Revue Romane, Bind 13 (1978) 1

Récit et contre-récit dans un sonnet de Du Bellay

par

Gérard Genot

0. Introduction

Le sonnet 14 des Antiquitez de Rome sera ici analysé du point de vue de la narrativité, considérée comme plan de construction d'un sens. La référence théorique générale est à Ogibenin-Genot (1976), et on procédera en tenant compte des principes suivants: (a) le discours est une configuration de signifiants, ou parties de l'univers de l'expression; (b) ces signifiants sont traités selon une compétence (celle du lecteur/analyste) qui porte sur le lexique et la grammaire d'une langue naturelle (ici le français du XVIe siècle), et sera soumise à révision dans le cours du calcul analytique; (c) le texte est l'appareil général statique construit par prélèvement et normalisation de données du discours, suivie de la construction d'images de ces éléments dans les composantes syntaxique et sémantique (Us t et Uso dans la terminologie proposée dans l'essai théorique de référence); (d) le récit est la suite syntaxique (= narrative) des propositions en relation d'implication: c'est une stratégie dans l'appareil général des disponibilités théoriques constituant le texte.

On partira donc, comme il est toujours nécessaire de le faire, de la manifestation linguistique (cas particulier d'une substance de l'expression), en centrant l'analyse sur: (a) les schèmes phrastiques; (b) les schèmes de la versification (découpage du sonnet et recoupement avec le sous-système particulier des mots-rimes).

1. L'articulation narrative

On commencera par l'examen des propositions inanalysées pour voir de
quelle façon elles s'impliquent, et aussi comment elles se disposent sur
l'espace pré-réglé du sonnet.

1.1. Propositions inanalysées. On a une série de marques d'articulation qui
est:

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iComme... sComme. . . gEt comme. . . nAinsi...

Les propositions complexes qui sont ainsi introduites seront désormais désignées par Ri, R2, R3, R4 (récits 1, 2, 3, 4). Les trois premières formules mettent en parallèle les trois premiers récits ; la quatrième met en parallèle cet ensemble avec le quatrième récit. On a donc une distribution qui est :


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Mais, par ailleurs, la relation entre les parties de cet ensemble est:


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relation générale qui doit être analysée ainsi:


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1.2. Disposition. La relation entre cette disposition syntaxique et le découpage de l'espace dénoté « sonnet » peut être décrite comme suit. Le découpage canonique du sonnet (2 quatrains, 2 tercets, et une disposition variable des rimes) prédispose un schème vide pour le placement des unités du plan de l'expression, tel que ces images des composantes syntaxique et sémantique sont organisées selon deux principes qui peuvent converger et se renforcer, ou se contrecarrer: les propriétés topologiques du plan de l'expression, et les relations syntaxiques (paradigmatiques et syntagmatiques) du plan du contenu (Geninasca 1971a).

Ici, l'articulation narrative redistribue les constituants du sonnet selon le
schéma suivant:


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Du point de vue numérique, on a ici la réduction de l'appareil de 14 vers, d'un schéma mettant enjeu les nombres 2 et 3, à un schéma construit sur le seul nombre 2 ; c'est, localement et selon un principe différent, une opération analogue à la reconstruction élizabéthaine du sonnet. Surtout, on doit constater que cette réduction coïncide avec la structure d'opposition binaire qui distribue les récits en deux sous-ensembles (il est à remarquer toutefois qu'un vestige du recours au nombre 3 est observable dans le sous-ensemble 1 de récits).

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Le schéma de rimes complète l'opération de redistribution. On a, selon le découpage canonique du sonnet: ABBA/ABBA//CCD/EDE. Mais le découpage résultant de la surimpression du schéma narratif sur le schéma métrique est le suivant:


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On constate qu'une cohérence formelle lie les trois premiers récits (rimes embrassées/rimes plates), que le quatrième actualise une disposition différente d'un ensemble de 2 fois 2 rimes; les deux schémas narratif et rimique coïncident, et l'opposition entre les trois premiers récits et le quatrième est marquée par un changement topologique.

2. Structure interne du texte

L'analyse des propositions qui constituent le discours permet une normalisation
qui peut être présentée sous forme tabulaire; la forme générale du récit
est celle-ci (présentée de manière partiellement formelle seulement) :


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Cette forme est diversifiée selon le schéma théorique suivant (q = qualité;
to = présent; ti = passé):


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Les qualités (ou attributs, ou actions) présentes et passées peuvent être présentées sous forme d'adjectifs, de subordonnées relatives ou circonstancielles, et la tabulation permet de normaliser/saturer le schéma en restituant les éléments «manquants» des parallélismes; cette opération est de la plus haute importance, car c'est elle qui constitue une image partielle mais normale du texte à partir du discours. Les termes restitués sont inscrits par convention entre /.../.

