Revue Romane, Bind 12 (1977) 2

Emanuel Van Meteren et John Lothrop Motley, sources de La Légende d'Ulenspiegel

par

Ole Wehner Rasmussen

«La Légende et les aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandres et ailleurs» est la première grande œuvre nationale de la littérature belge d'expression française. Elle date de 1867 et a été conçue à une période où des forces extérieures puissantes menaçaient le jeune royaume, qui existait seulement depuis une trentaine d'années.

Il s'agit d'un roman historique, ou plutôt d'une sorte d'épopée traitant de la révolte du «populaire» belge contre les occupants espagnols au XVIe siècle. Formulé de cette façon, le thème principal nous montre que le texte traduit une conception particulière de l'histoire des Pays-Bas espagnols, de la nouvelle Belgique et, sans doute, de l'Histoire en général.

Nous savons que l'auteur. Charles De Coster, appartenait à une fraction très radicale de ce parti libéral dont l'union provisoire avec les catholiques avait abouti à l'indépendance de la Belgique en 1830. Nous savons aussi qu'il était l'un des fondateurs d'un petit hebdomadaire artistique et littéraire «Uylenspiegel », qui ne tarda pas à devenir un journal politique. Nous connaissons ses articles de fond, condamnant avec énergie les abus de l'Eglise catholique, vouant une haine particulière à Napoléon 111, exaltant les exploits de Garibaldi (v. p. ex. Camille Huysmans (éd) : Charles De Coster journaliste. 44 articles politiques de Fauteur d'Ulenspiegel, Brux. 1959).

Celui qui s'intéresse à la genèse de la conception de l'Histoire chez Charles De Coster trouvera un bon terrain de recherche dans le comportement social et politique de l'auteur, ainsi que dans les structures de la société qui l'environnait. La prime intention de notre étude n'est pourtant pas de s'interroger sur la naissance de cette vision, mais nous essaierons de montrer comment des éléments empruntés à deux historiens de renom, ont aidé à la parfaire et à l'exprimer d'une façon assez cohérente.

Charles De Coster n'a pas caché à ses lecteurs que la matière première du
livre n'était pas de son invention. Une Note des éditeurs de 1869, qui a été

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rédigée, en vérité, par De Coster lui-même, et qui accompagne la Préface du Hibou, mentionne brièvement les sources et les dépendances suivantes: 1) ... une petite brochure flamande ... intitulée: Het aerdig leven van Thyl Ulenspiegel ..., 2) ... le sermon de Broer Adriaensen Cornelis ... emprunté .. .àun recueil de 1590 ..., 3) ... le refrain ... de la Chanson des Gueux .. . emprunté àun lied du temps ..., 4) ... Les faits qui sont du domaine de rhistoire .. . [sont appuyés sur] un chroniqueur très-estimé, Van Meteren; et 5) la Chanson des Traîtres, sur des documents d'une authenticité irrécusable .. .

Deux érudits, surtout, se sont intéressés, de façon satisfaisante, à la question des sources historiques. Il s'agit de Benjamin-Mather Woodbridge («Some new sources for Charles De Coster», in Leuvensche bijdragen, 1927, pp. 81-91) et de Joseph Hanse dont la thèse magistrale {Charles De Coster, Louvain 1928) et les deux éditions critiques de La Légende d'Ulenspiegel (Brux. 1959, 1966) sont de la plus grande importance pour notre propre travail. Nous citerons son édition de 1959.

D'autres se sont penchés sur la matière folklorique du texte; mentionnons, par exemple, Use-Marie Bostelmann (Der niederdeutsche Ulenspiegel und seine Entwicklung in den Niederlanden, Hamburg 1940) et Emile H. van Heurck («Thyl Ulenspiegel et Lammen Goedzak dans la littérature et l'imagerie populaires, in Le Folklore Brabançon, n° spécial Charles De Coster, tome VII, 1927).

A Joseph Hanse échoit l'honneur d'avoir indiqué que d'importants détails de La Légende d'Ulenspiegel sont dus à Charles Potvin: Albert et Isabelle. Fragments sur leur règne. (Brux., Paris 1861) et à J.-J. Altmeyer: Une succursale du Tribunal de Sang (Brux. 1853). Il a montré aussi que le pamphlet contenant VHistoire van Broer Cornelis Adriaensen, et qui a été réédité au XVIe et au XVIIe siècles, est une mystification.

Joseph Hanse et 8.-M. Woodbridge ont tous les deux mis en relief les
auteurs dont nous allons surtout étudier l'importance : Emanuel Van Meteren
et John Lothrop Motley.

L'édition originale flamande de la monumentale chronique de Van Meteren date de 1599, mais elle a été imprimée en latin et en allemand avant cette année-là, sans le consentement de l'auteur. De Coster suit une traduction française, VHistoire des Pays-Bas D'Emanuel de Meteren, Ou Recueil des guerres, et choses memorables advenues tant es dits Pays, qu'es Pays voysins, depuis Fan 1315 jusques à Fan 1612 .. . En La Haye 1618. Nous citerons un exemplaire qui se trouve à la Bibliothèque Royale de Copenhague.

The Rise ofthe Dutch Republic, édité en 1855 à New York par le diplomate
américain John Lothrop Motley, avait rapidement soulevé des discussions

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en Europe. La version dont De Coster a eu connaissance est probablement: Fondation de la République des Provinces- Unies. La révolution des Pays-Bas au XVIe siècle, Traduit de l'anglais par A. Lacroix et G. Jour and (Brux., Van Meenen, 4 vol., 1859-60). Nous citerons l'édition suivante: Histoire de la Fondation de la république des Provinces-Unies. Traduction nouvelle précédée d'une introduction par M. Guizot (Paris, Michel Lévy Frères, 4. vol., 1859— 60).

Dans son Charles De Coster, Joseph Hanse consacre les pages 212-224 à l'influence de Van Meteren, et les pages 226-228 à l'influence de Motley. Nous allons essayer, pour notre part, de serrer de près le procédé d'écriture de Charles De Coster, pour ce qui est des évocations historiques, en lisant simultanément La Légende ¿f Ulenspiegel et les œuvres des deux historiens.

Avant d'aborder cette lecture, nous rappellerons pourtant une constatation faite par M. Hanse. Dans la structure d'ensemble de la composition, De Coster suit Van Meteren : «... le plan général de la Légende et son entier déroulement historique sont tirés de la riche Histoire des Pays-Bas» (op. cit., p. 225).

La chronique de Van Meteren comprend 32 livres; La Légende d'Ulenspiegel,
5. En établissant la chronologie de la Légende, on verra comment les
deux œuvres se recoupent:

Livre I: 1527-1559

Van Meteren étudie les préliminaires de la Révolte, jusqu'à 1559. De Coster
ouvre son livre par la naissance d'Ulenspiegel et de Philippe 11, en 1527.

Livre II: 1559-1567

Le gouvernement de Marguerite de Parme.

Livre III: 1567-1571

Les quatre premières années du gouvernement du duc d'Albe.

Livre IV: 1571-1573

Les dernières années du gouvernement du duc.

Livre V: 1573-1584

Le cinquième livre de Van Meteren ne va pas au-delà de 1576. De Coster résume
le reste de la Révolution jusqu'à la délivrance du nord des Pays-Bas. Le dernier
événement historique mentionné est la mort du prince d'Orange.

Dans la Légende, le héros fictif, Ulenspiegel, et le personnage historique de Philippe II sont présentés comme antagonistes. Leurs caractères et leurs destins respectifs sont développés selon diverses lignes narratives, symétriquementopposées. Le lecteur s'en rend compte pour la première fois en lisant les chapitres sur le baptême d'Ulenspiegel (I, 6) et de l'infant (I, 7). Les sourcesfolkloriques

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cesfolkloriquesoffrent de la matière à l'auteur en ce qui concerne Ulenspiegel,mais comme Van Meteren ne s'intéresse guère à la naissance de Philippe (fol. 12 a), la première rencontre entre la Légende et la chronique nous montre De Coster inventant de toutes pièces les circonstances symboliquesdu baptême à Valladolid.

Les nouvelles arrivant de Rome sur la mise à sac de la sainte ville et la captivité du pape, donnent à De Coster l'occasion de présenter l'empereur Charles Quint comme un avare et un hypocrite. Van Meteren dit seulement en passant que le pape a été mis en prison. Comme nous le verrons plus tard de façon explicite, la conception du caractère de l'empereur est due à J. L. Motley, dont l'influence se fait ainsi sentir dès le début du récit.

Van Meteren raconte que Philippe a été élevé «la plus part du temps esloingé des yeux de son Pere» (fol. 12 a). Ce renseignement laconique ne suffit pas à De Coster, qui a besoin de détails concrets pour faire contraster le caractère noir du prince avec la gaieté d'Ulenspiegel. Il invente bien des traits, mais pour le chapitre I, 22, il a peut-être trouvé une source d'inspiration chez Motley. L'historien américain dit, en effet, à propos de Don Carlos, le fils de Philippe:

Sa cruauté était remarquable dès l'enfance. En revenant de la chasse, il prenait plaisir à couper le cou aux lièvres et à d'autres animaux pour contempler leurs dernières convulsions. Il s'amusait aussi parfois à les rôtir tout vivants. Il reçut un jour un gros serpent en cadeau d'une personne qui savait les moyens de plaire à cet aimable prince. Au bout de quelque temps, le reptile favori se permit de mordre quelqu'un en présence de son maître, sur quoi don Carlos lui arracha la tête avec ses dents (11, p. 486 s.).

Dans son Introduction, Motley accorde beaucoup de place à la révolte de
Gand en 1540 (I, p. 78 ss.). Sa présentation des faits est pathétique, anticléricale
et, à force de commentaires personnels, très moralisatrice.

