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Revue Romane, Bind 12 (1977) 1Peter Haidu : Lion-queue-coupée. L'écart symbolique chez Chrétien de Troyes. Droz, Genève 1972. 85 p. John Bednar: La spiritualité et le symbolisme dans les œuvres de Chrétien de Troyes. Nizet, Paris 1974. 173 p. Jacques Ribard : Chrétien de Troyes. Le Chevalier de la Charrette. Essai d'interprétation symbolique. Nizet, Paris 1972. 185 p.Hanne Lange
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Ces trois études sur l'interprétation symbolique des romans de Chrétien de Troyes donnent, par leurs divergences fondamentales, une bonne image de la confusion qui règne depuis quelques années dans la critique de la littérature médiévale profane. D'un côté, l'ouvrage de Peter Haidu, qui analyse ce qu'il appelle «l'anti-symbolisme» du romancier champenois, de l'autre, les études de John Bednar et de Jacques Ribard qui, chacun à sa manière, veulent découvrir, dans l'œuvre de Chrétien, un symbolisme religieux subtil provenant de l'exégèse théologique. D'une part donc, jeu symbolique, de l'autre, message religieux déguisé sous des symboles lourds de sens. Le livre de Peter Haidu dont le titre énigmatique fait allusion au «lion symbolique»d'Yvain (« ... il n'est pas inévitablede prendre entièrement au sérieuxun lion à qui il a fallu couper la queue, tant soit peu», p. 71), prend ses distances par rapport aux ouvrages bien connus de Bezzola {Le sens de Vaventure et de Vamour, Paris 1947), et de Robertson(« Some Medieval Literary Terminology,with Special Référence to Chrétien de Troyes», dans Studies in Philology, XLVIII, n° 3, 1951, p. 669-692. A Preface to Chaucer. Studies in Medieval Perspectives,Princeton University Press, 1962); il s'oppose également aux idées de Robert Guiette («Symbolisme et senefiance au Moyen Age», dans Romanica Gandensia, Questions de littérature, VIII, 1960, p. 33-49).Si refuse d'appliquer, comme Robertson, le lourd appareil exégétique de la théologie à la littérature profane, il ne peut pas non plus - malgré toute l'admirationqu'il lui porte - suivre Guiette, qui considère le symbolisme littéraire médiévalcomme un jeu purement esthétique «sans 'senefiance' . . . pour préserver le
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climat d'énigme», comme un symbolisme religieux amputé de son sens. «Ne vaudrait-ilpas mieux, demande Haidu (p. 12), accepter comme hypothèse la présence 'naturelle' de ce phénomène [le symbolismelittéraire], même s'il faut avouer qu'il est plus ou moins dénaturé par le système théologique?» Comme pour se justifier, P. H. étaie cette hypothèse par des citations cueillies, hors de leur contexte,dans le camp même des «symbolisants»,p. ex.: la «désacralisation de la nature généralisée au douzième siècle» (Chenu) et «le nouvel intérêt . . . dans l'interprétation littérale et historique de la sacra pagina elle-même » (Smalley). La valeur d'un tel procédé est évidemment discutable. Le propos de P. H. est d'étudier le «processus de symbolisation à l'échelle d'une micro-analyse» (p. 14). C'est-à-dire qu'il laisse de côté les grands objets symboliques tels le graal et l'hostie - qui «se ploient sous l'accumulation d'une recherche critique devenue monstrueuse par sa quantité» (p. 14) - pour s'occuper des «rnicro» symboles » tels que les anneaux magiques, les lieux, les gestes, les noms des personnages, les titres enfin. Cette délimitation me paraît assez gênante. D'abord P.H. ne la respecte pas toujours: la charrette dans Lancelot, le lion dans Yvain, que l'auteur inclut tous deux dans son étude, n'appartiennent-ils pas justement au groupe de ce qu'on pourrait appeler «macro-symboles»? Mais plus que cette distinction imprécise, la définition, «purement opératoire» il est vrai, que donne P. H. de «symbole», pourrait offrir matière à discussion: «... le symbole est, pour nous, et dans ce travail, l'emploi littéraire d'un objet comme s'il