Revue Romane, Bind 12 (1977) 1

Emile Benveniste: Problèmes de linguistique générale, Il. Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, Paris 1974. 288 p.

Carl Vikner

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En 1966 paraissait un livre intitulé Problèmes de linguistique générale. Cet ouvrage, réunissant certaines des études publiées par le linguiste français Emile Benveniste de 1939 à 1964, était appelé à avoir un grand retentissement dans la science du langage, témoin les traductions en anglais, en italien et en espagnol qui n'ont pas tardé à voir le jour. Voici maintenant, rassemblés dans un second volume de Problèmes, vingt nouveaux articles d'Emile Benveniste, publiés de 1965 à 1972, année où, à l'âge de soixante-dix ans, l'auteur s'est retiré de ses postes de directeur d'études à l'École des Hautes Études et de professeur au Collège de France.

Tout comme le premier, ce nouveau volume groupe des études appartenant aux disciplines les plus diverses de la linguistique: de l'étymologie à la philosophie du langage, du sanscrit aux langues amérindiennes. L'éditeur, M. Dj. Moïnfar, a choisi de suivre fidèlement le plan du précédent ouvrage, dans lequel les articles avaient été classés en six grandes parties, intitulées successivement «Transformations de la linguistique», «La communication», «Structures et analyses», «Fonctions syntaxiques», «L'homme dans la langue» et «Lexique et culture». Ce n'est pas à tous les points de vue que l'idée est bonne de reprendre les mêmes parties avec les mêmes titres pour ce volume. D'abord, plusieurs de ces titres sont assez vagues: «Structures et analyses» ou «L'homme dans la langue» pourraient convenir à presque tous les articles du livre. Fnsuite, il est visible que l'éditeur a été embarrassé pour étoffer justement la cinquième partie, «L'homme dans la langue»: en effet, celle-ci contient deux chapitres, dont le premier (chap. 14) aurait été plus à sa place dans la partie précédente, «Fonctions syntaxiques», tandis que l'autre (chap. 15) complète de manière utile le chapitre 3, qui se trouve dans la deuxième partie. A cela s'ajoute que les titres choisis par l'auteur donnent souvent très peu de renseignements sur les articles qu'ils annoncent, je dirais même qu'ils sont légèrement trompeurs. Par exemple, sous la désignation «Les transformations des catégories linguistiques», on trouve une étude du remplacement du parfait et du futur latins par les formes périphrastiques des langues romanes. De même, derrière le titre «Mécanismes de transposition» se cache une analyse des dérivés français en -eur. Ainsi, des problèmes très précis se trouvent quelquefois masqués par des titres à caractère général.

Les principaux articles traitent de problèmes relevant, grosso modo, de quatre domaines différents de la linguistique: la théorie linguistique (chap. 3, 6, 15), la formation des mots, surtout en français moderne, mais d'autres langues sont aussi prises en considération (chap. 7, 8, 9, ii, 12, 20), la syniaxe au français moderne (chap. 13, 14), Vctymologic (chap. 16, 17, iy). Ce n'est sans doute pas un hasard que le groupe le plus important, tant en nombre qu'en qualité, soit celui de la formation des mots, étant donné que deux des principaux ouvrages antérieurs de Benveniste s'occupent de ce problème: Origines de la formation des noms en indoeuropéen (1935) et Noms d'agent et noms d'action (1945).

Dans le domaine de la théorie linguistique,la contribution la plus originale du présent ouvrage est, sans doute, le concept de «double signifiance», qui est présenté brièvement dans «Sémiologie de la langue» (pp. 43-66) et, d'une manière un peu plus élaborée, dans «La forme et le sens dans le langage» (pp. 215-238).

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Benveniste voit dans la langue deux domainesdistincts, deux «modes de signifiance»,qu'il appelle le mode sémiotique et le mode sémantique. Le sémiotique désigne le mode de signifiance propre au signe (au sens saussurien). Chaque signe n'existant que par les relations qu'il entretientavec les autres signes, le plan sémiotique sera un plan intra-linguistique, dans lequel on ne s'occupe pas des rapportsentre la langue et le monde. Le sémantique, par contre, est le mode de signifiance propre au discours. Ici nous entrons dans le monde de renonciation, de l'univers du discours. L'expression sémantiquepar excellence est la phrase. Cette distinction est éclairée par les oppositionset les parallèles que l'auteur établit entre les deux concepts. Voici le passage le plus instructif à cet égard:

«Le sémiotique se caractérise comme une propriété de la langue, le sémantique résulte d'une activité du locuteur qui met en action la langue. Le signe sémiotique existe en soi, fonde la réalité de la langue, mais il ne comporte pas d'applications particulières; la phrase, expression du sémantique, n'est que particulière. Avec le signe, on atteint la réalité intrinsèque de la langue; avec la phrase, on est relié aux choses hors de la langue; et tandis que le signe a pour partie constituante le signifié qui lui est inhérent, le sens de la phrase implique référence à la situation de discours, et à l'attitude du locuteur» (p. 225).

