Revue Romane, Bind 13 (1978) 1

L'Evolution du principe de «l'utile dulci» dans la critique de Montaigne

par

Marcelle Maistre Welch

Dès le début de son essai «Des Livres»l, Montaigne laisse bien entendre qu'il va «parler de choses qui sont mieus traictées ches les maistres du mestier» (p. 387), non sans raison. Il se détache d'emblée du reste des gens du métier parce qu'il est très conscient de l'originalité de son entreprise. Le libre exercice de ses «facultez naturelles» lui permet en effet d'aborder, dans ce chapitre, la critique littéraire d'un point de vue qui brave les idées préconçues de ses contemporains. Il redoute trop l'accusation de pédantisme pour se lancer, dans un chapitre spécialement consacré aux livres, sur les sentiers battus de l'argumentation académique. Il veut nous prouver qu'il lit sans prétentions, qu'il a pris le temps, et le plaisir, de s'intéresser à autre chose qu'à la pure science antique.

Tout l'essai se présente, malgré tout, comme un paradoxe. D'abord, il faut bien connaître ses auteurs pour être à même de juger de leur style. Ensuite, il est évident que les Essais sont, à l'origine au moins, le produit des « leçons » tirées d'autrui. En dépit du parti pris adopté dans «Des Livres», Montaigne s'accorde en fait avec ses contemporains pour reconnaître l'importance du facteur utilitaire dans la production littéraire. Il appartient à une époque troublée, où l'organisation de la vie s'avère difficile; comme Rabelais, Ronsard et Bodin, comme les innombrables compilateurs et auteurs d'apophtegmes, Montaigne recherche en tout l'application pratique dans le domaine des réalités immédiates: la culture doit servir d'abord à la vie.

Loin de nous l'idée de faire de lui un auteur «engagé» au sens existentialiste;
cependant, une telle attitude, si peu désintéressée de la culture, implique
le principe, toujours moderne, de la responsabilité de l'écrivain vis-à-vis de



1: Toutes les citations de Montaigne sont tirées des Œuvres Complètes, 1962. (Paris: Coll. de la Pléiade).

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son public: «Mais il y devroit avoir quelque coërction des loix contre les écrivains ineptes et inutiles, comme il y a contre les vagabonds et fainéants. On banniroit des mains de nostre peuple et moy et cent autres. Ce n'est pas moquerie» (p. 923). II proteste avec véhémence contre «l'escrivaillerie» du siècle, au nom des mauvais services rendus à la société. L'écrivain doit se consacrer au bien moral de son public ou se dispenser d'écrire: «En un temps où le meschamment faire est si commun, de ne faire qu'inutilement est comme louable. Je me console que je seray des derniers sur qui il faudra mettre la main » (p. 923).

La boutade est à demi sérieuse : elle insiste sur la culpabilité des auteurs qui trahissent leur mission littéraire en agissant sur l'esprit naïf d'un public toujours prêt à croire ce qui est imprimé. L'attaque vise non seulement les pamphlétaires partisans, mais encore, et d'une façon générale, tout auteur qui sacrifie l'utilité morale de son art à des fins plus frivoles ou, pire, démagogiques.

A l'opposé, le plaisir éprouvé à la lecture d'une page de Sénèque ou de Plutarque s'avère de nature supérieure mais complexe. Il y a, bien sûr, leur style particulier qui satisfait le goût de Montaigne, mais ce plaisir dérive d'une cause beaucoup plus riche sur laquelle s'appuie en fait l'essentiel de ses jugements littéraires: Montaigne lie la notion du beau à celle de l'utile. Il est significatif qu'il juxtapose souvent dans une même phrase les termes (ou un synonyme) utile et beau, comme si l'équivalence allait de soi: «Aille devant ou après, un'utile sentence, un beau traict est toujours de saison» (p. 169), dit-il, se référant a contrario au style affecté de Cicerón; ou encore, «... les Epistres de Sénèque, qui est la plus belle partie de ses escrits, et la plus profitable » (p. 392).

