Revue Romane, Bind 12 (1977) 2

Maurice Gross: Méthodes en Syntaxe. Régime des constructions complétives. Paris, Hermann, 1975.414 p.

Ole Mørdrup

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I. Gross a examiné le comportement d'environ 3.000 verbes par rapport à une centaine de propriétés syntaxiques et morphologiques. Le livre comprend d'abord cinq chapitres: I. Les grammaires transformationnelles (17-46), où Gross traite de sa méthode et des rapports de son ouvrage avec la grammaire transformationnelle. 11. Les propriétés syntaxiques (47-106), où sont examinées les propriétés distributionnelles et transformationnelles utilisées dans les tables de l'annexe. 111. Problèmes et méthodes de représentation (107-159). Ici, Gross discute avant tout des verbes opérateurs et du problème des entrées multiples. IV. Remarques sur les tables de constructions (160-213), où sont étudiées toutes sortes de détails et de particularités des tables. V. Résultats et conclusions (214-231). A la suite de ces cinq chapitres, on trouve une annexe (232-388), qui, sous forme de matrices, présente les résultats obtenus. Cette annexe est subdivisée en 19 tables d'après les constructions où peuvent entrer les verbes.

Le livre de Gross est très riche, et il fourmille d'observations intéressantes, mais le sujet même fait qu'on se perd facilement dans les détails, écueil auquel

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Gross n'échappe pas toujours. C'est pourquoinous nous en tiendrons, dans ce compte rendu, à quelques points principaux.

2. Gross travaille dans le cadre de la grammaire transformationnelle, mais le fondement théorique de son ouvrage exploite plutôt les idées de Harris que celles de Chomsky. Le titre du livre n'est d'ailleurs pas sans rappeler l'ouvrage célèbre de Harris datant de 1951 : Methods in Structural Linguistics (c'est le titre original, mais plus tard, le livre sera intitulé: Structural Linguistics).

Dans son étude, Gross critique la conception de la science que défend Chomsky, à savoir que l'activité scientifique consiste à élaborer des hypothèses qui sont d'autant plus intéressantes qu'il est possible de les falsifier. Pour Gross, l'activité scientifique consiste plutôt à rassembler des données et à les classer. Une théorie (= une hypothèse) n'a pas le même statut pour lui: «Une théorie ne fait, en tout cas dans un premier temps, que reformuler la classification établie de ces données, d'une manière qui en rend l'appréhension intuitive» (pp. 9-10). La place accordée à l'élaboration des hypothèses n'est ainsi pas très importante, et Gross, sur ce point, se distingue nettement de Chomsky (voir en particulier pp. 9-10, 27, 45-46). Pour ce dernier, «le problème fondamental de la théorie linguistique ... est de déterminer quels types de règles existent» (1975, 156), et il a en effet élaboré un jeu complexe de règles; Gross, au contraire, préfère avoir aussi peu de règles que possible pour pouvoir se concentrer sur des matériaux concrets, comme c'est le cas dans son livre. Mais, c'est également une des faiblesses de l'ouvrage. Il est souvent malaisé de comprendre comment une phrase donnée sera engendrée ou quelle importance il faut accorder à une règle, du fait que l'appareil théorique n'est pas assez développé.

Jusqu'à un certain point, on peut suivre Gross dans sa critique de la version de la grammaire transformationnelle soutenue par Chomsky. C'est décidément une faiblesse de ce modèle, le fait que, souvent, on peut décrire un phénomène à l'aide de plusieurs règles différentes sans que cela entraîne pour autant des conséquences empiriques (voir pp. 34-46). Mais il faut ajouter que ce problème de restreindre la puissance du modèle est au centre des débats linguistiques de ces dernières années.

Devant cette critique, il est naturel de se demander quelles perspectives présentent les idées de Gross. Il ne fait pas de doute que des études semblables sur d'autres parties du discours, telles que les noms et les adjectifs (ou d'autres groupes verbaux), soient intéressantes. Elles permettraient aux recherches futures de reposer sur des bases plus solides et elles pourraient mener à une analyse plus poussée de l'organisation du lexique, domaine peu exploré jusqu'à maintenant. D'ailleurs, de tels travaux auraient surtout un caractère complémentaire par rapport aux études d'inspiration chomskyenne. Il ne faut cependant pas oublier que le fondement même de l'ouvrage de Gross est fragile.