était un signe linguistique. De sorte que les deux mots 'symbole' et 'signe' se valent» (p. 15). Par là, l'auteur s'éloigne - comme il s'en explique lui-même - de la définition linguistique de Saussure pour s'approcher du symbolisme médiéval. Cette différence tient en fin de compte - et l'auteur aurait dû le souligner davantage pour éviter toute équivoque - aux sens de «signe»: si, pour Saussure, le signe (mot) englobe un signifiant (image acoustique) et un signifié (concept), le «signum» médiéval correspond, on le sait, au seul signifiant (mot, mais surtout chose ou événement, ces derniers cachant seuls la «res» ou vérité spirituelle). 11 est donc déroutant, à première vue, bien que la suite du livre fasse comprendre ce que veut dire l'auteur, de voir traiter, dans une œuvre médiévale, un objet-symbole comme un pur «signe linguistique». P. H. distingue deux étapes chronologiquesdu symbolisme de Chrétien: une première, représentée par Erec et Enide, correspondrait au «symbolismeadéquat», c'est-à-dire à une concordance parfaite entre la présentation du symbole et son contenu. L'auteur rejoint ainsi tout à fait les vues de Bezzola sur Erec et Enide, quand il interprète la signification des vêtements et des armes au moment du départ du jeune couple: «Erec et Enide auront à se montrer dignes des signes extérieurs qui les marquent pour obtenir la réintégration sociale de la fin du roman»,réintégration confirmée par la suite. Mais s'il adhère à l'interprétation que donne Bezzola de ce roman, P. H. conteste vivement par contre l'application des thèses bezzolaniennes aux œuvres ultérieures de Chrétien de Troyes. Ce sont justement ces œuvres qui, selon l'auteur, couvrent la deuxième étape chronologique du symbolisme de Chrétien, ce qu'il appellel'«écart symbolique», c'est-à-dire l'inadéquation entre le symbole et la réalitéqu'il est supposé représenter. Ainsi, P. H. relève une série d'objets, de gestes, etc., présentés à première vue comme des symboles traditionnels, mais dont le sens serait par la suite détourné ou renié. Glanons quelques exemples pour ensuite
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les commenter: Vanneau magique de Lancelot, par ex., contrairement à l'usage dans le folklore, ne conférerait pas au héros un pouvoir surnaturel, mais le rendrait plutôt ridicule: par deux fois, Lancelot se rend compte, à l'aide de l'anneau,qu'il a été victime d'illusions (les portes coulissantes du château sont bien réelles; les lions du Pont de l'Epée ne sont que chimères). La charrette est un autre exemple de ce «symbolisme paradoxal» (p. 32): aux yeux de Guenièvre, la valeur symbolique (honte sociale) que les autres personnages attribuent à la charrette, ne compte pas. De même Veau, symbole si riche de sens dans la tradition symbolique, sert, dans le Chevalier de la Charrette, à des fins comiques: «c'est par les valeurs symboliques qu'il refuse que Chrétien est remarquable ici» (p. 35). Le geste de soumission amoureuse d'Yvain, à genoux devant Laudine, imite évidemment le rite du vassal qui jure fidélité à son seigneur, mais l'image est trompeuse, selon P. H.. Pour que l'identification entre féodalité et amour soit parfaite, il manque deux élémentsimportants: le contact des mains, le baiser de la paix. En outre, il y a décalage entre le comportement d'Yvain et le contexte:«Qui dit 'vassal' . . . entend 'vassal courageux'; le contexte immédiat révèle un vassal peureux» (p. 43). Cet hommage symbolique, qui implique - comme tout hommage féodal - la fidélité, est dévalorisépar la suite, quand Yvain oublie sa promesse: «la valeur symbolique du geste d'Yvain est donc désavouée avant et après le geste. Ce double démenti narratif transforme le geste en anti-symbole» (p. 44). Les noms des personnages seraient également anti-symboliques, contrairementau symbolisme traditionnel où le nom exprime le secret de la personnalité: Alexandre, qui porte le nom du grand