Revue Romane, Bind 12 (1977) 2

Charles Bovary et La Belle au bois dormant

par

Juliette Frölich

Je veux qu'on l'enterre dans sa robe de noces, avec des souliers blancs, une couronne. On lui étalera ses cheveux sur les épaules; trois cercueils, un de chêne, un d'acajou, un de plomb. Qu'on ne me dise rien, j'aurai de la force. On lui mettra pardessus toute une grande pièce de velours vert. Je le veux. Faites-le. (Flaubert, Œuvres. Bibliothèque de la Pléiade, t. 1, p. 591.)

Telles sont, on se rappelle, les instructions données par Charles pour les funérailles de sa femme. Ces instructions provoquent l'étonnement des personnes de son entourage: «Ces messieurs s'étonnèrent beaucoup des idées romanesques de Bovary» (ibid.). On s'étonne avec raison, semble-t-il, car Charles n'est point censé avoir des idées romanesques. Celles-ci semblent avoir été réservées à sa femme. Dans l'entourage de Charles, il n'y a aucun récit de fiction. Les quelques textes mentionnés sont le journal La Ruche médicale (ibid., p. 347), un vieux volume d'Anacharsis (ibid., p. 299) et les tomes du Dictionnaire des sciences médicales, non découpés (ibid., p. 320). A rencontre d'Emma, Charles ne semble éprouver aucune envie de transformer la réalité en quelque univers de fiction.

Pourquoi alors, tout à coup, ces «idées romanesques»? Pourquoi cette couronne, pourquoi ces trois cercueils, pourquoi ce velours qui est, selon le Dictionnaire des idées reçues (Flaubert, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, t. 2, p. 1023), «le signe de la distinction et de la richesse»? Bref, pourquoi ce désir de donner à sa femme morte tous les aspects d'une princesse de fiction?

Une lecture attentive du chapitre II de la première partie de Madame
Bovary permet de discerner des indices prouvant que les «idées romanesques»
de Charles ne sont pas seulement une manifestation de son deuil, mais

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qu'elles ont pris naissance à un moment de son existence ignoré d'un Homais ou d'un Bournisien. Le chapitre II relate la première rencontre Charles-Emma. Or, la mise en scène de cette rencontre est de nature à favoriser la création, dans l'esprit de Charles, d'une image romanesque d'Emma, image qui ne changera pas et dont le charme s'exercera sur lui tout au long du récit. L'atmosphère dans laquelle baigne le récit, le cadre et les éléments qui en forment le décor frappent par la singulière affinité qu'ils ont avec l'atmosphère, le cadre et les décors des contes de fées. Voici un aperçu de cette mise en scène, telle qu'elle se présente au début du chapitre II (ibid. t. 1, pp. 302/303):

11 fait nuit - un messager réveille le médecin - il apporte une lettre dans laquelle une inconnue appelle au secours - la chevauchée à travers la nuit - Charles risque de s'égarer - rencontre le guide qui lui montre l'entrée de la ferme - et c'est là, sur le seuil de la maison, que l'accueille une jeune femme - Y enchantement est parfait.

A l'encontre du médiocre et du banal qui régissent la vie quotidienne de Charles, voici que le merveilleux, l'insolite font leur apparition. Or, ce merveilleux, cet insolite n'ont pas seulement une singulière affinité de structure et de décor avec la féerie en général : en rapprochant le texte de Flaubert du conte de Perrault La Belle au Bois dormant (Perrault : Contes, Ed. Garnier Frères, Paris 1967, pp. 97-106), je crois discerner des rapports intertextuels frappants entre ces deux textes, de sorte qu'il devient possible de lire le chapitre II de Madame Bovary à la lumière du conte de Perrault.

Rappelons le contenu narratif du conte de Perrault. - Première partie: Une méchante fée qu'on a oublié d'inviter au baptême d'une princesse prédit que celle-ci, devenue grande, se percera la main d'un fuseau et en mourra. Une bonne fée peut adoucir cette prédiction: la princesse est seulement condamnée à dormir pendant cent ans, au bout desquels un beau prince la réveillera et l'épousera. Cette prédiction se réalisera. - Deuxième partie : Le prince cache son mariage et la naissance de ses deux enfants, parce que sa mère est de race ogresse. Mais, quand le roi meurt, il lui succède au pouvoir et présente la Belle et ses enfants. Une guerre l'oblige à quitter sa famille pour un temps indéterminé. Sa mère profite de son absence pour demander qu'on lui serve à dîner successivement les deux enfants de la reine. Son maître d'hôtel réussit, cependant, à la mystifier et à cacher les enfants et la reine. Mais, à la fin, l'ogresse découvre leur cachette et prépare leur mort. Or, au moment où les trois malheureux vont être jetés dans une cuve remplie de vipères, le roi revient. Alors l'ogresse se jette elle-même dans la cuve.

