Revue Romane, Bind 13 (1978) 1Béatrice Didier: Littérature française. Le XVIIIe siècle III, 1778-1820. Arthaud, 1976. 378 p.Hans Peter Lund Side 137
Ce volume, le onzième de la belle collection «Littérature française» dirigée par Claude Pichois, soulève certains problèmes pour l'histoire littéraire. D'abord, les limites de l'époque en question, indiquées dans le titre, ont de quoi choquer; ensuite, suite,ranger sous le XVIIIe siècle un livre qui traite de Chateaubriand, et de tout Chateaubriand, et où il est fait de constants renvois à Nerval, paraît pour le moins révolutionnaire... d'autant plus que l'auteur s'ingénie à définir cette période comme «déjà romantique». 1778, c'est l'année de la mort de Rousseau et de Voltaire; 1820, l'année où paraissent les Méditations de Lamartine, reconnues traditionnellement comme le début de l'école romantique. Bien d'autres limites ont été proposées. L'année 1778 seraitelle une solution? Mais Rousseau n'a-t-il pas été romantique, et de son vivant? La problématique est là, en creux dans les œuvres littéraires, en plein dans la méthode du critique. Béatrice Didier a eu le courage de s'y attaquer, dans le domaine qui lui est réservé, un peu injustement, par les besoins de la collection, domaine défini artificiellement par la fin des Lumières et le premier succès décisif du Romantisme. Auteur d'une thèse sur Y Imaginaire chez Senancour (Corti 1966), elle était toute désignée pour la tâche. Suivant le plan généralement adopté par les auteurs de la collection, B. D. fait un bref parcours de l'histoire politique, notamment de l'époque révolutionnaire («Les actes du drame»), avant de donner une vue détaillée sur «les écrivains, l'événementet le mythe», ainsi que sur les arts et les sciences. Ensuite sont analysés les courants philosophiques et religieux, les tendances esthétiques et les genres littéraires.Cette première partie de l'ouvrage, la plus difficile parce que traitant de toute la période, est rédigée d'une façon systématiqueet claire. Finalement, B.D. donne neuf monographies succinctes des écrivainsles plus importants, avant de terminer,comme c'est l'usage dans cette collection,par un «dictionnaire des auteurs», lequel comprend plus de 200 noms, une importante bibliographie d'environ 1000 titres (établie en collaboration avec M. Side 138
René Rancœur), ainsi qu'un «tableau synoptique»des événements politiques, de la vie des écrivains, des dates littéraires, etc. L'exposé part de deux idées principales: 1. celle de la période en question comme une «synthèse entre Lumières et Romantisme» (p. 5), synthèse qui serait personnifiée par Napoléon, «le disciple de Rousseau, un homme des Lumières», «le héros d'une épopée nationale» (p. 26). 2. celle de «l'autonomie de la période révolutionnaire et impériale» et de son «caractère romantique» (p. 7). De ces deux idées dépend l'analyse de la littérature et des tendances philosophiques qui, sans constituer une école romantique, éclairent la façon dont s'est constitué le Romantisme: modification radicale du rationalisme, découverte - en raison de cette modification mais toujours soumise aux exigences quasi scientifiques de l'époque - de nouvelles possibilités de connaissance et d'interprétation du monde et de l'homme. Chez B. D., l'analyse de cette évolution complexe est d'un intérêt certain (elle souligne par exemple l'importance des Idéologues, de Maine de Biran et de Senancour pour la bonne compréhension de l'époque), mais elle souffre d'une certaine inconséquence. En effet, il me semble difficile de soutenir l'idée d'une véritable synthèse entre Lumières et Romantisme, vu que les Lumières subissent une revalorisation importante et que le Romantisme est encore en gestation. Ainsi, l'auteur parle elle-même du caractère «ondoyant de la philosophie de cette époque» (p. 110), et quant au temps du Romantisme, tantôt il «n'est pas une préhistoire: il est bien celui du romantisme même, dans sa genèse et sa jeunesse» (p. 9), tantôt il est une préparation à l'école romantique (pp. 129, 190), tantôt les tendances y sont «essentiellement et pleinement romantiques» (p. 125). Plutôt que de «synthèse» il faudrait parler, si l'on veut respecter les limites proposées, d'un amalgame de tendances rationalistes et romantiques. D'autre part, B.D. a certainement raison d'insister sur l'importance de la Révolution politique, ce «foyer», ce «cœur vivant» de l'époque (p. 7); l'auteur aurait pu s'arrêter à cette définition de l'époque qui s'accorde mieux avec la caractéristique qu'elle donne des voies de la littérature: d'abord «pré-conscience et conscience de la Révolution, [la littérature] s'engloutit en elle, puis se défait dans l'Empire ou se fait contre lui, et resurgit enfin d'une histoire changée en épopée et en mythe» (p. 15). Après cette vue globale, B. D. donne une série d'analyses très réussies, surtout en ce qui concerne les différents aspects de l'histoire littéraire. Elle ne se contente pas d'analyser la vision écrite de l'histoire, chez les auteurs littéraires, les essayistes et les journalistes, mais présente aussi l'attitude des différents régimes face aux écrivains, en insistant sur le rôle déterminant de la situation politique et idéologique. Ce rôle, B. D. le fait ressortir d'autant plus clairement qu'elle explique comment beaucoup d'écrivains se sont engagés directement dans la Révolution (La Harpe, Marie-Joseph Chénier, Chamfort), et comment, inversement, les hommes politiques sont devenus hommes de lettres (Marat, Camille Desmoulins...) (p. 35). Cependant, cette présentation n'est pas complète: qu'il s'agisse de la problématique écrivain-histoire (pp. 40, 45), de l'écriture engagée (p. 55), de la langue et du style littéraire (p. 64), des arts (p. 89), ou des débats philosophiques et religieux (p. 124), elle s'arrête, grosso modo, à la fin de l'Empire et n'aborde pas la Restauration. Seuls certains écrivains et hommes de science transgressent cette limite, de même la partie qui traite de l'esthétique nouvelle. A l'intérieur