héros, est timide; Soredamors est, contrairementà ce que son nom indique, «desdaigneuse d'amor»; Fènice, dont le nom, dans la littérature cléricale, est symbolede l'épouse fidèle (phénix), se dérobe à ses devoirs conjugaux. Si le nom de l'Orgueilleusede la Lande couvre bien l'essence de sa personnalité, celui de l'Orgueilleuse de Logres - dont l'orgueil provient d'une déception amoureuse - n'est pas symbole de son être: c'est un accident, non l'essence. Dans tous ces cas et dans beaucoup d'autres, P. H. découvre le refus du sens traditionnel du symbole: «le recours à une compréhension plus profonde, à une interprétation spirituelle . . . tourne à vide et l'esprit du lecteur doit errer entre la chose ou l'événement et leur sens ou la portée morale. C'est dans cet écart que se meut le roman de Chrétien de Troyes après Erec et Enide; l'écart entre la matière et l'esprit, entre l'acte et son sens, entre l'homme et son désir d'idéal » (p. 53). Si je suis en partie d'accord avec Haidu pour son analyse subtile du jeu symboliquede Chrétien - jeu qui balance entre la perception immédiate du sens d'un symboleselon des conceptions traditionnelles et la négation apparente, par la suite, du même sens - je le suis beaucoup moins quant à son interprétation de ces phénomènes.Dans Vanneau magique, par ex., je ne vois pas un renversement de la valeur du symbolisme traditionnel. Au contraire, je le considère comme un instrument qui aide le héros à discerner l'illusion de la réalité et lui laisse ainsi intacte toute sa liberté d'action en tant qu'individu: l'anneauest, peut-être, en fin de compte, le symbole de la faculté de discernement de Lancelot. La charrette ne perd rien de sa valeur symbolique, me semble-t-il, en étant interprétée de deux façons apparemment contradictoires, selon qu'elle est considérée comme l'instrument de la honte sociale ou l'instrument glorieux de l'amour. Derrière le sens immédiatement perceptible, admis par tout le monde, se cache un sens plus profond, accessible aux seuls initiés: les
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parfaits amants. L'évolution intérieure de Lanceiot n'est donc pas achevée tant qu'il n'a pas compris ce sens secret. Au lieu d'«écart symbolique», je parlerais alors de polyvalence du symbole. Quant à l'eau, j'avoue qu'il est parfois difficile de lui attribuer,dans un contexte comique, une haute valeur symbolique. Pourtant, là aussi, on pourrait penser que Chrétien s'amuse à jouer sur plusieurs plans: un plan littéral, comique, et un plan symboliquesur lequel l'eau sert de génératrice vitale (réveil brutal de Lancelot plongé dans son «panser»); de toute façon, les nombreux gués, rivières et ponts que doiventtraverser les héros de Chrétien - et qui ne donnent qu'exceptionnellement lieu à des scènes de gros comique - désignentsouvent des étapes symboliques définitives dans leur évolution (qu'on pense par exemple à l'eau qui coule sous le Pont de l'Epée ou à la rivière du Roi Pêcheur). Pour ce qui est du geste symboliquede fidélité d'Yvain, geste dont le sens est apparemment nié par la suite, je vois la possibilité de le considérer, non comme un anti-symbole, mais comme un symbole dont Yvain, par l'oubli de son serment, brise momentanément le sens: tout le reste du roman, à partir du momentoù le héros a pris conscience de sa faute, est bel et bien une tentative de sa part pour rendre au geste symbolique son vrai sens - ce qui arrive quand, à travers les épreuves, il aura obtenu le pardon de Laudine. Ainsi, je vois également dans le geste que fait le lion devant Yvain un moyen de lui rappeler son devoir envers Laudine et non, dans ce parallèle, «un double écart: celui du lion, calquant son attitude sur celle du maître; celui du maître, qui ne réussit pas à se conformer au modèle que son époque propose commeideah/ (p. 70). Le geste du lion n'est en rien dévalorisé par la suite; au contraire,il montre - qu'on me passe