Revue Romane, Bind 13 (1978) 1

Iorgu Iordan, Maria Manoliu Manea : Linguistica romanza. Traduction italienne par Marinella Lôrinczi Angioni. Padova, Liviana Editrice, 1974. 486 p.

Michael Herslund

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1. Cet ouvrage est, selon les éditeurs, une «traduzione, aggiornamento e adattamento da: lorgu lordan - Maria Manoliu: Introducere in lingüistica romanica e da: Maria Manoliu Manea: Gramática comparata a limbilor romanice (Bucuresti 1965 e 1971).»

II s'agit donc là d'un travail de deux célèbres linguistes roumains, et, à travers la place de choix réservée aux questions de la langue roumaine, sa structure et son histoire, on discerne bien l'origine des deux auteurs. Un tel choix constitue certainementle plus grand avantage du livre: en effet, il est réconfortant pour une fois de lire une introduction aux études romanes,dans laquelle le point de départ des discussions est le roumain. Cela nous offre une approche nouvelle des matières, et justifie aussi, à mon sens, la publication de cette nouvelle contribution à un genre d'ailleurs amplement représenté sur le marché. Ce «biais» est-européen nous vaut aussi des références à de nombreux ouvrages de romanistes soviétiques, généralementpeu connus en Europe Occidentale.De plus, on voit exposés, dans les parties historiques, des points de vue qui s'inspirent du matérialisme historique, points de vue aussi justes que peu habituelsdans un manuel de linguistique romane(p. ex. le chapitre sur la décadence des Romains, p. 26 ss.). C'est une introductionmoderne, d'une part grâce à cet excellent exposé de l'évolution historique, d'autre part grâce à l'introduction de notions empruntées à la grammaire structuraleet à la grammaire generative et transformationnelle. Une autre innovation par rapport aux manuels existants, est

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plus sujette à caution, à savoir celle qui consiste à comparer presque uniquement les états de langue modernes. Est-ce qu'on peut vraiment comparer le français moderneet le roumain, sans passer par le biais de l'ancien français, si l'on n'abandonnepas du même coup l'optique génétique,qui demeure le fondement de la linguistique comparée? On peut évidemmentbien faire des comparaisons entre le danois et le polonais. Mais le résultat ne sera pas une linguistique baltique dans le sens où la linguistique romane est l'étude comparée de langues sœurs.

2. L'ouvrage est composé des chapitres suivants: 1. Latino e latino volgare (p. 1), 2. Dal latino alle lingue romanze - La Romania (p. 23), 3. // lessico e la formazione delle parole (p. 67), 4. Fonologia (p. 171), 5. Morfosintassi (p. 235), 6. Aspetti della struttura della frase (p. 403), 7. / nuovi problemi della lessematica (p. 459). La subdivision des chapitres est opérée selon le système décimal (1., 1.1., 1.1.1., etc.). Mais il me semble qu'on a abusé de ce système, autrement très clair et efficace: une désignation telle que 4.2.2.1.2.2., permet-elle au lecteur de se rendre compte immédiatement de la place de ce souschapitre dans l'ensemble? La référence au sous-chapitre en question, p. 179, est même erronée; au lieu des six chiffres cités, on lit 4.2.1.2. On ne peut guère en blâmer le typographe ou les correcteurs! Une fois entamée cette question de l'exécution matérielle du plan exposé ci-dessus, voici un choix des fautes relevées. La liste en sera longue. Parmi les erreurs qui gênent la compréhension immédiate, je citerai les suivantes: Occidente (p. 24, note 4), lire: Oriente; bue (p. 238), lire: toro; attivo (p. 319, note 121), lire: passivo; à la page 368, il faut ajouter: « = VI pers. près, indie. » après «il seguente sincretismo: I pers. près, indie.» (il s'agit du syncrétisme dans les verbes roumains de la première conjugaison). A partees détails, il faut mentionner que l'emploi d'un formalisme du type «génératif» crée parfois des difficultés pour la bonne compréhension du lecteur: N - V (p. 247), lire: V- F (il s'agit de la rection modale et temporelle); + femminile (p. 261), lire: —femminile; p. 239: «uomo = [umano"^maturo^maschile] », représentation sémantique où le signe '"~> est employé d'une manière insolite. Ce signe indique d'ordinaire la concaténation linéaire d'éléments. Quel sens une telle linéarité aurait-elle dans une telle représentation ? Mais, à la page 405, nous apprenons que «^ significa riunione»; pourtant, p. 407, note 9, nous rencontrons la bonne interprétation («il segno "~* segna la concatenazione di due simboli categoriali»). La plus grande vertu de la notation formelle est justement d'être univoque.