Montaigne apprécie la simplicité de pensée et d'expression, pour des raisons moins esthétiques que morales. C'est d'abord au nom de la vérité qu'il déteste les effets de rhétorique dont les «clauses artistes» embrouillent l'intelligence de la phrase. Le manque de naturel qui caractérise les ouvrages de scolastique, et, à leur suite, toutes les gloses et tous les commentaires, de quelque sorte qu'ils soient, engendrent des doutes contradictoires et augmentent comme à dessein l'ignorance humaine. Derrière les apparences d'une démonstration rationnelle et bien composée, ils ne cherchent, selon Montaigne, qu'à perdre le lecteur. Si les commentateurs n'avaient pas perdu leur temps à«entregloser» l'Ecriture Sainte, le pays ne connaîtrait pas auiourd'huiles misères de la guerre civile. Passe encore pour les commentateursqui ont cru au bien-fondé de leurs exégèses, mais ceux qui ont menti en toute conscience, qui ont écrit sans conviction personnelle, uniquement

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séduits par «l'exercice de leur étude» (p. 493), par la nature d'un sujet
difficile, ceux-là sont impardonnables.

L'éloquence cicéronienne tombe sous le coup de cette condamnation. Un beau trait verbal est acceptable à condition de porter en lui une idée vraie, sentie par l'auteur. La sombre expression de Brutus, ou l'enthousiasme partagé par Sénèque, voilà qui touche bien davantage Montaigne que l'ordonnance équilibrée des phrases de l'orateur. Celui qui s'empare d'un thème célèbre, mais qui n'engage pas sa personne, reste en quelque sorte «en-dehors» du problème, comme son style affecté ne parvient pas à s'intégrer au cœur de la matière. Que Cicerón parle de l'amour de la liberté, ou bien qu'il traite du mépris de la mort, ses propos trahissent un détachement coupable qui révèle une absence de vérité: «celuy là (Cicerón) traine languissant, et vous sentez qu'il vous veut résoudre de chose dequoy il n'est pas résolu » (p. 694). Pendant longtemps, Montaigne ne lui fera pas confiance à cause de son style ampoulé, et le condamnera pour cela en vertu du principe de la loyauté envers ses lecteurs2.

La simplicité d'expression étant fille de la vraie sagesse, Socrate représente le modèle idéal du philosophe tel que Montaigne le comprend. Son langage s'adresse aux esprits les moins sophistiqués, «chacun l'entend»; ses idées ne prétendent jamais surprendre le lecteur, sinon par leur extrême dépouillement, dans un monde habitué «à l'ostentation» (p. 1014). Aussi sa philosophie n'est-elle pas restée vaine: «Sa fin fut nous fournir de choses et de préceptes qui reelement et plus jointement servent à la vie» (p. 1014). Chez Socrate, l'homme et l'œuvre coïncident dans leur caractère «original et naturel ».

Dans les dernières années pourtant, surtout après 1588, Montaigne va se livrer à une critique encore plus pénétrante: «Les auteurs, mesmes plus serrez et plus sages, voiez autour d'un bon argument combien ils en sèment d'autres légers et qui y regarde de près, incorporels» (p. 1016). Le critère d'utilité subsiste, mais subordonné à l'exercice d'un distingo bien plus aiguisé: «Si se faut-il prendre un peu garde de n'appeler pas force ce qui n'est que gentillesse, et ce qui n'est pas aigu, solide, ou bon ce qui n'est que beau ... Tout ce qui plaist ne paist pas» (p. 1016). Les lettres de Sénèque avaient autrefois enthousiasmé Montaigne par la beauté vigoureuse d'une



2: P. Villey, Les Sources et VEvolution des Essais de Montaigne (Paris, 1933), pp. 109— 110: «C'est seulement après 1588 que Montaigne a pratiqué d'une façon suivie les Œuvres de Cicerón ... ».