l'expression - le chemin de la fidélité à Yvain. De même, je ne vois rien d'anti-symboliquedans les noms des personnages: si Alexandre est timide, son nom révèle que derrière la timidité se cache une personnalitéappelée à un grand avenir - sa timidité n'est que passagère et ne concerneque l'amour; si Soredamors est «desdaigneuse d'amor», c'est plutôt dans le sens de «innocente en matière d'amour»:la suite montre qu'elle méritera pleinement son nom; le comportement de Fènice ne répondrait pas, selon Haidu, à son nom symbolique d'«épouse fidèle», mais c'est oublier que le mariage est resté blanc - donc invalide - et que son vrai époux, dans l'optique courtoise, est Cligès, pour qui elle se conserve intacte et qu'elle finit par épouser après la mort d'Alix. En outre, sa mort feinte et sa «résurrection» se réfèrent plutôt au nom de l'oiseau qui renaît de ses cendres. Donc dualité du symbolisme, mais aucune contradiction.A propos de l'Orgueilleuse de Logres, dont le nom ne serait pas symbole de sa nature profonde, il aurait été intéressantde voir traiter par P. H. l'évolution des désignations directes et indirectes de Perceval, depuis «beste», «beau fils», «frère», «ami», «chevalier aux armes vermeilles» jusqu'à «Perceval le Gallois» et «Perceval le Chétif»! L'Orgueilleuse de Logres n'est pas un nom au même titre que Alexandre, Fènice, Perceval. C'est une qualification qui désigne un côté caractéristiquede sa personne à un moment précis; c'est une pure épithète qui, de même que le Gallois, le Chétif, le Pêcheur, le chevalier de Logres, cache momentanémentson vrai nom (cf. la révélation tardivedes noms de Lancelot et de Perceval). A mon avis, il faut considérer ces cas, non pas isolés de leur contexte, mais au contraire, par leur récurrence, comme des éléments structuraux faisant partie de la problématique générale des romans. Plutôtque de voir dans ces symboles énigmatiquesdes «anti-symboles», je les envisageraisdonc
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visageraisdonc- dans les cas où il semble y avoir décalage entre l'extérieur et l'intérieur - tantôt comme des formes en suspens attendant de révéler, ou de (re)trouver,leur vrai sens; tantôt comme des «symboles ouverts» (le caractère primordialdu symbole, n'est-ce pas justement sa polyvalence?) qui peuvent être déchiffrésdifféremment selon les niveaux d'interprétation du lecteur, mais surtout du héros. Ainsi, au lieu de refuser le symbole,Chrétien peut au contraire, par son jeu apparemment gratuit, en superposant les différents plans d'interprétation, littérauxet symboliques, lui donner toute son épaisseur significative. De cette manière, parallèlement à l'évolution intellectuelle et morale du héros, les formes symboliques,d'abord mal comprises par lui ou par le lecteur, recouvrent peu à peu leur plein sens. Au lieu d'«écart symbolique», je parlerais plutôt d'une nécessaire éducationdu héros - et du lecteur - pour pénétrerle sens profond des symboles et ainsi unifier l'extérieur et l'intérieur: Erec et Enide partent en quête quand ils se rendent compte que leur mariage a perdu son sens de symbole indiquant l'union de l'amour et de la chevalerie; Lancelot ne comprend pas d'abord le sens profond de la charrette, mais l'interprète superficiellement selon le sens général: ce n'est qu'à travers sacrificeset souffrances qu'il est «initié» à sa signification; Yvain ne mesure pas tout de suite la profondeur de son geste symbolique;Perceval ne comprend pas la valeur symbolique de la procession du Graal. Dans tous ces cas, les héros cherchentà réparer leur aveuglement initial et rendent ainsi, par leur mûrissement humain, leur vraie valeur aux symboles. Jeu symbolique, oui, mais, selon moi, beaucoup plus qu'un jeu: une invitation de Chrétien à nous faire pénétrer l'apparencetrompeuse du symbole pour en trouver un sens plus profond. Un symboledont le sens serait immédiatement perceptible mènerait d'ailleurs tout