Revue Romane, Bind 13 (1978) 1

Thomas G. Pavel : La Syntaxe narrative des tragédies de Corneille. Paris, Librairie C. Klincksieck, 1976. 160 p.

Michel Olsen

Side 140

Il est toujours intéressant pour le générativiste de voir publier l'analyse d'un nouveau corpus. Et si, de plus, l'application de la méthode est originale, on a l'impression d'assister en personne à un nouveau développement de la narratologie. Certes, l'idée d'appliquer la grammaire generative à la description des structures narratives ne vient pas de Pavel; elle a été proposée par plusieurs chercheurs avant lui (v. Van Dijk 1972 pour un exposé de la «grammaire textuelle»). Il n'en reste pas moins que Pavel est le premier, à ma connaissance, qui l'applique à un corpus étendu: un grand nombre des tragédies de Corneille. A cela s'ajoute le fait que Pavel est un bon lecteur. Les deux qualités ne vont pas toujours de pair.

L'ouvrage présuppose quelque familiarité avec la théorie dite standard (Chomsky 1965). Au chapitre 6, «Quelques Relations narratives», Pavel donne un exposé succinct et clair de ce qu'est un «arbre», mais d'autres éléments de notation mathématique sont utilisés, et, quoique l'auteur définisse les éléments de ce vocabulaire, une traduction en langage commun aurait, à bien des endroits, facilité la lecture sans allonger de beaucoup le texte.

L'ouvrage comporte une «introduction» générale (chap. 1), des «remarques sur la grammaire narrative de base» (chap. 2), trois chapitres sur trois types différents de tragédies (3-5), «quelques relations narratives», qui, outre l'explication de ce qu'est un arbre de constituants, contiennent de judicieuses perspectives à partir de l'étude achevée des tragédies (chap. 6) et, enfin, des «observations sur les propositions narratives» (chap. 7), lesquelles sont l'esquisse d'une mini-grammaire, inspirée de la Grammaire du Décaméron de Todorov. Un appendice traite utilement «du terme de «transformation» en sémiotique». L'ouvrage est pourvu d'une énumération des règles narratives employées, d'une bibliographie et d'un index qui réunit celui des noms et celui des concepts.

Donner un résumé complet d'un ouvragedense
comme celui de Pavel et traitant

Side 141

un corpus aussi considérable serait hors de propos. Je me limiterai à relever quelquessolutions qui me paraissent intéressanteset à discuter un certain nombre de problèmes d'importance générale.

La grammaire transforrnationneîle élaborée par Pavel ressemble à la «Version standard» (Chomsky 1965). Elle comporte trois composantes: une grammaire de base, un ensemble de règles transformationnelles (dont l'établissement reste à faire, v. p. 18) et une troisième composante qui «assigne des paquets de propositions narratives aux nœuds des arbres» (p. 19). Pavel qualifie lui-même cette composante de «mini-grammaire» narrative, consacrant ainsi la scission du contenu en grammaire transformationnelle.

On sait que les règles de réécriture de la version standard utilisent des symboles postiches, reléguant l'insertion du vocabulaire à un stade ultérieur (contrairement à la version de Syntactic Structures (1957)). En narratologie, le bon moment pour l'insertion du vocabulaire narratif n'a pas encore été déterminé (v. p. 19), et, tant que l'étude de la textualisation n'aura pas fait des progrès considérables, ce problème restera entièrement théorique.

Autre point qui distingue la version 1957 de la version standard: dans cette dernière, les transformations généralisées ont été abolies, et cela à cause de l'exigence qui veut que, grosso modo, le sens ne change pas durant les transformations. On sait que les transformations généralisées de la version 1957 permettaient de combiner deux séquences indépendantes, en les insérant p. ex. l'une dans l'autre sous forme de relative. La fonction des transformations généralisées a été remplacée par la possibilité de réintroduire, par des règles de réécriture, le symbole initial (SN, chez Pavel = structure narrative) à droite, ce qui permet l'enchâssement d'une intrigue dans l'autre. Le choix de Pavel fournit certainement la solution la plus économique et la plus élégante. Si je pose ce problème, c'est seulement pour remarquer que les comparatistes tireraient probablement grand profit d'une adaptation de la version 1957. En effet, celle-ci permettrait de combiner des récits existant déjà sous forme isolée (comme c'est souvent le cas dans les récits folkloriques et dans la nouvellistique ainsi que dans une grande partie de la production dramatique pré-classique espagnole, anglaise et française.