3. Une des conclusions principales du livre est qu'il est possible de définir les classes syntaxiques de façon extensionnelle(p. 214), c'est-à-dire d'énumérer de façon exhaustive tous les éléments d'une classe qui en font partie. Mais on ne doit pas s'attendre à ce que ces classes comportentbeaucoup d'unités, puisque «on peut affirmer qu'en général, il n'existe pas deux verbes qui ont les mêmes propriétéssyntaxiques» (p. 214). Par le passé, on n'a normalement donné que des définitionsintensionnelles, c'est-à-dire sous cette forme: les mots qui ont les propriétés

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pi, p2, .. • Pn appartiennent àla classe N, en les faisant accompagner éventuellement de quelques exemples. Ce serait un progrèsévident si l'on pouvait définir les parties du discours telles que les substantifs,les verbes et les adjectifs de façon extensionnelle. Traditionnellement, on ne l'a fait que pour les classes fermées comme les articles, les pronoms, etc.

Cependant, une définition extensionnelle pose plusieurs problèmes. D'abord, il est nécessaire qu'il s'agisse de classes fermées, puisqu'il n'est pas possible, cela va de soi, d'énumérer tous les membres d'une classe ouverte. Dans ce cas, il vaut mieux rendre compte des mécanismes qui sont à l'origine de la productivité. Mais il est évident qu'il est toujours possible de décrire les membres qu'on a recensés à un moment donné. Ensuite, il ne faut pas perdre de vue que les outils dont dispose le linguiste sont peu sûrs. Gross donne une critique excellente de l'utilisation des corpus (pp. 24-27), que nous approuvons entièrement. Il faut surtout marquer l'importance du fait qu'on s'interdit, par l'utilisation d'un corpus, de tirer parti de l'information présentée par les phrases nonacceptables, car, si grand soit-il, un corpus n'est jamais exhaustif. Cela rejoint cet exemple bien connu de la philosophie: l'observation d'un nombre même très grand de cygnes blancs ne donne pas le droit de déduire que tous les cygnes sont blancs, puisque toute proposition contenant un «tout» correspond à une hypothèse. La solution de rechange, face à l'utilisation du corpus, est l'emploi de la notion d'acceptabilité, soit en recourant à l'introspection, soit en interrogeant des informateurs. Gross n'a pas utilisé des informateurs de façon systématique, mais a largement fait appel à l'introspection; l'usage qu'il en fait diffère cependant de l'emploi normal sur un point essentiel: alors qu'on classe normalement les phrases en trois groupes: les acceptables, les douteuses et les non-acceptables, étant donné que la différence entre les phrases acceptables et inacceptables n'est pas tranchée, mais plutôt graduelle, Gross envisage seulement deux groupes: les phrases acceptables et les inacceptables. Cela signifie naturellement qu'un grand nombre de phrases douteuses sont placées dans la catégorie des phrases acceptables ou inacceptables; «en conséquence, ces classes comporteront des informations douteuses» (p. 23). Ce problème est d'autant plus sérieux que Gross, nécessairement, doit incorporer un grand nombre de verbes rares dans son travail, verbes sur lesquels il est difficile de se prononcer, mises à part les propriétés syntaxiques fondamentales. Gross voulant définir les verbes extensionnellement, il est obligé de faire cette simplification. Il discute luimême de ce problème (pp. 22-24): «puisque notre but fondamental est de contribuer à l'étude de la forme générale des grammaires, le fait qu'il puisse exister des formes dont l'acceptabilité est indéterminée ne modifie nos résultais en aucune façon» (p. 23). Ce qui n'est pas tout à fait correct, puisque cela ne rend possibles que des définitions intensionnelles, mais pas les extensionneiles. La question de savoir s'il est possible de définir ces classes de façon extensionnelle reste donc ouverte.

