à se connaître, il commença par une peinture de l'homme ... (p. 92)

Périer: «Après qu'il leur eut fait voir quelles sont les preuves qui font le plus d'impression sur l'esprit des hommes et qui sont les plus propres à persuader, il entreprit de montrer que la Religion Chrétienne avait autant de marques de certitude et d'évidence que les choses pui sont reçues dans le monde pour les plus indubitables. / Pour entrer dans ce dessein, il commença d'abord par une peinture de l'homme ... (p. 134)5.

La place ne nous permet pas de comparer en détail les deux plans. Signalons simplement qu'ils concordent à deux ou trois exceptions près6. Il semble donc probable que Périer résume Filleau, mais ce résumé est en même temps une correction : Périer a remanié le plan par-ci par-là, et il a surtout retranché impitoyablement toutes les redondances de Filleau pour ne garder que l'essentiel. On peut en conclure que tout ce que Périer a laissé passer est essentiel. Essentiel au nom de quoi ? Répétons que le seul document au-dessus de tout soupçon, c'est la Copie.

Cela nous amène à la première question: Est-ce que le plan Périer



5: Ici, comme partout ailleurs, c'est nous qui soulignons.

6: Pour une comparaison détaillée, voir Poi Ernst: La Trajectoire pascalienne de l'Apologie, Archives des Lettres Modernes NE 84, 1967, pp. 36-40. Pour les divergences, voir Annie Barnes: «La Conférence à Port-Royal et les liasses de Pascal», in French Studies, Oxford, janv. 1956. Cet article est cité in extenso et discuté par Lafuma dans Ecrits sur Pascal, Paris, Ed. du Luxembourg, 1959.

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(pratiquement identique au plan Filleau) correspond à la succession des liasses? - Oui, dit Lafuma; non, dit Annie Barnes, qui signale de nombreusesdivergences. Mais Lafuma maintient sa position: il ne faut pas oublier, dit-il, que les préfaces étaient destinées à l'Edition de Port-Royal qui, elle, ne suit nullement Tordre de la Copiel, ainsi, les préfaces suivent la Copie, mais en évitant de mentionner certains chapitres (liasses) que Y Editionde Port-Royal a supprimés, (cf. note 6). - Pour notre part, nous ne saurions admettre cet argument. Les préfaces prétendent résumer le plan pascalien, non le plan de Port-Royal; prétendre que les préfaces s'écartent de la Copie à cause du plan de Port-Royal, mais qu'elles s'écartent encore plus du plan de Port-Royal à cause de la Copie, c'est admettre une souplesse qui peut justifier n'importe quoi.

Alors, qu'en est-il? Une comparaison détaillée nous amène aux constatations suivantes: a) Les préfaces rendent assez bien compte du contenu global de la Copie, b) Quant au plan proprement dit de la Copie, les préfaces n'en suivent que les très grandes lignes, d'abord la peinture de l'homme, ensuite la Religion Chrétienne, aspect historique et aspect doctrinal, c) A l'intérieur de ces grandes parties, les écarts et les omissions sont nombreux et graves. Signalons, à titre d'exemple, que dans la peinture de l'homme, les liasses 5 {Raisons des Effets) et 8 (Divertissement) sont passées sous silence. De même, les préfaces passent directement des Philosophes (liasse 9) à la Fausseté des autres Religions (liasse 16) sans revenir par ailleurs sur les liasses 10 à 15. Quant aux preuves de la religion, le plan de Pascal est devenu franchement méconnaissable. - Annie Barnes, qui signale ces divergences, conclut ainsi son article (cf. note 6) :

« Mais les liasses nous prouvent que la pensée apologétique de Pascal est bien
trop riche et trop complexe pour être renfermée dans le cadre de la conférence
à Port-Royal.»

Oui, sans doute, mais il ne s'agit pas tellement d'une conférence, à notre avis, mais d'une succession écrite de vingt-sept liasses que Filleau et Périer avaient sous les yeux au moment de rédiger leurs prétendus comptes rendus du plan de Pascal. Quoi de plus simple que de faire de la table des matières, rédigée par Pascal, le plan de leurs préfaces ?7 Quelles sont les raisons qui les



7: Signalons que cette table a disparu du Recueil Original, mais qu'elle est attestée par la Copie. Néanmoins, elle est indubitablement de Pascal, car elle comprend un chapitre (« Que la Nature est corrompue ») auquel ne correspond aucun texte, donc un chapitre prévu par Pascal. Si le copiste avait rédigé la table d'après les papiers originaux, cet «accident» n'aurait pas pu se produire. Voir à ce propos Jean Mesnard, op. cit., p. 26.

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ont poussés, Vun et Vautre, à déformer ce plan? Telle est, selon nous, la
question essentielle soulevée par les deux préfaces.

Un début de réponse se trouve peut-être dans deux différences d'ordre
général entre les préfaces et la Copie:

1. Filleau et Périer introduisent tous deux un interlocuteur athée qui vient se mirer dans la peinture de l'homme. Ensuite, nous ne quittons pas ce personnage d'une semelle. C'est à lui seul que s'adresse Pascal, c'est lui qui réagit, qui désire savoir, qui apprend avec joie, etc., etc. - Mais jusqu'à un certain point seulement: au moment de passer aux preuves proprement dites, les préfaces opèrent une transition de ce personnage à Yhomme en général. Voici, dans les deux textes, l'entrée et la sortie de l'interlocuteur:

Filleau: «... il commença par une peinture de l'homme qui, pour n'être qu'un raccourci, ne laissait pas de contenir tout ce qu'on ajamáis dit de plus excellent sur ce sujet (...). Que chacun s'examine sérieusement sur ce qu'il trouve dans ce Recueil et se mette à la place d'un homme que M. Pascal supposait avoir du sens et qu'il se proposait en idée de pousser à bout et d'atterrer pour le mener ensuite pied à pied à la connaissance de la vérité... » (p. 92)

Périer: «Pour entrer dans ce dessein, il commença d'abord par une peinture de l'homme où il n'oublia rien de tout ce qui le pouvait faire connaître et au dedans et au dehors de lui-même, jusqu'aux plus secrets mouvements de son cœur. // supposa ensuite un homme qui, ayant toujours vécu dans une ignorance générale (...) vient enfin à se considérer dans ce tableau et à examiner ce qu'il est. ...» (p. 134)

On constate que le moment d'entrée en scène est rigoureusement identique dans les deux cas, et que le procédé est bien frappant: d'abord la peinture de l'homme; c'est ensuite seulement que l'interlocuteur est introduit. Voyons maintenant la sortie:

Filleau: «Que ce système est beau, quoi qu'on en puisse dire, et qu'il est conforme aux apparences et à la raison même, autant qu'elle y peut avoir de part. (...) Que peut faire là-dessus un homme de sens et de bonne foi, sinon de reconnaître que jamais on n'a rien dit d'approchant...» (P- 99)

Périer: «Quoique M. Pascal (. ..)ne lui ait encore rien dit qui le puisse convaincre des vérités qu'il lui a fait découvrir, il l'a mis néanmoins dans la disposition de les recevoir avec plaisir (...). C'est aussi l'état où devrait être tout homme raisonnable, s'il était une fois bien entré dans la suite de toutes les choses que M. Pascal vient de représenter. . » (p. 136)

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Après ce passage, l'interlocuteur disparaît totalement de la préface de Périer, et il ne revient qu'une fois dans le texte de Filleau, manifestement dans une digression qui fait partie de la glose personnelle de Filleau. - Et cet interlocuteur est pratiquement inexistant dans la Copie! Il est vrai que la liasse Ordre fait allusion à un «ordre par dialogues», mais beaucoup plus souvent à un «ordre par lettres»; mais, dans les liasses suivantes, les dialogues sont brefs et extrêmement rares. Le seul fragment comprenant réellement un dialogue, c'est le pari (418), que Pascal n'avait pas classé. La question se pose alors de savoir pourquoi Filleau et Périer ont adopté de concert cet interlocuteur qu'ils ont utilisé d'une manière absolument identique. N'oublions pas que Périer supprime impitoyablement toutes les redondances de Filleau. S'il laisse passer l'interlocuteur, c'est qu'il a ses raisons. - Lesquelles? Ecartons dès maintenant une objection éventuelle: Si Pascal a prévu initialement un ordre par dialogues, il a fait la conférence en conséquence. C'est à notre avis impossible. Lors de la conférence, son projet est déjà bien avancé, et le classement des papiers est probablement en bonne voie. Il n'a guère pu ignorer l'abandon du dialogue. En outre, le dialogue évoqué dans la liasse « Ordre » ne justifie nullement l'entrée et la sortie de l'interlocuteur adopté par les préfaces. La question reste donc, pour le moment, sans réponse. Passons à l'autre différence d'ordre général.

2. Si l'on compare le plan Périer (à peu près identique au plan Filleau) à la succession des liasses, on constate sans peine que le texte de Périer est nettement supérieur à la Copie en ce qui concerne la clarté et l'enchaînement des idées. Périer nous mène agréablement de vérité en vérité sans le moindre heurt et sans nous laisser aucune possibilité de protester. Aussi l'interlocuteur se conduit-il en acteur exemplaire qui donne toujours la bonne réplique. - Dans la Copie, par contre, les contradictions se suivent de près pour laisser le lecteur totalement désemparé. Répétons que les deux liasses les plus étranges dans la peinture de l'homme, Raisons des Effets et Divertissement, sont passées sous silence dans la préface. Et l'interlocuteur de Pascal, lors de ses rares apparitions, est un personnage qui lutte pied à pied et qui fait tout son possible pour avoir le dernier mot.

En d'autres termes, Filleau et Périer ont fait de la dialectique pascalienne une démonstration éminemment cartésienne, et ils ont retranché, déformé, interverti tous les éléments contradictoires pour en tirer un enchaînement sans failles. Achevons de confondre nos deux «affreux» par ces paroles que Pascal a dû leur lancer de sa tombe dès 1670:

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«Contradiction. On ne peut faire une bonne physionomie qu'en accordant toutes nos contrariétés et il ne suffit pas de suivre une suite de qualités accordantes sans accorder les contraires; pour entendre le sens d'un auteur il faut accorder tous les passages contraires, (fragm. 257)

Tâchons maintenant de formuler une hypothèse, toute provisoire évidemment, qui pourrait expliquer les nombreuses divergences entre le plan des préfaces et le plan pascalien : déformer le plan des liasses a été pour Filleau et Périer une simple nécessité; le principe dialectique structurant la succession des liasses n'aurait pas été à la portée du public, et son seul résultat aurait été de créer une impression très désagréable de piétinement et de confusion. La préface de Y Edition de Port-Royal ne pouvait se permettre une telle extravagance. - Reste le fameux interlocuteur; pour l'instant, nous ne sommes pas en mesure de justifier sa présence dans les préfaces, et la question demeure entière.

Nous reviendrons, bien entendu, à la dialectique pascalienne, mais il faut
d'abord étudier un autre document relatif à la conférence.

3: La liasse 11 APR

Selon l'hypothèse généralement admise, cette liasse, qui n'est qu'un long
fragment (149), est le manuscrit préparé par Pascal en vue de la conférence.
Cette hypothèse se fonde surtout sur les faits suivants :

a. L'abréviation APR signifie probablement, sinon certainement, A Port-
Royal, témoin le «PR» que Pascal utilise ailleurs pour Port-Royal (63).

b. Les mots «pour demain» figurent dans le texte, ce qui semble bien
indiquer une occasion précise.

c. Le texte n'apporte rien de vraiment nouveau. Il reprend certains éléments des liasses précédentes, tout en les exposant différemment, et il anticipe sur d'autres points (les preuves). Henri Gouhier va jusqu'à dire que cette liasse n'est pas à sa place et qu'elle n'a de sens qu'en dehors de la série.

Voilà la base de l'hypothèse des notes-pour-la-conférence. Elle est défendue par Lafuma et beaucoup d'autresB. Nous allons maintenant reprendre ces points et essayer de démontrer que cette liasse n'est pas et ne peut pas être le manuscrit de la conférence.



8: Voir par exemple: L. Lafuma: Histoire des Pensées, p. 28. H. Gouhier: Biaise Pascal, Commentaires, Paris, Vrin, 1966, pp. 179-81. Poi Ernst: Approchespascaliennes, Ed. Duculot, Belgique, 1970, p. 185.

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a. Si le titre «APR» se réfère à Port-Royal - admettons-le - rien ne prouve
qu'il s'agisse d'un événement futur. Un événement passé serait tout aussi
plausible.

b. Le «pour demain» figure non au début, mais au milieu du texte et encore vers la fin; ainsi: «APR pour demain», et «APR pour demain 2». Nous avouons être un peu perplexe devant le fait que cet emplacement du «pour demain» n'a apparemment gêné personne. - Pour nous, la réponse ne fait pas le moindre doute : n'est «pour demain » que ce qui suit ces mots, c'est-àdire la dernière partie du texte. Ce qui signifie inversement que la première partie se réfère à un moment antérieur à la rédaction de la liasse (p. ex. «hier»).

c. Il est vrai que la liasse résume et anticipe dans une certaine mesure, mais ce n'est pas un survol de toute l'Apologie, loin de là, et le but nous semble clair: présenter certains points acquis dans une perspective différente et montrer leur rapport avec des points à venir. Nous admettons donc volontiers que cette liasse présente un aspect particulier (qu'il faudra essayer de justifier), mais pour y voir les notes-pour-la-conférence, il faut nécessairement supposer que Pascal aurait improvisé tout le reste, ce qui relève du domaine des conjectures gratuites. (Le texte de la liasse sera cité en entier plus loin.)

Voici encore deux objections qui nous semblent importantes :

a. Si cette liasse avait constitué les notes-pour-la-conférence, elle n'aurait pas été classée au beau milieu de la future Apologie, mais, éventuellement, dans la liasse 1 {Ordre). Lafuma écarte la difficulté en qualifiant «APR» de «liasse spéciale»9. Précisons que, pour nous, il ne s'agit pas d'un inconvénient accessoire: il y a INCOMPATIBILITE pure et simple. Une liasse dont Pascal a fait lui-même le chapitre 11 de son Apologie (témoin la table) ne peut pas être les notes pour la conférence.

b. A tout ce qui concerne la préparation de la conférence, nous opposons
ce passage de la préface de Périer :

«un discours de deux ou trois heures, fait ainsi sur le champ sans avoir été prémédité
ni travaillé ... (p. 134)



9: Voir la discussion suivant l'intervention de Lafuma lors du colloque de Royaumont: «Biaise Pascal, l'homme et l'œuvre.» Cahiers de Royaumont No 1, Paris, Ed. de Minuit, 1956, pp. 98-99.