Le chapitre I, 28 de De Coster a beaucoup de détails en commun avec Motley, entre autres celui de la cloche Roelandt considérée comme un être vivant. Que l'auteur d'Ulenspiegel ait également utilisé d'autres sources, apparaît dans la citation presque textuelle des crimes de la ville indiqués dans la sentence : déloyauté, infraction aux traités, désobéissance, sédition, rébellion et lèse-majesté (cf. Henri Pirenne: Histoire de Belgique, 111, 1912, pp. 117-28). Van Meteren ne mentionne que brièvement «la Concession Caroline» (fol. 30 a).

Il est à noter qu'un historien moderne comme Henri Pirenne, bien qu'ayant
de la sympathie pour Gand, ne condamne pas l'empereur; celui-ci est plutôt
complimenté pour sa politique habile (op. cit., ibid.).

La naissance de Don Carlos est traité d'une manière assez pittoresque par

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Van Meteren (fol. 12 a). Encore qu'il ne s'agisse pas d'une citation, nous
pouvons dire que De Coster, pour la première fois, emprunte directement
à la chronique pour relater cet événement:

(Philippe) espousa estant encores jeune Marie . . de Portugal l'an 1543. qui fut sa première femme, laquelle luy enfanta l'an 1545. le 9. de luillet le Prince Charles: mais elle mourut peu de jours après, par la faute de la Duchesse d'Alve, & autres grandes Dames, qui la debvoyent garder & gouverner en ses couches (comme le bruit courroit alors) & lesquelles estoyent allées pour mériter le pardon, qu'on pouvoit gaigner (selon l'opinion qu'on avoit pour lors en Espaignie, en assistant & en voyant brusler quelques Luthériens, mis à mort par la saincte Inquisition: & cependant la Princesse mangea inconsidérément vn melon, ou quelque semblable fruict, ce qu'on pense luy avoir cause la mort (fol. 12a).

Van Meteren insiste sur l'âge de Philippe, quand il arrive aux Pays-Bas pour faire ses «Joyeuses Entrées» sur l'ordre de son père: il a 22 ans (fol. 12 a). De Coster, aussi, insiste sur l'âge du prince, mais, chez lui, «II était alors en sa vingt-neuvième année» (I, 39).

Deux paragraphes du chapitre en question révèlent des emprunts très nets :

Tout cest Esté se passa seulement à le festoyer. Sa tante Marie la Régente le receut fort honnorablement à Bins en Hainault. Et puis après il fut conduit par l'Empereur, ou par la Régente, en Brabant, Flandres & par tout es autres Provinces, ou il fut inauguré, comme Seigneur futur du Pais, faysant serment par tout de garder les Privilèges, & notamment en Brabandt. Il fut par tout es Villes capitales receu avec beaucoup de joye, & au mois de Septembre introduit fort honnorablement en Anvers, par huict cens septante & neuf habitans à cheval, & habillés de Velour violet cramoisi, qui avoyent près deux quatre cens & seize laquais à pied richement habilles, ce que i'ay veu de mes yeux. Ces gens de Cheval estoyent pour la plus part les Magistrats & officiers de la ville, & le reste estoyent marchants de diverses nations. II y avoit encores quatre mule pietôs, tous bourgeois, &. habillés d'vne mesme livrée. La ville avoit faict dresser à son honneur vingt & trois arcs de triomphe et Théâtres .. (fol. 12 a, b)

II visita, au milieu des tournois, joutes et fêtes, le joyeux duché de Brabant, ie riche comté de Flandres et ses autres seigneuries. Partout il jura de garder les privilèges; mais lorsqu'à Bruxelles il fit serment sur l'Evangile d'observer la Bulle d'or de Brabant, sa main se contracta si fort qu'il dut la retirer du saint livre.

Il se rendit à Anvers, où l'on fit pour le recevoir vingt-trois arcs de triomphe. La ville dépensa deux cent quatrevingt-sept mille florins pour payer ces arcs et aussi pour le costume de dixhuit cent septante-neuf marchands tous vêtus de velours cramoisi, et pour la riche livrée de quatre cent seize laquais et les brillants accoutrements de soie de quatre mille bourgeois, tous vêtus de même. Maintes fêtes furent données par les rhétoriciens de toutes les villes du Pays-Bas, ou peu s'en faut. (I, 39).

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La manière dont De Coster utilise la chronique est remarquable et s'avéra
bientôt typique. Il charge le portrait de Philippe en inventant le détail de la
main qui se contracte sur l'Evangile lors du serment de Bruxelles.

La réaction du prince en face de toutes les festivités se trouve chez Motley,
qui note lui-même qu'il en doit les détails somptueux à Van Meteren:

Pourtant les manières de Philippe conservaient toute leur froideur, et il reçut
ces marques de l'affection et de l'empressement des citoyens avec une hauteur
imperturbable (I, p. 172).

Somme toute, l'Histoire tient peu de place dans le premier livre de De Coster; cependant, il est difficile de donner raison à Joseph Hanse, qui déclare que «... chaque fois que De Coster revient à elle, c'est par l'intermédiaire de Van Meteren ...» (op. cit., p. 213). Nous allons voir quelques exemples où ce n'est pas le cas.

Le séjour de Philippe en Angleterre est traité librement; les deux lettres du chapitre I, 52 semblent inventées. Dans la chronique, il n'y a pas de traces de la scène cruelle entre le prince et Marie Tudor (I, 45). Par contre, le point de départ pourrait bien se trouver chez Motley, qui décrit leurs relations de la manière suivante:

. .il était seulement le mari de la reine, d'une femme qui ne pouvait compenser par sa passion maladive et inquiète pour son époux et par les goûts sanguinaires qui leur étaient communs, les onze ans qu'elle avait de plus que lui, son manque absolu d'attraits, et le peu de chance qu'il avait de devenir le père d'une race de monarques anglais. On est presque saisi de compassion, même pour Marie Tudor, quand on compare ses efforts passionnés pour inspirer de l'affection à son époux avec la froideur impassible qu'il lui témoigne. Quelque tyrannique, quelque cruelle que fût sa nature, elle était pourtant femme et elle prodiguait à son mari tout ce qui restait dans son âme de bons sentiments (I, p. 173).

Les préjugés de De Coster se manifestent dans les conseils que l'empereur donne à son successeur juste avant son abdication en 1555, et qui pourraient se résumer ainsi: «Mon fils, sois avec eux tel queje le fus: bénin en paroles, rude en actions; lèche tant que tu n'as pas besoin de mordre» (I, 58).

Cette hypocrisie n'existe pas chez Van Meteren, pour qui l'empereur est un
symbole de probité et de justice:

..Luy remonstra aussi comment il debvoit chérir & eslever des Conseilliers: qu'vn Prince se peut estimer riche qui à des riches sujets, & sage, ayant des sages conseilliers: Qu'il vaut mieux estre aymé, que redouté, & qu'il vaut mieux gaigner les cœurs des sujets, que de les tenir rigoureusement en crainte. . Il l'instruisit aussi comment il se debvoit servir delà lustice, & qu'il valoit mieux laisser vne petite faute impunie, que de condamner vn innocent.. (fol. 15 a)

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Le conseil ultime aurait dû toucher l'auteur de La Légende d" Ulenspiegel:

.. & notamment qu'il eut à tenir en bride le naturel hautain des Espaignols, & que n'estans pas bridez ils pourroyent estre cause delà ruine de l'Estat es pais bas: pource qu'ils estoyent par tout accoustumez de Seigneurier & commander, ce que cependant ceux du pais bas ne voudroyent pas souffrir d'eux (fol. 15 a)

On pourrait ajouter ici que les allusions du père aux débauches du fils (I,
58) se trouvent confirmées chez Motley (I, p. 182).

La fameuse scène d'abdication est soigneusement rapportée par Van Meteren (fol. 15 b, 16 a). De Coster, par contre, l'abrège ironiquement (I, 58), ayant déjà montré les mécanismes de l'apparat à travers les ordres de Charles à Philippe. Vers la fin seulement on constate un parallèle:

Ces cérémonies & harangues finies, Ces cérémonies et harangues finies, l'Empereur quita à ses sujets, le ser- Sa Sainte Majesté déclare ses sujets ment de fidélité, qu'ils luy avoyët libres de leur serment de fidélité, signe faicts; dequoy lettres & actes furent les actes pour ce dressés, et se levant escrits, lesquels il soubsigna luy mes- de son trône, y place son fils .. (I, 58) mes, & les seela de sa propre main.

S'estant levé de dessus son throne, &
siège, il y mit le Roy son fils, luy
transportant tout . . (fol. 16 a)

De Coster ébauche ici un portrait de Charles Quint:

. .un homme tirant sur les cinquante-quatre ans, chauve et gris, portant la barbe blonde sur un menton proéminent, ayant un mauvais regard en ses yeux gris, pleins de ruse, de cruauté et de feinte bonhomie.. Il est caiarrheux et tousse beaucoup.. (I, 58).

L'ébauche ne ressemble pas beaucoup au portrait classique et conventionnel
du souverain qu'on trouve chez Van Meteren, mais bien plutôt à l'image que
Motley donne de l'empereur le jour de son abdication:

Ses mains, ses genoux et ses jambes étaient déformés par la goutte; il se soutenait avec une extrême difficulté en s'appuyant sur une béquille et sur l'épaule d'un de ses serviteurs. 11 avait toujours été extrêmement laid de visage, et le temps n'avait pas ajouté aux agréments de sa physionomie. Ses cheveux, jadis de couleur claire, maintenant devenus blancs, étaient courts et roides, sa barbe grise était hérissée, son front était large et portait l'empreinte de la domination, ses yeux d'un bleu sombre avaient une expression à la fois majestueuse et bienveillante, son nez aquilin était recourbé. Le bas de son visage était d'une difformité célèbre. La lèvre inférieure de la maison de Bourgogne, héritage aussi fidèlement transmis que le Duché et le Comté,était épaisse et pendante; la mâchoire inférieure avançait tellement sur la supérieure qu'il était impossible à Charles de rapprocher les unes des autres les dents qui lui restaient, et de prononcer une seule phrase d'une

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voix intelligible. Il lui devenait tous les jours plus difficile de manger et de parler, occupations favorites pour lui, tant ce défaut naturel augmentait tous les jours, au point de devenir une difformité horrible qui semblait être le résultat d'un accident (I, p. 132).