Rappelons ensuite le contenu narratif du texte de Flaubert: En pleine

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nuit, Charles est appelé à une ferme éloignée pour secourir le fermier qui s'est cassé la jambe. Il est accueilli par une jeune femme, la fille du fermier. Charles soigne le malade, et, après un repas en tête-à-tête avec la jeune femme, il rentre chez lui. A partir de cet incident, il revient souvent à la ferme. Sa femme finit par soupçonner quelque amourette et lui interdit d'y retourner. Charles obéit, mais continue à aimer la fille du fermier. A la fin du chapitre survient, sous forme de coup de théâtre, la mort de sa femme. Rapportés ainsi, les deux textes semblent n'avoir en commun qu'une thématiquegénérale: la rencontre miraculeuse de l'amour - cet amour menacé par autrui - enfin, le bonheur devenant possible avec la disparition de l'obstacle. Mais il suffit de comparer les éléments formant le décor de la rencontre pour voir apparaître une similarité étonnante: c'est ainsi que le décor qui environne la ferme des Berteaux se présente comme le reflet du décor où se trouve le château ensorcelé dans La Belle au Bois dormant, décor que Perraultdécrit

... il crût dans un quart d'heure tout autour du parc une si grande quantité de
grands arbres et de petits, de ronces et d'épines entrelacées les unes dans les
autres, que bête ni homme n'y aurait pu passer. (Ibid., p. 100.)

Voici le tableau flaubertien :

Les ornières devinrent plus profondes. On approchait des Berteaux. Le petit gars, se coulant alors par un trou de haie, disparut, puis il revint au bout d'une cour en ouvrir la barrière. Le cheval glissait sur l'herbe mouillée; Charles se baissait pour passer sous les branches. Les chiens de garde à la niche aboyaient en tirant sur leur chaîne. Quand il entra dans les Berteaux, son cheval eut peur et fit un grand écart. (Flaubert, Œuvres, t. 1, p. 303.)

Parfaite identité de décor: il y a la haie, les branches des arbres qui rendent difficile le passage ... Même la peur du cheval de Charles semble être un élément provenant du conte, car Perrault fait éprouver à son Prince charmant un instant de peur au moment de son entrée au château ensorcelé:

II entra dans une grande avant-cour où tout ce qu'il vit d'abord était capable de
le glacer de crainte: c'était un silence affreux, l'image de la mort s'y présentait
partout. (Perrault, pp. 101-102.)

C'est encore une fois le rapport intertextuel avec un élément du décor de La Belle au Bois dormant qui «explique» la présence plutôt insolite d'un «grand lit à baldaquin» (Flaubert, p. 305) dans la salle de la ferme des Berteaux :

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Deux couverts, avec des timbales d'argent, y étaient mis sur une petite table, au
pied d'un grand lit à baldaquin revêtu d'une indienne à personnages représentant
des Turcs, (ibid.)

Dans le conte de Perrault, le Prince trouve la Belle endormie «sur un lit dont les rideaux étaient ouverts de tous côtés» (Perrault, p. 102). Comme dans le texte flaubertien, le lit y est étroitement lié à la table. Dans le conte, les amants passent, en effet, de la table au lit en une seule phrase:

... et après avoir soupe, sans perdre le temps, le grand Aumônier les maria
dans la Chapelle du Château, et la Dame d'honneur leur tira le rideau, (ibid.,
p. 103.)

Chez Flaubert, on le sait, le couple se contente de la table dans cette scène,
malgré la proximité du lit. Mais on se rappellera l'incident qui clôt la scène,
incident dont les connotations erotiques sont évidentes :

- Cherchez-vous quelque chose? demanda-t-elle.

- Ma cravache, s'il vous plaît, répondit-il.

Et il se mit à fureter sur le lit, derrière les portes, sous les chaises; elle était tombée à terre, entre les sacs et la muraille. Mademoiselle Emma l'aperçut ; elle se penche sur les sacs de blé. Charles, par galanterie, se précipita, et, comme il allongeait aussi son bras dans le même mouvement, il sentit sa poitrine effleurer le dos de la jeune fille, courbóe sous lui. Elle se redressa toute rouge et le regarda par-dessus l'épaule, en lui tendant son nerf de bœuf. (Flaubert, p. 306.)