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S'il n'est pas tout à fait impossible de voir en cette assertion un simple artifice littéraire, ou encore d'accuser Périer d'ignorance, comme le fait Lafuma (cf. note 8), cette solution nous paraît malgré tout un peu trop commode: l'hypothèse des notes-pour-la-conférence n'est pas assez solide pour nous permettre d'écarter un témoignage qui s'y oppose.

Nous avons donc affaire à une liasse qui, d'une part, se distingue incontestablement de l'ensemble dont elle fait partie, et qui, d'autre part, n'est pas les notes-pour-la-conférence. Si nous partons de ces points contradictoires, nous croyons pouvoir formuler une hypothèse susceptible de concilier les contraires:

a. A l'époque de la conférence, Pascal est très probablement en train de
classer ses papiers, non en vue de la conférence, mais simplement parce
qu'un classement s'impose.

b. A Port-Royal, il expose un jour, à Vimproviste (peut-être sur demande), le plan général de son travail. Nous n'y voyons rien d'improbable. Ce projet occupe Pascal depuis longtemps déjà; en parler à des amis n'est pas pour lui déplaire, et l'improvisation n'est pas un tour de force extraordinaire.

c. Après la conférence, une discussion s'engage, qui fait comprendre à Pascal qu'un aspect important échappe aux auditeurs - et qu'il échappera aussi, par conséquent, à ses futurs lecteurs. Il se lance donc dans une explication supplémentaire, qu'il se hâte de mettre par écrit après coup. C'est cette explication-là qu'il se réserve de reprendre, le lendemain, avec son public. Cela ne veut pas forcément dire qu'on avait fixé une suite, mais simplement que Pascal comptait reprendre l'entretien. Nous ignorerons probablement à tout jamais s'il l'a fait. Il s'ensuit que le texte précédant le «pour demain» est rédigé uniquement en vue de Y Apologie puisqu'il correspond à ce qui a déjà été dit, tandis que le texte «pour demain» est à la fois destiné à VApologie et à la reprise de l'entretien.

d. Ainsi, la liasse APR ne constitue ni les notes-pour-la-conférence ni son compte rendu. Elle est cette explication supplémentaire dont Pascal a ressenti le besoin après avoir présenté l'ensemble de son projet à un public restreint, mais hautement qualifié. Et si Pascal a situé cette liasse après les dix premières, c'est que le problème à expliquer se trouve dans celles-ci.

Nous sommes parfaitement conscient d'avoir présenté une hypothèse que
seule une lecture détaillée du texte pourra confirmer ou infirmer. Mais le

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chemin à suivre est déjà indiqué: puisque APR vient combler en quelque sorte une lacune qui s'est dégagée des dix premières liasses, gardons-nous de l'isoler de son contexte. Ce n'est qu'après une lecture de tout ce qui précède que nous serons en mesure de comprendre la fonction de APR dans l'ensemble. - Par conséquent, nous nous contenterons, pour le moment, de relever deux points précis qui jouent en faveur de notre hypothèse:

1. Voici la première ligne de la liasse:

«APR. Commencement. Après avoir expliqué l'incompréhensibilité. » - Ce qui signifie qu'en tout premier lieu, Pascal a dû expliquer quelque chose que les auditeurs n'avaient pas compris. Cette explication lui paraît tellement évidente qu'il se dispense de la noter. La lecture des liasses précédentes nous indiquera peut-être de quelle «incompréhensibilité » il est question.

2. Le début du texte suivant le «pour demain» n'est qu'un bref résumé du texte précédent. On voit mal pourquoi Pascal se serait répété ainsi - si ce n'est dans l'intention de rappeler aux interlocuteurs les derniers points mentionnés, avant de poursuivre. Bref, ce procédé évoque indubitablement le feuilleton.

Cela dit, abordons les papiers classés.

4: Les vingt-sept liasses de la Copie

4.1. Remarques sur le classement

Si nous partons de la succession des liasses telle qu'elle nous est parvenue, c'est que ce classement est indéniablement de Pascal. Il s'agit peut-être d'un classement provisoire, mais qui est devenu définitif par la mort de son auteur. Etablir le classement auquel Pascal aurait abouti, c'est s'égarer dans des conjectures sans intérêt.

En est-il de même pour la succession des fragments à Vintérieur de chaque liasse"! - Nous pensons que non: à l'intérieur d'une liasse donnée, les fragmentssont disposés pêle-mêle. Voici pourquoi: s'il faut classer une profusionde fragments (découpés dans les grandes feuilles initales), c'est un procédé normal et logique que de les répartir d'abord dans les dossiersliassessans se soucier de la succession interne. Une fois ce premier tri terminé - et à ce moment-là seulement -, on commence à grouper entre eux les fragments d'une même liasse. (Si Pascal avait pu situer chaque fragment à sa place définitive dès le premier tri, son plan aurait préexisté aux fragments;dans ce cas, il n'y aurait guère eu de fragments, ni de découpage,

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mais un texte rédigé dans l'ordre.) Il nous semble donc que, puisque les fragments ont en partie préexisté au plan, le classement interne d'une liasse n'est possible qu'à partir du moment où celle-ci est au complet. Or, l'existencedes papiers non classés nous prouve que ce premier tri par liasses n'était pas terminé - d'où il s'ensuit que la succession des fragments d'une même liasse est fortuite, et quelle le restera. Car ce qui a empêché Pascal de procéder au tri de chaque liasse nous en empêchera également : il ne sert à rien de chercher une succession logique aux éléments d'un ensemble partiellement connu.

Il en résulte que notre analyse doit porter sur le contenu global de chaque liasse et chercher à en dégager le sens, mais qu'elle ne peut en aucun cas s'appuyer sur la place qu'occupe tel fragment par rapport à tel autre fragment. Telle sera donc notre manière de procéderlo.

Nous renvoyons, une fois pour toutes, au grand ouvrage de Poi Ernst (cf. note 8). C'est, à notre connaissance, la seule étude à proposer une lecture minutieuse de la Copie, liasse par liasse, une lecture beaucoup plus détaillée et riche en arguments que le «survol» que nous présenterons ici. - Malgré notre grande admiration pour les observations et les remarques pertinentes de Poi Ernst, force nous est de constater que notre désaccord avec lui est profond et essentiel. Nous essaierons de démontrer ici que la dialectique pascalienne n'est pas seulement Y expression de la nature humaine contradictoire, mais le principe structurant la succession des liasses: dans la peinture de l'homme, aucune liasse ne va de pair avec une autre; chaque liasse s'oppose radicalement à la somme des liasses précédentes.

4.2. Le piège du paradoxe humain: Les liasses 1 à 10

Liasse 1 : Ordre

Pour ces 12 fragments, tous assez brefs, il convient de parler de textes hors
série. Il s'agit de remarques sur



10: Nous nous opposons donc formellement à la théorie de «l'enfilage à l'envers»- On sait que Pascal enfilait ses fragments au moyen d'une ficelle. Le fragment en tête d'une liasse est ainsi le dernier enfilé, tandis que le premier enfilé se trouve au fond. Pour reconstituer l'ordre pascalien, à l'intérieur de chaque liasse, on n'a qu'à inverser l'ordre de la Copie. Ce principe est à la base de l'édition Steinmann, Monaco, Ed. de la Roche, 1962 - et il est retenu par Poi Ernst, op. cit., pp. 8-9. Nous ne saurions prendre ce procédé au sérieux: imaginer Pascal classer quelque 370 fragments dans un ordre voulu sans se rendre compte qu'il les classe à l'envers n'est vraiment pas faire honneur à son intelligence!

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a. le plan général de Y Apologie,

b. la manière de procéder: dialogues, lettres,
c. certains détails à exploiter ultérieurement.

Citons simplement le fragment 6, relatif au plan d'ensemble :

«(1.) Partie. Misère de l'homme sans Dieu.
(2.) Partie. Félicité de l'homme avec Dieu.
autrement
(1.) Part. Que la nature est corrompue, par la nature même.
(2.) Partie. Qu'il y a un réparateur, par l'Ecriture. »

Ce qui revient à dire que Y Apologie comprendra une partie empirique et une
partie dogmatique; que la misère se constate tandis que la félicité dépend de
la foi.

Il est vrai que l'ordre par dialogues ou par lettres semble obséder Pascal dans cette liasse, ce qui n'est guère surprenant si Ton se souvient du triomphe remporté par les Provinciales. Mais rappelons que le dialogue ne dépassera guère l'état de projet et qu'il n'est utilisé vraiment que dans le fragment du pari, non classé.

Faut-il voir dans cette première liasse des ébauches d'une introduction générale ou bien de simples notes de travail? Nous penchons pour la première possibilité. Par un parti pris d'abord: si Pascal a conçu une table des matières comprenant cette liasse, c'est qu'il l'a destinée à Y Apologie. Ensuite parce qu'il nous semble naturel et souhaitable d'exposer dans une introduction les grandes lignes, avec des exemples brièvement évoqués, et, surtout, de mettre le lecteur en garde : cet ouvrage n'est pas le philtre qui lui donne automatiquement la foi; il ne s'agit pas de prouver Dieu. Les fragments 3 (contre les preuves métaphysiques) et 7 (la foi est différente de la preuve) s'interprètent bien dans ce sens.

Liasse 2: Vanité

Cette liasse constitue à elle seule un tableau complet des illusions humaines : l'homme se trompe du tout au tout, et c'est néanmoins sur ces erreurs qu'il fonde son comportement, sa conception du monde, ses aspirations. Le long fragment 44, Imagination, en donne une démonstration éclatante. Tous les fragments concordent pour nous prouver que -

«L'homme n'est qu'un sujet plein d'erreur naturelle, et ineffaçable sans la
grâce. Rien ne lui montre la vérité. Tout l'abuse.» (45)

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Si l'issue (la grâce) est évoquée dans ce passage, c'est uniquement par son
absence. En somme, ces quelques pages nous délivrent de nos illusions pour
nous inviter à regarder notre existence d'un œil nouveau. Qu'on en juge:

«Pourquoi me tuez-vous à votre avantage? Je n'ai point d'armes. - Et quoi, ne demeurez-vous pas de l'autre côté de l'eau? Mon ami, si vous demeuriez de ce côté, je serais un assassin, et cela serait injuste de vous tuer de la sorte. Mais puisque vous demeurez de l'autre côté, je suis un brave et cela est juste.» (51)

Ainsi, le non-sens de nos coutumes, de nos conventions, de nos lois se trouve exposé avec une clarté et une cohérence qui assurent à VApologie, et à son lecteur, une place privilégiée au-dessus de la vanité humaine. Désormais, nous serons à l'abri de toute illusion : l'ère de la lucidité peut s'ouvrir! - Malheureusement, la liasse suivante nous convainc rapidement du contraire.

Liasse 3 : Misère

Ce n'est qu'à première vue que cette liasse semble compléter la liasse précédente en dénonçant la vanité des lois humaines. En réalité, elle s'y oppose radicalement : il est parfaitement vain, et même dangereux, de dénoncer les illusions humaines, car nous n'avons aucune vérité à leur substituer. Démontrer, par exemple, que nos lois ne sont pas justes, mais simplement coutumières, c'est rendre un très mauvais service à l'homme:

«II est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car il n'y obéit qu'à cause qu'il les croit justes. C'est pourquoi il faut lui dire en même temps qu'il y faut obéir parce qu'elles sont lois, comme il faut obéir aux supérieurs non pas parce qu'ils sont justes, mais parce qu'ils sont supérieurs. Par là voilà toute sédition prévenue, si on peut faire entendre cela et que proprement (c'est) la définition de la justice. » (fragm. 66)

Obéissons donc à nos lois et à nos conventions, mais en gardant, à l'encontre
du peuple, toute notre nouvelle lucidité. - Hélas, ce serait la pire des
illusions, l'homme se croyant supérieur à sa condition :

«Contradiction. Orgueil contrepesant toutes les misères, ou il cache ses misères,
ou il les découvre; il se glorifie de les connaître.» (fragm. 71)

Et, de toute manière, le bonheur n'est pas dans l'orgueil tiré de cette lucidité,
témoin le divertissement:

«Si notre condition était véritablement heureuse il ne faudrait pas nous divertir
d'y penser. » (fragm. 70)

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Bref, cette liasse conteste et renverse la valeur et l'intérêt de la liasse précédente.
Pour l'instant, le mouvement dialectique peut se tracer ainsi :

a. Notre existence est vaine parce que fondée sur des illusions.
b. Il est nécessaire de vivre dans l'illusion et de l'ignorer.

Ce qui signifie en clair qu'il aurait mieux valu ne rien dire du tout ! Le désarroi
devant cette apologie qui s'abolit d'elle-même est parfaitement résumé
dans le fragm. 72 :

«II faut se connaître soi-même. Quand cela ne servirait pas à trouver le vrai
cela au moins sert à régler sa vie, et il n'y a rien de plus juste. »

A première vue, ce fragment est le bon sens même. Et pourtant : que signifie se connaître soi-même si ce n'est pas connaître la vérité? Cela signifie reconnaître l'illusion pour telle sans pour autant connaître la vérité. Mais comment reconnaître l'illusion tout en ignorant la vérité qui la qualifie d'illusion ? - Voilà le non-sens sur lequel il faut régler sa vie. Tout le défi pascalien est là : bon sens = non-sens - provocation condensée en trois lignes reflétant deux liasses qui sont vraies toutes deux, mais qui s'excluent mutuellement sans pour autant nous permettre de retrouver notre ignorance première.

Liasse 4: Ennui

Les trois petits fragments formant cette liasse sont parmi ceux qui ont donné le plus de fil à retordre aux exégètes. Il est en effet tentant de dire que le sens de la liasse nous échappe parce qu'elle est si peu fournie. Il nous semble néanmoins que, compte tenu des deux liasses précédentes, les trois fragments que voici indiquent une orientation très claire et d'une importance capitale :

77: «Orgueil. Curiosité n'est que vanité. Le plus souvent on ne veut savoir que pour en parler, autrement on ne voyagerait pas sur la mer pour ne jamais en rien dire et pour le seul plaisir de voir, sans espérance d'en jamais communiquer.

78: «Description de l'homme. Dépendance, désir d'indépendance, besoins.»

79: «L'ennui qu'on a de quitter les occupations où l'on s'est attaché. Un homme vit avec plaisir en son ménage; qu'il voie une femme qui lui plaise, qu'il joue 5 ou 6 jours avec plaisir, le voilà misérable s'il retourne à sa première occupation. Rien n'est plus ordinaire que cela.»

Si Pascal avait situé ces fragments dans la liasse «Vanité», il aurait été légitimede
n'y voir que de nouveaux exemples des puissances trompeuses. Mais,

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puisqu'ils interviennent au moment où les connaissances de l'homme se trouvent réduites à zéro, le «savoir» du fragm. 77 prend un sens tout différent. En effet, qui peut prétendre savoir devant ce néant laissé par les liasses Vanité et Misère? Personne d'autre que Vapologiste lui-même! Et à quoi lui servirait de savoir s'il n'en parlait pas? - Cela revient à dire que la conclusion de la liasse Misère: il aurait mieux valu ne rien dire! - se trouve contrebalancée par le besoin d'étaler ses connaissances.