Pavel ne nourrit aucune prétention «ontologique» quant au statut des règles de réécriture et des transformations: A -> BC veut dire: A peut être représenté comme BC (p. 101). Si, néanmoins, on attribuait un contenu «ontologique» aux arbres formés par les règles de base et les transformations, ce contenu décrirait adéquatement, me semble-t-il, une grande partie de la «vision du monde» cornélienne, avantage non négligeable. Voici la reproduction de l'arbre représentant la structure du Cid (ci-dessous p. 195), ainsi que la première partie des règles narratives

Règles narratives

(1) (2) (3) (4) (5) (7) (8) (10) (11) (11')


DIVL3342

DIVL3344

DIVL3346

DIVL3348

DIVL3350

DIVL3352

DIVL3354

DIVL3356

DIVL3358

DIVL3360

DIVL3362
Side 142

(15)

(20)

(21)

(22)

(23)

(25)

(26


DIVL3371

DIVL3373

DIVL3375

DIVL3377

DIVL3379

DIVL3381

DIVL3383

Transformation de l'hésitation

(9) Copiez n fois les propositions narratives
dominées par les symboles
Transgression et Médiation.

Assignation des indices référentiels

a) le donateur d'une SN est le personnage contre lequel se dirige l'effet de la Transgression ou du Manque de cette SN.

b) le donateur d'une SN est le personnage
dans l'intérêt duquel
s'exerce la Médiation de la SN.

(Pavel, p. 149).

En regardant les règles de base, on verra tout de suite le rapport entre la règle (3) SN h» Univers troublé + Univers rétabli et la corrélation greimasienne


DIVL3399

accentue l'étude des systèmes de valeurs ou axiologies écartant d'emblée les risques d'un formalisme vide. Pourtant, la trouvaille de Pavel, ce qui lui permet de «mettre la machine en marche», c'est d'établir les structures narratives (SNs) enchâssées les unes dans les autres à partir du donateur (v. «Assignation des indices référentiels » dans les règles narratives reproduites). Le donateur, selon les définitions proposées, est le personnage nagequi représente un système de valeurs. Ainsi, tant la complexité des systèmes de valeurs que celle des enchâssements «syntaxiques» sont articulées avec une précision qui constitue un progrès théorique considérable.

La distinction greimasienne entre actants et personnages se révèle utile; ainsi, l'arbre du Cid (reproduit ci-dessous) enregistre bien le fait connu que la Chimène de la SN3 (offensée par la mort de son père) opère, dans la SN2, une transgression contre elle-même et Rodrigue (contre leur amour), tout en notant que cette dernière transgression constitue une tentative de médiation dans la SN dominée. On dira que tout le monde connaît cette analyse. Cela est vrai, mais jusqu'à présent on n'a guère été capable d'en donner une notation économique, et c'est de notation qu'il s'agit ici.

Avertissons d'ailleurs le lecteur à qui viendrait l'envie, avant d'entamer l'ouvrage, de jeter un coup d'œil sur les règles de base. Ce fut mon cas, et je n'arrivais pas alors à comprendre pourquoi ces règles ne commencent pas par le symbole initial (règle 3), ni à trouver la séquence dont Réponse (règle 2) serait la réécriture, ni à saisir la raison pour laquelle les règles (1) et (4) ne sont pas réunies par l'accolade, puisqu'elles ne se distinguent que par une variable. Tout s'éclaire à la lecture. En effet, Pavel cite l'esquisse d'une grammaire narrative de Phèdre de Racine qu'il a publiée en 1973. Les règles (1) et (2) proviennent de cette grammaire et ne s'appliquent pas aux tragédies de Corneille. Il aurait donc mieux valu les noter à part. Il faut tout simplement commencer par la règle (3). Il aurait été souhaitable aussi de voir marquées comme facultatives les règles décrites comme telles dans le texte (cf. les règles (6) et (7) établies p. 33).