4. La contribution de Gross porte surtout sur la délimitation du domaine d'applicationdes transformations (p. 145,221-222). Il est cependant difficile d'apprécier cette discussion, car Gross ne travaille pas dans le cadre d'un modèle précis comme, par exemple, celui de la théorie standard étendue. Le problème central est posé par les entrées multiples, c'est-à-dire les cas où un verbe ayant le même sens peut entrer dans des constructions différentes qu'il n'est pas possible de ramener à une seule par la méthode transformationnelle. Malheureusement, il n'existe pas de très

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grande littérature sur l'organisation du lexique (pour quelques références, voir Mordrup 1976, 192), mais nous ne voyons cependant pas ce qui empêcherait de donner le même sens à plusieurs constructionssyntaxiques non réductibles à une seule. La discussion de Gross semble reposersur la maxime suivante: «II faut une entrée pour chaque construction syntaxiqueindépendamment du sens. » Or, il n'est pas évident qu'il faille nécessairementadopter une telle maxime. En dehors de ces problèmes, Gross montre de façon convaincante que les transformations ne peuvent résoudre les problèmes posés par les emplois métaphoriques et ceux qui sont posés par les opérateurs, question sur laquelle nous reviendrons un peu plus loin. Toute cette discussion est cependant un peu faussée par le fait que Gross n'a pas la même conception de la transformationque

5. Comme il a été dit plus haut, le fondement théorique de l'ouvrage de Gross repose sur les travaux de Harris et non pas sur ceux de Chomsky. Pour Gross, «les transformations sont un dispositif expérimental qui permet de découvrir et de localiser les contraintes syntaxiques (et sémantiques) qui lient les éléments de phrase» (p. 9), alors que les transformations chez Chomsky sont des règles qui servent à relier la structure profonde et la structure de surface. Les différences qui existent entre les transformations chez Harris et les transformations chez Chomsky peuvent se ramener à deux points fondamentaux (sur ces questions, voir Milner 1973, ch. IV): Harris définit les transformations d'une manière extensionnelle, et Chomsky d'une manière intensionnelle. En outre, et dans la mesure du possible, les transformations doivent, pour Harris comme pour Gross, relier des structures attestées, alors que, chez Chomsky, elles opèrent sur des structures abstraites, traites,donc non-attestées. Il s'agit donc de deux conceptions très différentes de la transformation.

Cette conception de la transformation a plusieurs conséquences. Elle signifie d'abord que Gross s'efforce toujours de trouver des structures réellement attestées (par exemple: pour la discussion de l'interaction de l'Extraposition et du Passif (p. 98), pour celle du sujet sous-jacent de «cette histoire se raconte» (p. 101), pour celle du sujet sous-jacent de «cela a été dit» (p. 82)). Ensuite, elle a des rapports avec l'intérêt de Gross pour les définitions extensionnelles, puisque les transformations sont considérées comme des relations entre des classes de phrase.

6. Gross discute vers la fin du livre (pp. 225-228) la question de savoir quel doit être l'objet de la linguistique. Il voudrait intégrer à l'étude linguistique des états antérieurs de la langue, de sorte qu'elle comprendrait la langue allant de l'ancien français au français moderne. En rejoignant certaines propositions de Harris, Gross est amené à dénier toute valeur à la distinction saussurienne entre synchronie et diachronie. Pour illustrer sa pensée, il donne l'exemple:

?ce Qu P V

*No V ce Qu P

Ces formes sont sous-jacentes aux complétivesantéposées et postposées, mais comme elles sont attestées en ancien français, on peut se passer d'une transformationobligatoire en les intégrant dans l'objet de la description. Il y a aussi un autre avantage, à savoir que cela permettraitd'éliminer des formes non-attestées,et Gross préfère toujours, comme nous l'avons indiqué plus haut, relier des formes attestées par transformations. Mais examinons cette solution de plus près. On obtient l'avantage de régulariser la composante transformationnelle, mais cet avantage est largement entamé par

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la nécessité de compliquer une autre composante de la grammaire, parce qu'il faut toujours pouvoir rendre compte de ce qui est acceptable en français moderne,et non pas indistinctement dans une langue qui va de l'ancien français (au fait, jusqu'où doit-on remonter? où commencel'ancien français?) au français moderne.