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2.1. Tableau

En toute première analyse, on voit que l'on peut subsumer les termes généraux
sous des lexicoïdes de métalangage qui particularisent les procès narratifs


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A cela s'ajoute une opposition présent/passé qui module la relation actuelle.

2.2. Expansions. Les différents éléments de ce schéma narratif sont actualisés de manière variable, selon une stratégie qui particularise les données strictement syntaxiques en développant pour chaque récit un ou plusieurs thèmes topiques (définis par l'importance quantitative des images d'un argument dans le plan de l'expression, avec effet rétroactif au plan quasi-syntaxique).

Ri. - Les données Pqtt sont développées selon une double expansion:


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On retrouve l'usage du nombre 2, mais surtout, d'entrée de jeu, on a l'accentuation
de la qualité passée (perdue).

R2. - L'action est présentée au moyen de 3 images au plan de l'expression,

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et c'est le fait déterminant, puisqu'on voit que les 2 dénominations de P constituent une simple extension (partielle d'ailleurs) de ces configurations lexématiques. Corrélativement, est développée Pqto, comme implication partielleentre Ri et R2. Il est à remarquer, d'une part, que l'on est amené à restituer une partie de Pqti, et que, d'autre part, le terme «courageux» fonctionnedans les deux cases. Ce point aura son importance pour la suite de l'analyse.

R3. - Les expansions d'arguments ayant été développées dans les deux récits précédents, celui-ci est réduit à l'image la plus proche de la proposition narrative formulable comme partie de Us t: en d'autres termes, on n'a pratiquement qu'une image du plan de l'expression (lexème) pour chaque élément de la structure S (relation/arguments).

R4. - Ici, on constate que le récit est dédoublé, et peut être normalisé, d'abord par l'inscription des configurations lexématiques dans chaque case en un premier récit, puis par l'inscription parallèle en un second récit, qui présente la particularité de requérir le remplissage des trois dernières cases par une même image lexématique, «vainqueurs»; on a ici une extension remarquable de ce qui avait été remarqué dans R2 à propos de «courageux».

A ce point, on voit que les récits de même structure présentent en succession
une emphase portant sur un thème topique qui est:


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2.3. Oppositions sémantiques. Nous nous sommes tenu jusqu'ici au plan
formel; il s'agit maintenant de combiner les deux grandes oppositions qui
articulent les récits:

Agresseur vs. Agressé

Passé vs. Présent

Ces deux oppositions ne sont pas homologues, et se combinent par la médiation
des qualités appliquées aux deux premiers termes en fonction des deux
seconds, soit:


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II est remarquable qu'au plan le plus général, l'opposition passé/présent ne soit pas marquée par une substitution de qualités, mais par une adjonction, de sorte que le présent est le passé plus un élément (en l'occurrence, un élément contraire coexistant dans le paradoxe du présent). Il faut passer maintenant à l'analyse de cette suite de récits (homologues et considérés jusqu'ici paradigmatiquement) comme récit (à considérer syntagmatiquement).

3. Stratégie du récit

Les figures actorielîes (thématiques), leur succession, les registres génériques auxquels elles renvoient, montreront comment, dans le cadre de l'homologation, se construit un contre-récit par les moyens mêmes qui ont servi à poser la similitude des récits constituant apparemment une approche graduelle de la «description» du présent.

3.1. Figures actorielîes. La succession des figures actorielîes doit être interprétée comme une sous-stratégie du discours mettant en acte les données du texte (qui est, rappelons-le, reconstruit par normalisation de toutes les données, éléments et relations repérées dans le discours même, abstraction faite alors de sa topologie).

On a pour le «héros» les figurations suivantes:


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L'isotopie (quelle que soit la valeur théorique de ce terme, c'est ici sa valeur pratique abréviative qui compte) qui se construit dans les 3 premiers récits, /puissance/ et les termes qui s'y homologuent, est étendue à « Rome », et l'on peut établir une gradation, propre à ce discours, qui articule les éléments du paradigme /puissance/ selon une ligne croissante:


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L'opposition entre héros et anti-héros est manifestée par une modulation
de la relation unicité/pluralité:

Ri torrent vs. on(+ laboureur, berger)

R2 lyon vs. animaux

R3 Hector vs. Grecz

R4 Rome vs. ceulx
vainqueurs
vs. vaincuz

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Tous les récits opposent l'unicité du héros à la pluralité de l'anti-héros, jusqu'à la seconde partie de R4 (désormais R4'), qui instaure une pluralité dans l'unicité pour la figure actorielle de Rome (unicité -j- pluralité = collectivité).