Le mouvement aller-retour évoqué par les deux autres fragments résume avec précision l'effet obtenu jusqu'ici par la peinture de l'homme: tirer l'homme hors de son premier état (ignorance) pour qu'il le retrouve avec ennui (au sens fort), faute de mieux. Ainsi, le désir d'indépendance transforme la dépendance en besoin (fragm. 78).

Il s'ensuit que la portée de cette liasse est considérable: elle vient abolir la place privilégiée de VApologie pour en faire un exemple éclatant de l'absurdité humaine; elle est, pour ainsi dire, la prise de conscience de sa propre vanité. Nous ne voulons pas dire par là que Pascal condamne d'ores et déjà son propre travail, mais simplement que, dans cette première partie de Y Apologie, où l'homme juge l'homme par ses propres moyens, il est d'une nécessité extrême d'incorporer ce jugement même dans la peinture des misères humaines. - Résumons maintenant les étapes parcourues jusqu'ici: a. Vanité de l'existence fondée sur des illusions («Vanité») b. Besoin des illusions-qui-s'ignorent («Misère») c. Besoin de dénoncer le besoin des illusions-qui-s'ignorent («Ennui»).

Liasse 5 : Raisons des Effets

Si les chapitres précédents nous ont amenés à considérer tous les aspects de notre existence comme vains et illusoires - et à considérer cette lucidité même comme la pire des illusions, cette nouvelle liasse vient y opposer Vignorance naturelle grâce à laquelle nous réglons notre existence d'une manière parfaitement saine et raisonnable :

«Le monde juge bien des choses, car il est dans l'ignorance naturelle qui est le
vrai siège de l'homme. .. » (fragm. 83)

II est à coup sûr injuste que la justice soit soumise à la force, mais c'est la seule manière de réunir les deux, ce qui nous assure la paix, c'est-à-dire le souverain bien (fragm. 81). Il est on ne peut plus raisonnable d'obéir à la force et de se dire que cette force est juste. Sur une base de vanité et de nonsens, on construit un système plein d'erreurs, mais dont les effets sont vrais et justifiés. Ce qui n'empêche pas le système d'être foncièrement faux:

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«Raison des effets. Renversement continuel du pour au contre. Nous avons donc montré que l'homme est vain par l'estime qu'il fait des choses qui ne sont point essentielles. Et toutes ces opinions sont détruites. / Nous avons montré ensuite que toutes ces opinions sont très saines, et qu'ainsi toutes ces vanités étant très bien fondées, le peuple n'est pas si vain qu'on dit. Et ainsi nous avons détruit l'opinion qui détruisait celle du peuple. / Mais il faut détruire maintenant cette dernière proposition et montrer qu'il demeure toujours vrai que le peuple est vain quoique ses opinions soient saines, parce qu'il n'en sent pas la vérité où elle est et que la mettant où elle n'est pas, ses opinions sont toujours très fausses et très malsaines. » (fragm. 93)

Ainsi, cette liasse contrebalance à elle seule tout ce qui précède en affirmant
que

a. on a raison d'agir comme on le fait, mais
b. on a tort de justifier ses actions comme on le fait, donc ;
c. nos actions sont vraies et fausses, saines et malsaines.

Voilà qui accuse et justifie à la fois toutes nos actions, y compris celle d'écrire la présente Apologie, car il est naturellement juste de dénoncer nos erreurs, mais il est foncièrement injuste de prétendre détenir la vérité et d'échapper ainsi à l'absurdité humaine.

Liasse 6: Grandeur

C'est devenu un lieu commun d'affirmer que la grandeur de l'homme réside dans la pensée (le roseau pensant, fragm. 113), mais encore faut-il préciser de quel genre de pensée il est question. En effet, les liasses précédentes ont déjà exigé du lecteur un effort considérable de réflexion - pour ne démontrer que la vanité de cette réflexion. Mais ce qui donne à cette liasse son poids, ce qui lui permet de balayer toutes les déductions accumulées jusqu'ici, c'est qu'elle introduit les vérités naturelles - les vérités du cœur -, qui ne dépendent d'aucun raisonnement, mais qui sont simplement là. La raison ne peut venir à bout de cette intuition naturelle, malgré les efforts des pyrrhoniens (fragm. 109), car le raisonnement nous convainc avant tout de sa propre impuissance (fragm. 110). Par exemple, que peut faire le raisonnement contre la concupiscence ? - En démontrer à la fois la vanité et le bienfondé. Aussi l'intuition humaine ne passe-t-elle pas par là:

«Grandeur. Les raisons des effets marquent la grandeur de l'homme, d'avoir
tiré de la concupiscence un si bel ordre. » (fragm. 106)

Par la voie du raisonnement, l'homme n'aurait jamais pu concevoir Vordre
de la concupiscence - terme contradictoire s'il en fut -, mais la raison peut
soumettre ce principe intuitif à un examen critique. Or, si le raisonnement

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conteste le principe premier, cela prouve simplement l'insuffisance du raisonnement,car le principe est là! Si, par contre, la raison admet que le principe intuitif est une donnée intangible, elle peut nous indiquer où nous mènent nos vérités naturelles. C'est lecas pour «la grandeur se concluant de la misère. »

La misère - ou l'absurdité de la vie humaine est une évidence sentie audelà de tout raisonnement. Mais la raison peut nous montrer que la notion même de misère implique une notion de grandeur - au nom de laquelle notre condition est «misère» - et que cette grandeur doit être une grandeur perdue (fragm. 117). La vraie grandeur de l'homme n'est donc pas le «roseau pensant» en soi, mais cette vérité du cœur qui situe le roseau pensant en intuition évidente. C'est à partir de ce principe senti qu'on peut arriver par raisonnement à la grandeur déchue:

«La grandeur de l'homme est grande en ce qu'il se connaît misérable; un arbre
ne se connaît pas misérable. / C'est donc être misérable que de (se) connaître
misérable, mais c'est être grand que de connaître qu'on est misérable. » (fragm. 114)

Concluons donc que la liasse Grandeur intervient au moment précis où les liasses précédentes ont créé en nous la conscience aiguë de notre impuissance à démêler le chaos de notre condition. Est-ce à dire que Y Apologie nous a fait comprendre cette incapacité ? - Bien davantage ! Ce n'est pas l'échec des efforts de l'homme, mais du texte apologétique même qui porte notre sentiment de misère à son point culminant. Et cette liasse en tient rigoureusement compte en exprimant la vérité qui en découle et qui s'y oppose: notre grandeur réside précisément dans ce sentiment de misère.

Liasse 7: Contrariétés

Désormais, le paradoxe humain est posé et défini par ses derniers extrêmes : bassesse - grandeur. Ce qui rend ce paradoxe littéralement insoluble, c'est que les extrêmes se prouvent et se renforcent mutuellement tout en s'excluant l'un l'autre:

« APR. Grandeur et Misère. La misère se concluant de la grandeur et la grandeur de la misère, les uns ont conclu la misère d'autant plus qu'ils en ont pris pour preuve la grandeur, et les autres concluant la grandeur avec d'autant plus de force qu'ils l'ont conclue de la misère même. ...» (fragm. 122)u



11: L'«APR» commençant ce fragment joue en faveur de notre hypothèse sur l'explication supplémentaire, après la conférence proprement dite. Si «APR» était les notes-pour-la-conférence, on voit mal pourquoi Pascal en aurait réparti les éléments dans plusieurs liasses. Par contre, insérer ici un fragment supplémentaire dont la discussion à Port-Royal a indiqué le besoin nous semble un procédé parfaitement

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N'y aurait-il pas moyen d'exclure un extrême en faveur de l'autre? On saurait au moins à quoi s'en tenir. Mais Pascal renvoie dos à dos pyrrhoniens et dogmatistes (fragm. 131): la raison ne nous garantit rien, il est vrai, mais on ne peut douter de tout (doutera-t-on si l'on doute ?). Par contre, le paradoxe humain est une évidence tirée de notre doute et qui nous dispose enfin à écouter Dieu :

«Connaissez donc, superbe, quel paradoxe vous êtes à vous-même. Humiliezvous, raison impuissante! Taisez-vous, nature imbécile, apprenez que l'homme passe infiniment l'homme et entendez de votre maître votre condition véritable que vous ignorez. Ecoutez Dieu. ...» (fragm. 131)

Et Dieu nous explique le paradoxe par la chute pour situer le mystère de notre condition en face d'un mystère aussi insoluble: la transmission du péché originel. C'est expliquer une inconnue par une autre inconnue, c'est insister lourdement sur le caractère incompréhensible de notre condition:

«Le nœud de notre condition prend ses replis et ses tours dans cet abîme. De
sorte que l'homme est plus inconcevable sans ce mystère, que ce mystère est inconcevable
à l'homme.» (fragm. 131)

Soulignons que cette liasse n'apporte pas la moindre solution. Bien au contraire, le paradoxe humain se trouve renforcé par son origine dans la nuit des temps. Si l'homme est incompréhensible à lui-même, c'est à cause d'une «injustice» (la transmission du péché) qui lui est tout aussi incompréhensible.

A nouveau, donc, une liasse vient bloquer toute tentative de poursuivre nos efforts dans le sens indiqué par la liasse précédente : le paradoxe humain ne s'explique pas, il est simplement. La conscience lucide de notre condition nous a conduits à une obscurité totale. La conscience lucide de cette obscurité a dégagé en nous la notion de grandeur, qui achève de confondre notre lucidité première. Et la seule chose qui nous permettrait d'y voir clair, la transmission du péché, nous empêche à tout jamais d'y comprendre quoi que ce soit.

Liasse 8: Divertissement

Que fait donc l'homme devant ce paradoxe ? Il évite d'y penser, il se divertit:

«Divertissement. Les hommes n'ayant pu guérir la mort, la misère, l'ignorance,
ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n'y point penser. » (fragm. 133)

Est-ce à dire que l'homme a pris conscience du paradoxe et de sa propre
impuissance, qu'il s'en détourne délibérément et qu'il évite le repos (par le

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divertissement) pour ne pas y penser? Tout porterait à le croire puisque les activités humaines n'ont pas d'autre but que d'éviter l'inactivité et ce repos qui nous oblige à penser à notre condition (fragm. 136). - Autrement dit: le repos, c'est la conscience du paradoxe. Mais la mauvaise foi de l'homme est telle qu'il fait tout ce qu'il peut pour fuir ce repos, tout en croyant sincèrementqu'il le recherche:

«... Et de ces deux instincts contraires (i.e. grandeur-repos et misère-divertissement) il se forme en eux un projet confus, qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme, qui les porte à tendre au repos par l'agitation et à se figurer toujours que la satisfaction qu'ils n'ont point leur arrivera si, en surmontant quelques difficultés qu'ils envisagent, ils peuvent s'ouvrir par là la porte au repos. . . . » (fragm. 136)

Encore une fois, le lecteur est totalement désemparé par cette Apologie qui ne fait que démontrer sa propre impuissance. Tous nos efforts pour définir et cerner le paradoxe humain, bref pour connaître à fond (sinon comprendre) la condition humaine, se trouvent maintenant neutralisés par le fait que l'homme s'éloigne d'autant plus du paradoxe qu'il croit l'approcher. Et cette mauvaise foi, c'est encore le paradoxe !

Ainsi, le propos de cette liasse est tout autre que de dénoncer simplement le divertissement. En effet, si l'homme fuyait délibérément le repos pour éviter de penser à soi, son attitude serait malgré tout logique. Mais en faisant de ce repos le but suprême de ses efforts sans cesse avortés, il ne fait que s'enfoncer davantage dans le paradoxe. Car tout ce que nous avons appris sur le paradoxe n'est encore rien à côté du fait écrasant que le divertissement prouve le paradoxe précisément dans la mesure où il permet à F homme de le renier.

Liasse 9 : Philosophes

Au point où nous en sommes, toutes les issues sont bloquées: si l'homme se détourne du divertissement, il envisagera directement le paradoxe sans la moindre possibilité de s'en sortir; si, par contre, il «se divertit» pour fuir le repos (sous prétexte de le rechercher), il confirme indirectement qu'il est incompréhensible à lui-même. Ce qui revient à dire que «se connaître» équivaut à «ne pas se connaître » :

«Philosophes. La belle chose de crier à un homme qui ne se connaît pas qu'il
aille de lui-même à Dieu. Et la belle chose de le dire à un homme qui se connaît. »
(fragm. 141)

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Dans cette perspective, la solution des stoïciens est parfaitement vaine: nous conseiller d'aller directement à Dieu, c'est considérer la grandeur comme l'essence de l'homme et la misère comme un inconvénient accessoire ; c'est faire abstraction du fait que la notion de grandeur découle précisément de la notion de misère. Ainsi, les stoïciens ne prouvent que leur propre aveuglement, et ils viennent confirmer le contraire de leur position : le paradoxe rend l'homme aveugle à tel point qu'il ne voit ni le paradoxe, ni son propre aveuglement.

On constate que cette liasse concerne les stoïciens, non les philosophes en général - comme les deux préfaces pourraient le faire croire. C'est que le doute éternel des pyrrhoniens a déjà été combattu par les vérités du cœur (liasse «Grandeur») et qu'il s'agit maintenant d'opposer à la conscience du paradoxe une attitude qui consiste à en renier la portée: «rentrez-vous en vous-mêmes, vous y trouverez votre bien » (fragm. 143). Ainsi, ce que proposent en réalité les stoïciens, c'est de laisser tomber l'ensemble des liasses précédentes, puisque ces subtilités ne mènent de toute façon à rien, et de rejoindre Dieu sans faire tant de manières.

Donc, cette liasse ne fonctionne que par la négative, mais soulignons qu'elle propose, et réfute aussitôt, une issue pratiquement identique à celle que la liasse «Grandeur» avait posée et maintenue: la vérité évidente, la vérité du cœur. Toute la tentative des stoïciens consiste à faire de Dieu une vérité du cœur, mais une vérité qui conteste et supprime tout ce que notre intuition nous affirme par ailleurs : notre notion de misère est fausse puisqu'il y a Dieu. Faire de Dieu une vérité du cœur est parfaitement conforme aux idées de Pascal, mais Dieu seul peut nous donner cette vérité. - Ainsi, la solution des stoïciens est une impasse, et le lecteur est amené à envisager le paradoxe humain dans sa dernière manifestation, la plus absurde, la plus humaine.