Chaque tragédie de Corneille sera donc
représentée par un arbre. Les arbres forment
deux sous-ensembles: les tragédies

Side 143

Structure du Cid:


DIVL3470

(Pavel, p. 46)

Side 144

de la transgression et celles de la médiation. Ces dernières sont caractérisées par une réconciliation finale (Cinna, Nicomède, Héraclius). Dans le premier groupe dominent les tragédies à configuration polémique: «le conflit (y) est représentable comme une série d'univers superposés, la Médiation de chaque univers représentant une Transgression dans l'univers immédiatement supérieur» (p. 35). Dans Le Cid p. ex., le comte «mèdie» le passedroit dont il estime avoir été victime en donnant un soufflet à Don Diègue, médiationtransgression «médiée» par la mort du comte, médiation-transgression que Chimène ne peut ou ne veut pas «médier» et qui, comme l'observe Pavel, reçoit sa médiation «de l'extérieur» (p. 35). Mais que veut dire «de l'extérieur»? Pavel classe Le Cid, Horace et d'autres tragédies dans le même groupe. L'élément d'identité qui relie la situation de Rodrigue à celle d'Horace, c'est que les deux héros se sont rendus coupables d'homicide en tuant respectivement le comte et Camille (je passe sur la différence entre un duel et la mise à mort d'une sœur incapable de «résister») et qu'ils se trouvent absous par la raison d'Etat. Seulement, Le Cid offre «une occasion d'épreuve»: l'arrivée des Maures, qui, venant effectivement de l'extérieur, offre une solution à un conflit qui paraît insoluble, alors qu'Horace commet le meurtre après ses exploits guerriers et se trouve absous après coup. Qui plus est, cette absolution ne dénoue aucune intrigue en suspens, ce pourquoi la critique parle du manque d'unité de l'action, puisque le meurtre de Camille constitue un nouveau «nœud», un nouveau problème. Ce ne sont donc pas les arbres respectifs des deux tragédies qui nous renseignent sur l'élément venant de l'extérieur, mais, tout au plus, l'insertion lexicale notée entre crochets, qui mentionne «l'attaque des Maures».

De manière plus générale, si les arbres de Pavel mentionnent toujours les donateurs (par qui les SN sont nommées), les sujets et les objets des actions (= les fonctions de Propp) ne seront enregistrés qu'au moment de l'insertion des propositions narratives, et pas toujours de façon univoque. Ainsi, «mort de Cléopâtre» (Rodogune) ne note pas que Cléopâtre se tue elle-même. «Le sens serait le même que si Antiochus l'avait forcée à se tuer» (p. 76), observe Pavel. Mais quel sens? Voilà un problème important. J'hésite, quand je discerne une tendance à réduire la littérature à l'intrigue, et surtout à une intrigue schématique. On n'a d'ailleurs qu'à voir le hiatus qui existe entre la formalisation et la lecture (car Pavel est un bon lecteur, et son texte dit forcément plus que la formalisation).

Considérons aussi l'actant objet. Dans une grande partie des tragédies de Racine il serait peut-être possible de «neutraliser», de passer sous silence cet actant, s'il est vrai que l'amour y constitue le seul objet important, et que le pouvoir politique y est utilisé comme un moyen de pression dans le domaine erotique. Chez Corneille, à coup sûr, les choses vont autrement: l'ambition politique y est un mobile autonome, et il peut être difficile de discerner ce qui, de l'amour ou de l'ambition, domine le comportement d'un personnage, v. p. ex. Sertorius, tragédie dans laquelle on trouve une Viriate qui «aime» en fonction de la politique, ainsi que d'autres personnages pour lesquels il est difficile de déterminer de façon univoque les motifs qui les font agir. Un enregistrement de Y objet narratif serait une voie à frayer, mais il est toujours facile de proposer des complications d'une formalisation; ce qui est difficile, c'est la simplicité.

