Revue Romane, Bind 13 (1978) 1

Emmanuèle Baumgartner : Le « Tristan en prose». Essai d'interprétation d'un roman médiéval. Genève, Droz, 1975 (Publications romanes et françaises 113), xiii + 351 p. Thèse soutenue le 15 juin 1973.

Jonna Kjær

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Dans son livre, EB fait preuve non seulement d'érudition et d'application, mais aussi d'un courage remarquable; grâce à ces dons, elle parvient à offrir au lecteur une vue d'ensemble sur l'énorme masse de matériaux qu'elle traite, les 78 manuscrits du roman de Tristan en prose. EB ne se contente pas d'analyser les textes que contiennent les manuscrits; elle discute aussi, et le plus souvent de manière convaincante, les résultats obtenus par ses prédécesseurs dans ce domaine.

L'objectif du livre est de réhabiliter, à travers une «description globale de sa genèse et de sa signification» (p. X), ce roman que Bédier a qualifié, injustement, selon EB, de «fatras d'inventions chevaleresques et bibliothèque de récits de chevalerie» (p. IX). Effectivement, EB réussit à démontrer, dans la structuration du roman, une «nouvelle conception» par rapport aux anciennes versions de la légende. Et c'est là le grand mérite de son livre. La nouvelle conception, pessimiste, émane d'une distance critique vis-à-vis de «cette norme qu'est la conduite héroïque» (p. 326).

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EB a l'intention de donner des perspectives d'ensemble qui peuvent être complétées au fur et à mesure que sera publiée l'édition de R. L. Curtis. - Signalons que le deuxième tome de cette édition vient de paraître (R. L. Curtis: Le Roman de Tristan en prose 2. Leiden, Brill, 1976, X + 279 p. + tableau).

Les textes du Tristan que EB utilise surtout sont les suivants: E. Lôseth: Le roman en prose de Tristan. Paris, 1891 ; R. L. Curtis: Le Roman de Tristan en prose 1. Munich, 1963, et les manuscrits B.N.fr. 757 (le plus complet de la première version, abrégée V.I) et B.N.fr. 335-336 complet qui est reproduit par un grand nombre de manuscrits et qui constitue, selon EB, une sorte de vulgate du texte de la deuxième version, V.II).

Le livre renferme de nombreux tableaux, ainsi qu'un classement de tous les manuscrits et fragments connus; il se compose de quatre parties: 1) Manuscrits et versions (p. 17-98), 2) Les Sources littéraires (p. 99-146), 3) l'Univers romanesque (p. 147-260) et 4) Structures et écritures romanesques (p. 261-326). Il se termine par une Conclusion (p. 327-331), une riche Bibliographie d'ouvrages concernant directement le Tristan en prose et d'études citées au cours du travail (p. 333-341), et trois Index (Manuscrits et versions; Personnages, épisodes, thèmes et procédés; Œuvres des auteurs médiévaux et des critiques modernes) (p. 343-348).

Dans la transmission du roman, on est convenu, depuis Lôseth, de distinguer deux versions principales, une plus courte et plus simple (V.I), l'autre largement interpolée (V.II). V.I ne couvre que la dernière partie du roman (Lôseth, § 184— 571), tandis que V.II contient le roman entier. Dans la Première partie de son livre, EB examine les théories avancées jusqu'ici et propose un nouveau point de vue sur les rapports entre les deux versions; sions;elle montre que V.I et V.II suivent par moments une version du Tristan antérieure à 1240 et qu'elles reproduisent également des épisodes connus comme plus tardifs. V.I et V.II sont «l'une et l'autre, à des degrés divers, des remaniements composites, postérieurs à 1240, d'un original commun, assez fidèlement reproduit par V.I, plus altéré par V.II qui tantôt développe sa source, tantôt l'abrège.» (p. 62).

La méthode de EB pour l'élaboration de la Deuxième partie est la suivante: elle renonce à rechercher de manière systématique les sources possibles de chaque épisode, parce qu'elle trouve préférable de tenter de dégager les procédés mis en œuvre par l'auteur pour intégrer le monde de Tristan et Iseut au monde du Lancelot et de la chevalerie arthurienne (p. 119). Ce choix explique la brièveté des analyses de la tradition littéraire antérieure au Tristan. Voici la thèse qu'avance EB: A partir de l'épisode du mariage de Tristan, le prosateur abandonne définitivement ses sources afin de retarder le récit: il faut que Tristan vive assez longtemps pour aimer et posséder librement Iseut, bafouant ainsi l'odieux Marc (p. 114). Après le départ de Tristan pour le royaume de Logres, le prosateur fait de Tristan un chevalier errant qui est «le double, la réplique de Lancelot» (p. 124).