Du décor passons aux personnages. On sait que la Belle du conte de Perrault est une princesse «véritable». Ce qui frappe, dans le texte de Flaubert, ce sont certains éléments qui, dès la première mention qui est faite d'elle, définissentEmma en la situant dans un contexte riche et noble: «Cultivateur des plus aisés» (ibid., p. 303), son père acquiert tout de suite le statut «royal» à l'aide de l'indication légèrement ironique que voici: «II s'était cassé la jambe, la veille au soir, en revenant défaire les Rois (en italique dans le texte!) chez un voisin» (ibid.). Sa fille nous est présentée comme «sa demoiselle»(ibid.). Dès le début du chapitre, Emma apparaît d'ailleurs, aux yeux de Charles, parée de toutes sortes d'attributs appartenant à une classe sociale élevée. La lettre qu'elle envoie au médecin est «enveloppée dans un chiffon» (ibid., p. 302) et présentée «délicatement» (ibid.) par le messager, qui, pourtant, est un «valet d'écurie» (ibid.). La lettre est «cachetée d'un petit cachet de cire bleue» (ibid.), cachet autrement raffiné que «les pains à cacheter» (ibid., p. 299) dont se servait Charles au collège pour fermer les lettres qu'il adressait à sa mère. Le style de la lettre est, lui aussi, celui d'une

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«demoiselle» puisqu'on y «suppliait» M. Bovary de venir. Dans un passage supprimé dans la version définitive de Madame Bovary, Flaubert insiste encoresur la finesse de l'écriture et du papier: «Cette lettre, cachetée d'un petit cachet de cire bleue et écrite à la hâte, en belle anglaise courante sur du papier fin sentant le musc . . . (G. Flaubert, Madame Bovary, nouvelle version, Corti, Paris 1949, p. 151).

Le procédé qui consiste à caractériser la fille du fermier par des éléments
«princiers» est repris un peu plus loin dans le texte, au moment où Flaubert
met en jeu l'incident de la piqûre magique:

Perrault: Elle n'eut pas plus tôt pris le fuseau que comme elle était fort vive, un
peu étourdie, et que d'ailleurs l'Arrêt des Fées l'ordonnait ainsi, elle
s'en perça la main, et tomba évanouie. (Perrault, p. 99.)

Flaubert: Emma tâchait à coudre des coussinets. Comme elle fut longtemps avant de trouver son étui, son père s'impatienta; elle ne répondit rien; mais, tout en cousant, elle se piquait les doigts, qu'elle portait ensuite à sa bouche pour sucer. (Flaubert, p. 304.)

Chez Perrault comme chez Flaubert l'incident de la piqûre est le résultat du moins partiel du comportement de la jeune fille. Perrault note que sa Belle est «un peu étourdie»; Flaubert, de son côté, évoque la situation d'un père irrité, impatient, et de sa fille qui, rendue nerveuse, n'arrive pas à concentrer son attention sur l'ouvrage. Dans les deux textes aussi, l'effet de la piqûre est le même : ici et là cette piqûre produit un enchantement, agit comme un charme. Mais, dans le conte, ce charme s'exerce sur la Belle, tandis que, chez Flaubert, il agit sur Charles sous la forme d'une fascination irrésistible pour Emmal. Voici que Charles ne peut plus détacher les yeux de sa Belle:

Charles fut surpris de la blancheur de ses ongles. Ils étaient brillants, fins au
bout, plus nettoyés que les ivoires de Dieppe, et taillés en amande. (Flaubert,
p. 304.)



1: Emma n'est donc pas la princesse endormie qui se réveillera au baiser du Prince. Ou bien est-elle tout de même une «Belle au bois dormant» - dormant debout, il est vrai - rêvant d'un Prince charmant? Il semble que le conte se réalise uniquement pour l'un des protagonistes, Charles: «à présent, il possédait pour la vie cette jolie femme qu'il adorait» (p. 322). Emma, au contraire, sera déçue par le baiser du Prince et voudra se rendormir, pour persister dans son rêve. Cela est confirmé par le fait que Flaubert introduit une seconde fois dans son récit l'incident de la piqûre. Juste avant de quitter Tostes, Emma fait des rangements dans un tiroir. Alors «elle se piqua les doigts à quelque chose. C'était le fil de fer de son bouquet de mariage» (p. 353).