Le statut des actions est aussi quelque peu diffus. S'agit-il (pour la transgression p. ex.) d'actions achevées: extériorisées? On serait tenté de le supposer, puisqu'il

Side 145

s'agit de théâtre. Or, cela n'est pas toujoursle cas. Retournons un moment au Cid. L'lnfante aime Don Rodrigue. Dans l'arbre généralisé, cet amour est «médié» par le dénouement, qui pose comme vraisemblable le futur mariage de Chimèneet Rodrigue. Pourtant, à la page 37, le contenu de la transgression étant toujoursl'amour pour Rodrigue, la médiationa pour contenu «L'lnfante se domine»+ SN2 (Chimène et Rodrigue). Signalons, en passant, une difficulté éprouvéeà la lecture. Les règles de base énuméréesjusqu'à présent ne permettent pas d'écrire Médiation -> Médiation + SN; cette réécriture ne sera possible qu'à partir de la règle (25): X ->(JSf)SN; les parenthèsesindiquent que la réécriture de X (en l'espèce = médiation) est facultative, mais Pavel, traitant de Sertorius, impose une restriction supplémentaire à cette notation:elle sera réservée à une médiation possible, qu'empêche une transgression constituée par la SN (p. 99). Ainsi, on ne peut se servir de cette règle pour rendre compte de la surdétermination d'un résultat,en l'espèce le comportement de l'lnfante.

Ne serait-ce d'ailleurs pas possible - et pédagogiquement avantageux - de placer entre accolades des possibilités alternatives de réécriture? Les règles de base (6), (7), (25) et (26) pourraient être réunies de la façon suivante:


DIVL3421

où X désigne une transgression ou une
médiation (v. aussi p. 99).

Comme on le sait, l'lnfante lutte victorieusement contre un amour indigne de son rang, Rodrigue n'étant pas de sang royal. Cette lutte n'a aucun effet sur la pièce, ainsi que le fait remarquer Pavel, mais son enregistrement sous transgression nous rappelle que le vocabulaire nonterminal terminalne distingue pas entre actions intérieures et extérieures, ni entre un aspect perfectif et un aspect imperfectif : en grammaire, «aimer» est généralement imperfectif, mais, au théâtre, un amour perfectif est un amour qui se déclare. Or, strictu sensu, l'amour de l'lnfante ne se déclare pas - il reste dans la sphère de la confidente. A d'autres endroits, on constate que l'aspect achevé ou inachevé d'une action n'est pas non plus noté.

Pavel propose de noter les rebondissementsde l'amour de l'lnfante par une transformation de l'hésitation (la seule transformation proposée), selon laquelle on peut recopier n fois «L'lnfante aime Rodrigue» et «L'lnfante se domine» (v. ci-dessus règle (9)). Cette transformationest-elle toujours possible, ne dépendellepas du contexte? Par l'imperfectivité d'autres actions, par exemple? Cette transformation n'assigne pas non plus de place précise syntagmatique aux séquences qu'elle engendre. Or, s'il est vrai que l'actionsecondaire constituée par les hésitationsde l'lnfante «ne modifie en rien la structure de la SN chimèneet Rodrigue» (et voilà en quoi consiste précisément le manqued'unité de l'action, ou, selon Schérer (1964 p. 103s), de l'unification de l'action), cela n'empêche nullement que les autres «actions» - ou «structures narratives» - n'exercent une influence sur les hésitationsde l'lnfante. Notamment, Rodrigue, ayant fait prisonniers trois rois, satisfait ainsi au «postulat narratif» de Pavel: «x désire épouser y si et seulement si y est roi» (p. 129). C'est après ces exploits que prend place la dernière hésitation de l'lnfante (V,2) et, rendons justice à Corneille,les termes du débat ont changé, un nouveau conflit pourrait surgir, puisqu'un des obstacles majeurs à l'amour de l'lnfantea été levé. La transformation de l'hésitation devra donc, dans une élaborationdes transformations (dont Pavel n'a proposé que celle que nous discutons),

Side 146

être dépendante du contexte et, plus que
d'une hésitation, catégorie itérative, il
s'agira d'un nouveau conflit écarté.

Parmi les transformations, il faudrait au moins envisager aussi les quiproquos. Après le duel entre Rodrigue et Don Sanche, Chimène croit un moment que Rodrigue est mort, ce qui lui offre la possibilité de faire voir ses vrais sentiments. On peut, à la rigueur, à propos de la place de ce duel, parler «d'artifice de textualisation» (p. 44), bien que cette solution me laisse un peu hésitant. La transgression que constitue la mort du Comte est «médiée», comme le dit Pavel, par la victoire sur les Maures, mais aussi par le fait que Chimène révèle ses «vrais sentiments». Peutêtre faudrait-il établir une autre SN, dans laquelle Chimène «médierait» la transgression de Rodrigue par la reconnaissance (involontaire) de ses sentiments. La transgression serait ainsi doublement «médiée» (politiquement et sentimentalement), et c'est peut-être cette double médiation qui constitue un des charmes du Cid et qui distingue cette tragédie d'Horace. Dans quelques antécédents du thème du Cid, on voit la bravoure forcer les sentiments de la femme, ce qui change tout à fait le sens du motif, puisque les systèmes de valeurs sont modifiés (v. Fucilla 1951 et Olsen 1976 p. 2315). Evidemment, la notation de cette interprétation poserait quelques problèmes.