droit à l'allégorie. A propos du titre du Chevalier au Lion, P. H. donne une très fine analyse (p. 58-73) de tous les aspects symboliques sous lesquels est présenté le lion. Lion, compagnon fidèle, symbole du Christ, ou lion féroce, symbole satanique: deux extrêmes dans l'exégèse chrétienne; enfin, lion classique d'Androdès et de Pirame et Tisbé. Le lion de Chrétien est redevable à ces trois traditions et, par là, «on aboutit à une contradiction foncière assez importante pour l'interprétation du roman entier» (p. 71). P. Haidu refuse de prendre au sérieux cette polysémie: «Chrétien ... s'amuse de son lion et nous amuse avec son lion. L'animal ... un moment rehaussé comme véhicule d'allégorie christologique, redevient, dans l'épisode suivant, non pas un simple et banal lion, il est vrai, mais un pur lion littéraire, féroce et tendre, symbole de fidélité et de férocité, de sentimentalité, d'ironie et de farce, symbole de tout sauf du Christ ou de n'importe quelle valeur religieuse prise avec gravité ...» (p. 72). Mais, là aussi, ne serait-il pas possible d'«étager» ces différentes significations selon le sens littéral et les plans symboliques en tenant compte des contextes dans lesquels elles apparaissent? Alors, on pourrait peutêtre appréhender le sens profond caché derrière ces apparentes contradictions. La valeur d'un symbole ne tient d'ailleurs pas à sa signification univoque. Bien au contraire! Pour infirmer ou confirmer la thèse de Haidu, il faudrait étudier les symboles - tous les symboles - dans le contexte total des romans, voir de près leur implication dans la texture narrative et le rôle de « fonctions » qu'ils jouent dans la structure générale de l'œuvre. Il reste que le livre de Peter Haidu est une contribution intéressanteà l'étude du symbolisme littérairemédiéval. Qu'on ne soit pas d'accord
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avec ses conclusions, n'enlève rien à la Si P. Haidu met en garde contre une conception trop simpliste du Moyen Age («son mythe d'unité culturelle», op. cit. p. 82), J. Bednar fonde au contraire son livre sur «l'unité d'esprit du XIIe siècle»: «Que nous cherchions dans la littérature, la peinture, la sculpture ou la musique, dans l'économie, la structure sociale ou la politique, nous trouverons, sous une forme ou sous une autre, la présence de la religion chrétienne» (p. 13). Dans un premier chapitre, Bednar brosse le tableau de cette unité d'esprit à travers ses «formes de diversité». Puisqu'il s'agit d'une synthèse rapide servant d'introduction au sujet même, on ne peut s'attendre à y trouver des traits de grande originalité. Cela n'explique pourtant pas quelques affirmations hâtives que l'auteur aurait pu éviter ou au moins expliciter, par exemple le parallèle établi, p. 17, entre l'évolution sociale reflétée dans la littérature jusqu'au XIIe s. (d'abord exaltation du roi, puis relations d'homme à homme, finalement exaltation de la femme) et l'évolution théologique de l'Eglise (Père - Fils - Sainte Vierge)! De même, un jugement subjectif et banal comme celui-ci: «II est incontestable que les meilleurs vestiges du Moyen Age sont ses cathédrales» (p. 18). Une expression comme: «la soif de la recherche historique [au XIIe s.]» (p. 34), même si l'«histoire» vise in casu les mythes folkloriques, est malencontreuse et tout à fait anachronique. L'introduction sur la vie et les œuvres de Chrétien n'est pas d'une grande utilité: ces renseignements se trouvent partout ailleurs. Un lecteur tant soit peu averti n'a certainement pas besoin d'apprendre que Chrétien écrivait en langue d'oïl (p. 41)! Retenons les remarques sur une éventuelle communication entre Chrétien et saint Bernard par l'intermédiaire de Nicolas de Montieramey, ancien secrétaire de Bernard, puis clerc chez le mécène du romancier, Henri ler de Troyes; mais J. B. n'exploite pas, par la suite, les possibilités qu'offre un tel rapprochement. D'ailleurs, c'est