Le chapitre I, 58 insiste déjà sur la goinfrerie de l'empereur. Le trait est repris dans la scène du jugement dernier (I, 79), où De Coster fait le bilan du règne de Charles Quint. Les infirmités et les vices se trouvent chez Motley, qui, à l'opposé de Van Meteren et d'Henri Pirenne (op. cit., pp. 91, 148, 171), déclare que l'empereur a systématiquement opprimé les Pays-Bas pendant toute sa vie. Il plaide coupable selon le thème suivant:

. .il avait permis aux troupes allemandes, dont il ne pouvait se passer, d'assister au culte protestant célébré par des ministres protestants. Des prédicateurs luthériens marchaient dans les Pays-Bas, de ville en ville, sous la bannière impériale, tandis que les sujets de Charles Quint, dans des provinces qui composaient son ancien patrimoine, montaient tous les jours sur l'échafaud au nom de la même doctrine qui se prêchait librement dans ses camps (I, 1475).

Et De Coster:

Tu toléras en Allemagne les réformés, car tu avais peur d'eux, et les fis décapiter,
brûler, pendre et enterrer vifs aux Pays-Bas.. (I, 79).

Les deux auteurs sont d'accord pour porter jusqu'à 100.000 le nombre des
victimes de Charles Quint (Motley I, p. 145, De Coster I, 79). Van Meteren
n'en compte que 50.000.

Il n'y a pas beaucoup de personnages historiques qui soient en scène à la fin du premier livre d'Ulenspiegel. Il n'est toutefois pas sans intérêt de découvrir que c'est l'inquisiteur Peter Titelmann qui dirige le procès contre Claes (I, 69). Motley parle à deux reprises de ses activités (I, p. 396 ss., 11, p. 70 ss.). Il est curieux que De Coster adoucisse le portrait; selon Motley, «l'lnquisiteur Sans Pitié» n'observait jamais les formes légales; il condamnait sans mandat d'arrêt, sans examen préalable et sans procès.

Pour Van Meteren, Charles Quint était en quelque sorte un souverain idéal ; il n'en dira pas autant du fils. Bien que le chroniqueur attribue une influence plus grande aux conseillers du roi que ne le fait De Coster, les deux auteurs ont sur la politique espagnole la même opinion, qui pourrait être résumée dans la citation suivante:

D'autre costé les Espaignols & autres Conseilliez estants fâchés, pource (qu'en
vertu desdits privilèges) ils ne pouvoyent nulle part entrer en aucuns offices,
trouvèrent bon souz pretexte d'avancer la Religion Catholique, de n'oublier

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rien pour mettre cecy en œuvre, & combien qu'ils se servoyent de ce prétexte, si est ce que nous verrons. . qu'ils ne cherchoyent autre chose, en tachant de rompre les privilèges, sinon vne domination souveraine & absolue, & non pas la Religion, laquelle ils ont bien sceu mettre de costé, quant ils ont veu que cela empeschoit leur prétendue domination, en vertu de laquelle on imposa le dixiesme denier, au moyen dequoy ils esperoyent d'amasser vn trésor (surpassant les trésors de Perù) & tachèrent d'enrichir le Roy & tous ses serviteurs, comme cela se verra par la sentence du Roy, donnée l'an 1576. . (fol. 30 a)

Van Meteren fait précéder son étude du règne de Philippe II par une analyse des placards réitérés de l'empereur contre les hérétiques; ces placards sont estimés contraires aux privilèges des Pays-Bas (fol. 30 b). Selon Van Meteren, on pourrait croire que le placard sévère de 1550 date de 1521. L'équivoque a permis à De Coster de résumer déjà les placards au chapitre I, 10, où il préparait le leitmotiv «et le roi hérita », en mettant l'accent sur la récompense offerte aux dénonciateurs. Pourtant, la récompense n'est pas mentionnée par Van Meteren, mais elle l'est par Motley (I, p. 314 ss.), qui en parle avec indignation quand il analyse le placard de 1550.

La fin de l'introduction de Van Meteren est incorporée au chapitre 11, 5 de
La Légende, où le nombre de victimes est porté encore une fois jusqu'à
100.000.

L'opposition contre la réorganisation diocésaine par la création de nouveaux évêchés après le Concile de Trente est soigneusement développée par Van Meteren, et spécialement l'opposition contre le cardinal Granvelle. Les ennemis de celui-ci font coudre des emblèmes insultants sur la livrée de leurs domestiques (fol. 32 a), et ce détail est exploité dans l'important chapitre 11, 8, où Ulenspiegel subodore le complot des iconoclastes.

Les motifs de Philippe pour essayer d'introduire l'inquisition espagnole aux Pays-Bas, sont simplifiés à l'extrême par De Coster (11, 5). L'hésitation des divers organes administratifs devant la lettre du roi de décembre 1565, sujet qui occupe Van Meteren, n'intéresse pas De Coster. Le chapitre 11, 5 se termine par la constatation lapidaire: «Et le feu de résistance courut par tout le pays».

Relatant les événements, presque légendaires, autour du « Compromis des nobles », De Coster note (11, 6), tout comme Van Meteren (fol. 40 a), que les 300 gentilshommes allaient «quatre à quatre de rang» jusqu'au palais de la régente. Chez Motley (11, p. 144), ils vont deux à deux. Après un bref résumé de la requête elle-même, De Coster puise directement à la source:

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Comme les Nobles venoyent pour présenter leur Requeste, le Sieur de Barlaymont (en se mocquant d'eux, & pour oster toute crainte à la Duchesse) dit que ce n'estoit qu'vn tas de Gueux, & mendians, pource que peut estre, il y en avoit quelques vns qui n'estoyèt pas si riches que luy. Quâd cecy leur fust rapporté, ils dirent, qu'ils n'avoyent pas de honte d'estre estimé & nommés Gueux ou mendians pour le service du Roy, & le bien du païs: et depuis ce temps ils furent presque toujours ainsi nommez. Tellement qu'eux et leurs confédérés commencèrent à porter vne médaille d'or au col, ayant d'vn costé l'effigie du Roy, & de l'austre costé deux mains s'entretenans à travers d'vne besace, avec ceste devise, Fidèles au Roy en tout, jusques à la besace. Ils portoyent aussi à leurs chapeaux & bonnets de belles petites escuelles & bouteilles de mendians: ils s'habilloyent aussi la plus part d'habillemens de drap gry, & leurs serviteurs pareillement, (fol. 40 b)

Berlaymont, qui fut plus tard si traître
et cruel à la terre des pères, se tenait
près de Son Altesse et lui dit, se gaussant
de la pauvreté de quelques-uns
des nobles confédérés:
- Madame, n'ayez crainte de rien:
ce ne sont que gueux.
Signifiant ainsi que ces nobles s'étaient
ruinés au service du roi ou bien en
voulant égaler par leur luxe les seigneurs
espagnols. Pour faire mépris
des paroles du sieur de Berlaymont,
les seigneurs déclarèrent dans la suite
«tenir à honneur d'être estimés et
nommés gueux pour le service du roi
et le bien de ces pays».

Ils commencèrent à porter une médaille d'or au cou, ayant d'un côté l'effigie du roi, et de l'autre deux mains s'entrelaçant à travers une besace, avec ces mots: «Fidèles au roi jusques à la besace». Ils portèrent aussi à leurs chapeaux et bonnets des bijoux d'or en forme d'écuelles et de chapeaux de mendiants. (11, 6)

Le chapitre 11, 10 sur la hardiesse des prédicateurs réformés est composé de détails empruntés à la chronique (fol. 41 b, 42 a). Il est pourtant typique que De Coster prête un contenu politique aux prêches plutôt qu'un contenu religieux: «Et ainsi la parole de liberté fut entendue de toutes parts sur la terre des pères».

Déjà au chapitre 11, 8, l'auteur avait présagé les événements à venir. Au début de 11, 15, nous lisons qu'«un grand crucifix de pierre fut brisé à l'une des portes d'Anvers par un Italien aux gages du cardinal de Granvelle ... »; un peu plus tard, que des hommes «inconnus à un chacun» et que «nul ne ... revit » incitèrent à la mise à sac de Notre-Dame d'Anvers. En d'autres mots, De Coster prétend que la tragédie iconoclaste eut lieu à l'instigation des Espagnols pour procurer à ceux-ci l'occasion de réprimer, une fois pour toutes, la révolte des Pays-Bas. Assertion hardie de la part de De Coster s'il n'était pas capable de l'étayer solidement.

Dans la note citée de la Préface du Hibou, il invoque l'autorité de Van
Meteren. Le chroniqueur dit en effet (fol. 43 a) que les événements ont commencé
près d'Ypres:

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II advint.. comme le peuple alloit par crainte, avec des armes aux presches, que
quelques vns prindrent la hardiesse, par vn zèle inconsidéré d'abbatre quelques
Images sur les chemins..

Le mouvement se répandit avec une vitesse incroyable, «& nô sans l'ayde
de gens meschants ... ». Une discussion sur les instigateurs possibles a lieu
à la page suivante (fol. 43 b):

Et ce qui est le pi9 admirable, on ne peut jamais sçavoir qui en avoit esté le premier autheur: aussi n'y avoit il personne de qualité parmy les Reformés qui s'en glorifiast, ou qui approuvast cest maniere de faire, encores qu'ils estimoyent le faict mesme estre bon, cela ayant esté pour la plus part faict par des garçons, fayneants, & gens meschants.