Liasse 10: Le Souverain Bien

La preuve la plus éclatante de notre grandeur déchue, c'est l'éternelle chasse au bonheur, chasse vouée à l'échec, mais sans cesse renouvelée. D'où nous viendrait cette notion de bonheur, qui n'a jamais été réalisée, sinon de l'état de notre création ?

«Qu'est-ce donc que nous crie cette avidité et cette impuissance sinon qu'il y a eu autrefois dans l'homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide et qu'il essaye inutilement de remplir de tout ce qui l'environne ...» (fragm. 148)

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II est donc incontestable que cette liasse tend à démontrer que la chasse au bonheur, par sa vanité même, prouve notre grandeur déchue. Sous cet angle, elle semble donc aller de pair avec la liasse «Grandeur» - (la grandeur «se concluant» de la misère). Mais, compte tenu des liasses précédentes qui nous ont ramenés impitoyablement au seuil du paradoxe humain, «Le Souverain Bien » lance un dernier défi, définitif, à la somme des vérités accumulées: terrassé par la conscience terrible de ce paradoxe qui le tient de toutes parts, qui fait de lui un monstre incompréhensible, qui le rend étranger à lui-même, l'homme se redresse et oppose au paradoxe une soif insatiable de bonheur et de vrai bien.

Toutes les contradictions conscientes et nécessaires de ces liasses nous amènent à l'essence du paradoxe humain: Vopposition radicale et désespérée entre le non-sens manifeste et le désir d'un sens vrai. Ressentir cette impuissance et ce désir dans leur coexistence impossible, c'est éprouver le paradoxe. Autrement dit: chercher le sens vrai sans jamais oublier que l'homme ne peut surmonter le non-sens par ses propres moyens, c'est espérer le secours de Dieu.

Dans cette première partie de VApologie, où l'homme juge l'homme par ses propres moyens, les contradictions se suivent de près pour nous enfermer dans le piège du paradoxe humain. Tâchons maintenant de déterminer la fonction et la portée de la dialectique pascalienne. - II est évident que les étapes parcourues jusqu'ici sont foncièrement atemporelles et ne se succèdent que sur le papier. Il est question d'une dialectique figée dont tous les éléments sont présents en même temps et dont la synthèse ne peut être que transcendante: le paradoxe est làl2.

Ce serait une grave erreur de considérer cette dialectique sur le plan thématique uniquement. Certes, les termes dialectiques se trouvent dans le texte, et il est bien question du paradoxe humain. Mais l'essence de la dialectique pascalienne n'est pas de nous expliquer que l'homme est à la fois grand et misérable, car une apologie qui ferait de ce paradoxe son thème ne saurait faire éprouver quoi que ce soit à son lecteur; ce dernier se trouverait forcément protégé contre le paradoxe par le texte: il contemplerait avec plaisir et admiration la peinture des autres hommes.

Comme nous avons essayé de le démontrer ici, la dialectique pascalienne
est d'abord et avant tout le facteur structurant la démarche apologétique
dans sa première phase. C'est dire que le paradoxe humain ressort non



12: Voir à ce propos Lucien Goldmann: «Le Dieu caché», Gallimard 1955, pp. 216-27. théorie de Goldmann sera discutée plus loin: 5.3.

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seulement de telle ou telle pensée sur l'homme, mais surtout de la confrontationdes liasses entre elles: le désarroi de l'homme devant les vérités incompatiblesde l'existence ne se décrit pas (ce serait le neutraliser), mais il se reproduit par le désarroi du lecteur devant V'incompatibilité des liasses. Il s'ensuit que la structure dialectique est pour Pascal la seule manière possiblede faire éprouver le paradoxe humain, d'en faire une vérité du cœur, condition sine qua non pour chercher Dieu.

L'ultime conséquence de la structure dialectique, c'est que ni le texte ni son auteur ne sont à l'abri du paradoxe. Le texte ne décrit pas, il est le paradoxe humain. Ici encore, il s'agit d'un impératif pour la portée de VApologie: transmettre le paradoxe au niveau du contenu uniquement reviendrait à dire qu'une lucidité tout humaine nous permettrait d'échapper à notre condition. Or, c'est précisément dans la mesure où l'auteur se trouve «embarqué» que Y Apologie atteint son but primordial: Dieu seul possède le remède ; décrire le paradoxe n'est pas y échapper. - En somme, la réussite éclatante de la dialectique pascalienne, c'est d'avoir engendré une Apologie qui doit nécessairement se renier pour se confirmer.

4.3. Liasse 11: APR

Nous arrivons maintenant à ce long fragment que Pascal, selon notre hypothèse, a conçu comme une explication supplémentaire après sa conférence-débat et dont il a fait le chapitre 11 de sa future Apologie. Qu'a-t-il fallu expliquer au juste? Quels sont les points précis que Pascal a voulu reprendre et exposer différemment? - Malgré la longueur du texte, il est indispensable de le citer en entier. Pour permettre au lecteur de se faire une idée de la rédaction originale, nous intercalerons des références au Recueil Original. Enfin, pour éviter de nouvelles citations dans notre analyse, nous nous permettrons de numéroter les paragraphes.

«Fragment 149»

(Recueil Original, Folio 317 (recto)):

(1) 149-430 A. P. R. commencement, après avoir expliqué l'incompréhensibilité.

(2) Les grandeurs et les misères de l'homme sont tellement visibles qu'il faut nécessairement que la véritable religion nous enseigne et qu'il y a quelque grand principe de grandeur en l'homme et qu'il y a un grand principe de misère.

(3) II faut encore qu'elle nous rende raison de ces étonnantes contrariétés.

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(4) II faut que pour rendre l'homme heureux elle lui montre qu'il y a un Dieu, qu'on est obligé de l'aimer, que notre vraie félicité est d'être en lui, et notre unique mal d'être séparé de lui, qu'elle reconnaisse que nous sommes pleins de ténèbres qui nous empêchent de le connaître et de l'aimer, et qu'ainsi nos devoirs nous obligeant d'aimer Dieu et nos concupiscences nous en détournant nous sommes pleins d'injustice. Il faut qu'elle nous rende raison de ces oppositions que nous avons à Dieu et à notre propre bien. Il faut qu'elle nous enseigne les remèdes à ces impuissances et les moyens d'obtenir ces remèdes. Qu'on examine sur cela toutes les religions du monde et qu'on voie s'il y en a une autre que la chrétienne qui y satisfasse.

(5) Sera-ce les philosophes qui nous proposent pour tout bien les biens qui sont en nous? Ont-ils trouvé le remède à nos maux? est-ce avoir guéri la présomption de l'homme que de l'avoir mis à l'égal de Dieu? Ceux qui nous ont égalés aux bêtes et les mahométans qui nous ont donné les plaisirs de la terre pour tout bien, même dans l'éternité, ont-ils apporté le remède à nos concupiscences?

(6) Quelle religion nous enseignera donc à guérir l'orgueil, et la concupiscence? quelle religion enfin nous enseignera notre bien, nos devoirs, les faiblesses qui nous en détournent, la cause de ces faiblesses, les remèdes qui les peuvent guérir, et le moyen d'obtenir ces remèdes. Toutes les autres religions ne l'ont pu. Voyons ce que fera la sagesse de Dieu.

(7) N'attendez point, dit-elle, ô hommes, ni vérité, ni consolation des hommes. Je
suis celle qui vous ai formés et qui puis seule vous apprendre qui vous êtes.

(8) Mais, vous n'êtes plus maintenant en l'état où je vous ai formés. J'ai créé l'homme saint, innocent, parfait, je l'ai rempli de lumière et d'intelligence, je lui ai communiqué ma gloire et mes merveilles. L'œil de l'homme voyait alors la majesté de Dieu. Il n'était pas alors dans les ténèbres qui l'aveuglent, ni dans la mortalité et dans les misères qui l'affligent.

(Recueil Original: Folio 318 = verso du folio 317):

(9) Mais il n'a pu soutenir tant de gloire sans tomber dans la présomption. Il a voulu se rendre centre de lui-même et indépendant de mon secours. Il s'est soustrait de ma domination et s'égalant à moi par le désir de trouver sa félicité en lui-même je l'ai abandonné à lui, et révoltant les créatures qui lui étaient soumises, je les lui ai rendues ennemies, en sorte qu'aujourd'hui l'homme est devenu semblable aux bêtes, et dans un tel éloignement de moi qu'à peine lui reste(-t-)il une lumière confuse de son auteur, tant toutes ses connaissances ont été éteintes ou troublées. Les sens indépendants de la raison et souvent maîtres de la raison l'ont emporté à la recherche des plaisirs. Toutes les créatures ou l'affligent ou le tentent, et dominent sur lui ou en le soumettant par leur force ou en le charmant par leur douceur, ce qui est une domination plus terrible et plus injurieuse.

(10) Voilà l'état où les hommes sont aujourd'hui. Il leur reste quelque instinct impuissant du bonheur de leur première nature, et ils sont plongés dans les misères de leur aveuglement et de leur concupiscence qui est devenue leur seconde nature.

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(11) De ce principe que je vous ouvre vous pouvez reconnaître la cause de tant de contrariétés qui ont étonné tous les hommes et qui les ont partagés en de si divers sentiments. Observez maintenant tous les mouvements de grandeur et de gloire que l'épreuve de tant de misères ne peut étouffer et voyez s'il ne faut pas que la cause en soit en une autre nature.

(Recueil Original: Folio 321 (recto)):

(12) A. P. R. Pour demain. Prosopopée. C'est en vain, ô hommes, que vous cherchez dans vous-mêmes les remèdes à vos misères. Toutes vos lumières ne peuvent arriver qu'à connaître que ce n'est point dans vous-même que vous trouverez ni la vérité ni le bien.

(13) Les philosophes vous l'ont promis et ils n'ont pu le faire.

(14) Ils ne savent ni quel est votre véritable bien, ni quel est (votre véritable état).

(15) Comment auraient-ils donné des remèdes à vos maux qu'ils n'ont pas seulement connus. Vos maladies principales sont l'orgueil qui vous soustrait de Dieu, la concupiscence qui vous attache à la terre; et ils n'ont fait autre chose qu'entretenir au moins l'une de ces maladies. S'ils vous ont donné Dieu pour objet ce n'a été que pour exercer votre superbe; ils vous ont fait penser que vous lui étiez semblables et conformes par votre nature. Et ceux qui ont vu

(Recueil Original: Folio 322 = verso du folio 321):

la vanité de cette prétention vous ont jetés dans l'autre précipice en vous faisant entendre que votre nature était pareille à celle des bêtes et vous ont portés à chercher votre bien dans les concupiscences qui sont le partage des animaux.

(16) Ce n'est pas là le moyen de vous guérir de vos injustices que ces sages n'ont
point connues. Je puis seule vous faire entendre qui vous êtes, ce. . .

(17) (Je ne demande pas de vous une créance aveugle.)

(18) Adam, J.-C.

(19) Si on vous unit à Dieu c'est par grâce, non par nature.

(20) Si on vous abaisse c'est par pénitence, non par nature.

(21) Ainsi cette double capacité.

(22) Vous n'êtes pas dans l'état de votre création.

(23) Ces deux états étant ouverts il est impossible que vous ne les reconnaissiez pas.

(24) Suivez vos mouvements. Observez-vous vous-même et voyez si vous n'y
trouverez pas les caractères vivants de ces deux natures.

(25) Tant de contradictions se trouveraient-elles dans un sujet simple?

(26) Incompréhensible.
Tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas d'être. Le nombre infini,
un espace infini égal au fini.

(27) Incroyable que Dieu s'unisse à nous. Cette considération n'est tirée que de la vue de notre bassesse, mais si vous l'avez bien sincère, suivez-la aussi loin que moi et reconnaissez que nous sommes en effet si bas que nous sommes par nous-mêmes incapables.

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(Recueil Original: Folio 325 (recto)):

de connaître si sa miséricorde ne peut pas nous rendre capables de lui. Car je voudrais savoir d'où cet animal qui se reconnaît si faible a le droit de mesurer la miséricorde de Dieu et d'y mettre les bornes que sa fantaisie lui suggère. 11 sait si peu ce que c'est que Dieu qu'il ne sait pas ce qu'il est luimême. Et tout troublé de la vue de son propre état il ose dire que Dieu ne le peut pas rendre capable de sa communication. Mais je voudrais lui demander si Dieu demande autre chose de lui sinon qu'il l'aime et le connaisse, et pourquoi il croit que Dieu ne peut se rendre connaissable et aimable à lui puisqu'il est naturellement capable d'amour et de connaissance. Il est sans doute qu'il connaît au moins qu'il est et qu'il aime quelque chose. Donc s'il voit quelque chose dans les ténèbres où il est et s'il trouve quelque sujet d'amour parmi les choses de la terre, pourquoi si Dieu lui découvre quelque rayon de son essence, ne sera(-t-)il pas capable de le connaître et de l'aimer en la manière qu'il lui plaira se communiquer à nous. Il y a donc sans doute une présomption insupportable dans ces sortes de raisonnements, quoiqu'ils paraissent fondés sur une humilité apparente, qui n'est ni sincère, ni raisonnable si elle ne nous fait confesser que ne sachant de nous-mêmes qui nous sommes nous ne pouvons l'apprendre que de Dieu.

(28) Je n'entends pas que vous soumettiez votre créance à moi sans raison, et ne prétends pas vous assujettir avec tyrannie. Je ne prétends pas aussi vous rendre raison de toutes choses. Et pour accorder ces contrariétés j'entends vous faire voir clairement par des preuves convaincantes des marques divines en moi qui vous convainquent de ce que je suis et m'attirer autorité par des merveilles et des preuves que vous ne puissiez refuser et qu'ensuite vous croyiez les choses que je vous enseigne quand vous n'y trouverez autre sujet de les refuser, sinon que vous ne pouvez pas vous-même connaître si elles sont ou non.

(Recueil Original: Folio 326 — verso du folio 325):

(29) Dieu a voulu racheter les hommes et ouvrir le salut à ceux qui le chercheraient, mais les hommes s'en rendent si indignes qu'il est juste que Dieu refuse à quelques-uns, à cause de leur endurcissement, ce qu'il accorde aux autres par une miséricorde quine leur est pas due.

(30) S'il eût voulu surmonter l'obstination des plus endurcis, il l'eût pu, en se découvrant si manifestement à eux qu'ils n'eussent pu douter de la vérité de son essence comme il paraîtra au dernier jour avec un tel éclat de foudres et un tel renversement de la nature que les morts ressusciteront et les plus aveugles le verront. Ce n'est pas en cette sorte qu'il a voulu paraître dans son avènement de douceur, parce que tant d'hommes se rendant indignes de sa clémence il a voulu les laisser dans la privation du bien qu'ils ne veulent pas. Il n'était donc pas juste qu'il parût d'une manière manifestement divine et absolument capable de convaincre tous les hommes, mais il n'était pas juste aussi qu'il vînt d'une manière si cachée qu'il ne pût être reconnu de ceux qui le chercheraient sincèrement. Il a voulu se rendre parfaitement connaissable à ceux-là, et ainsi voulant paraître à découvert à ceux qui le cherchent de tout leur cœur, et caché à ceux qui le fuient de tout leur cœur il a tempéré.