On ne peut donc pas se passer de la distinction entre la synchronie et la diachronie, même s'il est vrai que la notion de l'état pose des problèmes pour une langue comme le français, où se côtoient plusieurs états, du fait que des états antérieurs survivent dans la langue littéraire, qui est fortement imprégnée par celle du XVIIe siècle. Ces difficultés ne suffisent cependant pas pour nous faire abandonner cette distinction, qui a prouvé son utilité.

Pour justifier cet abandon, Gross est aussi amené à critiquer Saussure, dont il met, assez curieusement, le nom entre guillemets, afin de souligner que Saussure n'aurait probablement pas accepté ses idées sous la forme où elles sont présentées dans le Cours de Linguistique Générale. Ceci est curieux, quand on pense que l'hypothèse de cette seconde bifurcation (l'opposition langue-parole étant la première) est une des thèses fondamentales du CLG, et l'oublier, c'est aussi oublier beaucoup de son caractère novateur. Gross rejoint sur ce point beaucoup des contemporains de Saussure, qui n'ont pas compris ou n'ont pas voulu comprendre cette hypothèse, laquelle, en ce temps-là, c'est-à-dire à l'époque où l'on pratiquait seulement la linguistique historique, constituait une révolution scientifique. La thèse de l'opposition synchronie-diachronie était d'ailleurs, dès 1881, à la base de renseignement de Saussure (sur ces problèmes, voir en particulier Mounin 1968, 41-49).

La grammaire generative ne gagnerait rien en abandonnant cette distinction, qui se trouve à la base de toute la linguistique moderne. Bien entendu, il faudra trouver une solution au problème de savoir comment intégrer la réalité historique dans la théorie linguistique, mais la voie proposée par Gross ne semble pas fructueuse.

7. Les problèmes de la nominalisation sont discutés depuis les débuts de la grammaire transformationnelle, d'abord par Lees, qui a proposé une solution transformationnelle, et ensuite par Chomsky, qui a envisagé une solution dans le cadre de la théorie lexicaliste. Gross apporte de nouveaux éléments à cette discussion (pp. 107-134). Il s'agit toujours de la même question: comment rendre compte des relations entre, par exemple, (1) et (2):

(1) Paul a décrit la maison.

(2) La description de la maison
(par Paul).

Reprenant une idée de Marris, Gross introduit ici la notion de verbe opérateur, en partie parce qu'il ne peut relier (1) et (2) transformationneliemem, (2) n'étant pas une phrase. Il n'est pourtant pas évident que cet argument contre une relation transformationnelle entre (1) et (2) soit correct, étant donné qu'on ne considère pas ces cas isolément, mais comme enchâssés dans une phrase supérieure (voir, par exemple, Lees 1968, p. 64 sv.). C'est donc (1') et (2') qu'on relierait par transformation:

(1') Je me souviens de ce que Paul
a décrit la maison.

(2') Je me souviens de la description
de la maison (par Paul).

Gross préfère néanmoins relier (1) et (3):

(3) Paul a fait la description de la
maison.

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Il semble en effet qu'il existe toujours un verbe d'un statut spécial, en quelque sorte privilégié, qu'on puisse rattacher à un substantif nominalisé. Ce verbe serait sémantiquement vide, et il est toujours possible de le supprimer dans certaines constructions:

(4) La table que Pierre a = La table de Pierre La table que Pierre peint =¿ La table de Pierre

(5) La question que Pierre pose
= La question de Pierre
La question que Pierre entend
La question de Pierre

Il est cependant difficile de voir comment ces verbes opérateurs aident à mieux comprendre les problèmes de la nominalisation. Ces verbes constituent, certes, un problème très intéressant à étudier en soi, mais ils ne jettent guère de lumière sur le problème de la nominalisation; ils sont plutôt à côté de la question. Il faut ajouter qu'il n'est pas toujours facile de discuter la position de Gross, ici comme ailleurs dans Je livre, parce qu'elle n'est pas très précise. On doit du reste se rappeler qu'une des raisons pour lesquelles il est toujours facile de critiquer Chomsky, c'est que son modèle a été élaboré avec force précisions. Au cours de sa discussion, Gross, en outre, délaisse quelque peu le problème de la nominalisation pour celui des verbes opérateurs.

