Revue Romane, Bind 12 (1977) 2

François Dell : Les règles et les sons. Introduction à la phonologie generative. Paris, Hermann, 1973. 286 p.

Chantal Lyche

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L'ouvrage de D. est le premier traité de phonologie generative écrit en français - mis à part la traduction française de SPE. Il n'est pas besoin d'insister sur la nécessité d'une telle présentation, qui répond d'ailleurs à toutes les espérances, étant à la fois une initiation à la théorie et permettant au lecteur d'être, par la suite, à même de suivre des démonstrations plus complexes. La division est bipartite: les «notions fondamentales» de la théorie sont d'abord exposées, après quoi l'auteur étudie quelques «questions de phonologie française». Chaque partie comprend trois chapitres.

On ne saurait trop insister sur l'excellencedu premier chapitre, qui est un exposéthéorique général. La notion de «grammaire», par exemple, y est clairementdéfinie, et D. n'entre dans aucune polémique contre les approches taxonomiques.Les relations entre langages formelset grammaire sont brièvement décrites.«L'organisation des grammaires» proposée par D. a pour base théorique le modèle de Chomsky 1965. La composante

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phonologique et la composante syntaxique sont très judicieusement reliées à l'aide du phénomène de liaison; deux types de frontières de mot sont alors envisagées: les frontières fortes (# #), qui interdisent la liaison, et les frontières faibles (#), qui l'autorisent. Ce découpage des constituantsen mots ne représente pas, selon D., un usage abusif de la graphie, mais est nécessité par les faits de prononciation. D. ne justifie pas cette affirmation, ce que l'on aurait pu souhaiter vu le renouveau de faveur dont bénéficie, en phonologie generative, la théorie de la syllabe.

Dans le deuxième chapitre («Des structures superficielles aux représentations phonétiques»), D. expose d'abord en détails le système des traits pertinents et donne certaines notions phonétiques de base. La classification adoptée par D. diffère sensiblement de celle pour laquelle ont opté Chomsky et Halle dans SPE. C. et H., rappelons-le, regroupent les traits pertinents en plusieurs grandes classes: « Major-Class features » (sonorant, vocalic, consonantal), «Cavity features» {coronal, anterior, tongue-body features .. .), «Secondary apertures», « Manner of articulation features». Le grand avantage d'une telle présentation est qu'elle indique explicitement que consonnes et voyelles sont décrites à l'aide des mêmes traits pertinents. Le modèle diffère de celui de Jakobson, mais l'esprit en est le même. La classification de D., à l'exception de la notion de syllabicité, est celle que l'on retrouve dans les ouvrages plus traditionnels. De ce fait, D. est appelé à reprendre certains traits sous différentes rubriques: [haut], [bas], [arrière] apparaissent aussi bien sous «timbres vocaliques» que sous «consonnes: lieu d'articulation». D. montre ensuite comment les traits pertinents qui caractérisent chaque son d'une langue sont tirés d'un ensemble de traits universels. Ces sons sont «les manifestations d'entités sous-jacentes plus abstraites, les phonèmes». nèmes».On peut regretter ici l'absence d'une définition plus rigoureuse du phonème. Il est clair que D. ne veut pas opposer le phonème systématique au phonème taxonomique. Mais cette attitude aboutit à une certaine ambiguïté et à une certaine inexactitude. Il donne ainsi comme exemple de phonème le [xf du français (deux réalisations [r], [r]) et le /i/ (deux réalisations [i], [j]). Pour rendre compte du dévoisement des sonantes, il postule la règle (1) (p. 67):

«Les segments [-f- son, ~- syll] sont
non-voisés au voisinage immédiat d'un
segment [-h voix]»;

ex.: cette loi [setjwa]

la loi [lalwa]

De même, la règle (2):

«Les segments [+ son, + haut] se prononcent [-r syll] lorsqu'ils précèdent immédiatement une voyelle qui appartient au même mot»,

rendra compte des réalisations de /i/:

je manie [mani]

vous maniez [manje]

La question qui se pose ici est la suivante: ces deux règles sont-elles du même type? Dans le premier cas, il faudrait plutôt parler de «low-level phonetic rule», et de règle phonologique dans le second. Schane 1971 a montré que le niveau de représentation appelé «systématique phonétique» correspondait en fait au niveau «taxonomique phonémique». Ainsi, la règle (2) a sa place dans la composante phonologique, ce qui n'est pas le cas pour la règle (1).