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(Recueil Original : Folio 57. Ce texte se trouvait, selon la note du copiste,
par erreur dans la liasse 19: Fondements):

(31) A. P. R. pour Demain. 2.
tempéré sa connaissance, en sorte qu'il a donné des marques de soi
visibles à ceux qui le cherchent et non à ceux qui ne le cherchent pas.

(32) II y a assez de lumière pour ceux quine désirent que de voir, et assez d'obscurité
pour ceux qui ont une disposition contraire.

Ecartons tout d'abord une objection possible quant à l'emplacement du fameux «pour demain»; on se souvient que notre hypothèse de l'explication supplémentaire rédigée après la conférence se fondait notamment sur le fait que ces mots se trouvent au milieu du texte. Or, si, par mégarde, Pascal avait placé en tête la feuille qu'il destinait à la fin (folios 317-318), le texte aurait en effet commencé par le folio 321, donc par « APR pour demain». - Cet accident est matériellement impossible, et c'est très curieusement l'erreur survenue à la fin de la liasse qui nous le prouve. Car si les feuilles avaient été interverties comme indiqué, le texte intitulé «APR pour demain 2» (qui continue sans méprise possible le § 30) se serait trouvé après le § 11, ce qui n'aurait aucun sens. Abordons donc la liasse telle qu'elle estl3.

- § 1: Cette ligne rappelle l'explication et inaugure le «commencement». Quelle est cette incompréhensibilité qu'il a d'abord fallu expliquer? - Si l'on admet notre analyse de la dialectique structurant les liasses précédentes, il nous semble que la réponse s'impose avec rigueur: // s'agit de justifier Vincompréhensibilité du texte! Autrement dit: cette peinture de l'homme, avec tout ce qu'elle comporte de piétinements et d'éléments contradictoires, a totalement dépassé les auditeurs de Port-Royal (qui étaient probablement incapables de se mettre dans la perspective de l'homme sans Dieu), et



13: II convient toutefois de signaler deux tentatives de reconstitution : a. Poi Ernst, dans La Trajectoire ... (cf. note 6) pp. 12-27, propose de faire commencer la liasse par le § 18. Comme cette solution est en contradiction flagrante avec le manuscrit original et que P. E. l'a reniée formellement par la suite (Approches pascaliennes, p. 691, note 3), nous n'insistons pas là-dessus. b. Néanmoins, Michel le Guern, dans son édition des Pensées, Gallimard 1977, Ed. Folio, pp. 131-37, se réfère en partie à Poi Ernst pour établir un ordre de composition (sic) qui distingue entre notes préparatoires, placées en tête, les §§ 12 à 25 compris, - et rédaction définitive, les §§ 26-27, 1-11, 28-32. Dans ce cas, Pascal se serait arrêté au beau milieu du Folio 325 pour y revenir après avoir rempli les F. 317 et 318. Malheureusement, Le Guern s'abstient de tout commentaire sur ce procédé plutôt étrange.

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Pascal a dû expliquer d'abord pourquoi cette peinture des misères humaines doit nécessairement être incompréhensible. Cela nous amène à une déduction importante: si Pascal se dispense de noter cette explication en détail, c'est que, pour lui, elle est déjà très claire; c'est qu'il est parfaitement conscient de la nécessité d'une structure dialectique et qu'il a fait son classement en conséquence. - Nous sommes évidemment incapable de prouver que la dialectique pascalienne a dépassé les auditeurs, mais si l'on prend en considérationle désarroi du comité de rédaction et les remaniements entrepris par Filleau et Périer dans leurs préfaces respectives (voir ici même, pp 235-36), cette solution nous semble plus que probable.

Passons maintenant au «commencement»: une lecture rapide du texte suivant nous montre un changement de ton radical par rapport aux liasses précédentes. Il s'agit maintenant d'envisager le paradoxe, qui nous tient solidement de toute part, dans une perspective nouvelle et d'en déterminer - théoriquement - une synthèse. Bref, c'est le commencement de Y Apologie proprement dite. En effet, «Commencement» est le titre de la liasse suivante.

- Les §§ 2 à 6, c'est la définition théorique d'une synthèse qui engloberait et qui permettrait de dépasser les extrêmes de l'insondable paradoxe humain. Il en ressort que la véritable religion doit tenir compte des «contrariétés» et les expliquer, qu'elle doit enseigner que notre bonheur est en Dieu, mais que nous nous détournons de Dieu (§ 4), et enfin qu'elle doit nous montrer les remèdes et les moyens de les obtenir. Telles sont les exigences qu'il faut garder présentes à l'esprit. Les autres religions et les philosophes sont rapidement expédiés: toutes leurs solutions s'appuient sur une connaissance incomplète de l'homme.

- Les §§ 7 à 11 : La sagesse de Dieu parle à l'homme:

a. L'homme ne peut se connaître par lui-même, mais uniquement par Dieu
qui l'a créé (§ 7).

b. Perfection et sainteté de l'homme dans l'état de sa création (§ 8). c. Mais la gloire a amené la présomption. L'homme a voulu trouver son bonheur par ses propres moyens. Dieu a abandonné l'homme à lui-même, et tout ce qu'il y a de contradictoire dans la nature humaine s'explique par le fait qu'il lui reste un vague souvenir de sa première nature alors que la concupiscence et l'aveuglement sont devenus sa seconde nature (§§ 9-10). d. Que l'homme fasse l'expérience lui-même. Tant de contrastes immédiatement perceptibles ne confirment-ils pas le dogme de la création et de la chute? (§ 11).

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Tels sont donc les points que Pascal, suivant notre hypothèse, a exposés aux auditeurs après sa conférence et qu'il a notés par la suite pour les insérer dans Y Apologie. En un mot, ce texte nous apprend que l'homme est incompréhensible à lui-même, qu'il agit contre ses propres intérêts et que Dieu seul détient la vérité et le bonheur. Il nous semble que le thème fondamental de ce texte confirme le sens que nous avons prêté à « l'incompréhensibilité » : après avoir expliqué pourquoi sa peinture de l'homme est incompréhensible, Pascal démontre que cette incompréhensibilité est le pilier des dogmes chrétiens; si les liasses précédentes avaient prétendu à la clarté, elles auraient infirmé sérieusement la valeur des dogmes.

En outre, ce texte nous apprend que l'homme doit se connaître à fond pour entendre Dieu et que seule la parole divine peut lui faire comprendre sa nature complexe. Ce mouvement est d'une importance capitale: de la connaissance de l'homme vers Dieu, ensuite vers la compréhension de l'homme par Dieu (le § 11 exprime cette dernière étape). Cette nouvelle vue sur la condition humaine sera à la base des liasses suivantes.

Abordons maintenant le texte destiné au lendemain :

- Les §§ 12 à 16 ne sont qu'un rapide résumé du texte précédent, ce qui
correspond parfaitement au dessein que nous avons prêté à Pascal: reprendre
la discussion en rappelant d'abord ce qu'il a déjà dit.

- Le § 17 est une phrase notée en marge du manuscrit et barrée. Cela nous
indique que Pascal a noté une idée à utiliser ailleurs. En effet, la phrase sera
développée au § 28.

- Les §§ 18 à22 ont souvent été qualifiés de phrases sibyllines et décousues. Ce qui peut désorienter, c'est leur aspect d'affirmations lapidaires, amputées de ces arguments raisonnes qu'on trouve d'habitude chez Pascal; mais, ici encore, il s'agit d'une incompréhensibilité voulue et nécessaire. Nous en sommes maintenant à la dernière démonstration de ce qu'on pourrait appeler l'épreuve du paradoxe. - «Adam, J-C», c'est le dogme de la chute relié au dogme de la rédemption. Aucune justification : la grâce ne se justifie pas, elle est gratuite. Les quatre §§ suivants sont la peinture de l'homme réduite à sa quintessence: rien dans la nature humaine ne justifie la grâce; rien ne justifie l'abaissement. Qu'est-ce donc que la nature humaine? - Elle est double, l'homme n'est pas dans son premier état, il est étranger à luimême.

Ici, la dialectique pascalienne atteint son apogée. Le paradoxe humain
n'est pas démontré pour plaire à la raison, mais lancé comme un défi, une

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provocation savamment composée de vérités contraires qui sèment le désarroidans le cœur (au sens pascalien) de l'homme. Est-il besoin de le rappeler:la raison ne peut décider l'homme à se tourner vers Dieu. (Le fragmentdu pari est la manifestation éclatante de l'échec d'un tel procédé, on y reviendra.) Il est indispensable de faire en sorte que l'homme éprouve le paradoxe comme une vérité du cœur. C'est dans ce sens qu'il faut interpréterl'aspect dur et catégorique de ces phrases. Le destinataire doit maintenant sentir ce que sa raison ne peut plus contester.

- Les §§ 23 à 27 amorcent un dialogue qui montre bien que la provocation a porté: trouvez maintenant la confirmation de ces vérités que vous avez senties (§§ 23-24). Et la question de l'interlocuteur exprime en un mot le désarroi de l'homme qui recule devant ce qu'il sent être vrai (§ 25). Et Pascal de répliquer: incompréhensible ne signifie pas inexistant (§ 26).

Or, un danger menace : éprouver son impuissance totale à comprendre sa propre nature, c'est se reconnaître petit, indigne de Dieu: «Incroyable que Dieu s'unisse à nous» (§ 27). Mais Pascal ramène à nouveau son interlocuteur au cœur du paradoxe humain, non pas en lui rappelant sa grandeur passée (ce qui, à cet endroit, aurait permis le compromis : l'homme n'est pas si petit que cela!), mais en le poussant au dernier extrême de la bassesse: l'homme est si misérable qu'il ne peut sonder la miséricorde de Dieu. Il faut assumer entièrement un extrême du paradoxe humain pour que l'autre extrême arrive à notre portée (§ 27).

En somme, ces §§ (18 à 27) ne sont rien d'autre que la démonstration par laquelle Pascal comptait faire comprendre aux amis de Port-Royal que la recherche de Dieu passe nécessairement par l'épreuve du paradoxe et que l'apologiste n'a qu'un moyen de soumettre son lecteur à cette épreuve: faire de Vincompréhensibilité le principe structurant la peinture de l'homme. En effet, nous sommes maintenant disposés à accueillir les preuves de Dieu.

- Les derniers §§ (28 à 32) sont consacrés au caractère ambigu des preuves de Dieu: Dieu donne des preuves, mais il ne prouve pas tout; il prouve quelque chose afin que l'on croie même ce qui n'est pas prouvé. Dieu sauve ceux qui le cherchent et condamne les autres. Il aurait pu se montrer à tous, mais il n'a voulu se montrer qu'à ceux qui le désirent. Il est donc visible aux uns et caché aux autres.

Du premier coup d'œil, on s'aperçoit d'un changement fondamental dans
cette fin de liasse: plus d'incertitude, plus de confusion, plus de dialectique!
Qu'on ne s'y trompe pas: si les termes dialectiques apparaissent maintenant

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(«accorder ces contrariétés» § 28), c'est précisément que le paradoxe du Dieu caché s'explique conformément à la raison humaine. Car si la raison humaine se trouve anéantie par l'épreuve du paradoxe et que l'homme se tourne vers Dieu par un mouvement du cœur, cette raison lui est rendue afin qu'il puisse apprécier les preuves de Dieu à leur juste valeur («Je n'entends pas que vous soumettiez votre créance à moi sans raison. . » § 28).

Tâchons de résumer le mouvement de cette liasse dans ses grandes lignes:
a. La religion chrétienne est la seule véritable parce qu'elle connaît le fond
de l'être humain et parce que ses dogmes expliquent sa nature contradictoire.
b. Après avoir pris connaissance des dogmes chrétiens, l'homme peut constater
par lui-même qu'ils sont conformes à sa condition.

c. Mais cette constatation ne le porte guère à chercher Dieu. Il faut lui faire
éprouver, en «vérité du cœur», le paradoxe humain et l'amener à renoncer
à sa raison, à espérer la présence de Dieu d'un espoir insensé.

d. C'est àce moment-là, dans la perspective du paradoxe assumé, que l'homme
recouvre la raison pour découvrir que tout ce qu'il y a de contradictoire et
d'incompréhensible, ce sont précisément les preuves de Dieu.

Cela revient à dire que la liasse APR constitue la plaque tournante de Y Apologie et que Pascal s'est rendu compte, lors de la conférence, qu'une transition était nécessaire entre la perspective de la raison, c'est-à-dire le piège du paradoxe, et la perspective de la foi. Cette transition constitue un véritable saut dans le vide, par lequel l'homme renonce à tout ce qu'il a cru posséder sur le plan de la connaissance, et cela sans avoir la moindre certitude d'obtenir quoi que ce soit. Bref, accomplir ce saut dans le vide, c'est parier, c'est engager la raison au risque de la perdre à jamais, c'est assumer le paradoxe. Nous approuvons donc tous ceux qui considèrent le pari comme la plaque tournante de Y Apologie, mais le pari pascalien se réalise ici, dans «APR», alors qu'il échoue totalement dans le fragment du pari (voir plus loin: 5.2).

Nous pouvons maintenant reconstituer la recherche de Dieu dans ses trois
étapes fondamentales:

1. La peinture de l'homme nous a amenés impitoyablement à cet état désespéréoù toutes les issues humaines sont bloquées, où le saut dans le vide s'impose tout en dépassant les forces de l'homme; c'est la nécessité de sauter contrebalancée par la peur insurmontable de lâcher prise; c'est le dilemme du joueur qui a tout à gagner, mais quine peut se résoudre à risquer tout ce qu'il possède. Telle est la situation de l'homme qui éprouve le paradoxe.

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La dialectique pascalienne l'a amené jusque-là, et aucune puissance humaine
ne saurait le pousser plus loin. Le reste dépend de Dieu. Cette phase est
évoquée par les §§ 18 à 27.

2. Cet état désespéré, où l'on voudrait, mais ne saurait faire le pas décisif, dispose l'homme à accueillir avec joie et reconnaissance une impulsion de Dieu qui l'incite à tout risquer, à accomplir le saut dans le vide. Il peut enfin parier. En d'autres termes, il a reçu la force nécessaire pour agir conformément à sa conscience aiguë du paradoxe, et cela par un mouvement spontané, un mouvement du cœur. Obéir à cette impulsion de Dieu, c'est assumer le paradoxe. Cette phase capitale est passée sous silence dans «APR», et pour cause! Nous devons ce mouvement du cœur à Dieu seul, et aucun apologiste ne saurait le commander, ni le conseiller. Mais la rupture flagrante entre la fin du § 27 et le début du § 28 indique clairement que le texte nous amène au bord du précipice ... pour nous reprendre en main une fois le saut accompli.