Malheureusement, l'ouvrage fourmille d'erreurs dans les matériaux cités. Quelques-unessemblent dues à l'adaptation en italien, mais la majorité d'entre elles proviennent de l'original roumain. C'est avant tout le portugais qui est maltraité: on cite tantôt des formes bel et bien erronées,tantôt des formes archaïques (ou brésiliennes), parmi les formes modernes, sans le noter. On a aussi l'impression que les tildes ont été distribués un peu au hasard, négligence qui n'est guère admissibledans un tel ouvrage. Voici un petit choix de corrections à apporter: tregoa (p. 108), lire: trégua, ou ajouter: port, a.; alcamphor (p. 115), lire: alcanfora ou alcanfor;suma (ib.), lire: sumo; massapâo (p. 117), lire: maçapâo; gabao (ib.), lire: gabâo; bar regano (ib.), lire: barregana; estragao (p. 118), lire: estragâo; açafrao, alazao, alacrao, giraja (ib.), lire: açafrâo, alazâo, alacrâo, girafa; fuao (p. 120), lire: fuâo (la forme correcte se trouve à la page 390: port.a. En portugais moderne, on dit couramment fulano); «port. a. luna [luna], port.mod. lùa» (p. 196), lire: «port.a. lüa,

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port.mod. lua»; corôa, dôar (p. 197), lire: coroa, doar (la version roumaine a doâr (p. 97)!); lâa (p. 204), lire: là; sosso (p. 207), (< sursum), n'existe pas (la forme est rapportée par le REW, mais l'ancien portugais ne semble connaître que suso); chamma (p. 211), lire: chama; dous (p. 220), en portugais moderne on dit plutôt dois; ceo, castello (p. 233), lire: céu, castelo;vám (p. 313), lire: vá; ahí (p. 392), lire: ai; mes (p. 411), lire: mas; si (p. 422), lire: sim. Pour le portugais, les auteurs ont dû se servir d'un dictionnaire assez ancien. Et pour autant que j'ai pu le contrôler,ces nombreuses erreurs dans les formes citées (et elles sont loin de se limiter aux exemples portugais) sont reprisestelles quelles dans l'original roumain,dont on n'a donc pas pris la peine de contrôler les matériaux. Si l'on devait faire l'inventaire de toutes les erreurs matériellesqui défigurent cet ouvrage, autrementtrès bien présenté, on devrait procéderà l'élaboration de tout un Appendix Probi, selon le modèle bien connu; à commencer par p. 4: «asïnus non asînus», etc. Mais voici un petit choix de mon propre «appendix»: «anc. fr. ondrer» (p. 20), présenté comme l'évolution populairede honorare; la forme est inconnue à Tobler-Lommatzsch ainsi qu'au FEW; l'engadinois connaît une forme ondrer, et l'ancien occitan a ondrar; mais les dialectes d'oïl ne semblent pas connaître cette forme (d'ailleurs impeccable en tant que reconstruction!). It. predicança (p. 131), lire: predicanza; sp. mojer (p. 146), lire: mojar; sp. riniégo (p. 175), lire: reniego; fr. a. face [fats] (p. 211), lire: [fatsa]; «fr. a. fradhre (Giuramenti di Strasburgo) (p. 218): forme inconnue aux Serments où l'on trouve fradre etfradra; sp. le - la (p. 257), lire: el . . . (erreur reprise,elle aussi, de la version roumaine, p. 140); it. passegiano (p. 293), lire: passegiamo;fr. mod. luir (p. 365), lire: luire; lat. cl. fugïre (ib.), lire: fugëre; a cuyo niños (p. 384), lire: ...cuyos...; sp* ¿ Quál libro ?, el quai (ib.), lire :¿ Cuál. .. ?» el cual; lat. unisusquisquis (p. 387), lire: unusquisquis; locui (ib.), lire: loqui; rom. altâdâta (p. 392), lire: altâdatâ; (ib.) «lat. eccum hic > ... sp., port. «A/», lire: sp. tf<7«/, port. «#«/. D'autre part, fr. ici présuppose la forme ecce hic, les formes ibéro-romanes une forme avec a-; sp. qualquiera (p. 394), lire: cualquiera; rom. decînt (p. 398), lire: ifec/7; prov. les (p. 399, note 233), lire: las (autre caractéristique du livre, l'occitan est ainsi relégué aux notes en bas des pages). Les articles de l'occitan moderne cités dans le texte sont: lou, le, li, pour: lou, la, li(s), ou lo [lu], la [lo] ... ; rom. ás (p. 452), lire: sa. Les fautes plus banales fourmillent également:je pris (p. 455), pour je prie; à la même page, on cite la phrase étrange: je vous prie quelque chose. A pour a (et vice-versa) semble courant.

