Revue Romane, Bind 12 (1977) 1

A. Lanly: Le français d'Afrique du Nord, Etude linguistique. Bordas, Coll. Etudes Supérieures, Paris 1970. 368 p.

Ghani Merad

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A l'heure où les sciences sociales et littéraires s'acharnent à rivaliser avec les sciences naturelles dans leur course à l'hermétisme; où, au sein de la même branche, chaque école tend à surpasser ses rivales dans son ésotérisme, il est bon de signaler à l'attention du public un ouvrage de linguistique qui, à la rigueur méthodologique, joint la simplicité, la modestie et - pourquoi pas? - l'humour.

Autre raison pour laquelle c'est un plaisirpour nous de présenter un tel ouvrage, bien qu'il en soit à sa seconde édition (la première ayant paru déjà en 1962), c'est qu'il garde sa fraîcheur et que son succès est en quelque sorte un baume appliqué aux scrupules de l'auteur. Les Pieds-Noirs, surtout depuis l'indépendance de l'Algérie,ne constituent plus une ethnie bien enracinée en Afrique du Nord et leur parler ne forme plus une entité linguistique.Cependant, ce parler a laissé des traces encore visibles dans les anciennes colonies et, en France, on le retrouve dans les fortes agglomérations de rapatriés, en particulier dans le Midi et dans certains

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quartiers parisiens comme ceux de Montmartre,Belleville, Saint-Paul ... Lors même que ce parler fût devenu caduc, c'eût été là une raison supplémentaire de le fixer dans l'Histoire avant son extinctiontotale. Les quelques pièces écrites dans ce jargon par Auguste Robinet (dit Musette) et Edmond Brua ne seront plus un matériel ni un tremplin adéquats, leurs auteurs ayant un peu forcé la dose pour faire de ce langage hybride une véritable langue. Par ailleurs, les enfants des rapatriés,s'ils continuent d'entendre ce jargon à la maison, eux, en tout cas, ont déjà appris à parler «pointu» ou «avé Tassent»en France, sinon espagnol en Espagneou hébreu en Israël; quant à leurs propres descendants, ils ignoreront tout de cette langue rocailleuse. D'où le mérite de Lanly de nous donner là une descriptionaussi fidèle que possible et une analyseaussi rigoureuse que possible de ce «dialecte» moribond.

Selon Albert Dauzat, l'enquêteur, en linguistique, doit être de préférence «un indigène». On peut ainsi imaginer à quelles difficultés Lanly a dû se heurter en s'attaquant au français d'Afrique du Nord, après le succès obtenu par son Enquête linguistique sur le Plateau a" Ussel (PUF), étude portant sur un patois occitan, qu'il avait abordé en «indigène», celui-là. L'ouvrage qui nous occupe est, en tout cas, cautionné par de grands noms: Charles Bruneau et G. Antoine pour patronner la thèse, G. Gougenheim et M. Moignet pour apporter d'utiles suggestions; les références à l'arabe sont parrainées par des arabisants français comme L. Brunot, Di Giacomo, Aimetti et Counillon ou algériens comme Hadj Sadok. S'appuyant plus sur les œuvres littéraires des écrivains pieds-noirs et sur la presse locale que sur les écrits populaires de Brua et de Robinet, Lanly axe son travail surtout sur l'enquête vivante, rassemblant alors les choses entendues pendant toute une décennie (1951-1960) dans différentes régions et différents milieux.

La méthode suivie, Lanly nous la livre lui-même dans son Introduction: «Nous nous sommes donc proposé pour tâches successives:

- d'établir un catalogue des particularités linguistiques apparues dans le français d'Afrique du Nord au cours d'un siècle et quart de colonisation;

- d'identifier chacune de ces particularités en la rattachant à un groupe humain d'origine, national, provincial, social; de rechercher aussi toutes celles qui constituaient des emprunts plus ou moins visibles aux groupes indigènes;

- d'observer et d'analyser les procédés d'adoption des éléments linguistiques étrangers par le français ou les procédés d'adoption du français par les colons d'origine étrangère;

- de déceler aussi les traits de simplification que le français provincial ou colonial d'Afrique du Nord doit à la fréquentation de gens qui comprenaient mal la langue régulière;

- de relever les pertes que celle-ci a subies dans cette expérience et aussi, en contrepartie, les innovations apparues et les tendances qui ont pris forme et rigueur" (p. 31).