la première fois que je vois qualifier saint Bernard d'«évangéliste» (p. 45)! Dans le corps du livre, l'auteur cherche à démontrer que derrière la symbolique de Chrétien se cache une signification purementreligieuse. Dans de longs - beaucoup trop longs - résumés de l'action des romans,l'auteur distribue ses commentaires au gré des péripéties du récit, mais sans jamais viser à une méthode d'ensemble solide. Trop souvent, il se contente de donner une interprétation des faits, puis continue son résumé sans chercher à lier les significations proposées les unes avec les autres ou avec l'ensemble du récit. A quoi sert, par ex., de dire que le cerf blanc dans Erec et Enide symbolise le Christ ou l'âme assoiffée de Dieu: «Le fait qu'ici le cerf soit blanc ajoute un élément de pureté qui fait la synthèse entre l'Ancien et le Nouveau Testament» (p. 53)? Rien dans rensembie du roman ne permet une telle interprétation. Comment expliquer alors qu'Arthur tue le cerf? J. B. n'éclaircit pas ce point, mais se borne à dire que «le roi, qui est implicitement associé à la puissance divine et à la justice de Dieu, tue le blanc cerf et peut désigner la plus belle pucelle de la cour en lui donnant un baiser sur la bouche» (p. 55). Ce qui serait un symbole de «Dieu le Père [qui] désigne, par la voie du Saint-Esprit, celle qui sera la plus proche de son fils»! Erec et Enide symboliseraientla pureté du Christ et de Marie! Erec serait une image du Christ! Puisque Chrétien le compare à Absalon, à Salomón, à Alexandre et au lion, il ferait également, dans sa personne, la synthèse entre l'Ancien et le Nouveau Testament (le lion étant symbole de la Résurrection)
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(p. 57)! Erec étant aussi figure d'Adam, les épreuves que le couple subit seraient les forces du mal entrées dans le monde par la faute d'Adam (p. 60). Les bêtes dans la forêt sont «tous des animaux qui symbolisentle Christ et l'âme à la recherche de Dieu» (p. 61)! Erec, blessé, que Chrétiendécrit comme un agneau entre deux loups, serait le Christ sur la Croix entre les deux larrons (p. 61)! Le Jardin de la Joie est évidemment le symbole de l'Eden, Mabonagrain et son amie celui d'Adam et Eve, Erec celui du Christ libérateur (p. 65). Le roman montrerait ainsi comment «un individu pouvait passer toutes les étapes chrétiennes - d'Adam jusqu'au temps présent - pour arriver à assimiler les qualités du Sauveur ... », donc «évolutiondes personnages vers la perfection du Christ» (p. 67). Evolution d'un couple - peut-être du Couple Humain universel - exprimée à travers des phases symboliques, Bezzola a depuis longtemps démontré, dans une étude cohérente et logique, l'évidence de cette interprétation. Ce que je reproche justement à J. 8., c'est le manque de cohérence de son «exégèse». Il ne suffit pas de choisir quelques éléments et de les interpréter symboliquement, souvent en dehors du contexte, pour en laisser d'autres de côté qui conviennent moins bien. Si l'on veut allégoriser selon la méthode médiévale, il faut exploiter le maximum de détails symboliques d'un récit, les soumettre à un principe supérieur,les insérer dans une structure logique. Cligès est traité d'une manière moins excessive. L'auteur fait souvent de fines observations, par ex. son rapprochement entre Eve et Fènice, que son mari n'a jamais connue «si com Adam conut sa fame» (p. 82). L'analyse de l'amour (regard-cœur), qui, pour réaliser son équilibre spirituel, doit aboutir au mariage, est bien menée. Mais n'est-ce pas oublier la tradition rhétorique que de voir uniquement mentdans les cœurs «qui ne doivent faire qu'un» le précepte chrétien de l'union dans le mariage? L'interprétation des trois médecins de Salerne - figures de farce - comme étant «la Trinité qui arrive pour essayer d'améliorer l'état déplorable de l'âme de Fènice» (p. 83), frise le grotesque. Pour ce qui est du Chevalier de la Charrette, J. B. se