Dans d'autres tragédies, Polyeucte p. ex., le fait que Félix suppose à Sévère des motifs de vengeance est une «fausse vision», qui motive l'action de Félix. Pavel écrit un passage fort judicieux à ce sujet (p. 63 et p. 66), mais la formalisation n'en tient pas compte. Je renvoie aussi le lecteur à un passage sur les postulats narratifs, dans lequel Pavel établit qu'à partir de Cinna, «la transparence parfaite du langage de Corneille s'obscurcit» (p. 130). Dans son étude sur Phèdre, Pavel (1973) se tire d'affaire en utilisant l'étiquette « absence », calquée sur une des fonctions de Propp. Il s'agit de l'absence de Thésée, et, plus précisément, des bruits qui courent sur sa mort, comme le note aussi Pavel. Encore ici, signalons le hiatus qui s'ouvre entre texte et formalisation: l'absence toute seule de Thésée fournirait au plus une occasion, alors que sa mort lèverait, du moins au niveau de la morale de tous les jours, l'obstacle principal à l'amour de Phèdre.

Dans l'introduction, Pavel discute le concept de compétence, linguistique et textuelle. Dans une certaine mesure, Pavel reprend des problèmes déjà débattus de la grammaire transformationnelle: grammaticalité, acceptabilité, idéalisation opérée par rapport aux données de la performance. Le grand problème est de savoir si, comme c'est le cas pour la langue, «chacune des phrases engendrables est réellement possible (...) quand il ne s'agit plus de phrases mais de structures narratives et/ou de textes?» (p. 4). Pavel rappelle d'abord utilement que «la productivité de la grammaire est purement formelle (...) une grammaire qui «produit» ou «engendre» un ensemble d'objets (phrases, textes, etc.) ne fait que les énumérer et leur assigner une description structurale» (p. 5). C'est-à-dire - pour éviter tout malentendu, - que la grammaire narrative ne prétend pas remplacer la description littéraire (immanente) des textes.

Par rapport au linguiste, le générativiste littéraire doit affronter quelques problèmessupplémentaires. Premier désavantage pour le générativiste en littérature: alors que, pour la langue, il existe une longue tradition descriptive, comportant une terminologie,si bien que le chercheur se trouve devant des grandeurs linguistiques pré-définies (bien que les concepts et les critères de segmentation et de catégorisationne laissent pas de donner des résultatscontradictoires