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Ce regard ébloui, envoûté, passera des ongles aux mains, aux yeux de la jeune femme, pour finalement rencontrer un regard qui «arrivait à vous avec une hardiesse candide» (ibid., p. 305). Plus loin, Charles remarquera que le cou de la jeune femme «sortait d'un col blanc, rabattu» (ibid.). Ce petit détail du col joue aussi un rôle dans le conte de Perrault:

Le Prince aida à la Princesse de se lever; mais il se garda bien de lui dire qu'elle
était habillée comme sa grand-mère, et qu'elle avait un col monté; elle n'en était
pas moins belle. (Perrault, p. 103.)

Le point de départ de cette lecture du chapitre II de la première partie de Madame Bovary à la lumière du conte La Belle au Bois dormant était la manifestation quelque peu inattendue, de la part de Charles, d'« idées romanesques». L'examen des rapports intertextuels entre ces deux textes permet de dire, me semble-t-il, que la rencontre Charles-Emma est mise en scène par Flaubert selon le modèle du conte de fée, et que le personnage d'Emma se présente à Charles sous la forme d'une princesse romanesque. Comme dans le conte de Perrault, la Belle et son cadre exercent une sorte de charme magique. Tout se passe, en effet, chez Flaubert, comme si Charles était charmé plutôt que charmant. 11 faut insister sur cet enchantement, sur cet ensorcellement de Charles, car c'est précisément ce charme qui explique les «idées romanesques» du personnage lors des préparatifs pour les funérailles de sa femme. Prince charmé, Charles restera pendant tout le récit sous ie charme de la première image d'Emma, image d'une princesse éblouissante dans un contexte de conie de fée, et «jamais il ne put la voir, en sa pensée, différemment qu'il ne l'avait vue la première fois» (Flaubert, p. 312). Cette première image d'Emma s'installe dans son esprit à la manière d'un écran qui empêche le regard d'apercevoir les images successives et qui ont très peu de choses en commun avec l'image originelle, elle aussi falsification. Il s'avère ainsi que le personnage Charles est conçu par Flaubert selon le même principe qui commande à la constitution de son personnage Emma, le modèle du conte de fée auquel obéit Charles ayant les mêmes fonctions dans le récit que celles du modèle «rêves de jeune fille» qui détermine Emma.

Mais La Belle au Bois dormant semble être aussi la marraine, en quelque sorte, d'un autre personnage important du texte de Flaubert, la première Madame Bovary, alias la Veuve Duboc. Ce personnage-obstacle présente, en eifet, des traits d'une affinité étonnante avec l'ogresse du conte, la mère du Prince charmant. Tout d'abord, un lien familial lie le héros à l'obstacle de ses désirs. De plus, Flaubert insiste sur le fait que la première Madame

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Bovary ne fait que continuer de jouer le rôle du joug exercé sur Charles par
Madame Bovary mère (cf. Flaubert, p. 301). Dans les deux textes, le personnage-obstaclenourrit
des soupçons quant à la loyauté de héros:

Perrault: Le Prince lui dit qu'en chassant il s'était perdu dans la forêt, et qu'il avait couché dans la hutte d'un Charbonnier, qui lui avait fait manger du pain noir et du fromage. Le Roi son père, qui était bon homme, le crut, mais sa mère n'en fut pas bien persuadée, et voyant qu'il allait presque tous les jours à la chasse, et qu'il avait toujours une raison en main pour s'excuser, quand il avait couché deux ou trois fois dehors, elle ne douta plus qu'il n'eût quelque amourette. (Perrault, p. 103.)

Flaubert: Dans les premiers temps que Charles fréquentait les Berteaux, Madame Bovary jeune ne manquait pas de s'informer du malade (...)• Mais quand elle sut qu'il avait une fille, elle alla aux informations; et elle apprit que Mlle Rouault, élevée au couvent, chez les Ursulines, avait reçu, comme on dit, une belle éducation; qu'elle savait, en conséquence, la danse, la géographie, le dessin, faire de la tapisserie et toucher du piano. Ce fut le comble!

- C'est donc pour cela, se disait-elle, qu'il a la figure si épanouie
quand il va la voir, et qu'il met son gilet neuf, au risque de l'abîmer
à la pluie? Ah! cette femme! cette femme! (Flaubert, p. 307.)