3.2. Registres. La succession des situations définies au plan actoriel constitue en outre une représentation d'états de société et de «genres» discursifs voués à en exprimer les catégories culturelles; on discerne ainsi les registres suivants :


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Telle est l'apparence de la ratio thématique, telle qu'elle se construit dans les 3 premiers récits, et telle qu'elle y est corroborée, par exemple, par l'usage des temps verbaux dans la syntaxe linguistique - «on passe» (toujours), «on void» (exemplairement), vs. «on vid» (exemplairement, mais déjà s'articule la diachronie pseudo-historique de la légende). Il reste que la complexité du quatrième récit apporte une pertubation radicale à cet édifice narratif.

3.3. Construction du contre-récit. Dans R4, plusieurs anomalies - par rapport
à la norme disposée par le discours - apparaissent à divers plans. On
se bornera à signaler:

(a) La partie du monde /humanité/ est dénotée par :


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La série, homogène selon la paradigmatique syntaxique, ne l'est pas dans la thématique a priori (paradigme de U8), exploitée jusqu'alors par les récits Ri à R3. R4 prélève les éléments en question dans plus d'une partie du monde narré jusqu'alors.

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(b) L'opposition passé/présent, marquée dans la syntaxe linguistique dans Ri («on passe» vs. «souloit»), reconstituée d'après cette instruction dans R2 («ne se peult» vs./«se pouvait»/, et, d'une manière plus déductive (moins marquée) dans R3 («corps (mort)» vs. /«corps vivant»/), est annulée dans R4. La reprise superficielle de l'opposition («qui souloient ... jadis» vs, «exercent») aligne R4 sur les 3 premiers récits, mais le dédoublement efface toute possibilité d'exploiter cette articulation dans R4': «vaincus» et «vainqueurs» ne sont pas homologables selon l'opposition passé/présent.

Le contre-récit résulte de l'annulation de l'opposition passé/présent, de la transformation d'un récit circonstancié selon le rapport passé (énoncé)/présent (énonciation), en un récit où temps énoncé et temps de renonciation sont indifférenciés. La succession des discours mythique, fabuleux, légendaire, historique, se neutralise par la résolution du dernier (historique) dans le premier (mythique), où justement coïncident par définition temps de l'énoncé et temps de renonciation. Ainsi, l'opposition:


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se résout-elle, par un coup de force qui n'est que le fonctionnement déductif
de la machine narrative, en cette autre formule:


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On voit bien que le mécanisme repose tout entier sur les deux valeurs, minutieusement prédisposées d'après les autres récits, du terme «tumbeaux», à savoir: (a) réceptacle de la mort; (b) monument. Le paradoxe temporel par quoi la temporalité est successivement construite du mythe à l'histoire, puis renversée sans médiation de celle-ci au mythe, est donc ramassé thématiquement dans la figure du tombeau, aboutissement de la durée humaine et assomption de celle-ci dans l'éternité.

4. Les mots-rimes

En raison de la prégnance du schéma formel dans les «genres à forme fixe» comme le sonnet, on est autorisé à penser que certaines formes partielles peuvent être des fonctions de l'ensemble-texte, c'est-à-dire des parties remarquablesdont la structure interne a une relation également remarquable avec la structure des autres parties. Cette hypothèse relève de la généralisationdu principe de paragrammatisme (Genot \976a.:Par. 3, notamment 3.3.) et a été illustrée humoristiquement, mais d'une manière théoriquement correcte,par

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recte,pardes membres de l'Oulipo (Oulipo 1973; Change 14: 92-96). On considérera donc le sous-système des mots-rimes en rapport avec les résultats de l'analyse narrative; bien entendu, il serait long de traiter l'ensemble des parties de l'ensemble des 14 lexèmes: aussi se bornera-t-on à considérer quelques parties remarquables, définies comme telles par les règles propres au sonnet.