Parmi beaucoup d'autres exemples, il
cite «craindre» et «crainte», qu'on peut,
selon lui, relier par (6) et (7) (p. 116):

(6) Pierre craint que Marie ne s'en aille.

(7) Pierre a la crainte que Marie ne
s'en aille.

Mais, comme il le met lui-même en évidence, les formes nominalisées posent toutes sortes de problèmes en ce qui concerne les déterminants (p. 108, 111-112):

(8) La crainte de faire une erreur a fait
partir Paul.

(9) *Une crainte de faire une erreur
a fait partir Paul.

(10) *La crainte soudaine a fait partir
Paul.

(11) Une crainte soudaine a fait partir
Paul.

On ne voit pas très clairement, à propos de ces exemples, comment la construction à verbe opérateur peut intervenir si l'on veut expliquer les restrictions sur les déterminants. Comme exemples qui correspondraient à (8) et à (11), on pourrait proposer:

(12) Ayant craint de faire une erreur,
Paul est parti.

(13) Ayant craint quelque chose
soudainement, Paul est parti.

II est nécessaire d'ajouter quelque chose, puisqu'on ne peut supprimer l'objet de craindre (cf. p. 284), alors que crainte n'a pas cette propriété. Dans le passage de (13) à (11), il faut donc prévoir la suppression de quelque chose, ce qui rend l'article indéfini obligatoire, alors que c'est le complément d'objet faire une erreur qui exige l'article défini en (8). Mais tout ceci n'a rien à voir avec les verbes opérateurs, et les règles reliant (11) et (13) seraient ad hoc. En réalité, Gross ne donne qu'un argument en faveur de cette méthode (p. 126). Celle-ci permettrait de rendre compte d'une façon naturelle de l'emploi des prépositions dans des constructions comme (14):

(14) PauU connaît sonj amour pour
Marie.

Puisque l'on peut relier son amour à
Vamour que Pierre a, (14) peut être dérivé
de (15):

(15) Paul connaît l'amour que Pierre
a pour Marie.

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Cette dérivation a comme étape intermédiare

(16) Paul connaît l'amour de Pierre
pour Marie.

Mais, en fait. l'argument n'est pas pertinent par rapport aux relations entre la nominalisation et les verbes opérateurs, parce que le verbe aimer n'en fait pas partie. Il y a aussi d'autres problèmes. Gross discute des règles reliant (1) et (3), mais il reconnaît que «ce type de règles se révèle être inadéquat, parce qu'il n'est pas possible de dériver un type de structure en partant de l'autre» (p. 130). Il faut donc envisager un niveau de représentation plus abstrait, mais Gross ne discute ces problèmes que brièvement en rappelant qu'il n'existe aucune approche méthodique de la question de savoir comment déterminer la structure profonde.

8. Comme il ressort du résumé succinct du livre (voir p. 331), les tables en occupent une grande partie. C'est même, d'une certaine manière, la partie essentielle de l'ouvrage, le reste étant seulement là pour servir d'introduction. Si l'on n'a pas lu les chapitres qui précèdent, on ne peut, en effet, comprendre ces tables. "Nous en avons cependant peu parlé directement dans ce compte rendu, étant donné que nous avons choisi de discuter seulement de quelques points principaux.

Un autre problème est de savoir si l'on peut se fier absolument aux résultats donnés par les tables. Nous avons relevé quelques aspects de ce problème (voir p. 333), mais Gross en aborde un autre en faisant remarquer ceci: «en vue de nous rapprocher le plus possible de cette assertion (se. «tout verbe entrant dans la construction No V à Ni accepte au moins une complétive»), nous avons alors «fuicé.» certaines acceptabilités de manière à réduire autant que possible l'ensemble des verbes sans complétives» (p. 24) (cf. aussi p. 182 au sujet de la construction No V (Qu P + de Vu.)). Ce qui semble indiquer que, si les faits ne correspondent pas à la théorie, ce sont les faits qui ont été modifiés, et non pas la théorie.

II y a aussi autre chose qui nous amène à ne pas accorder une confiance absolue aux tables: ce sont les erreurs purement matérielles. En effet, l'ouvrage comporte un nombre élevé de fautes d'impression, de faux renvois et de formules erronées. Il aurait gagné beaucoup s'il y avait eu une seconde lecture des épreuves.

