Revue Romane, Bind 12 (1977) 2

Henri Coulet : Marivaux Romancier. Essai sur Vesprit et le cœur dans les romans de Marivaux. Paris, Armand Colin, 1975. 538 p.

Merete Grevlund

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Henri Coulet, dont Le Roman jusqu'à la Révolution (1967) demeure le fleuron de la Collection U, chez Armand Colin, publie, chez le même éditeur, sa thèse sur Marivaux Romancier. Non pas exactement sur «les romans de Marivaux»: l'unité de l'étude réside dans l'analyse d'une vocation de romancier (distincte de celle de l'homme de théâtre ou du journaliste) atteignant maturité et maîtrise à travers une production disparate et même hétéroclite.

Deux chapitres préparent l'entrée en matière proprement dite. Ne soyez pas ce lecteur impatient à qui l'auteur propose de sauter les Dates préliminaires qui en forment le premier: il est passionnant. Ne vous privez pas non plus des Attaches du second: il éclaire les appartenances sociales de Marivaux (bourgeoisie de finances et d'offices; aristocratie) et situe - rapidement - son œuvre romanesque dans la production contemporaine: Lesage, Prévost, Crébillon, Rousseau.

Agençant ensuite son travail sur les grands axes de la réflexion du romancier, H. Coulet, dans les chapitres 111 à Vili (Belles âmes; L'Esprit et le Cœur; Premières personnes; Mémoires; Anatomie; Technique) fait alterner l'étude du cœur et de l'esprit avec celle des formes narratives. L'analyse de chaque roman se trouve ainsi répartie sur plusieurs chapitres, mais peut être, au besoin, facilement rassemblée.

Alors que le lecteur moderne connaît surtout les réussites des années 1730, La Vie de Marianne et Le Paysan parvenu, il convient de rappeler que la carrière de Marivaux romancier a commencé par les furieuses aventures baroques des Effets surprenants de la sympathie (1713-1714), imitation sérieuse du roman héroïque et sentimental du siècle précédent, pour se poursuivre par une variété de romans satiriques qui prennent le contrepied de ce même roman. Et c'est Pharsatnon ou les folies romanesques (appelé aussi le Don Quichotte moderne), La Voiture embourbée et le Télémaque travesti (c'est-à-dire une transposition dans le registre burlesque des «nobles» Aventures de Télémaque de Fénelon), pour ne mentionner que les plus importants. (Les Œuvres de jeunesse sont accessibles dans une édition publiée chez Gallimard en 1972.)

Il est évident que la convention littéraire -qu'elle soit de fidélité ou de contestationtient une trop grande place dans les romans de jeunesse pour que Marivaux puisse déployer ses dons d'observation et de réflexion morale. Ceci dit, Henri Coulet détecte tout de même, dans ces ouvrages anachroniques dès leur conception, quelques graines d'avenir:

Il apparaît ainsi que si, dans Les Effets surprenants de la sympathie, Marivaux sacrifie à une psychologie et à une narrationdéjà archaïques, il y ébauche aussi une critique de la «belle âme» romanesque,faite de stéréotypes et - bien que parlant traditionnellement à la première personne pour raconter son histoire pathétiqueou rocambolesque - sans vraie intériorité et «temps humain». En intervenantpériodiquement dans le récit pour discuter avec la dame à qui il l'adresse, l'auteur fournit à l'illusion romanesque une nécessaire contrepartie lucide, et donneun

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neunpremier exemple de construction sur «double registre». Celui-ci est également mis à contribution dans les ouvrages satiriques où l'auteur opère la démythificationdu héros par le recours au registre burlesque et, plus profondément, en montrantce héros victime (consentante) d'une immense vanité de paraître.

Quelques histoires vécues, recueillies dans Le Spectateur français (1721-1724), fourniront l'étape intermédiaire entre le roman de l'aventure et le roman de l'expérience. Il est naturel, en effet, dans ce périodique inspiré du modèle anglais, d'équilibrer la narration par un commentaire étendu. V'Histoire de Vlnconnu et celle de la Dame âgée montrent ainsi un troisième avatar du double registre et permettent à Marivaux d'expérimenter, sur une petite échelle, la formule qui servira pour Marianne et Jacob.

Dans La Vie de Marianne et Le Paysan parvenu, la présence explicite de l'auteur dans l'œuvre est enfin supprimée, et c'est le récit à la première personne qui se trouve, lui-même, réparti sur deux registres ou niveaux, de sorte que l'action et la réflexion appartiennent à la même voix. Le personnage y gagne profondeur et ambiguïté, et c'est désormais, à travers les compromis de l'émotion et de la lucidité, un caractère qui s'anime et une vie qui se joue.

Ayant ainsi découvert le chiffre d'un nouveau romanesque sérieux en quoi se combinent le prestige de la destinée individuelle et l'investigation de la réalité contemporaine, pourquoi Marivaux a-t-il laissé inachevées les histoires de Marianne et de Jacob? L'un des plus grands mérites de Henri Coulet est de mettre en lumière «les présupposés philosophiques de l'imaginaire chez Marivaux» (p. 457) en étudiant l'héritage des moralistes classiques, et notamment de Malebranche. A cet égard, le chapitre intitulé Anatomie m'a paru le plus instructif de tout le livre. Il en ressort que si Marivaux leur doit la conviction que «la connaissance de soi est le couronnement de la vie morale» (p. 155), donc la vision dynamique d'un moi en perpétuel dépassement de soi, il n'en est pas moins entravé par leurs systèmes d'interprétation fixistes qui remontent à Aristote en passant par Descartes et saint Thomas. Il n'arrive pas à y loger ce qu'il faut bien appeler une conception plus moderne, pragmatique, du moi. Il en va de même en ce qui concerne le devenir social du Paysan et de l'Orpheline: ne pouvant inventer une nouvelle société pour eux, Marivaux renonce à les mener audelà de l'apprentissage. «Veut-on connaître le vrai dénouement du Paysan parvenu et de La Vie de Marianne! Le fermier général Jacob épouse la noble demoiselle Marianne, qui laisse son titre hérité pour un titre acheté. (...) Mais Marivaux n'a pas voulu ce dénouement ...» (p. 50).

Marivaux Romancier ne m'inspire que deux ou trois réserves insignifiantes: quelques redites; une utilisation un peu désinvolte de l'expression «streamofeonsciousness», qui passe presque inaperçue sous iT appellation française «courant de conscience» (p. 180); quelques pages (sur l'espace romanesque) qui sentent un peu le pensum universitaire . . . (mais celles qui concernent le temps dans le roman sont excellentes!).

Je reste confondue devant l'abondance et la richesse des notes. Pour deux qui m'ont paru un peu vétilleuses ou prolixes (p. 374, note 108; p. 454, note 102), plusieurs centaines proposent des rapprochements éclairants, rendent compte d'amples investigations annexes, ouvrent de nouvelles voies de recherche.

«Lecteur, je ne veux point vous tromper».Comme le Spectateur français, Henri Coulet s'était, d'entrée en jeu, mis sous une double obligation d'intelligence et de loyauté. Il l'a parfaitement honorée. C'est

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une chance pour Marivaux et un bonheur
pour tous ceux qu'intéresse le dix-huitième
siècle français.

Copenhague