L'expression «gens meschants» ne permet pas de conclusion univoque, et Joseph Hanse constate (op. cit. p. 215) que Van Meteren laisse la question ouverte. Comme source possible il propose J. B. Blaes (éd.): Mémoires anonymes sur les troubles des Pays-Bas, 1565-1580 (t. I, 1859, pp. 14-15), où l'hypothèse est très explicite.

Van Meteren ne laisse pourtant pas tout à fait tomber la question; il y
revient au folio 51, où se trouve la citation suivante. Il n'y a pas de doute,
pour nous, qu'il s'agit là de la source à laquelle De Coster avait fait allusion:

(Le cardinal Granvelle avait toujours souhaité que les habitants des Pays-Bas devaient) se mesprendre en quelque chose, afin que par ce moyen on peut brider les Estais. . A cela s'accordèrent aussi les saincts Peres de l'lnquisition, qui par leurs menées & practiques, comme afferment & escrivent quelques vns, furent cause qu'on commença à rompre les Images en la Flandre occidentale, & que delà on vint plus avant. Car longtemps auparavant semblable faict estant advenu hors d'Anvers à vn grand Cruycefix de pierre, qui estoit au lieu où l'on mettoit les pendus, & lequel y avoit autrefois esté dressé à grands despens par le grand Pere de l'autheur de ce livre, poussé à cela par vn certain zèle. Ce que le Cardinal mesme fist faire, qui pour lors estoit Evesque d'Arras, comme depuis vn certain Italien qui l'avoit luy mesme faict, le confessa ainsi qu'on luy debvoit trencher la teste pour autres forfaicts.

Selon De Coster (11, 15), les événements d'Anvers se produisirent tous le 15 août; en réalité, ils durèrent plusieurs jours. Chez Van Meteren (fol. 43), la procession de la Vierge se déroule le 19 août, dans le calme: les troubles ne commencent qu'après la rentrée de la statue:

.. quelques garçons vindrent devant le Chœur, & demandcicnt, si Marion (entendans l'lmage de Nostre Dame) avoit peur, pource qu'elle s'en estoit courruë si tost au Chœur, & choses semblables, (fol. 43 b)

De jeunes gars claquedents .. se tenaient devant le Chœur .. L'un d'eux, à face d'oignon brûlé, demanda si Mieke, c'était Notre-Dame, avait eu peur qu'elle était rentrée précipitamment en l'église. (11, 15)

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A ce moment, De Coster fait entrer son héros dans l'Histoire: Ulenspiegel discute avec l'assemblée et essaie de démasquer les traîtres. Après quoi l'auteur accélère le cours des choses et décrit les incidents qui, selon Van Meteren, auront lieu le lendemain, 20 août:

. .quelques garçons s'assemblèrent en l'Eglise, aussi plusieurs hommes s'y pourmenoyent selon la coustume, pour attendre les Vesprés, où l'on se mocqua derechef de l'lmage de Nostre Dame. Vne vieille femme, laquelle vendoit des chandelles devant le Chœur, & recevoit l'offrande se courrouça & jetta de la poudre des cendres, & de l'ordure au visage, & es yeux desdits garçons. Tellement que le Marcgrave, ou Officier, le Sieur d'lmmerselle vint en l'Eglise, avec ses Sergeants & Hallebardiers, exhortant l'vn l'autre de vouloir sortir, ce que quelques vns firent, & les autres dirent, qu'ils vouloyent premièrement ouïr chanter Vespre: le Marckgrave leur fist dire, qu'on ne chanteroit point, ce qui en rendit quelques vns mal volontaires, les vns, disants aux autres; nous chanterons doncques nous mesmes. Tellement qu'en fin, les vns commencèrent à chanter d'vn costé, les autres de l'autre: & quelques garçons y joiioyent aux estœufs, & pierrettes.

En fin, par ce bruit plusieurs gens vindrent en l'Eglise. L'Officier voyant, qu'il ne pouvoit faire sortir le peuple, ni y mettre ordre, ferma toutes les Portes de l'Eglise, horsmis vne, & ainsi de crainte s'en alla: par ce moyen la canaille devint plus hardie.. (fol. 43 b)

On remarque ici une différence importante entre De Coster et la source. Dans
Ulenspiegel, les autorités semblent provoquer exprès les réactions de la
foule:

Le markgrave feignit [nous soulignons] de prendre peur et s'en alla. Par son
ordre, toutes les portes de l'église furent fermées, sauf une. (11, 15)

C'est seulement maintenant que De Coster utilise le sermon qui, d'après
Van Meteren, avait entraîné, la veille, la fermeture de la cathédrale:

. .vn grand garçon monta en la chaire, & commença là, à dire quelques sots propos. Les autres garçons se mocquoyent de lui, & jettoyent après luy: autres le voulurent tirer en bas, mais il leur donnoit des coups de pied, tellement qu'en fin de jeu, on en vint aux mains. Car vne [sic] jeune Matelot monta de l'autre costé sur la chaire, & le poussa le long des degrés, dequoy quelques hommes, & spectateurs se fâchèrent, de sorte qu'ils vindrent presque à s'entrebattre. Le Matelot estant quelque peu blessé.. (fol. 43 b)

De Coster rapporte (ou bien invente) in extenso le sermon railleur et fait
jouer le rôle du matelot à Ulenspiegel.

La date culminante est en réalité le 20 août. De Coster suit la chronique
en ce qui concerne la mise à sac, mais il abrège le récit circonstancié de Van

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Meteren. Il est typique qu'il ne cite que les églises portant les noms les plus
pittoresques.

Pour Van Meteren, il est important de souligner que les réformés se comportaient dignement pendant les troubles: ils réprouvaient les iconoclastes et se déclaraient loyaux envers les autorités. De Coster dit laconiquement que les réformés ne prêtèrent jamais secours aux «malconnus».

La chronique rapporte comment le mouvement se répandit à travers les
provinces. De Coster donne un seul exemple:

A la Haye vint un certain Adriaen Menninck, & Dirck looste, requérants du Président du Conseil, & du Magistrat, de pouvoir oster les Images avec ordre, & comme on leur demanda où en estoit leur commission, ils frappèrent sur leur poictrine, & dirent qu'ils l'avoyent là. (fol. 44 b)

Us se présentèrent à La Haye pour y
procéder à l'enlèvement des statues et
des autels ..
A La Haye, le magistrat leur demanda
où était leur commission.
- Elle est là, dit l'un d'eux en frappant
sur son cœur. (11, 15)

A la fin de son deuxième livre, Van Meteren parle du Docteur Agileus (fol.
48 b); nous le retrouvons au chapitre 11, 19 de La Légende, où Ulenspiegel
prend la place de son messager Herman de Ruytere.

De Coster, lui, termine son deuxième livre par la conférence de Dendermonde, qui se tint le 3 octobre 1566, et non pas le ler avril 1567. La date indiquée par De Coster est due au fait que le chapitre 11, 20 est une mosaïque de plusieurs entrevues rapportées par Van Meteren au folio 47 b.

Ulenspiegel prend de nouveau la place d'un personnage historique:

Ceux de la Religion, pour sçavoir la resolution des Seigneurs, ce qui leur importoit grandement, avoyent esmeu vn certain personnage de se cacher en la cheminée de la chambre, à celle fin de pouvoir ouïr tout. Ceste dernière conférence advint environ le premier d'Auril, l'an 1567. (fol. 47 b)

A la conférence participent Guillaume le Taiseux, d'Egmont, de Hoorn, Hoogstraeten et Louis de Nassau. Le Taiseux fait lire des lettres de Montigny, prisonnier de Philippe à Madrid, et des lettres interceptées de l'ambassadeur Francisco d'Alava à la régente:

.. il confirmoit .. que tout le mal arrivé es païs bas, estoit advenu par ces trois (entendant le Prince d'Orange, le Comte d'Egmont, & le Comte de Hoorne) que cependant elle ne laisseroit point de leur monstrer tout bon semblant, de leur dire, que le Roy recognoissoit, ne tenir ces paîs en obeïs-

L'ambassadeur .. écrit que tout le mal arrivé aux Pays-Bas l'est du fait des trois; savoir, messieurs d'Orange, d'Egmont et de Hornes. Il faut, dit l'ambassadeur, montrer bon visage aux trois seigneurs et leur dire que le roi reconnaît tenir ces pays en son obéissance par leurs services.

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sance, que par leurs services. Mais qu'il les puniroit bien avec le temps. Le mesme disoit il aussi des deux Seigneurs qui estoyent en Espaigne, avec le Conseillier Renardt, qui estoyent desia où ils debvoyent demeurer. Et que le Roy avoit juré à Madril (en présence de plusieurs Seigneurs) & avoit dit, qu'il sçavoit bien, qu'en ce qui estoit arrivé es pais bas, non seulement sa réputation avoit esté amoindrie, mais aussi le service de Dieu, & que cela luy touchoit de si près, qu'il exposeroit plustost tous ces autres pais, que de laisser vne telle rébellion impunie, pour estre en exemple à toute la Chrestienté. Qu'il vouloit aller luy mesmes en personne es païs bas, & requérir le Pape & l'Empereur de luy faire assistance &c. Davantage il asseura la Régente, qu'il pourroit tirer vn grand avantage, & bonne commodité de ce mal du païs bas, pour le réduire entièrement souz son obéissance, & en Testât, religion & gouvernement, auquel ses prédécesseurs ne l'avoyent peu amener, & ce qu'il avoit si long temps désiré: que par ce moyen il auroit aussi occasion de s'asujettir l'vn, & de se deffaire de l'autre, quand bon luy sembleroit .. (fol. 47 b)

Quant aux deux seigneurs Montigny
et de Berghes, ils sont où ils doivent
demeurer ..

Ledit ambassadeur ajoute que le roi
a dit en la ville de Madrid:
Par tout ce qui est arrivé aux Pays-
Bas, notre royale réputation est amoindrie,
le service de Dieu est avili, et
nous exposerons tous nos autres pays
plutôt que de laisser impunie une telle
rébellion.