joint à la vieille hypothèse tant rebattue sur l'auteur qui obéit, contre sa volonté, aux ordres de Marie de Champagne. J. B. aurait dû connaître et discuter les hypothèses de Rychner {Vox romanica 27 (1968), p. 50-76). J. B. considère l'amour, tel que le décrit Chrétien, comme une maladie qui dérègle l'esprit et pour laquelle il n'y a de remède que le mariage. Donc, puisque l'amour de Lancelot et de Guenièvre est adultère, Lancelot reste «prisonnier» de sa maladie (fin du roman). Remarquons une interprétation intéressante, inédite queje sache, du «penser» de Lancelot: «Le fait d'être dans cet état, toujours à cause de l'amour, symbolise l'âme qui s'est égarée du droit chemin» (p. 92) - on est loin de l'ancienne assimilation du «penser» à l'extase mystique! - Omission étonnante: la symbolique traversée du Pont de l'Epée, si importante, n'est pas du tout traitée. Avec le Chevalier au Lion, l'auteur se sent de nouveau sur un terrain ferme. L'exhortation de Calogrenant, le jour de la Pentecôte, d'«entendre la parole par le cœur» devient, dans l'interprétation de J. 8., «le 'verbe' de Dieu qui doit pénétrer dans les cœurs des fidèles» (p. 115), mais l'histoire toute profane que raconte Calogrenant ne donne guère lieu à une telle conception. Par contre, l'auteur fournit une bonne interprétation de l'ensemble du roman (p. 128), mais toujours en laissant de côté une foule d'épisodes et de choses qui appelleraient, eux aussi, une interprétation.
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Une explication chrétienne de Perceval ne surprend pas. Mais là encore l'étude de J. B. manque de structuration. Il continue à glaner par-ci, par-là des faits symboliques sans les faire jouer dans l'ensemble du roman. N'entrons pas dans les détails, mais contentons nous de remarquer son interprétation de la lance et du graal: sans parler de la lance de Longinus, J. B. assimile la lance - instrument de guerre - à la chevalerie opposée à la paix divine, symbolisée par le graal, mais il s'arrête là, sans tirer de ce parallèle tous les développements que celui-ci suggère. La très brève conclusion générale se présente comme un curieux anti-climax par rapport à ce qui précède: elle est constituée par un résumé en quelques lignes du «sens moral» de chaque roman sans aucune allusion à l'éventuel symbolisme chrétien, sujet du livre! Retenons, pour finir, quelques fautes d'un autre ordre: J. B. traduit (p. 52) «cel ne fet mie savoir /qui s'escïence ril abandone! tant con Dex la grasce l'an done» (v. 16—íS) par «celui qui abandonne ses connaissances n'enseigne ... qu'à moitié »\ - II confond «thème» et «motif» (p. 148). Jacques Ribard cherche également, derrière le brillant du récit profane, le «san» religieux. Le fait de se concentrer sur une seule œuvre lui fait éviter ce qu'ont d'incohérent et d'inachevé les interprétations de Bednar et lui permet de mieux dégager les relations symboliques dont il souligne «la remarquable convergence» (p. 171). Or, que le lecteur soit tout de suite averti : s'il n'est pas familiarisé avec la méthode d'allégorisation du Moyen Age et s'il n'accepte pas de se défaire de tous ses préjugés littéraires concernant l'interprétation du Chevalier de la Charrette, l'étude de J. R. lui paraîtra des plus extravagantes. Au contraire, s'il accepte de suivre l'auteur dans cette voie, il ne pourra plus, même en restant sceptique, regarder d'un même œil ce roman qui, en général, est dit le plus «provençal» des œuvres de Chrétien. Même Bednar, on l'a vu, suit cette opinion. Pour J. R., au contraire, ce roman est l'image de «l'histoire du salut de l'homme, de l'humanité, que l'auteur nous invite à redécouvrir sous le voile transparent d'une 'aventure' chevaleresque et courtoise». L'essentiel du récit serait «la lutte que se livrent Lancelot - cette figure du Christ - et Méléagant ... incarnation du Mal. Et l'enjeu de cette lutte, Guenièvre, que pourrait-elle