de cette période, B.D. Side 139
celle de Beaumarchais et de Laclos, qui est « atteint [e] par la Révolution en pleine maturité», et celle de Chateaubriand, qui est «juste sortite] de l'adolescence quand la Révolution éclate» (p. 143). Je ne critiquerai pas cette distinction en soi, quoique, méthodologiquement, elle soit assez éloignée des délimitations, selon l'histoire politique, faites ici même. Elle a l'avantage de séparer, pour la clarté de l'exposé, les tendances littéraires et philosophiques,mais elle dénonce aussi une rupture au milieu de la période. Certes, une limite «1800» nous dispenserait de prendre en considération une certaine complexité de l'œuvre d'André Chénier ou de Constant: l'ouvrage de 8.D., au contraire, nous y oblige, même si l'on peut l'attaquer sur des points de principe. Nous pouvons donc suivre ici une remarquable évolution des genres littéraires mise au clair par l'auteur. Chez André Chénier, par exemple, la poésie, et en particulier les Bucoliques, évoluent «de l'idylle à la petite épopée» (p. 200), telle qu'elle se retrouve au XIXe siècle; en même temps apparaissent des thèmes tout à fait romantiques, mais qui ont sans doute leur origine dans le XVIIIe siècle; ceux de l'âge d'or et de la primitivité dont on ne peut plus que rêver. Le récit de voyage connaît, lui aussi, un développement, dû au goût de connaissances nouvelles qui caractérise le XVIIIe siècle: Volney et Bernardin ajoutent aux thèmes habituels du genre des thèmes romantiques. De même, chez Restif de la Bretonne, se mêlent réalisme et fantastique pour créer le genre «promenade-croquis» (p. 220), en quoi Restif s'inspire de Rousseau et annonce Nerval. Dans la littérature romanesque, c'est la conscience d'un seul personnage qui commence à dominer, par exemple dans les Liaisons dangereuses de Laclos (p. 163), puis dans le journal de Constant, dans Cécile et Adolphe, qui utilisent le genre des «mémoires». Même le roman libertin, nous explique l'auteur, devient «une mise en question de l'homme » (p. 173). Au-delà de ce développement des genres, qui suit parallèlement le «désenchantement des âmes » face à l'évolution historique, commencent, chez Senancour, Germaine de Staël et Chateaubriand, les grandes interrogations sur les mystères de la nature et de l'histoire. Car B.D. ne néglige aucunement ces questions, qui devaient occuper et tourmenter bon nombre d'écrivains de l'époque bien plus que ne le faisaient peut-être les problèmes littéraires proprement dits. L'importance accordée à la Révolution, à sa préparation et à ses suites se trouve largement justifiée. B. D. y voit même une cause majeure de la transformation qui s'opère dans l'interprétation de la nature. C'est de la confrontation avec le paysage que naît la rêverie qui, au départ, valorise le sentiment et la recherche du Moi (pp. 128-29). Maine de Biran est le type même de ce changement: élève des Idéologues, pour qui l'engagement politique était si important, il s'en dégage de temps en temps pour réfléchir sur le rapport entre l'homme et la nature, entre l'homme et Dieu. C'est le cas aussi de Senancour, dont Obermann atteste l'importance de la sensibilité et de l'expérience individuelle. Il est donc bien vrai que nous nous trouvons ici en plein Romantisme. En fin de compte, cette période diffuse, qui risquait de nous échapper, apparaît ici, non pas unifiée, mais dans sa diversité même. Seuls quelques grands écrivains, qui ont eu la force et la possibilité de continuer leur travail en dépit des circonstances,résument l'évolution parcourue en ces 40 ans. Chénier, Beaumarchais, Restif,Laclos, Sade meurent en cours de route, alors que Germaine de Staël, Constant,Senancour et Chateaubriand accomplissentle trajet. Dans les dix ou vingt pages qu'elle consacre à chacun de ces écrivains, B.D. nous en donne une Side 140
image moderne, tant en dégageant les traits par lesquels l'écrivain se rapproche de nous, qu'en terminant chaque chapitre par une page sur la «postérité». Voici donc par exemple Chénier, ce défenseur de l'idée d'un «retour à un monde primitif»,qui est en même temps un poète engagé; Beaumarchais, dont le succès se poursuit de nos jours, montrant ainsi «les limites de la libération opérée par la Révolutionfrançaise» (p. 215); Restif et ses idées de réformes, Laclos et son étonnant «Traité de l'éducation des femmes», Sade dont l'actualité vient d'être prouvée par «l'invraisemblable procès intenté à l'éditeurJ.-J. N'oublions pas de dire que l'ouvrage de B.D. prolonge l'œuvre d'André Monglond {Le Préromantisme français, 1930, nouv. éd. Corti 1966), qu'il modifie à bien des égards, en ajoutant surtout des développements sur le lien entre le XVIIIe et le XIXe siècle. En dépit des problèmes de périodisation relevés plus haut, l'ouvrage est une réussite, surtout parce que nous voici pourvus d'une solide introduction à l'époque traitée, d'un instrument de travail à la fois détaillé et suggestif, mais aussi parce qu'il ne sera plus possible, comme on l'a si souvent fait, de considérer cette époque comme une période de transition pour l'escamoter plus facilement. Copenhague
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