3. A ce moment-là, et pas un instant plus tôt, l'homme se rend compte qu'il na rien perdu et que Dieu se découvre infailliblement à ceux qui se lancent avec confiance, sans espoir de retour: l'homme recouvre la raison pour juger de son existence et de sa condition d'un œil nouveau qui discerne sans peine des preuves de Dieu dans tout ce que la condition humaine comporte d'obscur et de contradictoire. Les derniers §§ (28 à 32) témoignent de cette nouvelle optique qui situera les liasses suivantes dans la perspective du paradoxe assumé.

4.4. La perspective du paradoxe assumé

Nous essaierons maintenant de donner de la dernière partie de Y Apologie un aperçu encore plus sommaire que notre «survol» des dix premières liasses. On a vu que la liasse 11 «APR» constitue la plaque tournante entre les deux parties et qu'elle inaugure un changement du tout au tout. Ce changement porte essentiellement sur deux phénomènes:

1. Toute la dernière partie n'est qu'un puissant appel à la raison humaine, que la première partie avait pourtant réduite à néant. Partout dans les liasses suivant APR, la raison, les pensées et les actes raisonnables sont posés en idéal pour évoquer l'image d'une foi raisonnable qui nous permet de distinguerentre raison et folie dans tout ce qui constitue la condition humaine.

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Ce renversement radical, survenu après le saut dans le vide, se manifeste sur le plan du contenu aussi bien que sur le plan structural. En effet, tout ce qui, dans la première partie, a constitué les extrêmes de l'insondable paradoxe s'explique et s'éclaire conformément à la raison soumise à la foi. Voici quelques exemples de détail. Si la première partie a concerné tous les hommes sans exception, il est maintenant possible de distinguer entre la raison des uns et la folie des autres :

«II n'y a que trois sortes de personnes: les uns qui servent Dieu l'ayant trouvé, les autres qui s'emploient à le chercher ne l'ayant pas trouvé, les autres qui vivent sans le chercher ni l'avoir trouvé. Les premiers sont raisonnables et heureux, les derniers sont fous et malheureux. Ceux du milieu sont malheureux et raisonnables.» (160)

II est évident que cette distinction ne peut se faire que dans la perspective du paradoxe assumé, puisqu'elle repose précisément sur l'attitude humaine devant le paradoxe. Dans notre terminologie, «les premiers» correspondent à ceux qui assument le paradoxe, tandis que «ceux du milieu» sont ceux qui réprouvent. Il ressort de ce fragment que l'épreuve du paradoxe est la seule manifestation possible de la raison sans la foi, et que, pour cette catégorie humaine, «chercher Dieu» équivaut à espérer son secours.

On se souvient des bienfaits attribués à la concupiscence dans la liasse
« Grandeur » :

«Grandeur de l'homme dans sa concupiscence même, d'en avoir su tirer un
règlement admirable et en avoir fait un tableau de charité.» (118)

Alors que le paradoxe assumé nous permet de voir clair :

«... On s'est servi comme on a pu de la concupiscence pour la faire servir au
bien public. Mais ce n'est que feindre et une fausse image de la charité, car au
fond ce n'est que haine.» (210)

En somme, les liasses 12 à 16 ne sont rien d'autre qu'une nouvelle peinture de Vhomme qui reprend et résout avec une aisance superbe tout ce que la première partie a qualifié d'insoluble. Ces liasses sont les étapes d'une démarche apologétique qui nous mène au seuil de l'Ecriture en nous démontrant que tout est clair pour la raison soumise à la foi et que le chaos de notre condition est la meilleure preuve de Dieu. Voici, dans les très grandes lignes, cette nouvelle peinture de l'homme:

Abordons d'abord le problème par la négative : on se déclare athée au nom
de la raison - sous-entendant ainsi que la foi est contraire à la raison. Et

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Pascal de comparer l'athée au prisonnier qui emploie sa dernière heure à jouer au piquet plutôt que de s'occuper de son sort (fragm. 163). Cette attitudeest tellement contraire à tout bon sens que l'athée ne fait que prouver la fausseté de sa situation et, partant, que la vérité de la condition humaine se trouve ailleurs. Bref, l'athée qui déraisonne au nom de la raison est la première preuve de Dieu, et puisque l'athéisme est contraire à la raison, la foi doit lui être conforme. (Liasse 12: Commencement)

- Tâchons donc d'associer la raison à la foi: exclure la raison au nom de la foi, c'est tomber dans la superstition; exclure la foi au nom de la raison, c'est retomber dans le paradoxe humain (fragm. 179, 181). Mais l'ultime démarche de la raison soumise à la foi, c'est de reconnaître qu'elle ne peut agir qu'à l'intérieur de son propre domaine. Si elle peut admettre tous les aspects de la Religion Chrétienne qui sont à sa portée, elle doit s'incliner devant ce qui la dépasse, sans toutefois lui être contraire. C'est le cas pour les miracles (fragm. 180): si la raison peut admettre que les miracles étaient nécessaires et justifiés à l'époque de J.-C, elle doit par contre renoncer à les expliquer. (Liasse 13: Soumission et Usage de la Raison.)

- Il faut maintenant déterminer en quoi la Religion Chrétienne est conforme à la raison. - En la personne de J.-C. ! J.-C. incarne la synthèse du paradoxe humain - que la raison humaine peut démontrer par ses propres forces - et il est prédit par l'Écriture précisément comme le «réparateur de notre misère» (fragm. 189). Cela revient à dire que sans le paradoxe humain, J.-C. n'aurait pas de sens, et sans J.-C, le paradoxe serait à tout jamais insoluble. Donc, si la Religion Chrétienne nous conduit à Dieu sans choquer notre raison, c'est que la venue et la passion de J.-C. confirment et renforcent tout ce que nous savons par nous-mêmes. (Liasse 14: Excellence)

- Envisageons à nouveau le paradoxe humain dans son essence: l'homme se trouve projeté dans un espace et dans une durée dont il ne peut mesurer l'étendue ni connaître l'origine. Plutôt que de reconnaître qu'il n'est pas à sa place dans cet univers, l'homme sans la foi règle son existence selon l'une ou l'autre de deux erreurs diamétralement opposées. La première erreur consiste à fermer les yeux sur tout ce que notre condition comporte de fortuit et d'inexplicable pour se réfugier dans le divertissement (fragm. 193, 198). La deuxième erreur consiste à prétendre conquérir l'univers en le mettant à la portée de l'homme. Si nous admettons assez facilement que la grandeur infinie de l'univers nous dépasse, nous nous croyons par contre capables d'atteindre l'infiniment petit, que nous dépassons nous-mêmes.

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Mais comme l'infiniment petit nous dépasse autant que l'infiniment grand, nos efforts dans ce sens nous conduisent à une nouvelle erreur : puisque la perception fait défaut, nous lui substituons le raisonnement par lequel nous prétendons arriver aux «principes des choses». Ce procédé a en effet de quoi séduire, car appliquer un raisonnement d'ordre spirituel à un espace corporel, c'est recréer l'univers à l'image de l'homme, qui, lui, est composé de matière et d'esprit. Pour reconnaître le caractère illusoire de cette démarche,il suffit de constater que les choses finies, qui découlent du néant et s'engloutissent dans le tout, ne sauraient constituer une base solide pour nos déductions vers l'infini. - Or, pour qui a bien compris la nature de cette erreur, le chemin à suivre ne fait plus de doute: si l'homme est dépassé de toutes parts par un espace qui lui reste étranger, il peut déterminer, par son esprit, la fausseté de sa situation et comprendre ainsi qu'il est supérieur par l'esprit à un espace qui le dépasse sur le plan matériel. Les deux erreurs opposéesconsistent donc soit à écarter totalement la raison, soit à tout subordonnerà la raison. Entre les deux, il y a la raison soumise à la foi qui tire de son insuffisance même la preuve que son ordre n'est pas matériel (fragm. 199: Disproportion de l'homme). Et Pascal reprend le thème du «roseau pensant»sur un ton triomphal que rien n'aurait justifié dans la liasse Grandeur:

«Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C'est de là qu'il nous faut relever
et non de l'espace et de la durée que nous ne saurions remplir. Travaillons donc
à bien penser: voilà le principe de la morale. » (fragm. 200)

II ressort de tout ce qui précède, dans cette nouvelle peinture de l'homme, que «bien penser» est le privilège de la raison soumise à la foi. Ainsi, cette liasse accomplit une transition fondamentale entre la matière et l'esprit. Si l'espace matériel reste impénétrable pour l'esprit humain, il est temps de se tourner vers le domaine de l'esprit, vers la Religion. (Liasse 15 : Transition)

Avant d'aborder le témoignage de l'Ecriture, une dernière démarche consiste à dénoncer les erreurs de tous ceux qui prétendent détenir une solution spirituelle différente de la foi chrétienne. C'est le cas pour les philosophes et les autres religions. En un mot, ils ont ignoré le paradoxe humain, déterminé maintenant par la nature complexe de corps et d'esprit, et ils ont fait d'un extrême notre essence aux dépens de l'autre. Seule la Religion Chrétienne a bien connu l'homme. Cela dit, le texte aborde directement les preuves avancées de part et d'autre: seules les preuves de J.-C. sont conformes à la raison. Autrement dit, VApologie passe maintenant de la connaissance de l'homme à l'étude de l'Ecriture. (Liasse 16: Fausseté des autres religions).

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Dans les liasses suivantes (17 à 25), Pascal aborde enfin VApologie proprement dite : seules la connaissance et la compréhension approfondies de la nature humaine peuvent nous mettre en mesure d'apprécier les dogmes et l'histoire de la Religion Chrétienne. En effet, si la perspective du paradoxe assumé nous a permis de réduire le mystère de la nature humaine à sa quintessence, c'est-à-dire la composition impénétrable de matière et d'esprit, ces dernières liasses sont toutes destinées à démontrer la fonction de cette même complexité dans l'Ecriture. Tout ce que la Bible comporte d'obscur et d'ambigu tient du fait que le sens vrai, le sens spirituel, se trouve souvent doublé, voire éclipsé, par un sens purement matériel. Cette ambiguïté est le pilier des dogmes chrétiens ainsi que de l'histoire du peuple juif, car tous les passages matériellement exacts ne font qu'aveugler ceux qui cherchent un sens matériel - puisque bien d'autres endroits échappent à cette interprétation directe (p. ex. J.-C. prédit en roi, mais non sur le plan matériel). Si, par contre, on admet que seul le sens spirituel s'applique partout et que les passages matériellement clairs ne sont que des manifestations d'un sens figuré, tous les éléments concordent et se confirment. Mais le point capital de toute la démonstration, c'est que l'erreur d'interprétation qui consiste à rechercher des vérités matérielles est prévue par l'Ecriture et nécessaire pour la valeur des dogmes; si tous les hommes (et notamment tous les Juifs) avaient reconnu le sens spirituel, ils auraient agi en conséquence, ce qui revient à dire qu'ils auraient assuré une victoire également matérielle au christianisme. Dans ce cas, la Religion Chrétienne se serait trouvée en contradiction flagrante avec ses dogmes.

On constate que ces liasses ne distinguent pratiquement pas entre l'aspect historique et l'aspect doctrinal (distinction annoncée par les préfaces de Filleau et de Périer), et pour cause ! L'histoire du peuple juif, avec tout ce qu'elle comporte de clair et d'obscur, avec tout ce qu'elle rapporte sur la clairvoyance des uns et l'aveuglement des autres devant la parole divine, tout cela, ce sont précisément les dogmes, lesquels seraient éternellement contestables sans les erreurs des Juifs.

Parvenu ainsi au terme de son Apologie, Pascal aborde une conclusion qu'il situera sur deux plans nettement distincts. D'abord, l'attitude du chrétien devant le message de la religion, ensuite, la portée et la fonction du texte apologétique même.

La liasse 26 «Morale Chrétienne» se fonde sur toutes nos connaissances de l'homme et de la Religion pour donner un sens au paradoxe humain et pour dégager une synthèse de notre nature complexe. D'abord, la Religion Chrétienne fait de la misère humaine une condition profondément universelle,dégagée

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selle,dégagéede toute contingence particulière: le sort du chrétien est notre sort à tous - exactement comme la peinture de l'homme nous a montré une misère permanente et générale. Ensuite, les extrêmes du paradoxesuscitent en nous deux attitudes contraires, exigées toutes deux par les dogmes chrétiens: l'homme doit en même temps se haïr et vouloir être semblable à Dieu. Ce n'est qu'en assumant à la fois les deux extrêmes qu'il parvient à une misère sans désespoir et à une grandeur sans orgueil (fragm. 351). Autrement dit, le paradoxe n'est plus ce qui nous rend misérables, mais ce qui nous permet de nous rendre dignes de Dieu. Enfin, le message religieux, dans son caractère universel, nous assigne une place et une raison d'être dans un ensemble plein de sens, puisqu'il nous permet d'assumer la synthèse définitive de notre nature complexe, composée de corps et d'esprit: les chrétiens sont comme les membres d'un seul corps, mais des membres pensants qui se savent unis à un corps pour lequel ils agissent et par lequel leurs actes requièrent tout leur sens. Le roseau pensant qui travaille à bien penser (cf. fragm. 200, Liasse «Transition») parvient maintenant à envisageret à assumer la synthèse définitive du paradoxe humain : si la pensée constitue sa véritable grandeur, il assume cette grandeur dans la soumission; il se fait membre pensant.

Une dernière démarche consiste à reconsidérer la fonction du texte apologétique même, à la lumière du paradoxe assumé. Cette Apologie ferat-elle son effet? La réponse de Pascal est sans équivoque: Dieu seul nous incline à croire, et l'Apologie peut tout au plus nous faire connaître et estimer la Religion Chrétienne, non pas nous faire aimer Dieu. C'est dire que toutes les démonstrations pascaliennes sont inutiles pour ceux qui ont reçu la foi de Dieu et qu'elles ne feront croire personne parmi les autres - ce qui est d'ailleurs parfaitement conforme à tout ce que Pascal a dit à ce sujet dans les liasses précédentes.