Nous sommes décidé à aller en personne
aux Pays-Bas et à requérir l'assistance
du pape et de l'empereur.

Sous le mal présent gît le bien futur. Nous réduirons les Pays-Bas sous notre absolue obéissance et y modifierons à notre guise Etat, religion et gouvernement. (11, 20)

Motley signale (11, p. 254) que la lettre citée est probablement fausse. En
tant que source elle est pourtant un morceau de roi pour De Coster, et il
préfère ignorer la remarque de Motley.

L'attitude du comte d'Egmont est exprimée de façon unanime par Van Meteren et De Coster. La discussion pendant laquelle Guillaume d'Orange essaie de convaincre d'Egmont est empruntée au compte rendu des entrevues de Willebroeck et de Hellegat (fol. 47 b). L'allusion métaphorique du prince au châtiment probable du comte est plus explicite chez Van Meteren que chez De Coster, dont les lecteurs sont censés connaître la décapitation légendaire.

La désignation du duc d'Albe comme gouverneur, son arrivée aux Pays-Bas,
l'instauration du «conseil des troubles», la captivité d'Egmont et de Hoorn,
autant de sujets traités par Van Meteren au début de son troisième livre.

Side 311

Tous sont omis par De Coster, qui ouvre le sien in medias res, en pleine
révolte.

Chez Van Meteren nous lisons (fol. 55 a):

Le 19. de Décembre, le Duc fit adjourner à côparoistre devant luy, à l'instance de du Bois, Procureur General, en trois fois quatorze jours, le Prince d'Orange, le comte Ludovic son frère, le Comte de Hooghstrate, le Comte vanden Bergue, le Comte de Culenbourg, le Sieur de Brederode, & autres..

A peu près les mêmes mots sont employés par Ulenspiegel quand il commente
les événements en forme de parabole à l'intention de son ami Lamme
(IH, 1).

De Coster modifie maintenant la chronologie. Il relate d'abord le supplice des 18 gentilshommes (111, 2), brûlés le ler juin 1568 (selon Van Meteren, fol. 57 b, pour que les gardiens puissent vaquer à des affaires plus importantes).

Cela lui permet de rapprocher les diverses phases d'une entreprise contre le duc d'Albe (111, 3), lequel avait l'intention d'aller à Groenendael en carême 1568. Il emprunte les noms des lieux et des personnages à Van Meteren (fol. 56 a), mais il dramatise la chronique en laissant Ulenspiegel et Lamme faire partie du groupe des conjurés et commenter les événements alors qu'ils se déroulent devant nous. Le Sire de Beausart d'Armentières n'est pas nommé chez Van Meteren, et les détails de son cruel supplice (le 13 juin) ne s'y trouvent pas non plus. Joseph Hanse pense que De Coster a suppléé avec J. Blaes (op. cits p. 68 ss.).

Van Meteren termine son récit par une exclamation étonnée: «Ainsi se passa ceste entreprinse, sans qu'aucun autre en fut en peine». De Coster ne nous laisse pas dans le doute : c'est Ulenspiegel qui découvre que les conjurés sont trahis. De cette façon, il arrive à sauver d'un guet-apens 500 cavaliers et 300 piétons (Van Meteren, fol. 56 a: 600-700 cavaliers, 500 piétons).

Le compte rendu de Van Meteren sur l'exécution des comtes d'Egmont et de Hoorn, le 5 juin 1568, est très circonstancié (fol. 58 a, b). De Coster n'utilise que le premier et le dernier paragraphes, qui constituent son chapitre 111, 4:

Cependant on dressa à Brusselles sur le marché devant la maison de Ville vn eschaffaut tout couvert de drap noir, avec deux palis esleves en haut & ayant des pointes de fer, deux coussins noirs & vne petite table, sur laquelle il y avoit vne croix d'argent, tout autour du marché il y avoit vingt & deux enseignes de Soldats Espaignols.. (fol. 58 a)

L'Ambassadeur du Roy de France estant incognu à Brusselles, & voyant ceste
exécution, dit aux assistans, qu'il pouvoit ores dire, qu'il avoit veu trancher la
teste à celuy, qui par trois fois avoit faict trembler toute la France, (fol. 58 b)

Side 312

De Coster corrige cependant avec Motley (11, p. 456) quand il fait dire par
l'ambassadeur que d'Egmont avait fait trembler la France par deux fois.

Joseph Hanse laisse entendre (op. cit., p. 217) que De Coster suit Van Meteren (fol. 59a, b) en ne proclamant point traîtres les deux comtes; par là il s'écarterait des historiens qu'il estime d'habitude: Altmeyer, Considérant et Motley.

L'attitude de Van Meteren n'est pas claire. Les portraits classiques des comtes, brossés après leur supplice, vantent leurs mérites personnels et les services rendus par eux au roi, sans qu'il soit donné à entendre qu'ils auraient trahi qui que ce soit.

L'attitude de De Coster, par contre, est déjà visible dans le chapitre sur la conférence de Dendermonde (11, 20). L'auteur insiste surtout sur d'Egmont, qui parle d'«un ton âpre, hautain et clair» et qui exprime son mécontentement à propos de la réunion organisée par Guillaume d'Orange. Il ne veut pas entendre parler en mal de Philippe. Quand il dit avoir pendu 22 réformés à Grammont, le lecteur sait ce qu'il doit en penser. De Hoorn est surtout caractérisé comme l'ami d'Egmont.

La désapprobation est explicitée par deux fois. D'abord à la fin du chapitre 11, 20 par la bouche de Simon Praet, à qui Ulenspiegel rapporte ce qu'il a entendu dans la cheminée: «D'Egmont est traître, Dieu est avec le prince». Ensuite au chapitre 111, 26, par la bouche d'Ulenspiegel lui-même: «D'Egmont et de Hornes furent traîtres pareillement et sans profit pour eux ... ».

Dans le discours enflammé adressé aux gueux sauvages (111, 5), Ulenspiegel résume d'abord le placard de Philippe qui déclare les hérétiques coupables de lèse-majesté (Van Meteren fol. 54 b). Il commente ensuite les cruautés du duc d'Albe par deux constatations:

Et la terre des pères est devenue un charnier, d'où les arts fuient, que les métiers
quittent, que les industries abandonnent pour aller enrichir l'étranger..

Parmi ceux qui fuient, il en est d'armés qui se réfugient dans les bois. Les moines les avaient dénoncés afin qu'on les tuât et que l'on prît leurs biens. Aussi la nuit, le jour, par bandes, comme des fauves, ils se ruent sur les cloîtres, y reprennent l'argent volé au pauvre peuple sous forme de chandeliers, de châsses d'or et d'argent, de ciboires, de patènes, de vases précieux. . Us harcèlent les soldats du roi, les tuent, les dépouillent, puis s'enfuient dans leurs tanières.. (111, 5)

La source est la suivante:

Ce rigoureux traictement augmenta par tout la crainte parmy le peuple, & fut cause que grand nombre s'enfuirent, & comme gens sauvages abandonnans leurs biens, mesmes quelques vns, femmes et enfans, se retirèrent es bois en la Flandre occidentale & ailleurs, & se vengeoyent sur les Prestres et Moynes, quand ils les pouvoyèt attraper de nuict, prenants tous leurs biens, & leur coupant le nés, & les oreilles, tellement qu'ils furent nommés les Gueux sauvages (fol. 55 b)

Side 313

II n'est pas vrai, comme le prétend Joseph Hanse, qu'Ulenspiegel «néglige naturellement de parler de la cruauté de ces Gueux» (op. cit., p. 218). Il y a peut-être une certaine atténuation, mais des expressions telles que par bandes, comme des fauves, ils se ruent, ils harcèlent, farouches, sont assez explicites. D'ailleurs, le terme 'Gueux sauvages' est gardé par De Coster.

Au chapitre 111, 9, De Coster résume la situation militaire et relate spécialement les exploits de Louis de Nassau (Van Meteren fol. 62a). Il parle de la défaite de Jemmingen le 21 juin 1568, qui est traitée de manière détaillée par Van Meteren fol. 60b, 61 a, b. De Coster emprunte la remarque concernant les mercenaires qui demandaient de l'argent quand il fallait livrer bataille, ainsi que les renseignements suivants:

Le comte Ludouic y perdit 16. pièces de canon, bien 1500. chevaulx d'attirail &
autres, 20. enseignes, & beaucoup de bestes à corne (fol. 61 b)

La description de l'armée du Taiseux et de son passage du Rhin à Saint-Vyt
se trouve chez Van Meteren fol. 62 a, où la tactique temporisatrice du duc
est aussi mentionnée.

La source du chapitre 111, 11, où Ulenspiegel sauve la vie du prince d'Orange,
est une petite notice de la chronique :

Ce pendant il y avoit eu vne grande sédition & discord parmy ses gens, jusques à courir sus les vns aux autres, tellement que le Prince allant entre deux fut en grand danger, car vn coup d'arquebuse emporta sos [sic] espee de son costé.. (fol. 62 a)

Les circonstances de la trahison, les lettres interceptées, etc. sont inventées
par De Coster.

Au début du chapitre 111, 11, le prince essaie de dérouter le duc par «des marches et des contre-marches». Cette tactique est mentionnée par Van Meteren (fol. 62 a), qui procède aussitôt à ce qui sera le début du chapitre 111, 12 de De Coster: le passage de la Meuse près de Stockem:

Et à celle fin que le Duc ne peut point sçavoir ou il vouloit passer, il ne donna point de repos à son armée, allant ores deca, ores delà, à celle fin de rendre son passage incertain. Le Duc à fin de difficulter le passage avoit faict jetter des chaucetrappes en la Meuse es endroits ou il y avoit le moins de profondeur. Et le Prince qui n'avoit nul moyen de dresser vn pont, fit par tout sonder en la Meuse, ou il y avoit le moins de profondeur: & le 7. d'Octobre, il passa subitement la riviere près de Stockem, ou il fit premièrement passer quelque Cavallerie, pour défendre le passage, après il fit entrer quelques centaines de chevaulx, qui s'arresterent en la riviere depuis vn bout jusques à l'autre, se tenans bien près l'vn de l'autre, à fin d'empescheren partie le cours de l'eau, & rendre l'eau plus basse du costé ou il fit passer toute son armée. . (fol. 62 a)

Side 314

A rencontre de Van Meteren, De Coster passe sous silence qu'il s'agit là
d'un stratagème classique déjà employé par Jules César.