Précisons d'abord de quel parler il est question ici. Il ne s'agit pas du premier sabir (esp. saber 'savoir'), appelé aussi «langue franque» ou «petit mauresque» (mélange d'italien, d'espagnol, de provençalet d'arabe), qui, avant la conquête de l'Algérie, servait de moyen de communicationentre négociants européens et maures dans le Bassin méditerranéen, ni du sabir postérieur à la conquête (françaisparlé par des autochtones analphabètesdu

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bètesdutype «j' ti jir ya monz ami»). II ne s'agit pas non plus du langage soigné des Pieds-Noirs et autochtones cultivés ou des fonctionnaires métropolitains de passage, langage, certes, plus ou moins émaillé d'expressions du cru (pour faire couleur locale) mais qui ne quitte pas le cadre de la langue française. Enfin, il ne s'agit pas spécifiquement du français mêlé d'éléments espagnols, le pataouète (de patois peut-être selon Lanly, signifiant 'mangeurs de grenouilles' selon Lespès), ou, comme on l'appelle en Oranie, le tchapourlao (esp. chapurrar 'baragouiner '). Il s'agit exactement d'un langage populaire,un jargon, forgé dans le creuset nord-africain par divers éléments ethniquesdes rives méditerranéennes: ce jargona pour base le français commun populaire,agrémenté de tournures propres aux patois provinciaux et émaillé d'expressionsespagnoles, italiennes, voire maltaises, et bien entendu arabes. Ce jargon,devenu le trait d'union entre les différentesethnies composant la population dite européenne en Afrique du Nord, a aussi une syntaxe, ou plutôt des tournures syntaxiques qui lui sont propres.

La disposition suivie par Lanly sur les conseils de E. F. Gautier «découle de la conception traditionnelle de la linguistique qui vise à remonter aux sources» (p. 31). Très détaillé, le plan prend un caractère didactique. Le voici, en gros:

Dans la première partie, Les éléments constitutifs du français d'Afrique du Nord (p. 33-251), l'auteur distingue le vocabulaire et la syntaxe. Le vocabulaire comporte: Io Les emprunts au vocabulaire des Autochtones (p. 35-122), dont des résidus de sabir et des mots arabes ou turcs (au nombre de 210): mots en usage depuis longtemps dans le jargon pied-noir et passés en français métropolitain, ceux adoptés par l'argot militaire, ceux passés plus récemment dans le français écrit, ceux limités à l'argot local, enfin les problêmes blêmeslinguistiques et grammaticaux posés par l'adoption de ces mots; 2° Les apports du bilinguisme hispano-français (p. 123-157): mets, maison, jeux et sports, famille, affectivité, corps, mer, flore et faune terrestres, exclamations et grossièretés, calques et traductions; 3° Les restes d'italien (p. 158-170): à peu près la même démarche; 4° Les particularités du français initial (p. 171-207): apports du Midi, apports militaires, argot métropolitain, aspects particuliers du français commun. - La syntaxe (p. 208-251) étudie les influences exercées sur le français par les syntaxes des diverses langues entrant en jeu.

Dans la seconde partie, La destruction du français (p. 253-267), l'auteur examine les simplifications locales: temps, modes, conjugaisons, confusion relatif-interrogatif, disparition de subordonnants, économie syntaxique, carences et impropriétés.

La troisième partie, Les innovations dialectales (p. 269-308), passe en revue les idiomatismes: extension sémantique, créations, modifications, innovations syntaxiques, subordonnants nouveaux, ordre des mots et des propositions.

Enfin, la dernière partie, Notes sur la prononciation (p. 309-320), est consacrée aux altérations vocaliques et consonantiques.

Le travail de A. Lanly est solide et positif. La filiation des quelque 600 mots ou tournuresqui donnent au jargon pied-noir un cachet spécial est remontée minutieusementet exposée avec une argumentation serrée. Nous relevons des remarques fort judicieuses. Par exemple, à propos du qui et du quel remplaçant l'esp. qué 'quoi': «Ce qui et ce quel ne peuvent s'expliquer, au départ, que par le souci de masquer l'espagnol, car le néo-Français - comme le rural devenu bourgeois - évite son patois»(p. 152), et de l'éviction de dont: «Les Gaulois - et peut-être avant eux