Dans Ql, on a deux couples:

danger / berger

plaine / hautaine

Ces deux couples sont des oppositions; on peut remarquer que l'annulation de la négation (sans) danger constitue une affirmation de Pqti; d'autre part, l'opposition plaine/hautaine est fondée sur un jeu de mots étymologique (plat/haut). Les deux oppositions sont ici subsumées par la relation:

puissance / faiblesse

qui correspond à la saturation de PqU relevée plus haut (v. 2.2.). La relation
entre les deux oppositions est, topologiquement, un chiasme:


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Dans Q2, les deux relations

outrager / vanger

arène / vaine

mettent en scène l'opposition héros/anti-héros; comme pour danger, vanger est restauré sous la forme positive. La relation entre les deux couples est plus complexe; on a d'une part le même chiasme que dans Ql, mais il s'y ajoute une sorte d'équivalence arène/vaine, une relation d'implication matérielle oultragerlarène, et une relation de contrariété vangerjvaine.

On peut relever certaines relations remarquables entre les deux sousensembles
de rimes des deux quatrains; la série:


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constitue un programme narratif sommaire qui désigne la permanence de
la puissance en indiquant une relation d'agression normale, une réaction et
sa sanction également normale. La série:

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établit plusieurs relations: on a vu I'opposition plaine]hautaine, et l'équivalence arène/vaine; ces deux relations sont redoublées par l'équivalence plaine/arène et par l'opposition hautaine/vaine, disposées en alternance dans la topologie discursive, et, par rapport à celles qu'elles renforcent, selon une disposition chiasmatique.

Dans Tl, ou plutôt dans les deux premiers vers de ce tercet, le couple:

encor / Hector

se prête à une lecture aussi immédiate que le discours linguistique correspondant
à R3: ici aussi, on a une simplification qui assume une valeur
emphatique dans l'assertion.

Dans les quatre derniers vers, les deux couples:

basse / audace

accompagner / desdaigner

sont des oppositions qui reprennent certaines relations établies dans Ql et Q2, en les déplaçant toutefois : ainsi basse/audace s'oppose à plaine/hautaine par le deuxième terme, assigné à un actant différent, mais réitère arène/vaine (d'autant que l'on a au v. 7 audace vaine). Le parallélisme direct entre les deux couples élimine une interprétation éventuellement positive de desdaigner: ces deux couples opposent norme (à gauche) à anti-norme (à droite).

Le jeu des mots-rimes constitue donc une image partielle des principales relations syntaxiques relevées au plan narratif, image qui se constitue principalement de manière paradigmatique, mais qui, du fait de l'inscription de ces schèmes paradigmatiques dans l'espace pré-réglé du sonnet, fonctionne syntagmatiquement selon plusieurs lignes, dont les plus remarquables sont les suites parallèles AAAA 8888, la suite concrète ABBA ABBA, les suites parallèles DD EE, la suite DEDE, articulées autour de la suite CC. Aussi bien au plan thématique qu'au plan de la modulation des relations topologiques (parallélismes, chiasmes, alternances), on a là un jeu sur les disponibilités (a) du schéma formel dit sonnet, (b) du schéma narratif construit comme on l'a vu. Le résultat général est une accentuation/surorganisation de l'opposition fondamentale :


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qui finit par justifier rhétoriquement (par l'opération de disposino) la norme de la puissance éternelle de Rome, le droit persistant au-delà du fait, et, en fin de compte, l'insignifiance profonde des atteintes dont Rome est l'objet, mais qui n'atteignent pas «Rome».

Gérard Genot

Paris-Nanterre

Résumé

L'analyse du sonnet 14 des Antiquité! de Rome repose sur l'hypothèse que toute suite de propositions linguistiques, considérées comme manifestant des structures logiconarratives de type Prédicat (Arguments), peut être interprétée comme (partie de) récit, la narrativité étant un plan d''organisation de la signification présent dans tout texte.

La superposition de quatre récits homologues (manifestés par le parallélisme) montre quels principes règlent la progression narrative: opposition passé/présent//éternité, classes de thèmes actoriels et plus généralement de parties du monde. Le quatrième récit renverse soudainement le mouvement, et contredit en bloc le contenu de chacun des autres, et celui de leur succession.

Références

Change 14 (1973) Change - Transformer traduire, 14.

Geninasca, Jacques (1971a) «Découpage conventionnel et signification», in Greimas,
A.—J. (éd.), Essais de sémiotique poétique, Paris, Larousse, 1971, 45-62.

Genot, Gérard (1976a) «Règles du jeu et règlement du texte», in Substance (Ann Arbor),

Ogibenin, Boris - Genot, Gérard (1976) Eléments d'une théorie de la narrativité, Urbin,
Prépublications du C.1.5.L., 56.

Oulipo (1973) Oulipo - La littérature potentielle, Paris, Gallimard.