Revue Romane, Bind 12 (1977) 1

Le Jeu d'Amour. Jeu d'aventure du moyen âge, édité par Erik v. Krœmer. Commentationes Humanarum Litterarum 54. Societas Scientiarum Fennica, Helsinki-Helsingfors 1975. Intr. 14 pages. Texte 36 pages. Notes et glossaire 12 pages.

Anne Lindskov Hansen

Side 178

1. Cette première édition du Jeu d'Amour est fondée sur le ms. unique fr. Q. v. XIV.S. (fin XIIIe-déb. XIVe s.), conservé à la Bibl. pubi. d'Etat Saltikov-Chtchédrine à Leningrad.

Connaissant la compétence et l'expérience de M. Erik v. Kraemer (EvK) dans le domaine de l'édition d'anciens textes français (voir la pubi, des Miracles de Gautier de Coinci dans Ann. Ac. Se. Fenn., tome 66,2 1950; tome 119 1960 et surtout tome 82,2 1953), nous avons été non pas déçue, mais surprise par certains points de vue qui se font jour dans les commentaires accompagnant l'édition du texte du Jeu d'Amour.

Side 179

2. L'édition comprend: une description du ms. (p. 3-6), une caractéristique du poème (p. 7-9), un commentaire de la versification (p. 9-10) et des traits linguistiques (p. 10-12), une datation du texte (p. 12-14) et une étude du lexique (p. 14-16). texte (p. 18-54) est suivi de notes (p. 55-63) et d'un glossaire (p. 64-66), qui se termine par une table des noms propres (p. 66). L'édition ne contient ni précis historique de l'évolution du genre, ni bibliographie.

3. Après une minutieuse énumération des divers catalogues dans lesquels figure le ms. et ayant rendu compte d'une fausse attribution du texte à Jean de Meun, l'éditeur passe au caractère du poème (p. 7-9).

EvK n'hésite pas à classer Le Jeu d'Amour parmi les compositions de circonstance dont la valeur littéraire est minime. Ainsi, le texte appartient à un type de jeu de société, qui, quant à sa forme et à sa technique, présente une grande variété. Malheureusement, EvK n'entre pas dans les détails pour placer le poème dans son contexte littéraire. Même si les deux références que l'éditeur donne à ce sujet (A. Lângfors: «Un Jeu d'Aventure», Stud. Neophil XI, 1938-39, p. 39-61 ; id. : « Ragemon le Bon», Ann. Ac. Se. Fenn., tome B 15,2 1920, p. 3-32) s'appliquent très bien au thème du texte, les similitudes sont difficiles à distinguer lorsqu'il s'agit de la forme. En effet, contrairement aux jeux que nous connaissons déjà (voir aussi: Franz Semrau: Würfel und Würfelspiel im alten Frankreich, Beih. z. Z. f. rom. Phil. XXIII, Halle 1910, p. 127 sqq.), Le Jeu d'Amour ne contient point de règles de jeu, de même qu'il n'est ni question de tableau, ni de mise, ni du nombre de participant*;. Ce serait donc plutôt un livret de sorts qui, pour son utilisation, ne demande qu'un coup de dés pour que le participant connaisse son avenir (voir Semrau: op. cit., p. 20-21). Il ne faut pas exclure que le poème puisse être une traduction ou une imitation d'un modèle latin, comme c'était le cas pour une grande partie de la littérature didactique de l'époque. Le poème tirerait son origine d'une tradition païenne purement oraculaire et serait à rapprocher des livres de passe-temps qui étaient chers au public chevaleresque pendant tout le moyen âge.

4. Passons maintenant àun point cardinal du commentaire qui traite de la structure du poème. En ce qui concerne l'ordre des titres des strophes, EvK constate que sur les 232 couplets dont est composé le texte, il n'y en a que 24 qui se rapportent à deux dés: ils occupent, en trois séries de huit quatrains distribuées à intervalles égaux, les feuillets 3v°, 7v° et llv°. Les couplets relatifs à trois dés sont donc en grande majorité. Cette constatation est correcte mais, selon nous, insuffisante. Car les titres des couplets constituent un système d'une telle rigidité que cela va nous permettre de joindre un commentairede la plus grande importance pour la structure, l'intégralité et l'originalité du ms.. Le ms. est composé de 15 feuillets = 29 pages écrites, contenant chacune huit strophes. La combinaison des dés en tête de chaque couplet suit toujours le même principe: la valeur baisse de gauche à droite. Cette règle ne permet que 56 constellationsdifférentes pour le groupe de trois dés et 21 combinaisons pour le groupe de deux dés. Si nous examinons uniquement la suite de trois dés, c.-à-d. si nous omettons les feuillets 3v°, 7v° et 11 v°, la situation se présente comme suit: du feuillet 1 au 4v°, le poète épuise les 56 possibilités de combinaisons de trois dés. à une exception près. L'ordre à l'intérieurde cette première série est apparemmentarbitraire. Ensuite, du feuillet 5 au Sv°, l'auteur répète l'ordre de la première