Van Meteren assure que si le prince avait continué, il aurait facilement
surpris l'armée du duc d'Albe:

mais il ne peut point amener ses gens si tost à ce faire, d'autant qu'ils estoyent
mouillés, & les chevaux mal prests. . (fol. 62 a)

La Légende d"" Ulenspiegel donne une version un peu différente. Ulenspiegel
et tous les Flamands acceptent avec enthousiasme l'ordre du Taiseux:

Mais les étrangers, et notamment les Hauts-Allemands, dirent qu'ils étaient trop
lavés et rincés pour marcher (111, 12).

Van Meteren insiste à plusieurs reprises sur les temporisations du duc, par
exemple au fol. 62b, que De Coster résume au début du chapitre 111, 14.
Guillaume d'Orange marche vers la France:

Comme. . le 12. de Novembre il partoit de Quesnoi le Conte, pour aller vers Cambresis, il rencontra au matin à neuf heures 10. compaignies d'Allemans, & 8. enseignes d'Espaignols, avec trois cornettes de chevaux légers qui furent deffaicts.. (fol. 62 b)

Parmi ceux qui tombent sont «Le fils du Marquis Delamares» et le fils du duc d'Albe, «Don Ruffille Henricies». Dans la Légende, c'est Ulenspiegel qui tue ce dernier. De Coster invente lui-même les circonstances pittoresques et le cri de Don Henricis: «Tue! tue! Pas de quartier! Vive le pape!».

Chez De Coster, Ulenspiegel sera le messager personnel du Taiseux et
aura pour tâche de propager la nouvelle stratégie du prince (cf. Van Meteren
fol. 66 b):

Va par Namur, Flandre, Hainaut, Sud-Brabant, Anvers, Nord-Brabant, Gueldre, Overyssel, Noord-Holland, annonçant partout que si la fortune trahit sur terre notre cause sainte et chrétienne, la lutte se continuera sur mer contre toutes iniques violences (111, 15).

En accomplissant sa mission, Ulenspiegel rencontre un groupe de prisonniers menés tout nus, en plein hiver, en direction de Maestricht par deux soudards impitoyables. De Coster a trouvé son inspiration chez Van Meteren :

Estant en France, le Duc fit par tout prendre les gens du Prince, qui estans malades, ou blessés n'avoyent peu suivre, & ceux qui estoyent du pals, il les faisoit pendre, mais les Estrangers il les faysoit despouiller tous nuds, & les laissoit ainsi courir vers Maestricht. (fol. 62 b)

Side 315

Comme on pourrait s'y attendre, Ulenspiegel réussit à libérer les prisonniers,
qui jouissent ainsi d'un meilleur sort dans la fiction que dans la réalité.

Au chapitre 111, 24, De Coster relate, par analepse, l'emprisonnement de Don Carlos qui eut lieu le 15 janvier 1568. Van Meteren parle (fol. 56a), et du désir de l'infant de régner sur les Pays-Bas, et de son entente avec l'épouse de Philippe, Isabelle de France (qui n'était pas sa mère, comme le prétend De Coster).

Le chroniqueur présente Don Carlos comme «vn Prince brave, subtil,
liberal, & hardy». De Coster n'est pas du tout de son avis, et s'appuie sur
Motley, qui donne le portrait suivant:

Cruel, rusé, féroce et débauché, il semblait réunir les traits les plus odieux de la
folie (II p. 487).

La personne de don Carlos était aussi mal faite que son esprit. Il avait la tête
d'une grosseur disproportionnée, les membres mal attachés; il avait une épaule
plus haute que l'autre et une jambe trop courte (ibid. p. 490).

Motley donne plusieurs versions de sa mort (11, p. 480 ss.), mais aucune ne
ressemble à celle de De Coster, empruntée de toute évidence à Van
Meteren :

Estant ainsi prisonnier & fort bien gardé, il en fust si impatient, & print cela si
à cœur, qu'il en mourut l'an 1568. au mois de luin, sur vn jour de S. lacques;
soit que ce fust par impatience, ou pour avoir mangé trop de figues verdes.
Autrement, la manière de sa mort est enecres incertaine. I! y a eu diverses
opinions es Cours des Princes, mesmes on en a escrit des livrets. On fist cet
Epitaphe sur son Tombeau:
A qui jaze qui en para desit verdad,
morio s'in infirmidad (fol. 56 b)

D'après la chronique, la reine mourut trois mois après Don Carlos, mais
l'empoisonnement suggéré par De Coster n'y est pas mentionné.

De Coster a repris presque textuellement le passage suivant pour son
chapitre 111, 29:

Nous avons dit cy dessus que le Prince d'Orange sur la fin de l'année 1568. fut chassé par le Duc d'Albe avec son armée hors du païs. Et qu'il alla avec son frère le Comte Ludouic en France, avec le Duc de deux ponts, au secours du Roy de Navarre, & des Hugenots. Le Prince sur l'hyver retourna en Allemaigne à Dillenbourg, ou plusieurs refugies du Païs bas vindrent vers luy (fol. 66 b)

Dans leur lutte, les Réformés subissent des revers. De Coster modifie un peu
la chronologie des événements en cherchant de la matière pour son chapitre
111, 31 au folio 63 de Van Meteren:

Side 316

Le Prince, son frère, les autres chefs & les François estoyent tous résolus de marcher plus avant en France, & de se joindre au Prince de Condé: mais la dessus ils entrèrent en querelle, avec les Soldats, qui ne voulurent point passer plus outre, mais vouloyent estre ramenés en Allemaigne, disans que le serment qu'ils avoyent faict, n'estoit pas pour aller contre la France, mais contre le Duc d'Albe. Et pource qu'il y avoit faute d'argent, les prières & remonstrances ne peurent de rien servir à l'endroit de ses gens, pour aller vn peu plus avant & attendre que l'argent vint, suyvant le contract faict avec le Roy, lequel estant adverti de ce discord, ne voulut plus présenter aucun argent. Tellement que le Prince fut contraint, de conduire ses gens par la Champaigne & Lorayne jusques près de Straesbourg, ou ils furent congédies avec peu de payement . .

Ce subit et obstiné partement de la gendarmerie du Prince le privèrent d'vn autre bonheur. Car la Royne d'Angleterre entendant que sa resolution estoit d'aller en France, pourpensa d'entre prendre quelque chose par son moyen, à l'advantage de ceux de la Religion, & pour pouvoir recouvrer la ville & le pais de Calais, & par ce moyen il eut peu avoir payement pour ses gens. Mais comme ses lettres lesquelles elle luy envoyoit, par vn serviteur de son Ambassadeur, résident près du Roy, furent descouvertes & livrées es mains du Cardinal de Lorayne, qui forgea vne contraire responce à icelles . . (fol. 63 a, b)

. . le Taiseux, son frère Ludwig, les autres chefs et les Français étaient résolus d'aller plus avant en France et de se joindre au prince de Condé. Ils sauveraient ainsi la pauvre patrie belgique et la libre conscience. Dieu ne le voulut point, les reiters et landsknechts allemands refusèrent de passer outre, et dirent que leur serment était d'aller contre le duc d'Albe et non contre la France. Les ayant vainement suppliés de faire leur devoir, le Taiseux fut forcé de les mener par la Champagne et la Lorraine jusques Strasbourg, d'où ils rentrèrent en Allemagne.

Tout manque par ce subit et obstiné partement: le roi de France, nonobstant son contrat avec le prince, refuse de livrer l'argent qu'il a promis; la reine d'Angleterre eût voulu lui en envoyer pour recouvrer la ville et le pays de Calais; ses lettres furent interceptées et remises au cardinal de Lorraine, qui y forgea une réponse contraire. (111, 31)

Spelle, le grand prévôt du Brabant, surnommé «Verge Rouge», était connu pour ses abus de pouvoir et sa corruption (Motley 111, p. 3). De Coster en donne des preuves au chapitre 111, 30, et laisse Ulenspiegel le démasquer au chapitre 111, 32.

Motley ne fournit pas beaucoup de détails, mais Joseph Hanse présume

Side 317

(op. cit., p. 220) que De Coster les a trouvés chez J. Blaes (op. cit., I, p. 25,
pp. 73-74; cf. aussi Van Meteren fol. 65a).

Au chapitre 111, 38, De Coster revient au folio 66b de Van Meteren, à
l'endroit où le Taiseux décide d'équiper des navires de guerre:

Le Prince fut aussi persuado, par l'advis du Sieur de Chastillon Admirai de France de donner des commission [sic], pour aller sur mer, & equipper des navires de guerre. Les premiers qui receurent ces commissions l'an 1569. furent le Sieur Adrian de Berges, Sieur de Dolhain, avec son frère Louys de Berges, de Hainault, le Baron de Montfalcon, le Sieur Lancelot de Brederode, le Sieur Albert d'Egmont, Bertel Entens de Mencheda, Adrian Menningh, Henbise de Gand, Ruychaver, Dierick de Bremen, & lean Broeck d'Amsterdam.. (fol. 66 b)

Dans le troisième livre de De Coster, les dernières allusions directes à l'Histoire se trouvent au chapitre 41, qui traite de Philippe, de sa manière de maltraiter les animaux et de son complot contre Elisabeth d'Angleterre. La source ne semble pas être Van Meteren, mais plusieurs détails se trouvent chez Motley (111, p. 105 ss.).

