Revue Romane, Bind 12 (1977) 2

Pour enseigner le français, présentation fonctionnelle de la langue, sous la direction de Mortéza Mahmoudian. Paris, PUF, 1976. XXVI + 428 p.

Hanne Martinet

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Mortéza Mahmoudian et son équipe, constituée d'enseignants de français, présentent une mise en application de la théorie fonctionnelle au système de la langue française sous l'angle synchronique. Cet ouvrage s'adresse aux enseignants de tous les niveaux et peut être utilisé par ceux qui n'ont pas eu de formation linguistique préalable. Il est le résultat de cinq années de travail constamment accompagnées d'expérimentations pédagogiques dont le détail figure dans des fascicules parus ou à paraître de «Recherches Pédagogiques» sous l'égide de l'lnstitut National de Recherches Pédagogiques. Dans cet ouvrage, qui ne vise pas à présenter de façon exhaustive les structures de la langue, on a cherché en priorité à offrir un cadre de réflexion aux enseignants de français en France.

On nous offre pour la première fois une présentation d'ensemble des problèmes de linguistique française dans le cadre de la théorie fonctionnelle d'André Martinet, dont on trouve les toutes premières esquisses au chapitre 4 des Eléments de linguistique générale et qu'il a approfondies par la suite dans divers articles groupés aujourd'hui dans Studies in Fu national Syntax (Munich, Wilhelm Finck, 1975).

Avant de passer à l'ouvrage lui-même, il me paraît indiqué de rappeler les fondements de l'analyse fonctionnelle des langues.

A la base de la théorie fonctionnelle se trouve l'affirmation que toute langue est un instrument de communication et que communiquer «c'est, à l'aide de quelque chose de manifeste, rendre compte de quelque chose qui ne l'est pas.» (p. 21). On recherchera donc les conditions auxquellestoute langue «doit satisfaire pour assurer ia communication comme clic le fait.» (p. 6). Dans les énoncés, les opérationsde communication révèlent une double articulation: tout énoncé est constituéd'une

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tituéd'unesuccession articulée d'unités significatives - les monèmes - dont la face perceptible présente une succession d'éléments distinctifs - les phonèmes. La commutation permet de dégager les unités qui sont en opposition, c'est-à-dire qui représentent à chaque point de l'énoncéun choix, et c'est le choix qui fonde la pertinence linguistique. C'est-à-dire que seuls sont pertinents les éléments qui entrenten opposition: dans il faut ouvrir la porte, /uvrir/ véhicule une information spécifique qui s'oppose à /fermé/ par exemple.

Tout cela comporte deux implications. D'abord que la linguistique fonctionnelle se veut à la fois théorique et empirique, c'est-à-dire qu'elle tient compte du rapport dialectique qui existe entre l'empirique - ce qui précisément est manifeste - et le théorique, car l'étude de l'empirique repose sur des principes théoriques, et les principes théoriques sur des données empiriques. Ainsi, les auteurs ont conçu la pratique de l'enseignement du français comme un domaine d'application et de vérification. La collaboration établie entre linguistes et enseignants a enrichi les vues théoriques et fondé théoriquement la pratique pédagogique.

Dans l'examen auquel je vais procéder ci-dessous, je ne commenterai pas les questions relatives à la phonologie et à la phonétique, les principes fonctionnels de description des traits phoniques étant aujourd'hui généralement connus. C'est ce que les auteurs désignent comme la monématique qui va retenir notre attention.

La structure monématique leur paraît résulter du fait que la combinaison absolument libre des monèmes n'est attestée dans aucune langue, ou, en d'autres termes, que «la combinaison des monèmes est soumise à des restrictions. » (p. 74). L'étude des combinaisons concerne le monème comme un tout, signifié et signifiant, et permet de l'identifier comme appartenant partenantà une classe. L'étude des variations, elle, concerne soit leur forme (le signifiant), soit leur sens (le signifié). Prenons le monème «imparfait»; l'examen de ses combinaisons le caractérise comme des modalités verbales (qui forment un inventaire restreint). L'étude de ses variations révèle que, selon les contextes, son signifiant aura la forme /-è/ {je mangeais), ou la forme /-i-/ {nous mangions). Son signifié varie lui aussi selon les contextes lorsqu'on passe de l'énoncé // venait tous les jours («imparfait itératif») à // dormait lorsque . . («imparfait de concomitance»). On remarquera qu'on retient ici la terminologie traditionnelle «imparfait», mais qu'on la place entre guillemets pour montrer qu'on ne lui attribue aucune valeur définitoire, le terme étant utilisé uniquement à des fins pragmatiques et pédagogiques.