Quelle est donc la portée de l'Apologie ? Faut-il la déclarer nulle selon
cette affirmation de Pascal :

Ne vous étonnez pas de voir des personnes simples croire sans raisonnement. Dieu leur donne l'amour de soi et la haine d'eux-mêmes. Il incline leur cœur à croire. On ne croira jamais, d'une créance utile et de foi si Dieu n'incline le cœur, et on croira dès qu'il l'inclinera, (fragm. 380)

N'oublions pas qu'il n'y a aucune contradiction entre ce fragment et tout ce qui précède. A aucun instant, Pascal ne s'est proposé de faire croire qui que ce soit; le but de son ouvrage se situe sur un autre plan : défendre la Religion Chrétienne (la rendre raisonnable et digne d'être aimée) devant les athées :

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J'avoue bien qu'un de ces chrétiens qui croient sans preuves n'aura peut-être pas de quoi convaincre un infidèle, qui en dira autant de soi, mais ceux qui savent les preuves de la religion prouveront sans difficulté que ce fidèle est véritablement inspiré de Dieu quoiqu'il ne peut le prouver lui-même, (fragm. 382)

Ce qui signifie que cet ouvrage s'adresse aux athées, non pour les faire croire, mais pour défendre la religion et les chrétiens. En outre, il dénonce la vanité et le non-sens de la conception athée pour démontrer que seule la Religion Chrétienne est conforme à la raison. Parvenu à ce point, il aura peut-être amené l'athée à désirer la foi, puisqu'il la connaît et la respecte, mais le reste dépend de Dieu. Ainsi, cette dernière liasse - intitulée Conclusion

- confirme au plus haut point que l'attitude vraiment chrétienne, c'est la
grandeur dans la soumission, et que la grandeur de l'apologiste consiste à
reconnaître son insuffisance:

« Qu'il y a loin de la connaissance de Dieu à Y aimer. » (377)

5: Conclusions

5.1. Le problème des préfaces

Nous avons vu que le mouvement apologétique dans son ensemble parcourt
trois étapes fondamentales que nous pouvons résumer ainsi :

a. La peinture de l'homme: le piège du paradoxe humain.

b. La nouvelle peinture de l'homme: la perspective du paradoxe assumé. c. Les preuves proprement dites de la Religion Chrétienne. Nous avons encore constaté que la structure dialectique, qui confère à la première partie son aspect de paradoxe insondable, disparaît totalement dans la deuxième partie, dont le sens et la raison d'être tiennent précisément au fait qu'elle apporte des solutions claires et cohérentes à tout ce que la partie dialectique a qualifié d'insoluble; ce qui revient à dire que la nouvelle peinture de l'homme ne serait que des répétitions inutiles si la structure dialectique de la première partie n'avait fait ressortir le caractère foncièrement paradoxal de la condition humaine. C'est ce paradoxe-là que la nouvelle peinture de l'homme transforme en preuves de Dieu.

Une fois la deuxième étape parcourue, le lecteur sait que le paradoxe humain est insoluble sans Dieu, et il sait que la perspective du paradoxe assumé transforme tout ce qu'il y a d'insoluble en preuves de Dieu. Il peut maintenant aborder l'histoire du peuple juif, non dans son aspect matériel - qui n'est qu'une nouvelle manifestation du paradoxe humain - mais directement dans son essence divine: les erreurs commises par les Juifs prouvent l'existence de Dieu. Dans cette perspective, la troisième étape de

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Y Apologie doit nécessairement écarter toute distinction entre l'Histoire et les preuves, puisque le paradoxe vécu par les Juifs est précisément la manifestationde Dieu. Tout se tient dans un ensemble cohérent, et d'autant plus convaincant que la dialectique de la première partie nous a démontré notre impuissance à démêler le chaos par nous-mêmes.

Revenons maintenant à notre question initiale: on se souvient que les problèmes soulevés par les préfaces se réduisaient à deux questions essentielles : si Filleau et Périer ont eu la Copie sous les yeux au moment de rédiger leurs textes (ce qui nous paraît hors de doute), quelles ont été alors leurs raisons pour remanier et déformer le plan pascalien - et pour introduire un interlocuteur après la peinture de l'homme pour le retirer immédiatement avant les preuves?

Un premier fait à retenir, c'est qu'ils ont qualifié de confusion (explicitement chez Périer) une succession de vingt-sept liasses titrées, succession confirmée par une table des matières. Ils ont donc laissé entendre, à l'intention du public, qu'il s'agissait de fragments laissés pêle-mêle, tout en sachant pertinemment qu'ils avaient affaire à un classement ordonné, mais dont le principe leur échappait. Ce principe, c'est, à notre avis, la structure dialectique.

Partant de là, nous pouvons établir que le recours à l'interlocuteur et le plan déformé correspondent à deux soucis opposés : respecter les intentions de Pascal et rendre les «Pensées» compréhensibles. Si la dialectique de la première partie échappe au lecteur, celui-ci se trouve en effet devant un chaos de contradictions et de piétinements. Pour transformer cette confusion en clarté, il faut, bien évidemment, faire de l'absurdité humaine le thème d'une démonstration cohérente en elle-même. La préface de Périer atteint parfaitement ce but. Mais que faire alors de cette série de contradictions qui - on l'avait bien compris - étaient parfaitement voulues ? - Eh bien, puisque Pascal fait allusion lui-même à un «ordre par dialogues» (liasse 1) et que le dialogue apparaît en effet par-ci, par-là, la solution de l'interlocuteur s'impose d'elle-même, et toutes les contradictions s'expliquent sans peine comme les protestations de l'honnête-homme-indifférent. Bref, la structure dialectique se trouve transformée en dialogue. Or, comme Filleau et Périer n'ont pas compris la fonction de la dialectique et que, dans tout autre structure, les contre-arguments réels auraient infirmé le message apologétique, ils ont réduit ce débat confusément entrevu à une discussion de pure forme que Pascal a gagnée d'avance; la fidélité envers le texte de Pascal se manifeste dans la seule présence d'un interlocuteur bien docile.

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Dans ce cas, pourquoi ont-ils introduit ce personnage après la peinture de l'homme pour le retirer avant les preuves? Ici encore, la dialectique mal comprise rend parfaitement compte de leur procédé. Voyons encore une fois la préface de Périer:

« Pour entrer dans ce dessein, il commença d'abord par une peinture de l'homme, où il n'oublia rien de tout ce qui le pouvait faire connaître et au dedans et au dehors de lui-même jusqu'aux plus secrets mouvements de son cœur. Il supposa ensuite un homme ...» (p. 134)

A notre avis, ces lignes précédant l'interlocuteur résument non pas la peinture de l'homme, mais seulement la liasse 2 Vanité - qui fait en effet le tour des illusions humaines. Tant qu'on s'en tient à cette liasse, il n'y a pas de contradiction, puisque le principe dialectique n'apparaît évidemment qu'à partir de la première antithèse, donc à partir de la liasse 3, Misère. C'est donc à ce moment-là que le besoin d'un interlocuteur se fait ressentir. - II va sans dire que, dans le soi-disant dialogue qu'ils en font, Filleau et Périer auraient tout aussi bien pu introduire l'interlocuteur dès le début, mais, comme le principe dialectique leur échappe, ils rendent fidèlement compte d'un détail précis tout en déformant l'ensemble qui lui aurait donné son sens.

Si tel est le cas, pourquoi ne pas supprimer l'interlocuteur dès la fin de la peinture de l'homme ? En fait, Filleau et Périer ne le retirent que beaucoupplus tard. Pour résoudre ce problème, il faut comparer le plan des préfaces au plan de la Copie: Filleau et Périer suppriment purement et simplement toute allusion à la nouvelle peinture de l'homme, puisque - on l'a vu - cette partie n'a pas de sens si l'on n'a pas percé à jour la dialectique de la première peinture de l'homme. - Ensuite, les préfaces abordent l'histoirede la religion, prise séparément, pour en venir enfin aux preuves de Dieu, dans leur aspect isolé. Ici encore, le procédé est parfaitement logique: si l'on n'a pas compris la dialectique de la première partie, il faut enseigner l'histoire du peuple juif en bon pédagogue et revenir par la suite à l'aspect compliqué des preuves. Pour Filleau et Périer, cette déformation du plan pascalien est donc une simple nécessité, et la fonction de l'interlocuteur s'impose d'elle-même. Si l'on supprime la nouvelle peinture de l'homme (en tant que partie autonome), on se trouve d'emblée devant une Copie comprenant une partie confuse et contradictoire (bien que riche en détails brillants) et une partie claire et cohérente. Et cette dernière partie commence incontestablement par les preuves (alors que l'Histoire se trouve un peu partout au niveau des allusions apparemment secondaires). Donc, la clarté commence par les preuves, et c'est par conséquent à partir de là qu'il faut

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supprimer le dialogue. A nouveau, Filleau et Périer ont inséré un détail
scrupuleusement respecté dans un ensemble totalement déformé.

Ainsi, toutes les déformations, les corrections et les inventions que nous avons pu relever dans les deux préfaces nous ramènent à cette erreur fondamentale - et combien compréhensible à l'époque! - qui consiste à voir dans la structure dialectique une simple recette de «dramatisation» que la mort avait empêché Pascal d'appliquer à son matériaul4.

5.2. Le fragment «Infini - Rien»: l'échec du pari

Nous avons essayé de démontrer ci-dessus (4.3) que Y acte du pari se trouve réalisé dans «APR» et que l'épreuve du paradoxe humain nous dispose à accueillir avec reconnaissance cette impulsion de Dieu qui nous incite à parier, à assumer le paradoxe. Nous avons encore souligné que cette phase capitale - le saut dans le vide - est passée sous silence dans APR, mais que le changement radical de ton et de structure (entre le § 27 et le § 28) nous permet de la situer à un endroit précis : après l'épreuve du paradoxe, avant les preuves de Dieu. Autrement dit: seul le paradoxe éprouvé nous rend capables d'accomplir, avec Vaide de Dieu, l'acte du pari. Dans cette perspective, force nous est de constater que le pari pascalien, tel qu'il est exposé dans le fragment «Infini-Rien» (418, Brunschvicg 233), est un échec. - Que faut-il entendre par là ?

C'est un fait bien frappant que toute la démonstration pascalienne, comprenant le fameux calcul des probabilités, ne produit aucun effet d'ordre pratique sur l'interlocuteur athée. D'une part, ce personnage est obligé d'admettre que le pari (pour ou contre) est un impératif (il est embarqué) et que le seul pari raisonnable consiste à tout miser sur l'existence de Dieu, mais, d'autre part, il reste incapable de donner une suite réelle à cette connaissance purement théorique. Comme l'a bien montré Per Lonning, la démonstration du pari ne mène pas à la foils.

Or, quelle est au fond l'intention de Pascal? Tâcher de faire accomplir
l'acte du pari à son interlocuteur serait se substituer à Dieu! Par contre,
défendre l'attitude des chrétiens, rendre leur pari raisonnable et faire admettreà



14: Nous tenons à remercier ici Mlle Eva Ravn, étudiante, qui nous a suggéré, lors d'un cours sur Pascal, un rapport éventuel entre la déformation du plan pascalien et l'introduction de l'interlocuteur. Cette suggestion a constitué le véritable point de départ de la présente recherche.

15: Per Lonning: Tro og Tanke efter Biaise Pascal, Oslo 1958, pp. 236-37.

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mettreàl'athée la fausseté de sa propre situation, voilà des intentions parfaitementconformes à l'ensemble de Y Apologie (cf. Liasse 27, Conclusion). En effet, la plus grande partie du fragment «Infini-Rien» s'interprète sans aucune difficulté dans ce sens. Voyons par exemple la première conclusion concernant le pari (Dieu est ou il n'est pas):

«Ne blâmez donc pas de fausseté ceux qui ont pris un choix, car vous n'en savez rien. Non, mais je les blâmerai d'avoir fait non ce choix, mais un choix, car encore que celui qui prend croix et Vautre soient en pareille faute, ils sont tous deux en faute; le juste est de ne point parier. ...»

On le voit. Il s'agit d'une discussion sur l'attitude des chrétiens, non sur le comportement à adopter par l'interlocuteur. Si, par la suite, Pascal met ce dernier directement devant le dilemme du pari («lequel prendrez-vous donc? ... »), ce «vous» n'est qu'une variante du «on» qui intervient dans la conclusion de ce développement (« .. et ainsi quand on est forcé à jouer, il faut renoncer àla raison ... »).

Ainsi, toute la démonstration proprement dite ne concerne l'interlocuteur que très indirectement : il est amené à reconnaître que les chrétiens font bien de parier. C'est à ce moment-là que sa protestation primordiale donne une orientation nouvelle à tout le fragment :

«Oui, mais j'ai les mains liées et la bouche muette, on me force à parier, et je ne
suis pas en liberté, on ne me relâche pas et je suis fait d'une telle sorte que je ne
puis croire. Que voulez-vous donc que je fasse?»

Du coup, tout ce qui précède semble une savante manœuvre destinée à faire croire cet interlocuteur. A vrai dire, personne ne l'a jamais forcé à parier, c'est lui-même qui se sent visé. Mais Pascal se laisse prendre au jeu et lui conseille de vivre comme s'il croyait:

«Or, quel mal vous arrivera-t-il en prenant ce parti? Vous serez fidèle, honnête, humble, reconnaissant, bienfaisant, ami sincère, véritable (...) Je vous dis que vous y gagnerez en cette vie, et que à chaque pas que vous ferez dans ce chemin, vous verrez tant de certitude de gain, et tant de néant de ce que vous hasardez que vous connaîtrez à la fin que vous avez parié pour une chose certaine, infinie, pour laquelle vous n'avez rien donné. »

Ce qui veut dire en clair que le pari se trouve vidé de toute sa substance et remplacé par un compromis: Le «Dieu est ou il n'est pas» est transformé en «faites comme s'il était»; au saut dans le vide se substitue un mouvement pas à pas qui implique un retour possible, si jamais les résultats provisoires ne donnaient pas satisfaction.

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Ainsi, l'échec du pari réside dans le fait que Pascal passe de l'argumentation théorique, très convaincante en elle-même, à la conversion réelle du libertin. Compte tenu de notre analyse de la dialectique pascalienne, et du paradoxe éprouvé qui en résulte, il est évident que cette tentative ne peut qu'échouer puisque le néant de la mise n'est pas pour le libertin une vérité du cœur, mais le résultat d'une comparaison purement intellectuelle entre le fini et l'infini. Dans ce fragment, ce n'est pas l'épreuve du paradoxe humain, mais simplement l'appât du gain qui doit disposer le libertin à jouer, et puisque ce gain se révèle un peu théorique, Pascal n'a plus d'autre issue que de proposer le jeu à Vessai, c'est-à-dire le compromis, le pari sans mise.

On peut maintenant se demander pourquoi Pascal a fait dévier ce dialogue alors qu'en fait rien ne l'empêchait de rédiger le texte à son gré et de s'en tenir à la discussion théorique. C'est, à notre avis, que la rédaction de ce fragment remonte à une date (probablement 1656) où Y Apologie n'était qu'un projet extrêmement vague et où Pascal n'avait encore aucune idée précise de la démarche apologétique à adopter. L'objection de l'athée («je suis fait d'une telle sorte que je ne puis croire ») reflète précisément la prise de conscience de Pascal au moment où il est parvenu au terme de sa démonstration théorique : ce qui justifie l'attitude chrétienne ne fait pas croire l'athée, et si Vimage du pari est parfaitement valable, son effet persuasif est nul. La fin du fragment n'est qu'une série de tentatives désespérées pour sauver les apparences, quitte à dispenser Vathée de parier.