Ajouter à cela que l'ouvrage emploie une transcription phonétique assez curieuse, pour ne pas dire plus. Ainsi: [poeti] pour petit (p. 196; le [s] est d'ailleurs employé assez souvent); p. 363, note 188, on trouve la transcription [poti]; [croa] pour croit (p. 221); une notation phonologique telle que /oeuf/ {œuf), p. 291. A la même page est cité /ur/, prononciation prétendue du pluriel ours (inconnue dans le dictionnaire Martinet-Walter).

Je ne peux pas me retenir de citer, pour terminer, une petite curiosité: à la page 430, l'exemple suivant est tiré de L'Étranger de Camus: «elle a sorti un magazine qui donnait les programmes radiophoniques» (p. 67). Et, pour une fois que la version italienne trouve bon de traduire, elle nous donne: «... pubblicato un giornale ... »! Le texte de Camus précise pourtant: «Avec beaucoup de soin, elle a coché une à une presque toutes les émissions».

Mon dernier grief d'ordre général

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porte sur les indications bibliographiques figurant dans les notes en bas des pages. C'est, à mon avis, une très mauvaise politiquede publier un tel ouvrage sans une bibliographie de tous les ouvrages cités. Comment retrouver telle référence si l'on ne se souvient pas du chapitre exact où le problème a été traité? Et si les référenceselles-mêmes sont incomplètes? A la page 186, note 16, on cite: Harry Deferrari:The phonology, etc. J'ai dû consulter la version roumaine (p. 88, note 1) pour me convaincre qu'il s'agit de The Phonologyof Italian, Spanish, and French. Washington 1954. A quoi bon alors la version italienne?

3. Tout ceci dit, je tiens à souligner qu'il s'agit d'un livre intéressant, dont la réalisation très négligée ne doit pas masquer les vertus et la quantité de bonnes analyses qui s'y trouvent.

Les trois premiers chapitres, qui sont de la main de lordan, traitent de l'histoire extérieure des langues romanes: l'évolution du latin, la différenciation et la classification des langues, section renfermant une excellente discussion des propositions diverses pour une classification, la constitution de leur lexique, leur différenciation dialectale, etc. C'est en effet une très belle synthèse où il y a lieu de relever les chapitres 3.1.3. Uelemento autoctono, 3.1.4. Velemento germanico et 3.1.5. Uelemento arabo.