9. Notes.

9.1 Gross nous montre d'une façon très convaincante que la langue présente un caractère infini dans les limites d'une seule phrase composée de vingt mots, le nombre des combinaisons correctes (compte non tenu des restrictions sémantiques) étant de l'ordre de 1050 (pp. 17-19). Il est donc possible de rendre compte de la créativité de la langue sans pour autant faire appel aux mécanismes récursifs.

9.2 Dans la discussion du SN, Gross nous semble excessivement exigeant (pp. 34-36).Même cette notion pose des problèmesà propos du Passif et de l'Extraposition,ce n'est pas une raison suffisante pour l'abandonner. Il nous semble plus fructueux d'essayer de cerner les difficultésen vue de préciser la notion. Il en est de même pour beaucoup d'autres notionsen linguistique, par exemple, celle de complément d'objet direct, critiquée par Gross lui-même (voir 1969), ce qui ne l'empêche pas de continuer à l'utiliser en la rebaptisant Ni. La notation du livre donne d'ailleurs souvent une fausse impressionde précision. Dans quelques cas, elle sert même à masquer des différences pourtant fondamentales. Dans la plupart des tables, les complétives (ou les infinitives)remplissent la fonction de compièmentd'objet

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mentd'objetdirect ou indirect conformémentau sous-titre du livre. Mais dans la table 2, d'ailleurs fort intéressante, l'infinitifjoue le rôle d'un complément circonstanciel(e.g. «il court voir Marie»).

9.3 II est dit à propos de qui (dans l'emploi interrogatif) (p. 48) qu'il correspond à un groupe nominal indéfini singulier, mais ce n'est peut-être pas exact, étant donné que, si qui est attribut, le sujet doit nécessairement avoir pour déterminant l'article défini ou le pronom démonstratif. Mais il est vrai que la référence de qui est indéterminée par rapport à celle de lequel.

9.4 D'après Gross (pp. 80-81), la possibilité d'avoir un passif en par et celle d'avoir un passif en de constituent des propriétés indépendantes. Il serait plus correct de dire que, si un verbe se construit avec de, la possibilité d'avoir un passif en par existe aussi, par étant la préposition non-marquée. La seule exception qui existe est connaître, et le fait même qu'il existe seulement un verbe de ce type indique clairement qu'il vaut mieux le traiter comme une exception (cf. pp. 224-225).

9.5 Quelquefois, les exemples choisis pour illustrer les règles ne sont pas sans défauts, et on peut souvent en trouver de meilleurs, comme, par exemple, pour ce qui est de la signification de l'opposition «sens propre» - «sens figuré» par rapport au passif (p. 85):

(1) Paul mérite cette récompense.

(2) Ce problème mérite une grande
attention.

La forme passive correspondant à (1) existe, mais pas celle correspondant à (2). Il y a cependant deux différences entre (1) et (2). D'une part, le sujet, et, d'autre part, le déterminant de l'objet. Ceci n'est pas très heureux, les phrases à sujet indéfini n'étant acceptables que dans des circonstances spéciales. Mais, en gardant Paul comme sujet et en changeant le déterminant de l'objet, on obtient une phrase qui a toujours le sens figuré et qui n'a pas de forme passive:

(3) Paul mérite la plus grande attention.

(4) *La plus grande attention est
méritée par Paul.

De même, il vaut mieux remplacer son
visage par Paul dans l'exemple suivant, de
sorte qu'on obtient:

(5) Paul respire la santé.

(6) *La santé est respirée par Paul.

9.6 II n'est pas sûr qu'il s'agisse de la même règle dans les exemples suivants (p. 93), où la transformation de [Miroir] devrait jouer (mise à part la question de savoir si cette transformation est adéquate ; pour une discussion de ce problème, voir Ruwet 1975):

(1) Cette question correspond à cette
réponse.
A cette réponse correspond cette
question.

(2) Une chemise à fleurs sort de son
pantalon.
De son pantalon sort une chemise à
fleurs.