D. envisage ensuite la composante de rajustement, la composante phonologique et les relations entre les deux. Son exposé est d'une grande clarté, facile à suivre, ponctué d'exemples bien choisis. Nous sommes très conscient que, dans un tel ouvrage d'introduction, certains raffinementsde

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mentsdela théorie n'ont pas leur place. Pourtant, traitant les morphèmes à supplétion,D. aurait pu introduire la notion de règle phonologique naturelle vs. règle phonologique non-naturelle. La relation entre aller et irez est-elle la même que celle entre nager et natation? Prenons le cas de cheval ~ cavalier: il semble bien que, pour D., nous avons là un autre cas de morphème à supplétion, et pourtant cette alternance n'est pas isolée (chenal ~ canal, chemise ~ camisole). Cette notion de règle phonologique naturelle implique aussi qu'un phénomène n'est pas seulementconsidéré à l'intérieur d'un système de langue donné, mais à un niveau universel.

Pour ce qui est de l'application des règles phonologiques, D. s'en tient à la théorie d'application successive esquissée dans SPE. Il met en parallèle des fragments de grammaire avec application ordonnée des règles et avec application simultanée. Une petite remarque s'impose ici: si les règles de la composante phonologique sont ordonnées les unes par rapport aux autres lorsqu'elles s'appliquent à un «input», elles s'appliquent «simultanément en tous les points de l'input». On ne voit pas alors comment la règle suivante du Kongo va pouvoir rendre compte des formes où plusieurs voyelles d'un input lui sont soumises (p. 89):

HARM (harmonie):


DIVL6414

ex.: /veng +um +w +is +is +a/ ->

[vengo mwesesa]

Il est clair que la règle ainsi donnée ne peut affecter que le premier segment (/u/). Nous avons ici un exemple très net où il faut proposer l'application itérative d'une règle. Le même argument peut être repris pour la règle du Yawelmani donnée à la page 146.

Ce deuxième chapitre recouvre tous les concepts fondamentaux de la phonologie generative (la dernière section traite de la redondance lexicale). Les quelques remarques très secondaires que nous nous sommes permises ne doivent pas cacher tous les aspects positifs de ce chapitre.

Le troisième chapitre traite quelques règles du Zoque et les voyelles du Yawelmani. Les règles du Zoque représentent une sorte d'échantillon de la composante phonologique: différents types de règles sont décrits (palatalisation, métathèse), et l'ordre de ces règles est longuement discuté. L'analyse des voyelles du Yawelmani est celle donnée par Kisseberth 1969. D. adopte la notation Co quand une ou plusieurs consonnes peuvent précéder ou suivre un autre segment. Toute règle qui, dans sa représentation, contient Co est alors une abréviation pour un ensemble infini de règles. Il est alors facile de voir le problème posé par un tel mécanisme. Impossible, en effet, de savoir si un segment peut être affecté ou non par cette règle, car il faut considérer un ensemble infini de règles. A la fin de chaque analyse (celle du Zoque et celle du Yawelmani), D. aborde certains problèmes plus généraux: comment rendre compte des exceptions (la solution qu'il offre est celle de SPE), la justification des règles phonologiques (ici il s'agit plus précisément d'une règle de neutralisation abolue), la «simplicité» de la grammaire, les rapports entre phonologie et morphologie.

La deuxième partie de l'ouvrage est intitulée «Questions de phonologie française»: il s'agit là surtout du traitement du e muet. Dans le premier chapitre, D. défend l'existence d'un schwa dans les représentations sous-jacentes; le deuxième chapitre traite surtout l'alternance [s], [e], 0, et le dernier envisage les différentes règles d'effacement.

