Revue Romane, Bind 12 (1977) 2

B. P. F. Al : La notion de grammaticalité en grammaire générative transformationnelle. Etude générale et application à la syntaxe de l'interrogation directe en français parlé. Presse Universitaire de Leyde, Leyde 1975. 173 p.

Finn Sørensen

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C'est un fait bien connu que le statut de la notion de grammaticalité dans la grammaire transformationnelle chomskyenne a suscité une large discussion. Dans son étude, B.P.F. Al reprend cette discussion. Il propose d'intégrer la notion de grammaticalité dans le cadre théorique développé dans Labov (1973) et (1976), et il argue longuement en faveur de sa position. A mon avis, ses arguments ne sont pas toujours convaincants. Aussi ai-je décidé de présenter brièvement l'étude d'Al d'abord, et puis d'aborder quelques problèmes touchant à la critique de la position chomskyenne et à l'hypothèse d'Al. Il va de soi que je ne prétends pas avoir rendu compte de tous les aspects de l'ouvrage en question.

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L'objet principal de l'étude d'Al est la variation linguistique que représente l'interrogation directe en français parlé. L'auteur se limite à vingt exemples-types et aux trois niveaux de langue: français soutenu, français familier et français populaire. Ces limitations lui sont partiellement imposées parce qu'il se contente d'analyser et de théorétiser à partir des données exposées dans Behnstedt (1973). Al distingue nettement entre les notions théoriques et les notions empiriques (notions du domaine des données d'observation) (AI: 4). La notion d'acceptabilité est empirique, tandis que celle de grammaticalità est théorique. Le but de l'étude est de déterminer l'acceptabilité des exemples-types et d'en décrire la grammaticalité. Pour ce qui est de l'acceptabilité conçue comme propriété d'un énoncé, AI argue en faveur de la thèse selon laquelle l'acceptabilité d'un énoncé est graduelle et qui veut que le degré varie en fonction de plusieurs paramètres. Cela a pour conséquence qu'il faut, si possible, contrôler ces paramètres et s'en tenir aux tests d'acceptabilité appropriés. Le test préféré d'Ai est le test de classement (Al: chap. 2). En appliquant cette méthode à l'interrogation directe en français, Al montre, par exemple, que la construction exemplifiée par la phrase (1) est très acceptable en français populaire, mais inacceptable en français soutenu, et que l'acceptabilité varie en fonction de la nature du sujet, du choix du verbe et du mot interrogatif (Al: 79):

(1) Ton papa il boit beaucoup?

Pour rendre compte des faits constatés, Al propose qu'une seule et même grammaire engendre toutes les phrases plus ou moins grammaticales qui relèvent des différents niveaux de langue, et que les règles de cette grammaire soient des règles variables (Al: 125 ss.). Une règle variable est une règle chomskyenne à laquelle est associé un indice p indiquant la probabilité d'application de la règle. L'indice p varie entre O et 1, et sa valeur est calculée à partir d'une quantification des différents facteurs qui favorisent ou défavorisent l'application de la règle. Une règle est obligatoire si p = 1. L'inacceptabilité de (1) en français soutenu se décrit dans ce cadre par le fait que le facteur de niveau de langue rend obligatoire la règle transformationnelle qui efface le sujet pronominal (Al: 130). Al propose aussi, et c'est là l'aspect novateur de son étude, que le degré de grammaticalité d'une phrase puisse être calculé à partir des probabilités d'application des règles ayant joué un rôle dans la dérivation de la phrase. En français soutenu, le degré de grammaticalità de (1) est ainsi calculé comme étant égal à .00 en fonction des transformations qui la dérivent.

Un des problèmes qu'Ai discute longuementconcerne le rapport qu'il y a entre l'ensemble G des phrases grammaticales et l'ensemble A des énoncés acceptables. Al opte pour la relation d'équivalence, tout en réfutant les arguments connus en faveur d'autres relations possibles (Al: chap. 1 et 4). Pour ma part, je trouve que le problème est mal posé et que, par conséquent,les arguments sont faibles. Al pose le problème en fonction de sa propre terminologie, ce qui est compréhensible. Mais ce point de départ implique qu'il discute seulement la relation qu'il y a entre les deux ensembles mentionnés, c'est-à-dire un ensemble déterminé par une propriété théorique et un ensemble déterminé par une propriété empirique. Or, si l'on regarde les textes qu'Ai interprète,notamment Chomsky (1965: 11), il est clair qu'il existe au moins une autre possibilité. Celle-ci consiste à dire qu'il y a deux ensembles déterminés par deux propriétés théoriques différentes, et deux ensembles déterminés par des propriétés empiriques correspondantes. La relation