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pensée ferme à laquelle il avait aimé se frotter. Il mesure, cependant, combien cette attitude lui avait été peu naturelle. Ce qui lui avait paru «bon» et profitabledans la lecture des Epîtres n'avait été en fait qu'une forme impeccable adaptée aux idées fortes qu'elles étayaient. Sénèque avait en quelque sorte ébloui un Montaigne en train de «s'essayer» au stoïcisme. Comparé à Plutarque, Sénèque «plus vif, nous pique et eslance en sursaut, touche plus l'esprit. L'Autre, plus rassis, nous informe ... touche plus l'entendement. Celuy-là ravit nostre jugement, cestuy-cy le gaigne» (p. 1017).

Une idée séduisante, et exprimée sur un ton convaincant, arrive parfois à détourner le lecteur du véritable but de sa quête spirituelle à travers les livres, qui est la découverte de soi, car, pour reprendre (paradoxalement) les mots de Sénèque lui-même, la beauté est trompeuse «dès qu'il s'agit de l'âme et non de l'esprit («Übi non ingenii, sed animi, negotum agitur», p. 1016). Selon Montaigne, le lecteur avisé doit savoir distinguer entre ce qui excite sa curiosité intellectuelle et ce qui marque en profondeur sa conscience, avant de décider de la valeur d'un ouvrage: «On peut s'arrester à l'escorce, mais c'est après qu'on en a retiré la mouele» (p. 968).

Autrement dit, le style s'adresse à l'esprit et la matière à la conscience. Les éléments techniques tels que «l'invention, l'éloquence, la pertinence» tendent à subjuguer l'entendement et à emporter l'esprit hors du champ de la raison. Le plaisir de lire se révèle alors éphémère et sans profit. Au contraire, un auteur qui néglige l'aspect formel et agréable en faveur d'un enseignement solide, amène le lecteur à prendre en considération cet enseignement même. Le véritable prix d'un ouvrage réside, ne l'oublions pas, dans sa beauté morale. Dans le contexte des citations précédentes, l'art ne prend de valeur que s'il sert la morale, sinon il devient dangereux. Il procure un plaisir qui doit être contrôlé par la raison sous peine de se perdre dans l'inutile, donc d'être malfaisant pour une conscience toujours avide de perfectionnement.

Malgré sa position très platonicienne, sur laquelle nous reviendrons plus tard, Montaigne, il faut le souligner, est loin de condamner les effets de style et la recherche de l'expression en littérature. Il dédaigne les œuvres dont le seul mérite est l'adresse technique à manipuler les formules artistes. Cicerón reste grand par son éloquence, mais là n'est point l'intérêt de Montaigne. En revanche, dans le chapitre «Des Livres », lui qui fréquente depuis si longtempsles poètes et les philosophes, s'attarde longuement sur les délices de l'écorce, cet habillage de la pensée des auteurs : sa connaissance des anciens justifie suffisamment l'essai et son point de vue tout personnel. Montaigne goûte d'autant mieux les qualités esthétiques, «du dehors», d'un ouvrage, poème, traité de morale ou récit historique, qu'il a eu d'abord l'occasion d'en

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savourer la «mouele» intérieure. Il s'agit d'une question de priorité: un ouvrage est lu pour la matière, puis pour le style, mais l'un n'exclut pas l'autre, sous peine de devenir ennuyeux si une idée se présente sans «façon», ou dangereux si la manière de bien dire ne propose aucune nourriture intellectuelle.Dans ces conditions, l'art est l'accessoire indispensable sans lequel la pensée de l'auteur manque son but. En retour, le critique doit se défendre contre l'illusion d'un beau style de parade.

Montaigne étend à l'ensemble des productions littéraires une conception familière aux théoriciens et aux poètes de la Renaissance. Rappelons brièvement que la tâche d'instruire qui incombe au poète dérive de la théorie de l'origine divine de l'inspiration poétique et de sa mission morale inaugurée par les poètes de l'Age d'Or, successeurs d'Orphée. Le plaisir suscité par l'œuvre ne peut venir de la satisfaction liée à une compréhension immédiate du texte, qui serait contraire au principe noble de la poésie erudite des humanistes. Dans son Art Poétique, Vauquelin réaffirme d'abord que le poète doit arriver à charmer son lecteur. Mais l'effet obtenu n'est qu'un moyen de toucher le public, pour lui faire accepter la «leçon», contrairement à l'idée d'Aristote, pour qui la jouissance esthétique se suffisait à elle-même. De plus, le messager prophète n'a pas le droit d'écrire contre les principes du bien, avait dit Ronsard dans son Abbrégé: c'est sa mission didactique qui justifie en dernier lieu les procédés artistiques de composition. L'art joue le rôle médiateur entre les dieux, source de connaissance absolue, et les hommes qui entendent leur message.