En (1), on a affaire à un complément d'objet indirect, alors qu'en (2), on a un complément circonstanciel. Cette différence ressort nettement des phrases suivantes, où ces compléments ont été mis hors de la phrase:

(1') A cette réponse, cette question y
correspond.

(2') De son pantalon, une chemise à
fleurs sort.

9.7 Les symboles Nq et Npc sont utilisés
à la page 132. Ils sont cependant assez
difficiles à déchiffrer pour le lecteur parce

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qu'ils ne sont expliqués qu'à la page 193 (les Nq sont des substantifs tels que attention, comportement, connaissance, etc., et les Npe sont des substantifs «partie du corps»).

9.8 A propos des variations prépositionnelles (pp. 137-138), Gross propose une règle assez étrange. En partant de (1), on efface dans l'un des cas force de et dans l'autre à force pour expliquer l'alternance à - de en (2) et (3):

(1) Paul ennuie Marie, à force de faire
cela.

(2) Paul ennuie Marie, à faire cela.

(3) Paul ennuie Marie, de faire cela.

L'ennui, c'est qu'on a affaire à deux constructions différentes n'ayant pas le même sens. En (3), on peut par exemple introduire l'infinitif passé, ce qui est exclu en (2). Cette solution a donc précisément le caractère algorithmique que Gross reproche aux analyses transformationnelles d'avoir souvent (p. 4ó).

9.9 demander connaît deux constructions fondamentales (p. 144). Si le sujet est non-humain, on a (1); s'il est humain, on a (2):

(1) Cette affaire demande à (ce que
Psubj + Vo Q).

(2) Paul demande à Marie (qu'elle
vienne -j- de venir).

Si l'on supprime le complément d'objet
indirect en (2), l'infinitive n'a plus de,
mais à:

(3) Paul demande à être examiné de
près.

C'est pourquoi Gross relie (4), qui correspond
à (3), à (1), et non pas à (2):

(4) Paul demande qu'on l'examine de
près.

Il est cependant plus juste de relier (4) à (2), étant donné que les sens de ces deux phrases sont apparentés: dans toutes les deux, on «dit quelque chose». La seule difficulté, c'est l'alternance à - de, mais, comme cette alternance dépend étroitement de la présence du complément d'objet indirect, cela ne pose pas de difficultés insurmontables, quoique Gross n'aime pas cette solution (p. 28).

9.10 Gross montre d'une façon très intéressante que savoir et connaître sont en distribution complémentaire (pp. 149-150). est d'ailleurs possible d'étendre cette analyse à d'autres exemples:

Je ne lui connaissais pas d'amis.

Je ne savais pas qu'il avait des amis.

10. Il n'est naturellement pas possible de rendre justice à un ouvrage aussi volumineux dans le cadre d'un simple compte rendu, et nous avons dû laisser de côté nombre de problèmes intéressants. Gross a eu le rare mérite de s'attaquer à des matériaux très vastes, et de montrer par là l'importance d'une solide documentation pour des études linguistiques. Les études transformationnelles ont trop souvent souffert d'avoir été fondées sur des matériaux trop restreints. Il y a aussi quantité de problèmes qu'on ne peut guère aborder sans avoir recours à des études quasi exhaustives. On peut par exemple donner beaucoup plus de substance à la notion d'exception en se fondant sur de telles études. Nous ne pouvons donc que recommander la lecture de ce livre à tous ceux qui s'intéressent à la syntaxe des verbes en particulier, et à la linguistique en général.

Copenhague

Note. Je voudrais remercier Michael Herslund,Ebbe
Spang-Hanssen et Cari Vikner
d'avoir bien voulu lire et commenter la

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première version de ce compte rendu. Je suis aussi redevable aux collègues qui ont participé au séminaire de M. Spang-Hanssensur le livre de Gross, et aux étudiants de mon cours sur la syntaxe du verbe. Les nombreuses discussions nées de ces rencontres m'ont considérablement aidé à comprendre cet ouvrage.

Bibliographie

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sémantique. Le Seuil, Paris.

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Saussure. Seghers, Paris.

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Ruwet, Nicolas (1975) «Les phrases copulatives en français (première partie)», Recherches Linguistiques n° 3, Paris VHI-Vincennes. Paris, pp. 143-191.