Side 147

tatscontradictoirespar endroits, et cela à l'intérieur du même système descriptif), les sciences textuelles se trouvent à un niveau moins développé: bien sûr, la dernièredécennie a vu paraître de nombreux travaux structuraux et narratologiques (et Pavel en cite plusieurs parmi les plus connus); il n'en reste pas moins que le chercheur doit choisir entre plusieurs systèmes de description, les amalgamer éventuellement et, finalement, établir un système descriptif adéquat au corpus étudié. Autre problème: une compétencedevrait pouvoir engendrer une infinitéde performances, de même qu'en termes structuralistes, une infinité de «paroles» peuvent manifester une seule «langue». Une grammaire transformationnelledu conte populaire semble satisfaireà cette exigence, vu la quasi-infinité des contes enregistrés et la possibilité d'en raconter toujours de nouveaux. Mais qu'en est-il de la tragédie cornélienne? Pavel voit bien que la grammaire narrativeenvisagée engendrerait non seulementles tragédies existantes de Corneille «mais une infinité d'autres tragédies du même type» (p. 7). Or, Pavel constate que les linguistes ont abandonné l'espoir de voir terminée, dans un avenir prévisible, une grammaire qui serait complète, c'està-direqui engendrerait toutes les phrases correctes d'une langue - et rien que ces phrases (p. 9); et il accepte «la possibilité d'une grammaire incomplète dont le but serait simplement d'éclairer certains aspects,certaines «régularités de l'objet étudié » (p. 9). On ne saurait lui faire grief de ce parti pris. Il semble très raisonnable de commencer par là, étant donné l'état actuel des théories narratives. Seulement, ce choix pose un autre problème: quel est le corpus auquel s'applique la description?Mais ies tragédies de Corneille, dira-t-on. Voilà pourtant qui est loin d'être sûr. Délimiter un corpus présuppose théoriquement la description d'un corpus plus étendu, dont le premier corpus fait partie en tant que sous-ensemble, en l'espècep. ex. la tragédie pré-classique. On objectera que cette exigence exorbitante empêcherait d'entamer tout travail concretet délimité, ce qui est vrai. Mais du moins faut-il se poser ces questions, et le statut théorique de la description de Pavel (l'ensemble de textes auxquels celle-ci s'applique) n'est pas tout à fait clair, d'autant plus que Pavel enregistre des différences de structure à l'intérieur même du corpus: tragédies de la transgression (chap. 3), tragédies de la médiation (chap. 4) et tragédies mixtes (chap. 5). Or, cette subdivision, à en juger d'après Schérer (1954), s'appliquerait à un corpus bien plus vaste. On en arrive à se demander si c'est toujours au niveau de l'auteur qu'il faut définir l'unité d'un corpus, si le goût du public ne suit pas une évolution relativement autonome.

On se demande aussi pourquoi Pavel a écarté un certain nombre de tragédies de Corneille (p. ex. Médée, Attila, Sophonisbe) ou, du moins, pourquoi il n'indique pas les motifs de ce choix. Vu que certaines règles de base sont établies pendant l'examen de Sertorius, qui est la dernière tragédie qu'examine Pavel, on se demande si le corpus est vraiment «saturé», si l'examen d'une tragédie supplémentaire n'aurait pas entraîné la nécessité d'établir de nouvelles règles.

Et qu'est-ce au juste que la structure narrative établie? Refusant de prendre pour objet de la description (et, partant, pour symbole initial) le concept de texte et marquant ainsi ses distances par rapportà la «grammaire textuelle», Pavel cite l'exemple «des ensembles de textes différents qui ont la même structure narrative:l'ensemble des tragédies Electre, les adaptations textuellement différentes d'une même pièce de théâtre, etc. La même structure narrative y est manifestée par des textes complètement différents» (p.

Side 148

14). Il s'agirait, selon Van Dijk (1972), de la différence entre structure profonde et structure superficielle, ou bien, selon Greimas-Rastier(1968), de la différence entre structure superficielle et structure de la manifestation. Pavel cite un bon exemple de cette différence: d'une part, les versionsen prose des tragédies de Racine (perdues), d'autre part les versions définitivesen vers. Mais qu'en est-il des différentesversions à"Electre, écrites par différentsauteurs, à des époques différentes et dans le contexte de civilisations différentes?J'y verrais bien plutôt une même /<jbletraitée sous forme de sujets différents (cf. la distinction anglo-saxonne story/ plot). Or, il est douteux que la fable (le «matériau») soit organisée au point qu'on puisse la décrire par une structure narrativeunique. Mis à part un noyau (qui en permet l'identification), il semble bien que la fable soit sujette à la prolifération ainsi qu'au retranchement. Heureusement, les descriptions des tragédies de Corneille n'en restent pas à un niveau assez abstrait pour s'appliquer à toutes les tragédies homonymes écrites par d'autres auteurs. Une telle description aurait pu être taxée équitablement de formalisme vide; les systèmes de valeurs notamment, qui varientsouvent entre deux tragédies homonymes,auraient tout simplement disparu de la description.