Il est difficile de se prononcer sur la valeur de ces deux concepts nouveaux, parce que l'exposé en reste quand même un peu flou, et qu'on ne voit pas très bien comment appliquer cette ébauche d'une théorie à des cas précis. En effet, de l'aveu même de l'auteur, «ce sont des propositions, qu'il reste à discuter, à préciser, à étendre, à circonscrire dans tous les domaines de la linguistique» (p. 235).

Où faut-il placer Benveniste par rapport aux multiples courants de la linguistique récente? La réponse est difficile. Benveniste se considère sans doute comme un structuraliste, comme un fidèle continuateur de Saussure, et il prend ses distances vis-à-vis de la grammaire transformationnelle. Or, paradoxalement, si on le prend sur le fait, au moment où il se consacre à un problème déterminé, on s'aperçoit qu'il raisonne souvent en transformationniste convaincu, en posant par exemple:

«On doit distinguer dans l'analyse des composés deux facteurs qui obéissent à des conditions différentes: la relation logique et la structure formelle. Celle-ci dépend de celle-là. La structure est agencée par la relation. Seule la relation logique fournit les critères propres à classer fonctionnellement les types de composés» (p. 146).

Y a-t-il manière plus nette d'insister sur
la nécessité de distinguer entre structure
profonde et structure superficielle?

Deux articles analysent des problèmes de syntaxe en français moderne: «Structuredes relations d'auxiliarité» (pp. 177-193)propose analyse des constructionscomportant un verbe auxiliaire; «L'antonyme et le pronom en français moderne» (pp. 197-214) examine la relationentre deux séries de pronoms personnels,la série je, me, tu, te, etc. et la série moi, toi, lui, etc.. Je dirai tout de suite que je ne suis pas très enthousiasmé par ces deux études, et j'essaierai de montrerpourquoi, en parlant de la seconde. L'auteur y affirme que, à la différence de la série je, «Le pronom autonome moi se comporte à tous égards comme un nom

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propre» (p. 200) et il cite, à l'appui, neuf contextes syntaxiques où les deux catégoriesse comportent, effectivement, de manière identique. Mais il oublie les nombreux cas où il y a divergence, par exemple :

*Elle aime moi

Elle aime Pierre

Je regardais droit devant moi

*Pierre regardait droit devant Pierre.

A partir de ce prétendu parallélisme, l'auteur conclut que «MOI est, dans l'instance de discours, la désignation autique de celui qui parle: c'est son nom propre de locuteur» (p. 200). On voit mal comment cette caractéristique pourrait distinguer moi de je; il semble plutôt que l'auteur opère ici une distinction entre deux catégories sur la base d'une propriété qu'elles ont précisément en commun. Pour la série moi, Benveniste propose le terme d'antonyme. Ce terme présente un double inconvénient: d'une part, il ajoute encore un nom à la liste des synonymes qui comprend déjà pronoms personnels non-conjoints, disjoints, toniques et d'autres encore; d'autre part, il ajoute un

nouveau sens au terme d'antonyme., qui avait déjà celui de «contraire/». La suite de l'article nous donne essentiellement un aperçu de la combinatoire des pronoms personnels, où l'auteur commet, à plusieurs reprises (pp. 210-211), l'erreur, à mon avis très grave (mais malheureusement très répandue parmi les grammairiens français), de confondre le pronom conjoint datif lui avec l'«antonyme» lui.

Les études étymologiques sont instructives et bien documentées. L'auteur suit le sort des mots latins orarium et sudarium («linge à essuyer la sueur») à travers les époques et les langues, «de Rome jusqu'au cœur de l'Asie» (pp. 241-246). Il rectifie l'histoire de la genèse du terme scientifique, issu de scierrtificus, mot latin foreé au Vle siècle avec le sens de «qui crée la science» (pp. 247-253). Il décrit en détail comment, à partir du participe latin minutus, s'est créée la différenciation lexicale en français moderne de amenuiser et de menuisier (pp. 258-271).

J'ai déjà dit que les études sur la formation des mots constituent l'apport le plus substantiel de l'ouvrage. Il ne faut pas croire qu'avec ce sujet nous sommes enfermés dans un petit coin de la morphologie. Au contraire, qu'il s'agisse de dérivations ou de compositions, Benveniste a toujours soin de relier le phénomène étudié à d'autres phénomènes grammaticaux, aux structures syntaxiques et sémantiques. Il le dit très bien lui-même à propos de la composition nominale:

«il faut, à notre avis, envisager les composés non plus comme des espèces morphologiques, mais comme des organisations syntaxiques. La composition nominale est une microsyntaxe» (p. 145).