Enfin, dans les deux textes, le personnage-obstacle, non seulement inspire de la répulsion, mais constitue aussi une menace. A cause de son instinct dévorateur, l'ogresse est effrayante par définition. Flaubert, de son côté, insiste longuement sur la laideur de Madame Duboc, et cela au moment de son récit où cette femme s'est ouvertement déclarée obstacle :

Et puis la veuve était maigre; elle avait les dents longues; elle portait en toute saison un petit châle noir dont la pointe lui descendait entre les omoplates; sa taille dure était engainée dans des robes en façon de fourreau, trop courtes, qui découvraient ses chevilles avec les rubans de ses souliers larges s'entrecroisant sur des bas gris, (ibid., p. 308.)

Il est significatif que la femme ici décrite soit désignée non pas par le terme de «la première Madame Bovary», ni par «sa femme» ni par son prénom «Héloïse», mais tout crûment par «la veuve». Ayant rencontré Emma et subissant l'enchantement qui émane d'elle, Charles repousse sa femme dans l'univers qui était le sien avant son deuxième mariage. De plus, cette désignation«la veuve», à quoi s'ajoutent la mention de la maigreur de sa physionomieet le noir et gris de ses vêtements, fait ressembler Madame Duboc à ce passereau d'Afrique au plumage noir et blanc qui porte le nom de «veuve». Mais le tableau contient surtout des éléments qui relient la veuve à l'ogresse de Perrault: elle avait «les dents longues»; son châle noir «lui descendait en

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pointe entre les omoplates»; «sa taille dure était engainée». L'insistance, dans cette description, sur tout ce qui est pointu, comme aiguisé, et la mention des «dents longues» évoquent l'image d'une ogresse. Et, dans le paragraphe suivant, nous trouvons des allusions tout à fait explicites à ce geste de tuer à l'aide d'un couteau dont l'ogresse du conte charge son maître d'hôtel:

La mère de Charles venait les voir de temps à autre, mais, au bout de quelques
jours, la bru semblait Y aiguiser à son fil; et alors, comme deux couteaux, elles
étaient à le scarifier par leurs réflexions et leurs observations, (ibid.)

Comme dernier trait d'affinité entre le conte de Perrault et le texte de Flaubert, il faut mentionner la mort survenant à propos de ces deux personnagesobstacles, mort subite, mais nécessaire, parce qu'elle seule rendra possible le «happy-end» de l'histoire et le bonheur du couple contrarié. Dans les deux textes, cette mort-coup de théâtre est suivie d'un deuil modéré :

Voici la fin du conte de Perrault:

... l'Ogresse, enragée de voir ce qu'elle voyait, se jeta elle-même la tête la première dans la cuve, et fut dévorée en un instant par les vilaines bêtes qu'elle y avait fait mettre. Le Roi ne se laissa pas d'en être fâché: elle était sa mère; mais il s'en consola bientôt avec sa belle femme et ses enfants. (Perrault, p. 106.)

Voyons maintenant la fin du chapitre II de la première partie de Madame
Bovary.

Mais le coup était porté. Huit jours après, comme elle étendait du linge dans sa r*r»nr *»I|*=» fut rvricÉ* rî'nn />rori]-j<=»rr»<=»r>t r\c* oanff *»t |«a i^riH^rj-i oirï tarjHio nup c avait le dos tourné pour fermer le rideau de la fenêtre, elle dit: «Ah! mon Dieu! » poussa un soupir et s'évanouit. Elle était mortel Quel étonnement!

Quand tout fut fini au cimetière, Charles rentra chez lui. Il ne trouva personne en bas; il monta au premier, dans la chambre, vit sa robe encore accrochée au pied de l'alcôve; alors, s'appuyant contre le secrétaire, il resta jusqu'au soir perdu dans une rêverie douloureuse. Elle l'avait aimé, après tout. (Flaubert, p. 309.)

Le 17 décembre 1852, Flaubert note dans une lettre à Louise Colet: «J'ai lu ces jours-ci les contes de Perrault; c'est charmant, charmant ... » (Œuvres complètes de Flaubert, Correspondance, Louis Conard, t. 11, p. 67.) Nous ne signalons pas ce fait pour prétendre que Flaubert s'est réellement servi du conte La Belle au Bois dormant afin de modeler son propre récit. Il nous suffit de savoir qu'il était sensible au charme des contes de Perrault, et de supposer que Perrault est, en quelque sorte, présent dans le texte de Flaubert: PERE ROUAULT = PERRAULT.

Juliette Frôlich

Oslo