Side 180

DIVL2802

série, à part quatre interversions. Le même principe est utilisé dans la troisième série de 56 combinaisons (fol. 9-12v°). Les feuillets 13 àls incl. reprennent fidèlementl'ordre déjà instauré, mais la série n'est pas complète, car elle s'arrête après 40 couplets. Les trois feuillets à deux dés figurent dans les trois premières séries, chaque fois après 40 strophes à trois dés. Mais il n'y a pas de feuillet à deux dés dans la quatrième série. En voici l'illustration:

Une composition aussi rigide des titres des strophes nous amène à croire que le texte peut être incomplet : il y manquerait trois pages! Si cela était vrai, le ms. ne serait qu'une copie, puisqu'il se termine au feuillet 15r°. Car, au cas où le ms. aurait été original et que p. ex. un feuillet se serait perdu, le feuillet 15v° n'aurait pas été blanc. L'absence de la fin du poème devient évidente, surtout si l'on présume que le texte dans le ms. original commençait par un feuillet verso: dans ce cas, le texte complet de 32 pages aurait dû se terminer par un feuillet recto, de sorte que l'on comprendrait mieux qu'un feuillet et demi (soit les trois dernières pages) ait pu disparaître par suite d'un accident (reliure, p. ex.). Nous pensons donc que le texte comprenait à l'origine 32 pages avec 256 couplets, et que l'hypothèse (toute gratuite) de EvK (p. 14) suggérant l'originalité même du ms. n'est pas correcte.

5. C'est à l'étude du lexique que l'éditeur a porté un intérêt particulier. Il relève (p. 14-16, 55, 57, 59-62) un petit nombre de vocables qui, très probablement, seraient des italianismes, chose rare à l'époque. poque.Il s'agit des mots suivants: bergamin (v. 690), ' matière ou produit textile de Bergame'; buseques (v. 80). 'entrailles', 'boyaux'; escarpes (v. 79), 'souliers légcrs(?)'; malavesie (v. 529), 'vin de malvoisie' ;poutron (v. 312),'coquin', Mâche'; raviolles (v. 441), 'raves farcies avec du hachis de viande' ; rufïen, rufïanne (v. 857), 'entremetteur', 'entremetteuse'; votrinasc (v. 530), 'vin blanc doux provenant de Vernazza(?)'. Ces mots paraissent singuliers dans un texte qui, selon EvK, daterait de la fin du XIIIe ou du début du XIVe s., puisque certains de ces vocables ne sont attestés en français qu'à la fin du XIVe s. (raviolles, malavesie, rufïen) et d'autres seulement au début du XVIe s. (poutron, escarpes). Le problème est d'autant plus énigmatique que l'influence italienne n'est perceptible que dans le vocabulaire. Pour ce qui est de ces emprunts à l'italien, l'éditeur se pose plusieurs questions: «L'auteur était-il d'origine italienne? Est-ce qu'il travaillait dans un milieu franco-italien formé par un centre commercial quelque part en France au temps de Philippe le Bel ? A-t-il voulu produire des effets d'ordre stylistique?» C'est à d'autres de résoudre ces problèmes.

6. En ce qui concerne les détails, nous avons fait les observations suivantes: EvK dit (p. 9) que «en règle générale, chaque couplet contient un double pronostic,l'un destiné au sexe masculin, l'autre au sexe féminin». En réalité, il y en a exactement 50% de chaque catégorie. - L'éditeur ne distingue qu'entre pronosticsnégatifs et positifs (p. 9). Il aurait été intéressant d'établir une troisième catégorie«neutre», où le sort du participant ne serait pas réglé par son coup de dés (voir les strophes LUI, CXVII, CXXIX, CXXXVI, CXCVI etc.). - EvK ne parle pas de la correspondance entre les titres des strophes et leurs couplets. Quelques réflexionsauraient pu être émises sur les

Side 181

faits suivants: dans 191 strophes, la constellationdes dés n'est pas mentionnée; 33 couplets résument correctement leurs titres et huit strophes ont une réf. inexacte(voir str.: 111, VI, XI, XLV, CLXX, CCXXIII, CCXXVII, CCXXXII). - EvK compte (p. 9) 118 strophes où le poète s'adresse à l'auditeur àla2e pers. du sing. et 31 couplets àla2e pers. du pi.. Pourtant, la distribution est la suivante: 124 cas à la 2e pers. du sing. et 40 cas à la 2e pers. du pi.. Mais quel intérêt EvK a-t-il à indiquer la répartition (inexacte) des pron. pers. de la 2e pers., puisqu'il n'y joint aucun commentaire stylistique ou de genre? Et cela d'autant plus que la fluctuationentre tujvous est normale en ancienfrançais (Grevisse: B. U., § 493; K. Togeby: Précis historique, § 113). Le poème même en fait la preuve (str. XIX, XX, CVIII, CXII etc.). Nous aurions préféré un examen de l'emploi des pron. pers. àla 2e pers. et de leur emploi àla 3e, puisque c'est en fait par là que se révèle l'utilisation poussée de l'apostrophe.

7. Nous n'avons pas pu contrôler l'édition par rapport au ms., mais nous nous fions à EvK pour ce qui est de ia reproduction du texte. Nous tenons à souligner la valeur précieuse et unique de cette édition, qui contribue à éclairer plusieurs aspects d'un genre dont il ne nous est parvenu que peu de témoignages.

Copenhague