Alors, cette «plaisante addresse», qui, selon Montaigne, séduit l'esprit du lecteur, l'encourage à suivre les conseils de sagesse débarrassés de l'attirail rébarbatif accompagnant la morale traditionnelle. Montaigne présente la vertu sous les traits «d'une belle plaine fertile et fleurissante», à la portée de chacun, pour peu que l'on en connaisse «les routes ombrageuses » (p. 160). L'assimilation de la «mouele» devient une activité agréable dès que «l'escorce» offre une surface lisse.

Aussi l'art doit-il encourager la découverte de soi en rendant disponibles, attrayantes et profitables les «leçons» les plus sérieuses pour la conduite de sa vie. La tâche du critique est de savoir distinguer entre une beauté superficielle qui excite l'imagination et une beauté morale qui satisfait les besoins de l'âme, et de lire les auteurs en fonction de ces deux aspects complémentaires, de savoir faire la part des choses sous peine de se tromper comme Montaigne s'était autrefois trompé sur le cas de Sénèque.

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Cependant, la préférence marquée de Montaigne pour la poésie, telle qu'elle s'affirme dans le Livre 111, semble contredire la présente discussion autant que les deux premiers Livres de Montaigne lui-même. Naturellement, les premières attaques contre les effets de l'imagination sont bien connues: en transformant la réalité, l'imagination fausse les perspectives et aliène notre jugement. Le ravissement poétique résultant de la «fureur divine» devient un élément corrupteur de l'esprit. Mais «l'Apologie de Raimon Sebond» ne représente qu'un moment dans la vie des Essais. Le doute universel qui troublait alors la conscience de Montaigne, se tempère vite dans une recherche positive des valeurs humaines. Le rôle de l'imagination prend un tour nuancé, dont la suite des Essais confirmera l'ambiguïté croissante3. Comment, en effet, concilier l'offensive de Montaigne contre l'activité créatrice avec sa passion avouée des poètes?

Remarquons pourtant que, dans le Livre 111, au chapitre intitulé «De trois commerces», Montaigne traite de la poésie sur un ton apparemment désinvolte, qui rappelle les dénigrements contenus dans ses premiers essais. Parlant des femmes, il écrit en 1588: «la poesie est un amusement propre à leur besoin; c'est un art follastre et subtil, desguisé, parlier, tout en plaisir, tout en montre, comme elles. Elles tireront aussi diverses commoditez de l'histoire» (p. 801). Il est important de replacer la citation dans son contexte pour éviter un contresens courant. D'abord, rappelons que le terme «amusement» désigne autre chose qu'un passe-temps futile. Dans la langue du XVIe siècle, il signifie avoir une occupation, faire quelque chose d'intéressant. Montaigne, parlant ici des occupations recommandables aux femmes, venait de rejeter les leçons de rhétorique et autres pratiques savantes dont «la doctrine qui ne leur a peu arriver en l'ame, leur est demeurée en la langue » (p. 800). Au contraire, l'étude de la poésie répondra aux besoins des femmes et complétera l'enseignement tiré de l'histoire et de la philosophie : le mot «aussi » placé en transition ne permet pas d'en douter.

Ensuite, l'association cavalière de la femme et de la poésie porte en soi un compliment qui jette une lumière positive sur un jugement péjoratif a priori: leur union est placée sous le signe du plaisir que l'une et l'autre procurent. Dans la tradition néoplatonicienne, l'amour et la poésie vont de pair: «quant vn homme commence à estre amoureux, il se met incontinent à la



3: Voir Ch. Sécheresse, «Montaigne et l'imagination», BSAM 27 (juil.-sept. 1963), 22: « Montaigne en parle de ce complexe (de l'imagination) soit en bien, soit en mal, mais il y revient souvent, comme s'il en était obsédé ... il est lui-même homme d'imagination .. . son imagination entraîne sa pensée jusqu'à la poésie, et sa poésie jusqu'au lyrisme».