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dont parle Al n'est donc pas nécessairementcelle de la grammaire transformationnellechomskyenne, et les arguments avancés perdent de leur force. En faveur de sa propre position, Al avance le postulatselon lequel la relation d'équivalence entre G et A rendrait une grammaire donnéeplus falsifiable que si l'on présumait une autre relation (AI: 147). Mais ce postulat est hors du propos dans le contexteprésent. Dire qu'une grammaire doit engendrer les phrases grammaticales correspondantaux énoncés acceptables, c'est se fixer une tâche. Mais la notion de falsifiabilités'applique aux théories et non aux tâches, surtout si l'on accepte l'interprétationque donne Popper de ce terme, cf. Popper (1959). En plus, cette notion ne s'applique qu'aux théories proposées pour rendre compte des mêmes problèmes. Or, le cadre théorique labovien dont Al s'inspireest proposé pour rendre compte d'une classe de problèmes différant de celle de la grammaire transformationnelle chomskyenne, Labov (1976: 260 ss.). Pour ces raisons, la notion de falsifiabilité est inappropriée dans le contexte où l'utilise Al, à moins qu'il n'en ait une conception non explicitée, et l'argument en faveur de la position en question devientdonc

Bien que la discussion générale sur la notion de grammaticalité ne me paraisse pas avoir visé juste, les problèmes concrets que soulève Al, eux, demeurent. Abordons les propositions de l'auteur pour tenter de résoudre ces problèmes. L'hypothèse principale d'Al porte sur le degré de grammaticalité. AI pose que la grammaticalité d'une séquence quelconque y(sì) est le produit des valeurs p de toutes les règles qui ont contribué à la dérivation de cette séquence (Al: 131). Si ion prend cette asbcrliou au pied de la lettre, il faudrait certainement entendre par «les règles qui ont contribué à la dérivation de»: «les règles qui ont été appliquées dans la dérivation de». Mais si l'on considère les calculs exposés p. 133, on se rend compte que la valeur de y est calculée à partir des valeurs p associées aux transformations qui n'ont pas été appliquées. Pour dériver la phrase (2), par exemple, Al fait intervenir trois transformations (Al: 121), mais il y a quatre valeurs de p associées à quatre transformations différentes qui entrent dans le calcul de la grammaticalité de (2):

(2) Où sont passées mes cigarettes?

Pourquoi? - Al n'en dit rien. A noter aussi que s'il faut interpréter l'expression en question comme «les règles dont les descriptions structurales ont été satisfaites dans la dérivation de», l'approche d'Al rendrait sa théorie plus puissante et moins adéquate. Car, dans cette interprétation, qu'Ai accepte en pratique, toutes les règles plus ou moins facultatives de la grammaire auront une forte probabilité d'entrer dans les calculs, ou bien arbitrairement, ou bien partout. Et ce n'est pas l'intention d'Ai.

Les calculs de la valeur de p me semblent aussi créer des difficultés. En reconstituant les conventions qui gouvernent le symbole *I*, j'ai obtenu le résultat suivant (AI: 126 et 130):

a) La probabilité d'application d'une
règle p(TO varie entre 0 et 1.

b) Si p(Ti) = 1, la règle Ti est obligatoire.

c) p = pFi x ... x pFn.

d) Si Fi rend Ti obligatoire, pFi est
•I*.

e) Si au moins un facteur pFi est *I*,
p(Tt) est 1.

Cette formulation est circulaire, puisque l'introduction du symbole *1* dépend du caractère obligatoire de Ti et qu'en même temps ce symbole rend Ti obligatoire.Si cette reconstruction est correcte, il faudra trouver un moyen de rompre le

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cercle vicieux avant qu'on ne puisse attribuerun
contenu empirique à cette partie
de l'hypothèse avancée.

L'utilisation du symbole *1* crée, même si l'on ne tient pas compte de la circularité, un autre problème. Pour exclure la phrase (3):

(3) *Que Pierre a-t-il fait?

Al attribue au mot interrogatif que une spécification lexicale qui rend obligatoire la règle d'inversion nominale par l'intermédiaire du symbole *1* (AI: 140). La règle en question dérive (4) de (3) après effacement du sujet pronominal (Al: 120):

(4) Qu'a fait Pierre?

Mais ce mécanisme coûteux ne suffit pas
puisqu'on trouve aussi (5), cf. Obenauer
(1976: 100):

(5) Que diable Marie cherche-t-elle?

Il est, bien sûr, possible de faire intervenir une autre spécification lexicale qui annulerait l'introduction du symbole *1* dans le contexte que diable, par exemple une spécification lexicale attribuée au mot diable. Mais où est alors la falsifiabilité d'une telle théorie qui permet de dire quoi que ce soit? Selon moi, il vaudrait mieux admettre que reste ouverte la question de savoir s'il est possible de décrire de tels problèmes d'une manière non ad hoc.

Copenhague

Bibliographie

Behnstedt, Peter (1973): Viens-tu? Est-ce que tu viens ? Tu viens ? Formen und Strukturen des direkten Fragesatzes im Franzôsischen. Tiibinger Beitrâge zur Linguistik, 1973.

Chomsky, Noam (1965): Aspects of the
Theory of Syntax. The M.I.T. Press, Cambridge,
Mass. 1970.

Labov, William (1973): Sociolinguistic

Labov, William (1976): Sociolinguistique.
Les Editions de Minuit, Paris 1976.
(Traduction française de Labov (1973)).

Obenauer, Hans-Georg (1976): Etudes de syntaxe interrogative du français. Quoi, combien et le complémenteur. Linguistische Arbeiten 34, Niemeyer, Tiibingen 1976.

Popper, Karl R. (1959): The Logic of
Scientifie Discovery. Hutchinson, London