Dans le chapitre 2.3.2. La diffusione non europea degli idiomi romanzi, il y a pourtant des détails qui frappent. D'abord dans le cas de l'extension ultramarine du portugais, à propos duquel on nous apprend que cette langue est parlée «sporadicamente da pochissimi individui nelle colonie portoghesi dell'Africa» (p. 60). Ce qui est certainement une sous-estimation de l'importance du portugais en Afrique. La description des langues créoles jure avec le reste des chapitres et leur angle matérialiste par un curieux «naïvisme», digne de théories racistes d'une époque révolue: les populations indigènes, qui parlaient «una lingua materna rudimentale, adatta ai bisogni ridotti di una vita estremamente semplice intellettualmente» (p. 61), ont réussi à apprendre les langues romanes «trasformate nella mente e sulla bocca ... cosi come lo permisero la loro costituzione psichica, la loro intelligenza scarsamente sviluppata ...» (p. 62).

Les chapitres 4. à 7. sont de la plume de Maria Manoliu Manea. L'empreinte de la grammaire generative transformationnelle (dans une version un peu maladroite, il est vrai) se fait fortement sentir dans la partie syntaxique, ce qui est d'autant plus remarquable que la phonologie generative n'a laissé aucune trace dans le chapitre 4. Fonologia. Dans celui-ci sont traitées à tour de rôle la phonologie du latin et celles des langues romanes. Et comme le veut la tradition, le chapitre commence par l'étude de l'accent. Il existe apparemment une très forte tradition pour mal formuler la règle accentuelle, pourtant très simple, du latin; celle-ci repose sur la quantité syllabique et non sur celle des voyelles, comme il est dit p. 171-172. Et, d'autre part, pourquoi persister à considérer l'accent latin comme un accent musical, interprétation qui semble dépourvue de fondement? Qu'estce qui justifie le point de vue selon lequel le latin aurait connu des oppositions du type: ton montant/ton descendant, ce qui constituerait un accent «musical»? Il est pourtant bien connu que les grammairiens latins chez qui on a voulu voir des indications sur la nature de l'accent, ont emprunté leur terminologie aux grammairiens grecs sans rien y changer. Cet accent musical est opposé à l'accent prétendu dynamique des langues romanes! Dans l'ensemble, l'ouvrage traite des phénomènes accentuels d'une manière étrange:

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dans la composition adj. + -mente, c'est encore l'adjectif qui porte l'accent dans les langues ibéro-romanes, nous apprendon, p. 148; de même dans les adverbes français en -ément («la e finale della prima parte è accentuata» (p. 149)). Confusion grotesque de l'accent phonétique et de l'accent graphique.

4. Ce qui avant tout constitue la nouveauté de l'ouvrage par rapport aux manuels existants, ce sont les chapitres 5. Morfosintassi, 6. Aspetti della struttura della frase et 7. Nuovi problemi della lessematica.

Le chapitre sur la morphologie, ou la morphosyntaxe, opère une distinction entre catégories itératives et catégories non itératives, distinction pertinente et évidente, une fois qu'elle a été faite. Les catégories itératives sont celles qui lient les éléments de l'énoncé entre eux (phénomènes d'accord, avant tout), ainsi le genre, le nombre, le temps. Les catégories non itératives sont p. ex. le cas, la diathèse, la comparaison. Il y a lieu de relever avant tout les chapitres sur le genre (5.1.1., p. 248-276) et sur le nombre (5.1.2., p. 276-291), à avoir profité beaucoup des analyses qui ont accompagné le développement de la grammaire generative transformationnelle.

Le chapitre sur la syntaxe donne des descriptions de plus en plus brèves des structures syntaxiques de la phrase simple (affirmative, négative, interrogative), du syntagme nominal, de la transformation relative (6.7., p. 428-447), du syntagme verbal. Les descriptions offertes sont naturellement assez sommaires, mais peuvent néanmoins servir de points de départ pour des études comparatives ultérieures. Ainsi que le dit justement l'auteur à la fin du chapitre: «Le differenze maggiori tra le lingue romanze si collocano specialmente al livello delle trasformazioni (...) e delle regole di selezione caratteristiche del verbo reggente» (p. 458).

Copenhague