Revue Romane, Bind 12 (1977) 2

Robert Champigny: Ontologie du narratif. Paris, Librairie Saint-Germain-des-Prés, 1972. 127 p.

Morten Nøjgaard

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Le point de vue de l'ouvrage de M. Champigny, qui a publié plusieurs essais sur les genres littéraires, est original. Se plaçant délibérément à l'écart de la critique structuraliste française du discours (il paraît ignorer les divers formalismes et la critique pragmatique allemande), l'auteur cherche exclusivement son inspiration outre- Atlantique; s'il se dit sémanticien, ce n'est pas dans le sens d'un Greimas ou d'un Roman Jakobson, mais dans celui de Wittgenstein. Aussi bien les savants auxquels il se réfère sont-ils surtout des philosophes - américains, s'entend. Le fait est d'autant plus singulier qu'à une exception près (un roman policier), tous ses exemples sont tirés de la littérature française: Proust, Sartre, Des Forêts, Diderot, Apollinaire.

Cependant, les exemples comptent peu dans ce court essai qui se veut avant tout une réflexion sur le statut philosophique de la narration fictive par rapport à d'autres modes d'énonciation: les discours historique et analytique. Pour un esprit familier de la critique philosophique allemande de naguère (Kâte Hamburger, Giinther Miiller, etc.), il sera sans doute rassurant de constater que, malgré la différence d'optique, les résultats des réflexions de M. Champigny concordent en gros avec ce que nous croyons savoir de la nature du discours fictif: l'énoncé narratif ratifest non référentiel, singulier et temporalisé; sa temporalité est double: ni temporelles (comme l'histoire) ni intemporelles (comme le commentaire), ses formes verbales sont «débrayées», c.-à-d. sans fonction de référence au système ternaire passé-présent-avenir. C'est pourquoi le parfait (le passé simple) est le temps fondamental de la fiction.

Le concept binaire embrayé-débrayé est au centre des classifications de M. Champigny. Il synthétise, en quelque sorte, les couples courants de dénotatif-connotatif et de référentiel-non référentiel, confusion qui rend peu pratiques, peu maniables, les «modes de signification» proposés par M. Champigny. Si l'on peut admettre, sans trop de difficulté, que l'énoncé narratif se divise en énoncé historique (mode embrayé) et énoncé fictif (mode débrayé), il semble plutôt arbitraire d'attribuer à l'énoncé analytique une forme embrayée, p. ex. le discours de la chimie, et une forme débrayée, p. ex. celui de la philosophie. De cette façon, la taxinomie de M. Champigny passe à côté d'une catégorie aussi importante pour la classification des énoncés littéraires que la description (pour ne pas parler du statut du dialogue, réduit par M. C. à une sous-catégorie débrayée de l'énoncé gestuel!). En effet, il est impossible de faire tenir dans une même classe l'énoncé descriptif et celui utilisé pr. ex. dans les axiomes, comme le fait M. C. p. 39: la description est (ou peut être) temporalisée (d'où son appartenance à part entière au discours fictif), alors que l'axiome se meut dans l'intemporel (d'où le caractère de rajouts, de commentaires, des remarques d'auteur).

La position de M. Champigny par rapportaux instances de renonciation ne laisse pas de surprendre. Eu égard à son point de vue de logicien-sémanticien, on pourrait penser qu'il se contenterait simplementde les passer sous silence, et il

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est patent que c'est le statut ontologique des énoncés pris en eux-mêmes qui l'intéresseau premier chef. Aussi bien le voyons-nous qui refuse expressis verbis au destinateur toute existence dans la narrationfictive (p. 28 n. 4): «Un narrateur romanesque n'est pas nécessaire», même lorsqu'on interprète celui-ci, ainsi que le fait Wayne C. Booth, comme l'auteur implicite. Or, le curieux est que l'instance parallèle, celle du destinataire, M. Champignyla place à la base de sa conception de la signification: «Est destinataire, ou interprète, celui pour qui un certain énoncé a quelque signification» (p. 7)! Non seulement le destinataire historique préside à la taxinomie des modes de signification, mais, changeant de statut, puisqu'il se convertit d'historique en «interne» (cf. l'auteur implicite de Booth - et de tant d'autres), il fonde tout simplement la fonction axiomatique du discours fictif. Cet «observateur interne» est nécessaire, dit très justement M. Champigny p. 87, pour «placer et ordonner les événements comme objets de perception, de souvenirs, de prévision ». C'est en analysant les rapportsentre personne historique, le lecteur qui lit le roman, et personnage fictif, champ d'émotions communiquées au lecteur,que M. Champigny a été conduit à poser l'existence de cet observateur interne, distinct aussi bien de la personne que du personnage. Le passage mérite d'être cité:

Aucun des personnages du récit romanesque que je lis n'est ma personne non plus qu'une autre. Je continue à me personnifier historiquement (je lis ici maintenant); et je personnifie fictivement. Dira-t-on que je me personnifie fictivement? Si l'on veut, mais à condition de noter la différence pratique entre personnifier en moi et personnifier en autrui. Je me personnifie historiquement en me concevant comme je conçois les autres. Cette similitude devient une indistinction dans la compréhension du texte romanesque: les personnages ne sont pas plus autrui qu'ils ne sont moi. J'adopte le point de vue de l'observateur interne [...]. (pp. 43-44).

Dernier point intéressant: une analyse ontologique du principe de la causalité tel qu'il fonctionne dans le récit fictif. M. Champigny observe que, sous le nom de causalité, on a la fâcheuse habitude de confondre deux types de détermination: la causalité proprement dite, définie comme la détermination du temporel par l'intemporel (application de lois générales, de modèles, pour déterminer des événements singuliers) et la destinée, détermination à l'intérieur d'une genèse singulière (enchaînement des faits), v. p. 97. A mon avis, M. Champigny démontre sans réplique que le type de détermination à l'œuvre dans la fiction est la destinée. C'est ce qui explique, p. ex., que le roman peut placer les événements dans un ordre autre que chronologique sans que, pour autant, notre impression d'enchaînement nécessaire diminue: «L'art de la narration se trouve ainsi centré sur l'art de destiner.» (p. i 09).

M. Champigny n'épuise pas les problèmesontologiques liés au statut du discours narratif. Il ne parle pratiquementpas de l'espace fictif (mais de la personne et du temps), et il me paraît tout à fait regrettable qu'il ne cite pas une seule fois l'ouvrage à la fois le plus complet et le plus profond sur l'ontologie de l'œuvre littéraire: Das ¡iterarìsche Kunstwerk, œuvre maîtresse de Roman Ingarden dont la première édition allemandedate de 1931. Les richesses d'analyseset de perspectives contenues dans ce chef-d'œuvre auraient permis à M. Champignyd'élargir considérablement l'horizon de ses réflexions. Néanmoins, son essai est d'une lecture agréable et apporte un certain nombre de vues fécondes sur le

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statut philosophique d'un type de discours que M. Champigny définit joliment comme «une genèse qui donne une impressionde cohérence dans sa singularité» (p. 107).

Odense