Le traitement de la syntaxe se fonde sur la notion de fonction: la fonction est le rapport qui «existe entre chaque élément et l'énoncé dans son ensemble» (p. 76). La fonction d'un monème est le produit de deux facteurs: le noyau auquel il se rattache et la relation qu'il entretient avec le noyau. Ceci permet de distinguer:

- des monèmes unirelationnels et uninucléaires {mon, «pluriel», -ait, etc.) qu'on appelle les modalités (qui sont verbales ou nominales).

- des monèmes unirelationnels et plurinucléaires
{bien, très, etc.) qu'on appelle
les autonomes.

- des monèmes plurirelationnels et plurinucléaires
{bois, Paul, etc.) qu'on appelle
les dépendants.

Le plan de l'étude grammaticale comporte

1) une étude des combinaisons, subdivisée en a) un classement: l'identification d'inventaires des unités et la présentation de chaque classe ainsi isolée, et

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en b) une syntaxe: l'identification des
rapports variables entre les monèmes, et

2) Vexamen des variations, en premier lieu la morphologie, c'est-à-dire l'examen des variations des signifiants des monèmes, et, en second lieu, la sémantique, à savoir la connaissance du signifié des monèmes et de ses variations.

On notera que c'est sous la rubrique «Morphologie» que sera traitée, par exemple, la variation de la position des monèmes respectifs lorsqu'on passe de Ainsi va le monde à Le monde va ainsi. C'est-à-dire que «Seules ressortissent à la morphologie les variations du signifiant qui ne correspondent pas à une différence dans le signifié» (p. 97). Cela ne veut pas dire que les considérations morphologiques, voire sémantiques, reçoivent nécessairement un traitement moins approfondi que celui qui est accordé au classement des monèmes et à l'examen des faits syntaxiques. Il faut simplement retenir que le fonctionnement du langage comme instrument de communication opère avec le signe comme un tout. Les variations des signifiants dont traite la morphologie, conçue dans une optique où la notion de mot ne joue aucun rôle, ne sont que des complications, qu'il est indispensable de connaître si l'on veut manier la langue de façon satisfaisante, mais qui ne contribuent pas aux fins dernières du langage.

Pour illustrer la façon dont on aborde les problèmes syntaxiques, j'esquisserai le traitement que l'on donne à la fonction sujet, (p. 157). Etant donné son importance dans la constitution de renoncé minimum, elle est tout d'abord définie dans les Généralités; on traite ensuite de sa Morphologie, c'est-à-dire, dans ce cas, des faits de position qui assurent son identification, puis, dans le chapitre Combinaison, des monèmes qui peuvent assumer cette fonction, et, finalement, dans la Sémantique, tique,on souligne le fait que, bien souvent, seul le sens des éléments constituants permet d'identifier le monème qui assume la fonction sujet. On agit de manière identique pour les autres fonctions, objet, attribut, passif, attribut de l'objet, épithète et apposition.

Les classes d'unités sont donc décrites et délimitées en partant du signe comme un tout, et leur classification est effectuée sur la base de leurs latitudes combinatoires. Celles-ci priment les critères morphologiques et sémantiques.

Pour terminer, je vais brièvement exposer comment on traite du genre et du «pluriel», deux catégories qui sont traditionnellement mises sur le même plan et traitées aux paragraphes du substantif, de l'adjectif, etc., comme étant toutes deux des faits de morphologie. Or, en linguistique fonctionnelle, on considère qu'on a là deux entités absolument différentes l'une de l'autre. Le «pluriel» est un monème (unirelationnel et uninucléaire) appartenant à la classe des modalités nominales et ceci parce qu'il fait l'objet d'un choix spécifique de la part du locuteur (par opposition au singulier). Le genre, lui, n'est pas un monème (ou une opposition de monème) puisque «l'inventaire des substantifs est divisé en deux classes morphologiques, les «masculins» et les «féminins»», (p. 289). Il ne peut donc pas faire l'objet d'un choix.

II est malheureusement impossible, dans le cadre d'un compte rendu, de donner une description exhaustive de cette premièreprésentation fonctionnelle de la langue. Je conclurai en disant que le vif intérêt que suscite sa lecture réside dans le fait qu'il ouvre de nouvelles perspectivespouvant conduire à la rédaction de nouvelles grammaires de la langue pour les Français, mais également pour les étrangers, car il nous livre une méthode de travail approfondie reposant sur des

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fondements qui diffèrent sensiblement de ceux des grammaires traditionnelles et une vue d'ensemble des problèmes que représente l'enseignement d'une langue.

Copenhague