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«les colons» - ont refusé cujus pour les mêmes raisons que les Français et néo- Français d'Afrique refusent dont: ces mots synthétiques n'ont pas de formation visible ni de sens transparent et sont difficilesà employer» (p. 230); et, à propos de la non-contraction de l'article défini. «Il est certain que les erases, sans transparences,ont gêné les néo-Français mais, plutôt que l'arabe, la langue qui les a portés à les éviter semble être l'espagnol: al, del et surtout a los, de los glissaient naturellement sur leur langue à le, de le, à les, de les» (p. 213); ou sur la prononciation:«Historiquement la prononciationdes Français d'Afrique du Nord continue bien celle des Français du Midi: mais au contact de sujets articulant d'une manière différente, plus gutturale, Arabes et Espagnols - au contact aussi des anciens militaires au ton martial - la phonation s'est durcie et, en quelque sorte, virilisée. Elle est ainsi à l'image des hommes» (p. 320); ou encore, au sujet des temps: «A notre sens il ne faut pas attribuer uniquement à l'influence de l'arabe cette imprécision des temps: c'est surtout un héritage de l'époque où les sujets parlants inexpérimentés, sachant leurs connais-

sanees morphologiques incertaines - sur des formes souvent irrégulières — avaient peur de dire des énormités: ils se contentaient d'employer le présent» (p. 211). En effet, nous savons bien que les êtres frustes, au contact d'une langue fort différente de la leur, en arrivent même à se contenter de l'infinitif. Mais si ces néo- Français craignaient les «énormités» syntaxiques, ils ne dédaignaient pas les autres: «D'une manière générale nous croyons pouvoir attribuer en grande partie à l'influence des militaires la grossièreté et la rudesse du langage» (p. 211). Lanly, lui, ne craint pas les excursions socio-linguistiques: «La généralisation d'emploi du mot caillasse en particulier nous semble due à l'importance qu'ont prise ici les travaux des pionniers, constructeurs de routes, qui furent d'abord militaires» (p. 193), ou, avec moins de bonheur encore, les escapades historicopolitiques: «Des Musulmans prétendent que le mal [précisons qu'il s'agit du régime des pots-de-vin] existe aussi sous l'administration française (mais que ne prétend-on pas?)» (p. 76). La teinte nationaliste se colore même d'une certaine nostalgie de la «mission civilisatrice»: «Cela montrerait aussi sans doute l'importance des constructions routières faites dans ces pays par les Français si le fait n'était par ailleurs suffisamment connu» (p. 276). Si l'on est à même de pardonner ces bévues ou si on les met tout simplement sur le compte de la galéjade, on se trouve mieux armé pour apprécier des pointes vraiment humoristiques telles que celle-ci: «On assiste souvent à des dialogues de sourds où . . .l'on se comprend» (p. 199), ou cellelà: «... faire des cagades, dont le sens propre, si l'on ose dire, n'a pas à être défini» (p. 183). II y en a d'autres, plus osées encore, qui prouvent que Lanly s'est laissé gagner par l'esprit facétieux de. ces contrées.

Parallèlement. nous avons relevé aussi
certains points faibles:

Erreurs

- Camus est né à Mondovi (Constantinois)
et non «à Oran» (p. 302).

- fellagha (p. 78-79) n'est guère apparenté à fellah. Fellaga (sing. fellâg) est la 2èrne forme du pluriel d'un nom de métier. Vient de ar. clas. fellàqat, avec amuïssement du t final consécutif à la chute des désinences casuelles et transformation du q en g propre aux campagnes. Le mot tire son origine de la 2ème forme verbale dérivée: fellaqa 'fendre du bois, mettre en pièces', alors que fellàh pi. fellàhat provient de la 2ème forme dérivée fellaha Ma-

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bourer'. Donc deux racines falaqa et falaha qui n'ont rien de commun. - jib (p. 90) signifie 'apporte' et non 'donne'. Vient de ar. clas. ajï bi 'viens avec', après la chute de l'alif initial et de la voyelle accompagnant la préposition.

- zid (p. 90) signifie bien 'continue' (sous-entendu 'ton chemin') mais pas 'avance'. Le sens courant est augmente, encore'. Vient de ar. clas. zâda/yazïdu 'augmenter'.

- saha (p. 91) de Far. vulg. sahha (clas. sihhat 'santé') sous-entend lïk et non fik: donc litt. 'santé à toi', d'où 'merci'. - bismellah et hamdoullah (p. 91), de l'ar. bi(i)smi (a)llah 'au nom de Dieu' et alhamdu lillah 'louanges à Dieu', se disent respectivement l'un pour commencer, l'autre pour finir chaque tâche et non pas seulement les repas.

- pinter (p. 173) n'est pas emprunté au
seul Midi. Il est très courant dans la
région parisienne par exemple.