être d'autre que l'âme humaine?» (p. 22). Ainsi «le 'Chevalier de la Charrette' n'est rien d'autre, en définitive, que le 'Chevalier de la Croix'» (p. 23)! Selon J. R., il faut distinguer deux niveaux de signification dans le roman (p. 45 ss): 1. révolution religieuse de Vhumanité envisagée collectivement: les habitants de Gorre «en essil» seraient les âmes encore soumises à l'ancienne loi, (la «costume»), ceux de Logres symboliseraient la condition humaine des vivants qui attendent le salut (le sub lege et le sub grafia de saint Paul, à qui l'auteur ne cesse de se référer tout au long de soa livre). 2. la quête individuelle du Salut, reflétée dans la personne de Guenièvre que l'amour fait accéder à une réalité supérieure, divine. Dans cette perspective, la «nuit d'amour» acquiert évidemment un sens purement mystique. Ces deux aspects - collectif et individuel - se rejoignent dans le «Lancelot- Christ » qui, en assumant l'humanité tout entière par sa souffrance et sa mort rédemptrice, la fait renaître à une nouvelle vie spirituelle de «joie». Tous les personnages sont évidemment conçus comme des figures symboliques (p. 29 ss): Méléagant. Satan, ange déchu; Bademagus, Dieu le Père, qui tente en vain de convertir son fils rebelle; la sœur de Méléagant, qui aide Lancelot, symboliseraitson
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raitsonange gardien; la fée du Lac, la Vierge [sic]; le couple Guenièvre-Arthur figurerait l'homme total, âme-corps, et serait en même temps, comme les prisonniers,image de l'humanité; Keu, Gauvain, qui échouent dans leur quête, seraient de faux messies; Lancelot, qui triomphe de la peur, de la luxure, de l'orgueil, serait l'homme-Dieu qui doit se dépouiller de lui-même pour monter sur la Charrette- Croix. Ces quelques indications suffisent. Vaines élucubrations, dira-t-on. Peut-être, mais menées systématiquement et coulées dans une interprétation globale de ce roman très riche, où les épisodes non seulement se reflètent les uns les autres dans un jeu de miroirs complexe, mais sont peut-être aussi, comme le veut Ribard, l'expression symbolique d'une réalité purement spirituelle. L'intérêt d'une telle interprétation anagogique est sans doute moins de savoir si elle est vraie ou fausse, ou du moins vraisemblable, que de savoir si un auteur médiéval, si Chrétien lui-même pouvait accepter une telle «lecture». C'est poser le problème crucial de la compréhension de la littérature profane d'une part, et de la littérature théologique d'autre part. Si c'est chose courante de «récupérer» les classiques en les interprétant comme des chrétiens avant la lettre, il est beaucoup plus rare de voir appliquer le même procédé aux œuvres profanes du Moyen Age même, surtout en langue vernaculaire. Le «san», à quoi se réfère-t-il? Au seul sens moral, ou comprend-il aussi le sens mystique? En ce cas, il faudrait tenter des interprétations qui tiennent compte simultanément des trois plans: littéral, moral et mystique, à moins qu'on ne préfère dire, avec Jean de Salisbury: «In liberalibus disciplinis ... quisquís primo sensu litterae contentus non est, aberrare videtur mihi» (Policratius, VII, 12). De toute façon, on voit combien cette voie d'exégèse littéraire est dangereuse, parce qu'elle se dérobe à toute vérification. Elle peut néanmoins constituer une tentative intéressante pour pénétrer plus profondément dans «l'esprit médiéval», elle peut même enrichir notre compréhension de ces œuvres. Mais en dernier lieu - et c'est là sa force - le symbole reste réfractaire à toute explication logique de son mystère: «En s'offrant au regard capable de percevoir, à l'entendement en capacité de le saisir, il offre son contenu tout en demeurant une énigme indéchiffrable pour celui qui, privé des dispositions requises, est aveugle et sourd pour en saisir la vision et en discerner l'appel» (M.-M. Davy, Initiation ci la symbolique romane, p. 101). Copenhague |