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poesie ... Cela vient pource que telles œuvres appartiennent à l'imagination: laquelle croist & monte d'vn degré, avec la grande chaleur que la passion amoureuse a causé»4. Toutefois, l'art «follastre et subtil» dont parle Montaigneignore, à ce point des Essais, les ravages de l'imagination. Bien loin de condamner le ravissement poétique, il préfère l'identifier au plaisir de la compagnie féminine. Malheureusement, l'âge a flétri cet avantage. Aussi va-t-il se reporter sur le commerce des livres «bien plus seur et plus a nous» (p. 805), comme il l'écrit dans l'édition de 1588.

La fiction littéraire qu'il accusait auparavant des pires effets sur la conscience, vient au secours des atteintes d'une imagination plus malfaisante encore, celle de Montaigne en personne qui s'ennuie et qui souffre dans son château. Il se félicite maintenant du pouvoir que les livres exercent sur sa raison: «Ils me destournent facilement a eux et me desrobent (une imagination importune). Et si, ne se mutinent point pour voir que je ne les recherche qu'au deffaut de ces autres commoditez, plus reeles, vives et naturelles » (p. 805). L'aveu est clair. A l'heure de la vieillesse, Montaigne s'accroche à la dernière satisfaction qui lui reste: «Si quelqu'un me dict que c'est avillir les muses de s'en servir de jouet et de passetemps, il ne sçait pas, comme moy, combien vaut le plaisir, le jeu, et le passetemps » (p. 807).

Loin de blâmer l'exaltation des poètes, il recherche leur présence avec avidité. En toute connaissance de cause, sa raison tombe sous le charme des muses débarrassées de leurs obligations didactiques parmi les hommes: «J'estudiay, jeune, pour l'ostentation; depuis, un peu, pour m'assagir; à cette heure, pour m'esbatre; jamais pour le quest» (p. 807). Ainsi, après la rédaction du Livre 111, il se place au-delà des problèmes qui avaient préoccupésa jeunesse et la première époque des Essais. Platon avait eu raison d'accabler les effets de l'imagination et d'exclure les poètes menteurs de la cité idéale; ils représentaient un danger réel pour la société. Montaigne en avait reconnu et analysé les dérèglements des sens. Cependant, la mise en garde ne le concerne plus. Elle appartient au passé. Il avait entrepris les Essais pour enregistrer le «quest» de ses lectures et devenir plus sage à la manière d'Horace et de Socrate. Mais, avec la composition du dernier livre, le critère utilitaire perd chaque jour de son importance. Montaigne s'estime le droit de dépasser ce stade préliminaire, car lui sait faire la différence entre les plaisirs de l'esprit et ceux de la conscience. A l'origine, l'imagination est un mal parce qu'elle ravage la raison, ruine l'exercice du jugement et réduit l'homme au sentiment accablant de son impuissance éternelle. Pourtant,



4: G. Castor, Pleiade Poetics: a Study in Sixteenth Century Thought and Terminology (Cambridge, 1964), p. 138.

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Montaigne consent à s'abandonner à l'enchantement poétique parce que cette infirmité de la raison relève de la condition humaine, au même titre que la raison raisonnante. L'art est dangereux pour qui néglige de se connaître; l'art prodigue des trésors de bonheur à qui accepte sa condition et tire parti de ses faiblesses.