- frusques (p. 176) pour 'vêtement' n'est pas propre au Midi, il est tout aussi répandu dans le Nord. Par ailleurs, pour Lanly, «de là dérive l'expression tout le saint-frusquin» (note 2), alors que pour le Grand Larousse et pour le Robert ce serait le contraire.

- L'indicatif remplace régulièrement V impératif (p. 258): Lanly pense que ce phénomène est dû au fait que l'indicatif «est plus expressif que l'impératif pour des sujets malhabiles encore à parler et à entendre». Soit! Mais il ajoute: «On parle toujours ainsi aux domestiques musulmans (...) et eux-mêmes ne font pas autrement», en donnant comme exemple: Monsieur, tu arrêtes pas le gaz! C'est prendre le problème à l'envers: si le Pied-Noir parle ainsi aux domestiques musulmans, c'est tout simplement, afin d'être mieux compris, qu'il adopte la construction employée par eux, laquelle n'est autre que la traduc-

tion de l'arabe, c'est-à-dire ind. prés, nég. pour exprimer la défense. Et c'est par analogie que l'arabophone, et à sa suite l'Européen, exprime l'ordre à l'aide de l'ind. aff.

Invraisemblances

- Repère soutien verbe (p. 215-16): Fauteur avance l'idée que cet ordre est très répandu dans le français populaire de la Métropole mais qu'ici il est devenu systématique sous l'influence de l'arabe, par ex. buya iqül 'mon père il dit', tout en reconnaissant que le pronom préfixé en arabe est ta et non plus / à la 3ème pers. fém. sing. Si l'on peut ainsi justifier cette influence arabe dans mon frère /' te répondra, comment le faire pour si ta grand-mère y t'entendrait ? Comment expliquer encore ces autres exemples, également cités par l'auteur: la bouchère elle lui avait dit ou Mes parents i(l)s ont dit, alors que pour le prétérit arabe le pronom sujet est un suffixe et qui n'a rien de commun avec son homologue préfixé?

- va te chier (p. 222): Pour expliquer cette bizarre construction pronominale, Lanly remonte à l'arabe, où l'indicatif sert d'infinitif, par ex. roh takul 'va manger' (litt. 'va tu manges'), et en déduit que c'est là «un compromis». Une telle hypothèse semble très audacieuse, étant très peu fondée. Précisons d'ailleurs que cette grosse vulgarité se prononce en Oranie [va tje].

Imprécisions

Nous nous permettons aussi d'apporter quelques précisions là où elles semblent manquer, ou tout simplement de compléter les explications:

- yailah (p. 91), dans le sens de 'Partons!'
ou 'Allons!', vient de ar. clas. et vulg.
yà (a)llah 'avec l'aide de Dieu' (litt.

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'Ô Dieu', sous-entendu 'aide-moi/
nous').

- le lui mettre (p. 96), dans le sens de ' avoir, rouler qn ' (sens propre obscène), est la traduction de ar. vulg. hachâhâ lu, où l'objet direct est du féminin.

- lourria (p. 107) pourrait venir de ar.
vulg. al-harwiya 'massue' (même sens
que zerwata qui a donné zarbatane).

- magataille (p. 108) 'pagaille' et 'bonnes affaires' semble effectivement venir de ar. vulg. mcaqqad 'noueux', mais pourrait aussi venir de macqüd/fém. macqüda 'omelette', d''où faire la magataille dans le sens de'faire son beurre'. D'ailleurs, en ar. clas. macqid est le lieu où l'on dresse des actes, signe des contrats, donc traite des affaires.

- le mou (p. 175) représente vraiment le poumon et il n'est pas plus courant à Marseille qu'à Paris, où, au sens propre, il désigne ce qu'on achète chez le boucher pour un chat et, au sens figuré, les deux viscères de l'homme, en particulier dans l'expression lui rentrer dans le mou.

- touche cinq (p. 176), qu'on emploie pour exprimer son accord ou une entente tacite, semble être la traduction de ar. vulg. hbach calîha 'gratte-la (la main)'. La tournure est d'ailleurs beaucoup moins répandue que tape cinq, qu est la traduction littérale de ar. adrab hamsa. La première s'accompagne d'un effleurement de la main, la seconde d'une grosse tape.

- fatigué (p. 178), avec le sens de 'très malade', viendrait, selon Lanly, de Marseille. C'est possible. Mais signalons que ar. cayyân a aussi ce double sens.