Ouvrons ici une parenthèse: en syntaxe, on a pu croire longtemps à l'autonomie de la forme. A titre d'exemple, un sujet grammatical ne coïncide pas nécessairement avec le sujet logique (sujet de la structure profonde), et, dans l'état actuel des recherches, les rapports entre sémantique et syntaxe sont loin d'être clairs. En narratologie, la première théorie qui fasse une abstraction explicite des termes du contenu est le modèle actantiel de Greimas (1966), modèle construit pour les trois couples originels sujet-objet, destinateurjdestinataire, adjuvant!opposant, avec une référence explicite aux concepts syntaxiques de sujet/objet, complément indirect d'attribution (= destinataire, le destinateur étant construit par présupposition à partir du destinataire). Les deux «circonstants»: adjuvant]opposant spécifient la catégorie syntaxique de l'adverbe, mais en fonction d'un critère du contenu: «bien/mal», «volontiers/néanmoins» (Greimas 1966, p. 179). On sait que le dernier couple ne fait plus partie du modèle actantiel des derniers travaux de Greimas. C'est dire que la reformulation du modèle actantiel se trouve terminologiquement vidée d'un contenu sémantique quelconque, pour autant que ce soit possible, c'est-à-dire à peu près au même degré que les membres de la phrase de la syntaxe. Seulement, une différence importante subsiste: la plupart des langues possèdent des critères formels désignant les membres syntaxiques, bien que souvent de façon insuffisante: l'ordre des mots, la flexion. Les actants, par contre, ne sauraient être identifiés que par le détour du contenu. Autrement dit: un linguiste a de fortes chances de pouvoir identifier les membres syntaxiques d'une phrase (sujet, objet, etc.) en se servant d'une bonne grammaire, mais sans en comprendre les lexèmes, et il sera capable de rendre compte, objectivement, des critères utilisés. Cette procédure ne semble pas possible en narratologie tant que la grammaire textuelle n'aura pas élaboré, de façon plus ample, des analyses suprasegmentales. On peut d'ailleurs se demander si cette élaboration est théoriquement possible, mais cela nous entraînerait trop loin.

La parenthèse que nous venons de fermerpose un autre problème: étant donné l'inexistence de critères formels au niveau des grandes unités de la signification, une méthode narratologique calquant la théorietransformationaîiste opérera presque nécessairement une distinction à l'intérieur

Side 149

du contenu même. D'une part, on trouverades catégories narratives, dont certaines sont très générales, d'autres de généralité moyenne et d'autres encore superficielles (p. 22, v. aussi l'arbre reproduit ci-dessus p. 195); d'autre part, ces catégories se manifesteront par des «propositions narratives»qui constituent un niveau intermédiaireentre les catégories syntaxiques et l'aspect verbal d'une tragédie. Pavel donne un échantillon d'étude de ces propositions(chap. 7) qu'il groupe par «paquets». Un paquet de propositions narrativess'insérerait sous chaque étiquette finaled'un arbre, mais ces paquets ne constituentpas la «mise en texte» finale. Signalons qu'il ne s'agit pas de paquets à la Lévi-Strauss (1955): ceux-ci sont définispar la similarité de leurs termes, alors que les paquets de propositions narratives sont plutôt définis par la contiguïté:relations de précédence. La présuppositiony ajoute des termes qui ne sont pas forcément exprimés dans le texte. Pavel voudrait qu'un paquet corresponde à une séquence de Todorov, concept nondéfinimais qui donnerait une impression d'autonomie, «comme pouvant constituerune histoire indépendante » (Todorov 1969 p. 20). Ainsi, la situation qui offense le Comte du Cid serait constituée par le paquet suivant (P = proposition narrative):

Pi = Le roi nomme x gouverneur de son
fils

P2 = x est Don Diègue

P3 = Pi et P2

P4 = Don Diègue est content que Pi
P5 = Le comte est offensé par P3 et P4

(p. 118).

Les paquets seront organisés autour d'une transformation de prédicat narratif: XA -> X-A ou X-A -> XA, où X est un personnage et A un prédicat (voir aussi «Remarques sur l'emploi du terme transformation en sémiotique» données en appendice). Le problème des rapports entre syntaxe et sémantique se pose encore, sous un aspect légèrement différent. Maintenant il ne s'agit pas du manque de critères formels permettant l'identification des catégories syntaxiques, il s'agit du fait que le contenu, le «dictionnaire narratif», semble s'organiser dans une syntaxe, à peu près celle que Todorov a proposée pour le Décaméron (1969). Mais, avec deux syntaxes différentes (bien que reliées par une exigence portant sur l'identité d'au moins un personnage entre les feuilles des arbres et les paquets de propositions narrative), la simplicité, l'élégance de la partie déjà élaborée tendraient à disparaître, et l'on pourrait envisager de se servir de la seule grammaire de Todorov. Cela serait peut-être possible; on pourrait, évidemment, introduire les «verbes» transgresser au lieu de pécher, et médier au lieu du verbe plus général transformer la situation proposé par Todorov.