Le premier chapitre est une analyse de
la variation de genre des adjectifs en

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français, ainsi qu'une analyse du pluriel. D. montre comment la forme du masculin de l'adjectif peut être déduite de celle du féminin. Il faut pour cela postuler l'existenceau féminin d'un schwa sous-jacent, afin d'empêcher la règle de troncation de prendre effet. Ce schwa sous-jacent sera le morphème du féminin:

TRONC (p. 182):


DIVL6432

Notons ici que les phénomènes de genre et de nombre doivent être pris en considération par la même analyse, car, dans les deux cas, nous constatons la chute d'une ou de plusieurs consonnes. Comme exemple nous prendrons les représentations phonologiques des variantes de l'adjectif petit:

petite /pstit +s/

petites /patit +a+z/

petit /patit/

petits /potit +z/

Le morphème du pluriel a comme seule représentation phonologique /z/. La règle de troncation rend compte de la chute de /z/ et de son maintien dans ics cas de liaison. De même, la désinence du féminin est /a/ dans tous les cas (même ¡à où le masculin et le féminin ont la même forme phonétique : flou, floue). Le domaine d'application de TRONC est très étendu et ne se limite pas aux phénomènes de liaison. TRONC rend aussi compte de la chute du /t/ et du /z/ final dans [# patit + z # ami + z # #/, de la chute du /t/ dans /# patit # klu # #/. Mais cette règle est peut-être trop générale: considérons l'adjectif premier, féminin première; la forme sous-jacente du masculin sera sans doute /# pramier #f, le /r/ final étant [+ son] ne sera pas affecté par TRONC; la représentation phonétique devrait donc être [pramjer], ce qui est la forme du féminin et non celle du masculin. Schane 1973 donne une longue série d'exceptions systématiques à cette règle. Il n'en reste pas moins que ces analyses du féminin et du pluriel sont Jes seules possibles: elles s'imposent par leur généralité et par leur pouvoir explicatif.

Nous avons jusqu'ici indiqué une voyelle sous-jacente /a/; c'est la forme que propose D., bien que, pour lui, la réalisation phonétique en soit [œ]. Mais dans la mesure où nous avons les alternances du type: nous devons, nous devons, ce son [œ] ne peut dériver d'une voyelle /œ/, car cela impliquerait des alternances systématiques. Or, [zno] n'est pas une réalisation possible du mot jeunot. Les traits distinctifs de /a/ ne sont nulle part précisés ; l'existence de ce phonème est nécessaire pour rendre compte des alternances voyelle — 0, mais sa nature phonétique ne serait pas pertinente. Dérivent de /a/ non seulement certains [œ] qui alternent avec 0, mais aussi certains [8] qui alternent avec [œ]. Comme D., nous indiquerons les [œ] qui dérivent de /a/ par [a]. Considérons, par exemple, les formes Genève, genevois:

Genève: /zanava/
deux réalisations possibles
[zanev], [znev]
genevois: /zanavwa/
deux réalisations possibles
[zanavwa], [zsnvwa]

Nous constatons ici une alternance [a], [g], 0. D. s'en tient à ce type d'alternances: il ne considère pas des formes comme dois ~ devons, viens ~ venons, chien ~ chenil, main •—• menotte manette, poil <~~> peler ~ épilation, morceau ~ morceler. Il rejette les deux premières alternances comme «sporadiques». Mais, à la différence des précédentes, la dernière alternance est assez productive, et D. aurait dû prendre ces formes en considération. Il ne faut pas oublier pourtant que, pour D., les règles qui affectent schwa sont des

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règles tardives et qu'au moment où elles prennent effet, la composante phonologique, à partir d'une même forme sousjacente, aurait déjà pu dériver des formes comme /morso/, /morsole/, que D. prendrait comme point de départ pour ses dérivations. Nous voulons seulement souligner ici que l'analyse de D. laisse dans l'ombre un certain nombre de problèmes: schwa existe-t-il également à un niveau plus abstrait de la composante phonologique? Ce que l'on a appelé «e muet» dérive-t-il toujours du même phonème sous-jacent? C'est ce que l'analyse de D. nous porterait à croire, mais si, comme nous le pensons, ce phonème /a/ n'est qu'une représentation intermédiaire, il est fort possible qu'il dérive de phonèmes plus «profonds». Une telle optique est nécessaire si l'on veut rendre compte d'une longue série d'alternances: d'abord celle que nous avons mentionnée plus haut: morceau ~ morceler, mais aussi visible ~ visibilité, cavalier ~ cheval. De plus, la règle E-Ajustement de D. laisse inexpliquées les formes genou ~ génuflexion, gelée ~ gélatine. Dans tous les cas sauf dans le premier, le point commun de ces formes est que la série avec voyelle «pleine» appartient au vocabulaire savant de la langue. Il faut donc conjecturer que D. postulerait deux formes sous-jacentes différentes pour chaque alternance. Ce seraient donc des morphèmes à supplétion. D. devrait défendre cette position théorique dans la mesure où, d'un autre côté, il se permet d'être suffisamment abstrait pour postuler une règle de neutralisation complète: /a/ n'est jamais réalisé à la surface.