«Convergences typologiques» (pp. 103-112)étudie composés verbaux du type maintenir («tenir avec !a main »\ colporter («porter suspendu au cou»), type où le compose est constitue par un substantif suivi d'un verbe et où le substantif a une relation d'instrument avec le verbe. Ce type est très rare et uniquement résiduel en français, mais on en trouve un parallèle dans des langues uto-aztèques de l'Amériquedu Nord. - Dans «Formes nouvellesde la composition nominale» (pp. 163-176), l'auteur analyse: 1° les composéssavants du type microbe, photographie,etc., et met en évidence qu'ils ne sont pas empruntés au grec, mais que ce sont, avec des lexèmes grecs, des composésfrançais; 2° les composés du type chemin de fer, machine à écrire, etc., pour lesquels il invente la désignation «synapsie». - «Fondements syntaxiques de la

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composition nominale» (pp. 145-162) contient un exposé, peu explicite, il est vrai, sur les différentes structures profondesqu'il faudrait postuler pour divers types de composés, tels que oiseau-mouche, arrow-head, shoe-maker, rouge-gorge, etc. - Très suggestif est l'article «Deux modèleslinguistiques de la cité» (pp. 272-280), dans lequel l'auteur réfléchit sur les implicationssociologiques du fait que les deux dérivations grecque et latine: poils -> polîtes et civis -> civitas, vont en quelque sorte en sens inverse: en grec on va de l'entité abstraite vers le participant humain,tandis qu'en latin c'est la désignationde l'homme qui est le terme primaire.

Finissons par « Mécanismes de transposition» (pp. 113-125), qui est une excellente analyse de trois types de dérivés en -eur, dits noms d'agent, en français moderne. - 10. Les adjectifs en -eur: menteur, querelleur, rieur. Ces adjectifs se distinguent des substantifs en -eur (les noms d'agent proprements dits) à la fois par des propriétés syntaxiques, cf.

Í querelleur 1
il est tres { \ )
[ J

et sémantiques, puisqu'ils indiquent un trait permanent du caractère, et non une occupation ou un métier, à l'opposé des substantifs en -eur. Quelques formes, comme joueur et travailleur, sont communes aux deux catégories. - 2°. Les noms d'agent en -eur: balayeur, chroniqueur, paveur. Ici Benveniste distingue deux souscatégories: le -eur «professionnel», un danseur de ballet, et le -eur «occasionnel », de nombreux danseurs tournaient dans la sulle. Il considère danseur comme une «transposition nominale» de il danse, et il est donc logique de chercher la source de cette double acception de danseur dans les deux acceptions du présent dans il danse: «il danse par métier» et «il danse sous mes yeux». Le -eur professionnel peut se construire en prédicat: il est danseur; l'autre, non. Les noms en -eur occasionnel se présentent le plus souvent au pluriel : les dîneurs n'étaient pas nombreux, une foule de baigneurs, etc. - 3°. Les noms en -eur accompagnés d'un adjectif: un bon marcheur, un gros mangeur. Benveniste montre, de manière convaincante, que ces syntagmes ne sont pas à rapprocher des syntagmes comportant une épithète «normale», comme un bon garçon. En effet, Pierre est un bon garçon «peut se ramener à la conjonction des deux propositions: Pierre est un garçon -f- Pierre est bon» (p. 119), tandis que pour Pierre est un bon marcheur, il est impossible de postuler la source *Pierre est un marcheur, qui n'est pas une phrase grammaticale, + Pierre est bon, qui n'entre pas dans le sens de la phrase Pierre est un bon marcheur. La solution proposée par Benveniste est de considérer Pierre est un bon marcheur comme une transposition de Pierre marche bien. Cette transposition s'accompagne d'une délimitation du sens, qui est finement analysée par l'auteur. L'article recense ensuite les différentes correspondances entre adverbes et adjectifs dans ces transpositions:

beaucoup - gros: consommer beaucoup
d'électricité- un gros consommateur d'électricité,

beaucoup — grand: voyager beaucoup - un
grand voyageur,

peu -petit: manger peu - un petit mangeur,
peu - piètre: il s'y connaît peu - un piètre
connaisseur, etc.

J'espère qu'on aura compris, malgré les quelques réserves que j'ai formulées, qu'il s'agit là d'un ouvrage captivant et suggestif. Même si l'on n'est pas toujours d'accord avec l'auteur, on ne s'ennuie jamais en sa compagnie.

Copenhague