Joseph Hanse tire la conclusion suivante: «Sauf dans les premiers chapitres, ce livre est plus original que le second. De Coster modifie le plan de la chronique, il substitue Ulenspiegel aux messagers d'occasion, il nous fait assister à de réelles batailles ; et il ajoute de nombreux épisodes qu'il rattache habilement à l'histoire» (op. cit., p. 220).

Le quatrième livre comprend les années 1571-73 jusqu'au départ du duc d'Albe. Beaucoup d'événements importants ont lieu, mais De Coster les traite d'une façon sommaire. On a l'impression que les événements le dépassent en quelque sorte; on dirait que la matière offerte par les sources ne cadre pas avec son dessein initial. Il aurait voulu démontrer, sources à l'appui, l'existence depuis toujours d'une patrie belge et d'un peuple uni bravant l'ennemi extérieur avec succès; il aurait voulu illustrer, en somme, la devise de la Belgique de 1830: L'Union fait la Force.

Le chapitre IV, 1 fait mention d'un épisode à Wieringen, où le navire de Guillaume de Blois, l'amiral Très-Long, est bloqué par la glace. Plusieurs détails se trouvent chez Van Meteren (fol. 71 a), entre autres celui de la glace brisée par les boulets de l'artillerie de Simonsen Roi. Dans la Légende, le navire est sauvé par l'intermédiaire de la femme de Lamme; trait ajouté par De Coster, ainsi que l'entrevue au début du chapitre entre Très-Long et Ulenspiegel.

Selon les historiens modernes, les impôts exorbitants levés par le duc
d'Albe ont contribué de façon, décisive au soulèvement armé des provinces

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(cf. p.ex. Henri Pirenne, op. cit., IV, 1919, p. 21 ss.). On en mesure l'importancedans l'opinion contemporaine, quand on pense que Van Meteren emploie deux folios entiers (69-70) de son quatrième livre pour parler des 100e, 20e et 10e deniers. De Coster résume toute la question en dix lignes et ne parle que du 10e denier, dont il évite, au début, le terme technique:

Ce fut en ce temps aussi que le duc ordonna aux Pays-Bas de cruels et d'abominables
impôts, obligeant tous les habitants vendant des biens mobiliers ou immobiliers
à payer mille florins par dix mille. Et cette taxe fut permanente (IV, 1).

La dernière phrase est une réplique à Van Meteren, qui rapporte que le duc
n'avait pas précisé la durée des impôts.

L'exploit le plus vanté des Gueux fut, sans doute, la prise de La Brielle en
1572 (Van Meteren fol. 71b, 72 a). De Coster n'accorde que deux lignes à
l'entreprise, à la fin de son chapitre IV, 1.

Au chapitre IV, 2, Ulenspiegel interrompt sa chanson après avoir dit «foin de l'infâme pardon». Il se rend compte (ou De Coster se rend compte) que les auditeurs (ou les lecteurs) ne savent peut-être pas de quoi il s'agit. Avant de continuer à chanter, il explique, selon Van Meteren:

Le Roy pour ne ruiner pas entièrement les Païs bas, mais asseurer leurs biens &
corps, lesquels ils avoyent perdus.. fit en fin (à fin de rendre les païs plus volontaires
à payer le dixiesme denier) publier à Anvers vn pardon general. .
.. le Duc fit dresser vn Théâtre devant la maison de ville, sur lequel on montoit
par des degrés, tous couvers de drap rouge, au haut vn throne Royal, sur lequel
le Duc estoit assis comme Roy, accompaigné de quelques grands Seigneurs, sur
les degrés, & sur le marché se tenoyent ses estaffiers & soldats, & ainsi le pardon
fit public, (fol. 65 b)

Le contenu de l'édit, qui comporte un grand nombre d'exceptions à la règle générale, est seulement résumé d'une façon ironique: «c'est le pardon pour tous ceux qui n'ont point péché; les autres seront punis cruellement» (IV, 2).

Van Meteren parle en deux endroits différents de la prise de Gorcum (fol. 75 a) et de la cruauté des Gueux envers les ecclésiastiques (fol. 79 b). De Coster utilise les références dans son long chapitre IV, 8, où Ulenspiegel risque sa vie pour sauver 18 moines.

Joseph Hanse pense que De Coster nous laisse soupçonner les excès des Gueux et que «pour en atténuer le mauvais effet, Ulenspiegel se dresse, en cette circonstance, comme champion de la justice et de la parole donnée» (op. cit., p. 221). Cette interprétation confirme la théorie selon laquelle les

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Gueux sont les défenseurs immaculés de la justice. Nous avons déjà réfuté une telle conception à propos du chapitre 111, 5. L'auteur ne nous laisse pas soupçonner les excès des Gueux; il écrit, tout comme Motley (p. ex. 111, p. 91 ss.), et sans détours, qu'ils pouvaient être féroces et cruels. Il est difficile aussi de souscrire à l'inconséquence suggérée du caractère d'Ulenspiegel. Le héros montre à plusieurs reprises qu'il ne hait pas indistinctement tous les gens d'Eglise; deux de ses exploits libérateurs sont menés à bien avec l'aide de prêtres catholiques (111, 32, 111, 43).

Van Meteren parle surtout du motif des massacres (fol. 79b):

La Gendarmerie des Gueux estant maintenant devenu maistre en plusieurs places en Hollande, plusieurs tachèrent de se venger du tort qu'on leur avoit faict, les vns poussés d'vne hayne particulière, les autres d'vne hayne generale, plusieurs attribuoyent la cause de ces troubles aux Ecclésiastiques Et comme on n'y peut pas bien mettre ordre du commencement, on fit par tout mettre à mort plusieurs Prestres & Moynes, & ce au nom du Sieur de Lumey &c. qui se portoit comme Lieutenant general.

Motley donne un peu plus de détails:

Treize moines ou prêtres qui n'avaient pu s'échapper furent arrêtés et jetés en
prison pour être exécutés au bout de quelques jours avec de grands raffinements
de cruauté, par ordre du féroce amiral (111, p. 130).

Le désaccord sur le nombre de victimes indique peut-être une troisième
source.

La célèbre prise de Mons (IV, 9) diffère de la version de Van Meteren (fol. 80a). La source est de nouveau Motley (111, p. 147 ss.), qui relate le saut de Guitoy de Chaumont sur le pont-levis qui s'abaisse. De Coster oublie pourtant de mentionner que la ville fut reprise aussitôt par les Espagnols et punie sévèrement.

Le siège de Haarlem occupe les folios 88a-91a chez Van Meteren, ce qui atteste l'importance de l'événement aux yeux des contemporains. Motley suit plus ou moins Van Meteren (111, p. 212 ss.). Pour les détails, De Coster utilise les deux sources, mais avec beaucoup de liberté. Les textes de Van Meteren et de De Coster sont comparés chez Joseph Hanse (op. cit., pp. 222-23).

Le chapitre de De Coster est surtout remarquable d'un point de vue narratif. Les premières pages sont narrées au présent; le narrateur anonyme habituel se manifeste explicitement et dialogue avec les cloches et les habitants de la ville qui lui répondent à tour de rôle et relatent une partie des événements sous forme d'une complainte en prose.

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La fin du chapitre, qui révèle comment sont sauvés les trois protagonistes
fictifs, est empruntée à Van Meteren:

Le 16. d'Aoust, on mena hors de la ville avec convoy, les Allemâs, qui estoyët envirô 600. avec les Capitaines: mais comme ils vindrent près de Niewerkercke, les Soldats du Sieur de Sonoy, avec l'ayde de ceux d'Enckhuyse, les osterët à ceux qui les côduysoyent, qui furent deffaicts, & par ainsi furent délivrés, (fol. 90 b)

A mesure qu'il raccourcit la perspective de la Légende, De Coster se libère de l'influence des sources. Ulenspiegel est nommé capitaine du navire la Briele par le prince d'Orange (IV, 17), mais ses exploits maritimes sont plus ou moins inventés. L'expédition à Anvers (IV, 20), au cours de laquelle Lamme capture Broer Cornelis, est pourtant mentionnée par Van Meteren (fol. 91b):

Ceux de Flissingues estants presq [sic]; les Maistres, prindrent la hardiesse, le 14 de lanvier 1573. d'aller quérir les navires jusques devant la ville d'Anvers, qu'ils amenèrent, mesmes entrerët en la ville, & y allèrent quérir des gens hors du lict & les côtraignirent d'aller hors de la ville sans parler, ce qu'ils firent à vn certain loos l'Abbé, revendeur de vieux habits, qu'ils amenèrent & rançonnèrent. Ils allèrent aussi quérir le fils de l'Admirai Bouwen Ewoutsen, qui avoit succédé à Ewout Pietersen Worst, lequel estoit détenu prisonnier, & gardé en la maison de de l'Escoutette, & en plein jour ils l'amenerët hors de la ville, vers leurs navires.

Dans le cinquième livre, qui comprend seulement 35 pages, De Coster essaie
surtout de boucler les structures narratives et d'expliciter son message politique.
Deux emprunts seulement sont à signaler.

D'abord au sujet de Broer Cornelis Adriaensen. Bien que Van Meteren
parle du moine (fol. 153a, 154b), De Coster s'appuie sur le pamphlet auquel
il avait fait allusion dans la Préface du Hibou.

La dernière fois que De Coster utilise la chronique, c'est pour son chapitre V, 8, qui raconte d'abord la déchéance de Philippe II par les Etats généraux au mois de juillet 1581, et qui se termine par un bref résumé des événements jusqu'à l'assassinat du Taiseux.