Le dernier chapitre du livre donne un ensemble de règles d'effacement de schwa. Les formes phonétiques sont celles du français familier. La chute de schwa est examinée dans les diverses positions de l'unité de mot et dans les suites de mots. Décrire de façon systématique les différents rentscas de la chute de schwa est une tiche presque insurmontable. La démonstration donnée par D. est brillante et très convaincante, et ne laisse de côté que des problèmes secondaires. D. illustre à nouveau la nécessité d'ordonner les règles pour n'obtenir que les suites permises. Lorsqu'il envisage schwa dans les syllabes contiguës, il fait appel à des règles itératives: c'est le même type de règles que nous aurions voulu le voir utiliser dans son étude de l'harmonie vocalique du Kongo et du Yawelmani. Les quelques remarques qui vont suivre ne doivent pas être prises comme une critique de l'analyse de D., mais comme une réaffirmation de la complexité du problème. Il s'agit surtout de schwa dans les syllabes contiguës. Prenons l'énoncé suivant: de ce chemin, il ríen est pas question. Selon les règles de D., on devrait pouvoir obtenir les suites suivantes:

1. d^ ce chemin

2. de ce chemin

3. d^ ce chemin

4. de ci chemin

5. de ce ch/min

Or, 1, 3, 4 ne sont pas des formes phonétiques possibles. La forme de est ici une exception à la règle INI, et l'impossibilité d'obtenir cel chemin est due à des contraintes sur les suites de consonnes possibles. La règle INI rend compte de la chute de schwa à l'initiale du mot derrière une pause: a -> 0 / § C _ (#) C. D'autres contraintes existent sur la règle INI; on dira: vous réprenez vos livres (où VCEi aura pris effet. VCEi: a -> 0 / V #i C _ (#) C) mais Reprenez vos livres. Il existe, de même, des exceptions à VCEr. des chffveux, la chevelure, échev^lé.

Pour ce qui est des monosyllabes, il est clair qu'ils forment une hiérarchie: D. note que la voyelle de ne tombe très facilement;ce phénomène est plus étendu, la suite ce que est toujours prononcée [ska]

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jamais *[sak]; de même, [zsl] est plus fréquent que [zio]. Tous ces faits montrent que si l'analyse de D. est un pas vers une meilleure compréhension de la chute de schwa, elle passe sous silence certains problèmes. Par exemple, une étude systématiquedes divers styles reste encore à élaborer.

Les deux parties du livre sont inégales. La première est accessible à tous, même aux étudiants sans connaissances préalables de phonologie. On peut reprocher aux deux derniers chapitres d'être un peu trop spécialisés. D. aurait pu y être plus «pédagogique» et illustrer le fonctionnement de la composante phonologique à l'aide d'autres phénomènes du français: nasalisation, alternances vocaliques, etc. Les faits corrélatifs au schwa sont parfois confus et peu clairs, et une telle analyse est peut-être trop difficile pour des étudiants d'un niveau élémentaire. Il n'en reste pas moins que nous avons là un excellent livre d'introduction à la phonologie generative, et que D. a su démontrer le pouvoir explicatif de la théorie, même dans le cas de phénomènes débattus depuis plus d'un siècle.

Oslo

Bibliographie

Chomsky, N. 1965. Aspects of the Theory
of Syntax. Cambridge, thè M.I.T. Press.

Chomsky, N. et M. Halle 1968. The
Sound Pattern of English. New York, Harper
and Row.

Kisseberth, C. 1969. «On the Abstractness
of Phonology: Evidence from Yawelmani».
Papers in Linguistics, I: 2.

Schane, S. A. 1971. «The Phonème Revisited».
Language 43, pp. 503-521.

Schane, S. A. 1973. «The Treatment of Piioiiuiugica.l Exceptions: the Evidence from Frenen». In: Issues in Linguistics. Papers in Honor of H. and R. Kahane. B. Krachu, R. Lees, Y. Maikiel, A. Pie-

SPE: Sound Pattern of English.