Montaigne va donc jouer avec le feu des puissances trompeuses, et il se réjouit du défi : il n'a vraiment plus rien à perdre. En même temps, il s'est dégagé de l'influence livresque, et il se laisse alors aller, la plume à la main, uniquement guidé par le plaisir intellectuel, tandis que les autres plaisirs de la terre pour lui disparaissent peu à peu. Le voici en contact, en communion, avec les seuls amis qui lui restent, les livres: «A mesure que les pensemens utiles sont plus plains et solides ils sont aussi plus empeschans et plus onéreux» (p. 818). C'est ainsi qu'il commence son long chapitre «Sur les vers de Virgile», dédié à l'amour et à la poésie. Le privilège d'accéder à la sagesse pèse lourd sur le cœur du philosophe poète. Puisqu'il faut que la sagesse vienne avec le temps, c'est payer trop cher un état qui garrotte les activités les plus simples de l'être. Contre le mal physique il ne lui reste qu'une défense (bien souvent chancelante), celle de l'esprit.

Il va employer ses moments de répit à circonvenir la maladie. Il «flatte» son esprit, en lui présentant «et Sénèque, et Catulle», dans l'espoir de ruser avec sa «cholique» (p. 821). Il laisse vagabonder son âme «à des pensemens follastres et jeunes où elle se séjourne» (p. 818), il se plaît «en la recordation des jeunesses passées» (p. 819): en un mot, il ne s'égaie plus qu'en illusions, «en fantaisies et en songes» (p. 819), pour remplir le gouffre de la réalité quotidienne. «Foible luicte de l'art contre la nature», remarque-t-il, d'un ton résigné.

Sans oublier la leçon de Platon, Montaigne constate que l'excitation des plaisirs de l'esprit devient une thérapeutique salutaire contre la fatale détérioration de l'être. L'imagination est bien un remède, la seule drogue qui puisse vaincre «le chagrin de la vieillesse» (p. 819). Montaigne accueille la vieillesse avec gratitude, et la pratique en connaisseur: «puisque c'est le privilège de l'esprit de se r'avoir de la vieillesse, je luy conseille, autant que je puis, de le faire; qu'il verdisse, qu'il fleurisse ce pendant, s'il peut, comme le guy sur un arbre mort» (p. 821).

Montaigne fait trop peu de cas de sa mémoire pour partir à la recherche du temps perdu. Plus que la résurgence de détails personnels retrouvés par une investigation dans la mémoire, il s'attache à recréer les sensations fortes, mais nuancées, qui avaient marqué sa jeunesse, celles qui lui paraissent aujourd'huiêtre l'apanage exclusif de l'être en bonne santé, celles de l'amour, pour tout dire. Sa défense contre la vieillesse se réalise ainsi dans une rêverie

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sensuelle, enrichie des impressions voluptueuses que lui procure la lecture d'une certaine poésie: «Qui osterà aux muses les imaginations amoureuses, leur desrobera le plus bel entretien qu'elles ayent, et la plus noble matière de leur ouvrage» (p. 826). L'illusion poétique non seulement pallie le défaut de mémoire et vivifie des sensations affaiblies, mais elle embellit la réalité. L'art du poète rehausse une situation concrète, et parfois banale, à un tel niveau de perfection que Montaigne préfère à cette heure le commerce de l'illusoire:

Mais de ce que je m'y entends, les forces et valeur de ce Dieu (Amour) se trouvent
plus vives et plus animées en la peinture de la poésie qu'en leur propre essence.

Et versus dígitos habet.

Elle represente je ne sçay quel air plus amoureux que l'amour mesme. Venus
n'est pas si belle toute nue, et vive, et haletante comme elle est icy chez Virgile,
(p. 826)

L'image paraît supérieure aux productions de la nature : mais encore faut-il que l'artiste laisse au lecteur une certaine latitude pour l'apprécier. Que «les dames couvrent leur sein d'un reseu», ou que Virgile et Lucrèce traitent «reservément et discrettement de la lascivité» (p. 858), un même voile attise la curiosité des sens. Inversement, celui qui montre tout ne laisse aucune prise à l'esprit pour s'ébattre librement; la Vénus de Martial ne lui donne aucune possibilité de rêver à son aise : «La cherté donne goust à la viande », aime à dire Montaigne (p. 859). Les difficultés de la chasse amoureuse excitent le désir, «le furieux advantage (de) l'opportunité» (p. 843) en ruine le plaisir : la discrétion erotique aiguise l'imagination, qui aime raffiner sur les données du poème.