La Troisième partie constitue l'interprétationproprement littéraire. Les treize chapitres sont divisés en deux groupes: «Passion et action» (sur l'amour, la prouesse, la mort) et «Tradition et création»(qui traite des personnages traditionnelsaussi bien que des créations du prosateur, Palamède et Dinadan). - Ici est expliquée en détail la «nouvelle conception»du roman en prose, qui semble, de prime abord, exalter un «idéal de civilisationfondé sur la glorification de l'amour et de la prouesse chevaleresque» (p. 148). Cependant, derrière cette façade,

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quelque chose a craqué, et bien qu'il ne soit pas question de nettes prises de position,le roman est dominé par «un certain nombre d'interrogations d'autant plus angoissantes et angoissées qu'elles restent sans réponse, sur le sens et le devenir de la société chevaleresque» (p. 148). - Le roman dénonce «les effets et les méfaits de la passion d'amour dans l'univers chevaleresque»(p. 158): l'amour est comparéà la folie qui provoque l'aliénation de l'être (Tristan, Palamède, Kaherdin, Marc).

EB relève la double orientation du roman en prose: Tristan n'est plus seulement «l'amerus», mais aussi le chevalier d'élite et, à travers les exploits chevaleresques, on retrouve «l'image, à la fois exaltante et pessimiste, d'un univers idéal perdu» (p. 173).

Depuis Vinaver («Un chevalier errant à la recherche du sens du monde», dans A la recherche ¿fune poétique médiévale. Paris, 1970, p. 163-177 (première édition de l'article: 1964)), on s'accorde pour voir en Dinadan le porte-parole d'une critique véhémente de l'idéologie arthurienne. Mais, nous dit EB, Dinadan ne s'acharne pas tant contre l'idéal chevaleresque que contre la caricature que trop de chevaliers en proposent. Plus qu'une remise en question, c'est donc «une mise en garde pour sauver, pendant qu'il est temps encore, une institution désormais parvenue à son apogée et qui pourtant risque, par suite de l'aveuglement et de l'orgueilleuse autosatisfaction de certains de ses membres, de courir à sa perte» (p. 189).

Les chapitres groupés sous «Tradition et création» montrent comment le prosateur a tiré profit des données traditionnelles ou empruntées, dans un «travail de refonte et, dans certains cas, de création authentique» (p. 202): Tristan est devenu un personnage qui se modifie et se construit au gré des circonstances et qui, au moment où il réussit à forcer l'admiration tionet l'estime des chevaliers d'Artur, reçoit «la consécration suprême, le droit de siéger à la Table Ronde» (p. 212) (il y remplace le Morholt!); «Tristan arrivé, installé dans la gloire» (p. 212), finit sa vie en «amant comblé» et «chevalier admiré» (p. 213). - Pour la compréhension de la structure du mythe (à laquelle EB ne s'attache pas), je pense qu'il est d'un intérêt primordial que l'unique milieu conflictuel des anciennes versions se trouve ici scindé en deux mondes nettement antagonistes, manichéens.

Dans la Quatrième partie, qui traite des techniques d'écriture et de composition, EB applique avec bonheur des méthodes d'analyse structurale. Le chapitre 2 surtout, «Structures narratives», est excellent: EB parvient, comme elle le souhaite, à détruire la «légende accréditée depuis Bédier, selon laquelle le Tristan en prose n'est qu'une vaste compilation confuse d'épisodes mal organisés et sans lien entre eux» (p. 283). EB rappelle d'ailleurs que les dimensions énormes du texte rendent impossible un examen suivi des variantes. A mon avis, on pourrrait, dans un tel cas, envisager d'utiliser l'ordinateur.

Le projet de EB est ambitieux; plusieurs des discussions qu'elle entreprend pourraient combler des travaux indépendants. Mais EB a fait œuvre de synthèse: l'inconvénient est que les grands aperçus entraînent parfois une documentation hâtive. Puisque l'originalité - et le point fort - du livre réside dans la mise en lumière de la nouvelle conception de l'idéologie chevaleresque, on peut regretter que EB n'essaie pas de discuter l'ancrage socio-historique de cette nouvelle conception.

La plus grande valeur du livre consiste certainement dans l'interprétation littéraireet, à un moindre degré, dans le travailphilologique. On a l'impression que EB préfère fonder ses analyses sur les résûmesdu

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sûmesdutexte offerts par Lôseth, plutôt que de profiter des leçons des manuscrits. Consciemment ou non, EB néglige les conditions spécifiques de la tradition et de la transmission des textes qui déterminentla création littéraire au moyen âge - et qui doivent être prises en considérationdans une interprétation moderne. Ainsi, on peut s'étonner du parti pris de EB qui lui fait invoquer à maintes reprises«l'auteur» et «les intentions de l'auteur». Qu'en savons-nous?

Les anciennes versions en vers sont laissées dans l'ombre du Lancelot en prose, par rapport auquel EB situe le Tristan en prose. Ainsi se comprend mieux l'absence, dans sa bibliographie, arrêtée en décembre 1973, du livre original et initiateur de Françoise Barteau {Les Romans de Tristan et Iseut; Introduction à une lecture plurielle. Paris, Larousse Université, 1972).

Dans l'ensemble, Le «Tristan en prose», qui élucide tant d'aspects essentiels d'un corpus vaste et embrouillé, mérite de servir de manuel aux non-initiés et d'instrument de travail aux érudits. La présentation de ce livre brillant est claire, et la distinction entre résumés et discussions, très nette. Il est dommage qu'un nombre élevé de fautes d'impression gêne la lecture.

Odense