Revue Romane, Bind 12 (1977) 1

Kerstin Schlyter: Les Énumérations des personnages dans la Chanson de Roland. Etude comparative. Cwk Gleerup, Lund 1974. (Etudes romanes de Lund 22, publiées par Ôsten Sôdergârd). 195 p.

Hanne Lange

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Cette étude, d'un aspect apparemment tout à fait secondaire, de la Chanson de Roland ouvre de vastes perspectives que ne laisse pas supposer le titre de l'ouvrage. (Pourquoi ne pas avoir mis un sous-titre plus explicatif?) En effet, c'est par une analyse comparative serrée de la fonction des personnages énumérés dans différents manuscrits de Roland que l'auteur arrive à d'importantes conclusions sur des problèmes aussi âprement discutés que la création orale/écrite de la chanson, son unité et l'interdépendance des différents manuscrits ou versions.

Dans sa méthode de comparaison, l'auteurdistingue entre 1) «Vénumération horizontale»des personnages, c'est-à-dire une série de noms qui se suivent à l'intérieur d'une même laisse sans jamais l'excéder, et 2) «Vénumération verticale», qui s'étend sur plusieurs laisses «dont chacune nommeun personnage et sa description ou la description de son exploit» (p. 13). La suite des laisses qui constitue rémunération verticale, forme une unité narrative de la chanson. Le lecteur devine tout de suite que les énumérations horizontales et verticales correspondent à ce que Rychner a appelé respectivement laisses lyriques et laisses dramatiques (Jean Rychner, La

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Chanson de geste. Essai sur l'art épique des jongleurs. Genève, 1970), aspect stylistique sur lequel K. S. revient à la fin de son analyse.

Du résumé minutieux des épisodes de la chanson (p. 15-26), il ressort que les mss d'Oxford et de Venise 4 couvrent en principe le contenu de tous les mss français et de la plupart des versions étrangères. L'auteur consacre un chapitre à ces différentes versions (p. 27-36) et en signale les divergences les plus importantes.

Puis, dans le chapitre central (p. 37-131), relève - sous forme de tableaux suivis de commentaires et d'une discussion sur les variantes et les groupes de parenté des manuscrits - les énumérations des personnages selon l'ordre de leur apparition dans le manuscrit d'Oxford. Le résultat immédiat de cette analyse, épisode par épisode, est d'importance pour la question tant débattue de l'« unité de la chanson» (p. 150-157). Ainsi est-il clairement démontré que la bataille de Roncevaux (tableaux IX, X, XI) constitue vraiment le noyau invariable du poème: cette séquence du récit figure dans presque toutes les versions et offre la plus grande convergence entre les manuscrits. Par contre, l'analyse montre également - et c'est là un point crucial - que l'épisode de Baligant est loin de figurer dans tous les manuscrits et toutes les versions, et que les divergences entre les énumérations verticales (nerf du récit), contenues dans cette partie de la chanson, sont très nombreuses. L'auteur en conclut que ce manque de tradition dans les manuscrits est une preuve du caractère non primitif de l'épisode. Et elle apporte une preuve supplémentaire en signalant que cet épisode est inséré à des endroits différents du récit, selon deux groupes de manuscrits. Il s'ensuit que, mettant en doute l'unité primitive du ms d'Oxford, elle considère l'épisode de Roncevaux comme le plus important et le plus ancien de la chanson: c'est le seul qui offre une aussi grande stabilité à travers les manuscrits.

Cela mène K. S. à poser, encore une fois, la question de la «diffusion de la chanson» (p. 158-162). S'appuyant sur les travaux antérieurs consacrés à la technique formulaire des chansons de geste, entre autres ceux de Rychner (op. cit.) et de Albert B. Lord (The Singer of Taies, New York, 1965), elle fait remarquer que les énumérations horizontales font souvent fonction de formules, qui deviennent d'ailleurs de plus en plus instables et stéréotypées après l'épisode de la bataille de Roncevaux. Les énumérations verticales, qui correspondent aux étapes du récit, font preuve d'une stabilité presque totale dans la partie «la plus ancienne» de la chanson (Roncevaux), alors que, dans les épisodes suivants, les manuscrits reflètent une instabilité progressive - autre preuve de l'authenticité primitive du noyau central.

Dans un dernier chapitre, l'auteur étudie, au point de vue stylistique, «les énumérations des personnages à la lumièrede la composition de la Chanson» (p. 163-174). I! s'avère que les énumérationshorizontales, à quelques exceptions près, ne figurent qu'après la mort de Rolandet deviennent de plus en plus fréquenteset brouillées vers la fin du poème. Pour l'auteur, ce procédé est une preuve du style décadent des manuscrits tardifs. Les énumérations verticales, par contre sont prépondérantes dans la bataille de Roncevaux. K. S. montre comment ces énumérations verticales, en se répartissant en unités ternaires dans tout cet épisode (cf. Rychner), constituent un procédé esthétique conscient, d'un grand lyrisme. Cette tripartition, caractéristique de la création populaire orale, est tout à fait absente de l'épisode Baligant - encore une preuve de sa création tardive. A la fin de sa démonstration, l'auteur propose - avec

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des réserves - de faire remonter le «noyau primitif» (la bataille de Roncevaux) à ces «cours des rois et des seigneurs» qui, selon les témoignages d'un Grégoire de Tours ou d'un Isidore de Séville, entretenaientdes chanteurs professionnels. Le ms d'Oxford représenterait donc déjà une étape de l'évolution du genre et non l'état primitif de la chanson. K. S. se range ainsi parmi les néo-traditionalistes, qui sont convaincus de la tradition orale de l'épopée.

Nous nous sommes limitée à rendre compte des résultats qui ressortent des schémas et tableaux de K. S.. Le travail technique que représente l'élaboration de ces tableaux et diagrammes a dû être énorme et ingrat. Ce serait une tâche impossible de procéder, à l'intérieur du modeste cadre de cette notice, à une vérification de l'exactitude des faits mentionnés. Il reste qu'on aurait pu souhaiter une présentation schématique moins rébarbative, car, à première vue, celle de K. S. risque de décourager le lecteur, même le plus bienveillant. Félicitons néanmoins l'auteur de nous avoir donné, par son étude d'un aspect jusqu'ici ignoré, une importante contribution à la solution des problèmes les plus ardus de la Chanson de Roland et, par là, de la chanson de geste en général.

Copenhague