Le plaisir sensuel éprouvé à la lecture de Virgile et de quelques autres poètes se traduit par un plaisir non moins intense de la forme poétique, qui passe dans le commentaire de Montaigne. La Vénus de Virgile, rendue vivante à force d'art, acquiert sous la plume de Montaigne une réalité qui dépasse la sensation voluptueuse recherchée par le poète lui-même. Montaigne donne vie à sa «Vénus de papier» en modelant sa phrase sur l'impression reçue. F. Gray, par exemple, a souligné le caractère imitatif de cette construction, «Vénus n'est pas si belle, et si vive, et haletante comme elle est icy chez Virgile» (p. 826), «qui dessine par ses membres qui vont en s'allongeant, la forme de Vénus, faite de voyelles claires, qui surgit de la phrase toute ruisselante et palpitante de consonnes liquides et de spirantes labiales »5.

C'est encore Vénus que Montaigne caresse quand il «rumine ce 'rejicit
pascit, inhians, molli fove t, medullas, labefacta, pendei, percurrif, et cette



5: F. Gray, Le Style de Montaigne (Paris, 1968), p. 105.

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noble 'circonfusa', mère du gentil ''infusu' (p. 850). L'effet cumulatif traduit le mouvement lascif qui soutient les deux épisodes galants. Il n'est pas étonnant que Montaigne penche en faveur des vers de Lucrèce; celui-ci conclutla scène sur une image sensuelle autrement suggestive que la pose statiquedes deux époux sur leur couche, tels qu'ils sont vus dans Virgile,

Chez Montaigne, le souffle du désir passe dans la critique voluptueuse qui fait patiemment le tour des courbes du style. Elle épouse dans une même caresse amoureuse le tour des idées et des formes : plus rien ne compte que la quête de sensations pures. Montaigne les distille dans un jeu de l'esprit où les contingences physiques et morales n'ont plus de prise.

Bel exemple d'hédonisme esthétique, Montaigne n'en est arrivé là qu'à l'heure de la maturité. Thibaudet voyait dans cette attitude le modèle du goût pur en action, où le jugement ne vise qu'à se satisfaire6. La critique n'est plus alors que l'expression subjective d'une recherche esthétique désintéressée. Longtemps, Montaigne avait cru avec ses contemporains que l'art ne pouvait trouver sa raison d'être en lui-même, qu'il devait servir l'étude de l'âme et des passions humaines. Parvenu au terme de son étude, il renverse l'ordre des valeurs, et le critère du plaisir devient essentiel. Il n'a pas rompu avec le principe d'utile dulci: il l'a dépassé. Les circonstances ont changé, et, avec elles, le rôle assigné à l'art qui est l'épanouissement du goût dont la critique désintéressée de Montaigne représente l'ultime degré des services rendus par la poésie.

Marcelle Maistre Welch

Miami

Résumé

En dépit du parti pris adopté dans «Des livres», Montaigne s'est longtemps accordé avec ses contemporains pour reconnaître l'importance du facteur utilitaire dans la production littéraire: quand il oppose la simplicité d'expression de Sénèque aux sentences bien construites de Cicerón, il superpose simplement la notion du beau à celle de l'utile. Non qu'il rejette la recherche artistique sans laquelle le message de l'auteur manquerait son but auprès du lecteur: comme les poètes de sa génération, il attribue à l'art un rôle de plaisir, médiateur essentiel dans la communication des idées. Aussi l'art devient-il dangereux quand il affecte un lecteur incapable de pratiquer son distingo, ni d'évaluer le fond de la «mouele» par-delà les facettes attrayantes de «l'escorce».

Cependant, l'essai «Sur des vers de Virgile» nous montre un Montaigne en train de raffiner sur les délices de la forme, et de préférer l'illusion poétique quand elle embellit la réalité. Il n'a pas rompu avec le principe des classiques; il l'a dépassé, car, finalement, le rôle assigné à l'art représente l'ultime degré des services rendus par la poésie.



6: A. Thibaudet, Physiologie de la Critique (Paris, 1930), p. 156.