Cette solution serait, certes, compliquée d'une autre façon, car il faudrait tenir compte de la coordination des nombreuses structures narratives, et l'établissement de ces structures constitue justement la gageure soutenue par Pavel.

La mini-grammaire comporterait aussi des relations de synonymie (p. ex. «exprimer»= «dire») ainsi que des postulats narratifs. Si, dans l'exemple cité, la jalousiedu Comte est d'une généralité trop humaine (on est offensé quand on est victimed'un passe-droit), il en va tout autrementpour un postulat tel que: «x veut épouser y si et seulement si x aime y» (p. 123). Si Phocas (dans Héraclius) veut épouser la fille de l'empereur Maurice dans le seul but de la terroriser, il se définit,par cette transgression d'un postulat narratif, comme «un monstre de méchanceté»(p. 125). L'intérêt de cette sorte de formalisation est évident; reste à savoir si le postulat proposé rend justice à l'universde

Side 150

versdeCorneille. Dans certaines tragédies{Sertorius, et aussi Sophonisbe, qui n'est pas traitée dans le corpus), les mariagesmotivés par la raison d'Etat abondent.

Le concept de présupposition joue un grand rôle dans les recherches actuelles, et Pavel montre de façon convaincante le profit qu'on peut en tirer pour l'analyse de l'univers d'un auteur et, notamment, pour les systèmes de valeurs. D'autres exemples, heureusement choisis, montrent que cette approche promet d'être fructueuse.

L'état non-fini du système de Pavel n'empêche nullement que les nombreuses suggestions qu'il contient ainsi que la rigueur de la formalisation ne puissent contribuer de manière décisive au développement de la narratologie. Les questions débattues, notamment les rapports entre syntaxe et sémantique sont, dans l'état actuel des recherches, des problèmes réels et urgents.

En faisant un ultime retour sur la partie proprement generative de l'ouvrage, on constate que, déjà sous sa forme actuelle, elle permet la notation de nombreuses observations intéressantes sur les tragédies de Corneille. Le chapitre 6 offre ainsi une élaboration des concepts de profondeur et d'épaisseur narratives (en fonction du nombre de SN dominées respectivement par une transgression et par une médiation), une définition précise de la configuration polémique (définie par deux paires de SNs «croisées», la paire étant constituée par un donateur identique: par ex. les SN 5 et 3 (comte et Chimène) opposées aux SN 2 et 4 (Rodrigue et Chimène), Chimène étant partagée, ce qui n'a rien d'étonnant pour une considération actantielle), et cela exposé avec bien plus de rigueur que ce résumé intuitif.

Il me reste à recommander la lecture de l'ouvrage de Pavel, non seulement aux «narratologues», mais également aux «littéraires». L'auteur montre que les soucis de méthodologie rigoureuse et l'esprit de finesse ne sont pas foncièrement inconciliables.

Roskilde

Bibliographie

Chomsky, Noam (1957) Syntactic Structures.
La Haye.

Chomsky, Noam (1965) Aspects of the
Theory of Syntax. Cambridge, Mass.

Greimas, A. J. (1966) Sémantique structurale.

Greimas, A. J. (1970) Du Sens. Paris.

Greimas, A. J., Rastier, F. «Le Jeu des
contraintes sémiotiques». In: Greimas
(1970).

Lévi-Strauss, C.-L. (1958) «La Structure
des mythes». Anthropologie structurale.
Paris.

Olsen, Michel (1976) Les Transformations
du triangle erotique. Copenhague.

Pavel, Thomas G. (1973) «Phèdre: Outline
of a Narrative Grammar. » Language
Sciences 28.1-6.

Propp, Vladimir (1970) Morphologie du
conte. Paris.

Schérer, Jacques (1954) La Dramaturgie
classique en France. Paris.

Todorov, Tzvetan (1969) Grammaire du
Décaméron. La Haye.

Van Dijk, Teun (1972) Some Aspects of
Text Grammars. La Haye.