Nous pensons donc bien que le fragment «Infini-Rien» a été destiné à Y Apologie pendant un certain temps, mais, au fur et à mesure que la nécessité d'une structure dialectique (sans laquelle l'Apologie ne serait qu'un jeu intellectuel) devient claire pour Pascal, ce fragment revêt l'aspect d'un corps étranger de plus en plus difficile à insérer dans l'ensemble. Qu'il ait eu de la peine à renoncer à cette belle démonstration nous paraît hors de doute - témoin les innombrables corrections et ajouts, toujours sur les mêmes feuilles, comme si une dernière remarque suffisait pour tout rétablir - mais à partir du moment où le raisonnement humain se fait balayer par la vérité du cœur, il n'y a tout simplement plus de place pour ce long raisonnement qu'est le pari.

Néanmoins, le pari correspond à une réalité profonde dans la vie chrétienne,à ce saut dans le vide que Dieu seul peut nous faire accomplir. Cela revient à dire que l'apologiste peut tout entreprendre pour nous disposer à accueillir le secours de Dieu et pour nous montrer notre condition dans la perspective de la foi, mais que la transition de l'un à l'autre se trouve audelàde toute compréhension humaine, au-delà de toute approche apologétique.

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tique.- Telle est précisément la démarche accomplie dans APR: elle va de l'ultime épreuve du paradoxe à la perspective du paradoxe assumé, en passantpar un trou dans le texte, que la rupture de ton et de structure fait vibrer d'une tension significative dont le fragment du pari ne porte pas la moindre trace.

Cela nous amène à supposer - et ce ne peut être qu'une supposition -
qu'avec la rédaction d'«APR», le fragment «Infini-Rien» a trouvé sa
place définitive parmi les papiers non classés.

5.3. Structure dialectique et signification

Si le problème des préfaces et l'échec du pari nous ont montré, par la négative, que la structure dialectique constitue le seul point de départ valable pour aborder la démarche apologétique dans son ensemble, il faut maintenant, en dernier lieu, faire de cette structure même et de l'analyse structurale les objets de notre étude. Dans tout ce qui précède, l'analyse a opéré un vaet-vient constant entre deux niveaux qui se distinguent nettement en théorie, mais qui, en pratique, ne sauraient se faire valoir qu'en fonction de leur dépendance mutuelle: d'une part, la structure est le résultat de l'analyse, et, d'autre part, elle en est Yinstrument. La confrontation constante entre ces deux niveaux tient au fait que la structure dégagée d'un ensemble donné n'a aucun intérêt, à moins de nous fournir l'instrument d'une compréhension plus approfondie; de même, cela va sans dire, cette compréhension n'est valable que dans la mesure où son instrument structural est en lui-même solidement étayé par l'ensemble étudié. Ce n'est donc qu'en dernier lieu que nous pouvons considérer les deux aspects en tant que phénomènes isolés. Cette perspective nous permettra d'exposer nos propres points de vue sur l'analyse structurale et de formuler certaines objections à la théorie de Lucien Goldmann, exposée dans « Le Dieu Caché » (cf. note 8).

Pour ce qui est de la recherche qui se propose de dégager une structure d'un ensemble donné - en l'occurrence un ensemble de textes - il convient de préciser d'abord que nous entendons par structure le principe selon lequel s"enchaînent ou se succèdent les unités constituant cet ensemble. C'est dire que nous supposons d'avance l'existence d'une structure - quitte à la rejeter en cas d'échec - et que nous qualifions d'unités structurales les élémentsqui font de l'ensemble une totalité cohérente et significative. (Si ces unités constituent en elles-mêmes des ensembles structurés, la recherche peut se poursuivre à un niveau inférieur.) Il en résulte que, par rapport à l'ensemble qui nous occupe, l'unité structurale, c'est la liasse, non le fragment.

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C'est de la succession des liasses que se dégage, dans la première partie de VApologie, le principe de contradiction radicale et permanente que nous avons appelé dialectique figée, atemporelle et, par là, paradoxale. Après la première peinture de l'homme, nous avons relevé un changement fondamental de structure:à la succession des vérités contraires se substitue la succession des vérités complémentaires. Ainsi, le résultat primordial de cette recherche de structure a été la distinction entre une partie dialectique et une partie non-dialectique, et nous avons fait de cette distinction notre instrument essentiel d'analyse.

Il nous semble, par conséquent, que les réflexions structurales de Goldmann (explicitées dans son chap. IX «Le Paradoxe et le Fragment») reposent sur une erreur fondamentale. Pour Goldmann, le fragment est la seule forme adéquate pour transmettre un message paradoxal, puisqu'il manifeste une recherche de forme illusoire et néanmoins permanente. L'œuvre de Pascal est «achevée de par son inachèvement» (p. 220), et son message se trouverait infirmé par tout plan arrêté, y compris le classement de Pascal lui-même qui ne représente qu'un stade contingent de la recherche de forme. Ainsi, les fragments constituent la forme paradoxale. - Pour nous, il ne saurait être question de confondre structure paradoxale et absence de structure. Comme le fragment pascalien ne peut en aucun cas être l'unité structurale permettant de déterminer un principe de succession - puisqu'il est absence de succession -, les notions de fragment et de structure s'excluent mutuellement. Il est vrai que Goldmann parvient ainsi à une homologie entre la forme et le fond que nous ne pouvons qu'approuver, étant donné qu'une forme non paradoxale trahirait les intentions apologétiques, mais la notion de forme paradoxale perd tout son intérêt si elle ne procède pas d'une analyse proprement structurale - que le fragment rend précisément impossible. Aussi Goldmann s'abstient-il en réalité d'une telle analyse pour déduire une structure paradoxale du fait que le texte décrit le paradoxe humain et qu'il fait plusieurs allusions à la vanité de tout ordre humain (p. ex. qu'on trouve toujours à la fin ce qu'il aurait fallu mettre au début; fragm. 976/Br. 19). Autrement dit, c'est en postulant d'avance une homologie rigoureuse entre la forme et le fond que Goldmann applique le terme de structure paradoxale à un ensemble non structuré. - Le problème primordial : une forme non paradoxale infirmerait le message - nous semble parfaitement résolu par Pascal dans cette succession des liasses qui fait du texte la meilleure manifestation du paradoxe.

Il faut maintenant envisager la structure dégagée dans son aspect à'instrument. Répétons que, pour nous, déterminer tel ou tel principe structurant est un exercice vide et vain, si ce principe ne permet pas une meilleure compréhension de l'ensemble étudié, point de vue conforme à celui de Goldmann:

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«. .. une méthode se justifie dans la mesure où elle nous permettra de mieux
comprendre les œuvres que nous nous proposons d'étudier ...» (p. 28)

Au cours de notre analyse, nous avons établi que la structure dialectique confère à la peinture de l'homme sans Dieu un caractère de paradoxe insurmontable et universel. C'est dans la mesure où le texte est paradoxe en lui-même qu'il manifeste l'impuissance humaine et nous fait éprouver le paradoxe. Un texte non paradoxal aurait réduit le paradoxe à un phénomène accidentel, extrêmement grave il est vrai, mais dont une lucidité humaine aurait pu venir à bout. Dans cette perspective, le passage à une structure non dialectique témoigne d'un dépassement du paradoxe d'autant plus frappant que le thème n'a pas subi de changement essentiel (la nouvelle peinture de l'homme). Ici encore, l'aspect universel du message se manifeste dans le fait que le texte même dépasse le paradoxe sans y faire aucune allusion explicite.

Telle est, à notre avis, la signification primordiale, et forcément implicite, que l'instrument structural nous permet de dégager : le message, le contenu, est valable pour tous, non seulement pour les autres. Si l'on tient compte de l'objectif principal de Pascal (exprimé dans la liasse 27, Conclusion), on constate que la structure est parfaitement conforme à ce but. La défense de l'attitude chrétienne serait en effet médiocre si le texte permettait au lecteur athée de se situer au-dessus de l'absurdité humaine. De même, le désir de la foi passe nécessairement par Xépreuve du paradoxe, que seule la structure est en mesure de créer.

Il ressort de tout cela que nous attribuons la structure dialectique, puis non-dialectique, à un but apologétique dont l'auteur est pleinement conscient. Or, comme il est théoriquement possible d'expliquer cette structure par des influences extérieures à l'œuvre, la question mérite d'être posée. Est-ce que la structure de l'Apologie relève d'un ensemble d'expériences vécues par l'homme ou bien des réflexions de Y apologiste sur la présentation de son œuvre ? Plusieurs précisions sont nécessaires. D'abord, la nature des expériences vécues nous importe peu; qu'elles soient d'ordre social, spirituel, voire religieux, n'enlève rien au fait qu'elles sont extérieures à la rédaction de Y Apologie - et qu'elles opèrent à Vinsu de l'auteur. Ensuite, si Pascal a choisi telle structure parce correspond à des expériences vécues (ce qui est d'ailleurs fort possible), il s'agit d'une réflexion consciente sur Y Apologie. Ajoutons enfin que nous écartons d'avance la possibilité d'un souci d'esthétique plus ou moins conscient (une forme appropriée au contenu) puisque cette solution ne contribuerait de toute façon en rien à la compréhension de l'œuvre.

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Pour nous, la réponse ne fait pas le moindre doute : la structure correspond à un but purement apologétique dont l'auteur est pleinement conscient. Premièrement, on l'a vu, parce que la structure porte le message à un maximum de signification. Deuxièmement, parce que la rédaction de YApologie constitue un cas très exceptionnel: la structure pascalienne se dégage d'un classement en grande partie postérieur à la rédaction des fragments. Dans le cas de Pascal, nous savons que la structure a fait l'objet d'une réflexion isolée, ce qui revient à dire que les rapports entre message et structure ont été portés à un niveau de conscience extrêmement élevé. (Par contre, il est évident qu'une étude des fragments par ordre de rédaction, si elle avait été possible, aurait donné un autre résultat.) Troisièmement, on se souvient du début de APR: «Commencement, après avoir expliqué l'incompréhensibilité» (voir ici même: 4.3). Si notre interprétation de cette phrase est correcte (justifier l'incompréhensibilité des parties précédentes), la brièveté de ce rappel est d'une importance capitale. Pascal se dispense de noter en détail cette explication, parce qu'il est déjà pleinement conscient de la nécessité d'une structure dialectique.

Pour Goldmann (voir son chap. VI «Jansénisme et Noblesse de Robe»), la forme paradoxale s'explique et s'éclaire par son homologie avec une structure sociale éprouvée par la Noblesse de Robe au XVIIe siècle. La vénalité des offices et l'instauration d'un corps de commissaires ont mis les Robins dans une situation éminemment paradoxale - dépendance du roi, séparation du roi - et le retrait du monde, que préconisait par ailleurs le mouvement janséniste, a été pour beaucoup la seule réaction possible. - II ne saurait être question ici de discuter le bien-fondé de cette analyse historique, mais uniquement son importance éventuelle pour l'œuvre de Pascal. Rappelons que, pour Goldman comme pour nous-même, l'instrument structural se justifie dans la mesure où il permet une meilleure compréhension de l'œuvre. Et si l'on admet que la structure pascalienne répond à une exigence apologétique dont l'auteur est pleinement conscient, son homologie éventuelle avec des structures extérieures ne nous apprend rien sur l'œuvre. Certes, l'un n'exclut pas l'autre en théorie, mais devant un niveau de conscience élevé, les influences inconscientes n'ont aucune importance pratique. En d'autres termes, la situation de la Noblesse de Robe aurait pu être parfaitement harmonieuse sans affecter en quoi que ce soit notre interprétation de VApologie.

Une dernière démarche de l'analyse structurale consiste à confronter les
deux grandes parties de Y Apologie. N'y a-t-il pas une contradiction flagrante
dans le fait que la dialectique confère au paradoxe humain une portée

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extrême et universelle, alors que la deuxième partie permet apparemment
aux croyants de dépasser le paradoxe et d'atteindre une synthèse? - Le
paradoxe ne serait-il absolu que pour l'athée?

Oui, il y a contradiction, et c'est encore une approche structurale qui nous permet de déterminer le caractère nécessaire et hautement significatif de ce procédé apparemment déroutant. Dans la mesure où les deux grandes parties se contestent mutuellement, elles constituent la manifestation primordiale de cette dialectique figée qui n'est rien d'autre que la vision chrétienne dans sa totalité. La perspective de la foi, c'est la perspective du Dieu caché (que VApologie aborde en effet dès la fin de «APR») - c'est-àdire un Dieu qui est à la fois absence et présence (sur ce point, nous approuvons sans réserve la thèse de Goldmann). Ainsi, le paradoxe et son dépassement sont pour le chrétien deux vérités également radicales et permanentes. C'est dans la perspective de la foi que le paradoxe humain signifie absence de Dieu, et c'est en restant pleinement conscient de ce paradoxe que le chrétien peut faire de son dépassement sa raison d'être. Si tout témoigne de Yabsence de Dieu, c'est que Dieu existe et qu'il est permis de transformer la conscience aiguë de son absence en conviction profonde de sa présence.

L'ultime effet de la dialectique pascalienne, c'est de faire de Y Apologie un témoignage de la vision chrétienne. La foi ne supprime pas le paradoxe, elle en dépend parce qu'elle est son dépassement. La foi du chrétien, c'est le paradoxe assumé.

Nils Soelberg

Copenhague

Résumé

Partant des documents relatifs à la conférence de 1658, le présent article constate d'abord des divergences essentielles entre le plan de la Copie et le plan indiqué par les deux préfaces. Ensuite, il propose de considérer la liasse APR non pas comme les notes pour la conférence, mais comme une explication supplémentaire, destinée à Y Apologie. En troisième lieu, une lecture de la Copie (les 27 liasses) nous amène à situer APR en plaque tournante entre une partie dialectique (la structure paradoxale confirmant un message paradoxal) et une partie non dialectique (llApologie proprement dite). Cette analyse nous permet enfin de formuler trois conclusions: Premièrement, la structure dialectique, entrevue mais non comprise par les rédacteurs, explique les divergences entre la Copie et les préfaces. Deuxièmement, le pari pascalien se réalise implicitement dans APR, alors que le fragment Infini-Rien en donne une démonstration théorique, sans aucun effet pratique. Troisièmement, la structure dialectique correspond à un souci apologétique dont l'auteur est pleinement conscient, alors qu'une éventuelle influence sociale n'a aucun effet sur l'interprétation.