Pour commencer, De Coster suit de près la proclamation:

Les Estats Generavx des Provinces Vnies de Païs bas: A tous ceux qui ces presentes verront, ou orront lire, Salut: Comme il est notoire à vn chacun, qu'vn Prince du Païs est estably de Dieu, pour Souverain & Chef de ses sujects, pour les défendre & conserver de toutes injures, oppressions, & violences: comme vn Pasteur est ordonné pour la deffence & garde de ses brebis: & que les sujects ne sont pas créez de Dieu pour l'vsage du Prince, pour luy estre obéissant en tout ce qu'il commande, soit que la chose soit pie ou impie, juste ou injuste, & le servir comme esclaves: Mais le Prince est pour les sujects, sans lesquels il ne peut estre

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Prince, afin de gouverner selon droict et raison, les maintenir & aymer comme vn Pere ses enfans, ou vn Pasteur ses Brebis, qui met son corps & sa vie en danger pour les deffendre & garentir. Et quand il ne le faict pas mais qu'au lieu de défendre ses sujects, il cherche de les oppresser, & de leur oster leurs privilèges, & anciennes coustumes, leur commander, & s'en servir comme d'esclaves: II ne doibt pas estre tenu pour Prince, ains pour Tyran, (fol. 208 b)

Van Meteren cite sans amplifications le document. De Coster dramatise en laissant les lecteurs assister à la scène de la proclamation et en concluant chaque paragraphe par le leitmotiv de l'assemblée: «Qu'il soit déchu». Quelques détails sont ajoutés par De Coster, à propos par exemple du Compromis de 1566, des cruautés de Rhoda et de l'instigation au brisement des images. Par ailleurs, il concentre et rend plus haineux le ton sobre du document.

Joseph Hanse termine son analyse des rapports entre la chronique et la
Légende de la façon suivante:

Ainsi donc, en jugeant les théories politiques que Charles De Coster semble exposer
à cette occasion, nous ne devons pas oublier qu'il les a textuellement
copiées (op. cit., p. 224).

La remarque, qui se réfère spécialement à la proclamation de déchéance, n'est peut-être pas très heureuse. Si De Cosier cite en partie le document, c'est parce qu'il correspond à quelque chose qui le touche profondément. Parce qu'il exprime un des thèmes fondamentaux de la Légende: le droit qu'ont les peuples de choisir eux-mêmes leur forme de gouvernement. Cette idée pourrait nous sembler banale chez un libéral du XIXe siècle, mais il fallait, en vérité, combattre pour elle tous les jours. Aux yeux de De Coster, une des plus grandes victoires de cette idée fut la révolution de 1830.

De Coster ne copie pas Van Meteren, ni ici, ni ailleurs ; il l'interprète et se laisse influencer tout à la fois. La chronique est écrite par un auteur qui fait parfois des réflexions naïves et qui abonde souvent en détails. Van Meteren n'est pas 'objectif, mais ses sympathies ne sont pas toujours celles de De Coster; nous l'avons vu par exemple à propos de Charles Quint et de Don Carlos.

A la chronique De Coster a surtout demandé de la matière « authentique » : noms de personnages et de lieux, situations. Mais comme le cours général des événements et les exploits des grands personnages historiques sont supposés connus par les lecteurs, il a surtout emprunté des personnages secondaires et des situations pittoresques.

Georges Lukacs reproche à la conception historique de De Coster son

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caractère trop abstrait {Le Roman Historique, trad. R. Sailley, 1972, pp. 241— 249). Bien que nous ne suivions pas le critique hongrois dans son analyse des éléments stylistiques et narratifs du texte, nous sommes d'accord avec lui quand il dit: «Les luttes de classes concrètes, qui ont formé le contenu social du soulèvement des Gueux, font défaut».

L'Histoire vue à travers la Légende d'Ulenspiegel n'est pas dominée par des facteurs économiques. Bien que le leitmotiv «Et le roi hérita» parcoure le texte du début jusqu'à la fin, on ne peut pas dire que De Coster analyse vraiment le déclin du commerce et de l'artisanat des Pays-Bas. La ruine semble due uniquement à la cupidité personnelle du souverain, qu'il s'appelle Charles ou Philippe.

Il est possible, sans doute, de généraliser à partir de cette constatation et de conclure que, pour De Coster, l'Histoire se place sous le signe des grands hommes au pouvoir: malheureusement, leur influence tire toujours dans une direction négative. Il ne faut pas oublier que même Guillaume d'Orange, le héros incontesté de Van Meteren et de Motley, est sujet à une dépréciation finale:

. . et monseigneur d'Orange le Taiseux s'empêcha à fonder une stadhoudérale et
royale dynastie (V, 2).

Et ceux du populaire s'entre-disaient: «.. et le Taiseux, voulant régir paisiblement
Hollande, Zélande, Gueldre, Utrecht, Overyssel, cède par un traité secret
les pays belgiques, afin que Monsieur d'Anjou s'y fasse roi.» (V, 2).

Ses ennemis dirent de lui que pour faire pièce à Philippe roi, et n'espérant pas
régner sur les Pays-Bas méridionaux et catholiques, il les avait offerts par un
traité secret à Monseigneur Sa Grande Altesse d'Anjou (V, 8).

Pour De Coster, la cause des Réformés est une cause politique, et il ne s'intéresse
pas aux aspects proprement religieux de la lutte. Voilà justement, selon
Lukacs, la raison de l'échec du texte en tant que roman historique:

.. l'absence du protestantisme dans l'œuvre de de [sic] Coster est le symptôme le plus visible de son antihistoricisme. Le protestantisme, précisément dans la lutte de libération des Pays-Bas, était avec ses divers courants et ses diverses sectes pratiquement la seule forme idéologique concrète dans laquelle les conflits nationaux et sociaux de l'époque pouvaient être disputés (op. cit., p. 246).

Il est possible que la remarque soit juste du point de vue général d'un historien. Mais Lukacs ne voit pas qu'un roman selon la formule proposée par lui n'aurait jamais été un roman visant et ayant comme héros le peuple belge, resté fidèlement catholique au travers des vicissitudes de l'Histoire, et composé de deux éléments ethniques différents, mais dont aucun n'était hollandais.

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Le progrès, les valeurs positives auxquels Charles De Coster s'attache
sont vus au travers et en fonction des personnages populaires. Il partagerait
volontiers la conception de Motley:

Ce serait une grave erreur que d'attribuer cet important événement historique à des motifs aussi frivoles que l'ambition de quelques grands seigneurs et les embarras pécuniaires d'un certain nombre de gentilhommes. La révolution des Pays-Bas ne fut pas plus un mouvement aristocratique qu'une insurrection démocratique, mais bien une révolte populaire . .

Les grands seigneurs semblent jouer le premier rôle au début de la lutte, mais ils
étaient poussés par un orage qu'ils n'avaient pas soulevé et qu'ils ne pouvaient
contenir (I, p. 308 s.).

On a l'impression que De Coster fait avec la Légende un immense effort pour illustrer cette thèse. Mais il ne faut pas oublier que le peuple n'obtient rien en tant qu'actant collectif au cours du récit; le peuple belge se laisse manipuler et exploiter. Symbolisé par le héros fictif, Ulenspiegel, le peuple obtient quelques menus résultats, mais la mission principale d'Ulenspiegel, la libération de la patrie Belgique, échoue - De Coster est forcé de l'admettre, qu'il le veuille ou non.

Un des messages de la Légende concerne la politique de la Belgique de 1867 et postule l'utilité d'une amitié renouvelée avec la Hollande, une sorte d'entente contre la France et l'Allemagne. Dans î'optique de l'auteur, ce message aurait dû être le corollaire de tous ses efforts de structuration, mais on a l'impression que les structures narratives, entrevues au départ, se sont modifiées à mesure que le dépouillement des sources faisait apparaître de plus en plus clairement une conception de l'Histoire.

Ce qui caractérise en dernière instance La Légende d'Ulenspiegel est une amertume terrible, qui va croissant selon le déroulement de l'action. Que cette amertume s'explique en profondeur par les problèmes personnels de l'auteur ou par la situation politique des années 1860, il vaut la peine de se rappeler que les quatre volumes de Motley contiennent, à eux seuls, assez de cruauté et de haine pour justifier ce côté de la Légende.

Le pouvoir politique du peuple n'a pas subi l'épreuve de l'Histoire pour Charles De Coster. Voici, sans doute, une des raisons de ce manque de structures fermes que les critiques regrettent souvent quand ils parlent de La Légende d'Ulenspiegel Pourtant, dans une analyse tant soit peu exhaustive,il ne faut pas oublier de prendre en considération les éléments qui constituent ce que Lukacs appelle, avec un certain dédain, l'antihistoricisme du texte, mais qui confèrent, en vérité, une homogénéité et une signification

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souvent méconnues au roman : le français légèrement archaïque, les expressionsflamandes, les références folkloriques et géographiques ... Des éléments,en somme, qui relient directement le passé au présent, et qui démontrent,non pas le pouvoir populaire, mais Vexistence depuis longtemps, sinon depuis toujours, d'une identité belge. Le lecteur y croit, et il croit à l'unité de ce peuple - ce qui n'est déjà pas si mal.

Ole Wehner Rasmussen

Ârhus

Résumé

Par une lecture parallèle de E. Van Meteren: L'Histoire des Pays-Bas, de J. L. Motley: Fondation de la République des Provinces- Unies et de La Légende d"1 Ulenspiegel, l'article se propose de montrer l'influence du chroniqueur et de l'historien sur la conception historique de Charles De Coster. Il prolonge un travail déjà fait en 1928 par Joseph Hanse et modifie quelque peu ses résultats. - La conclusion en est que la vision que De Coster a de l'Histoire évolue pendant l'élaboration du roman et à mesure que les sources historiques font comprendre à l'auteur que la force politique du peuple n'est pas aussi efficace qu'il l'avait cru au départ. Voilà une des raisons de cette distorsion de structures que les critiques regrettent souvent en parlant du premier chef-d'œuvre en français de la littérature nationale belge.