- tabacca (p. 185) semble effectivement être la forme hispanisée de tabassée (prov. tabascr), sous l'influence de tabac (cf. passage à tabac). Mais ce pourrait aussi être l'altération de ar. vulg. tabbaqa 'aplatir, rouer de coups'.

- que unique relatif (p. 226-30): il est vrai que le phénomène, déjà présent en France, s'est généralisé en Afrique du du Nord sous la poussée du que espagnol et provençal et du che italien. Mais aussi forte peut être la poussée locale de ar. vulg. allï, forme unique du relatif pour tous les genres, tous les nombres et tous les cas, contrairement au alladï de l'arabe classique. La tendance à simplifier sinon à détruire les déclinaisons est propre à toutes les langues (cf. le som danois). Ce qui confirme encore l'influence de l'arabe ici, c'est le rejet de la préposition: ar-rajel alii jït mcah (litt. 'l'homme que je suis venu avec') et l'absence de dont: ar-rajel alii nacref hûh (litt. 'l'homme que je connais son frère') ou: ar-rajel alii râsu càlï (litt. 'l'homme que sa tête (est) haute'). Comparons ces exemples avec ceux que Lanly a puisés dans le jargon pied-noir: Je sais pas la part que j'ai droit à (Alger, Européen, 35 ans) et : Un enfant que je connais son frère (Audisio, Cagayous, p. 46).

- pour pas qu'i tombe (p. 249) : Lanly aurait pu préciser que la place du pas ici est certainement due à une analogie avec la construction ¡nfinilive pour pas tomber.

- vue des yeux (p. 265): cette superellipse semble également être une traduction de l'arabe: chüfat canyiyya idâ nakdab 'la vue de mes yeux (me soit enlevée) si je mens'. La même construction se fait avec d'autres calamités que la cécité: az-zraq 'la peste', annoqta 'la goutte' etc. (me soit donnée).

Lacunes

La recensión des «spécialités» nordafricainesne paraît pas tout à fait exhaustive.Nous n'avons pas sous la main le matériel nécessaire pour pouvoir combler toutes les lacunes mais nous

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pouvons, au pied levé, signaler des exclamationstelles que: la purée d'tes os, ça va dis ou ça va ho (pour remettre quelqu'un à sa place), c'est balèze (prov. balès) 'c'est champion', si c'est pas malheureux(Camus, L'Etranger, Poche, p. 44), mûrir qn 'rosser' (ibid. p. 45), descendreen bas ou sortir dihiors (Brua, La mort et le Bônois, dans Les fables dites bônoises, Alger, Chariot, 1946). En matièrede conjugaison: ils croivent. En matièrede prononciation: disparition totale du [œ] (brun = brin) et du a (pâte = patte); refoulement du [ô] par [à] (sentons= sentant); permutation du [o] et du [o] ([alor], [epol]); chuintement du t en ts (cf. danois tid) et même en [tj], et du d en dz et même en [d3] devant / et u: ex. tu m'as dit = [tjy ma d3i].

Suggestions

Il aurait été intéressant, dans íes Problèmes linguistiques et grammaticaux posés par Vadoption des mots arabes (p. 112-119), de comparer les transformations phonétiques, sémantiques et orthographiques, surgies en jargon pied-noir avec celles survenues en français, c'est-à-dire avant la conquête de l'Algérie. On peut déceler des constantes: disparition du ta, du cayn et du hamza; substitution du kaf au qaf et des dentales simples sin, dal, ta, dal aux correspondants emphatiques sâd, dàd, ta, za; confusion du ha et du ha, et aussi du rayn et du ra; transcription du ha par kh prononcé [k]. Mais on peut découvrir aussi des différences: l'article arabe n'est plus associé au mot français (ex. à côté de l'ancien alcool, nous trouvons koheul); le nombre arabe est un peu plus respecté {un moudjahid, des moudjahidin), bien que l'ancienne confusion subsiste parfois {un ouléma/uléma, des oulémas]ulémas tiré du pluriel arabe tout comme le fut jadis par ex. un touareg); la transcription est plus fidèle (à côté de l'ancien café, nous avons caoua ar. qahwa); le sens est plus conforme aux sources (ex. à côté de l'ancien mesquin 'médiocre', nous rencontrons meskine 'pauvre' ar. maskïn 'pauvre' dans les deux sens danois de fattig et de stakkels).

Enfin, s'il faut contester, disons qu'il est difficile de suivre A. Lanly dans certaines de ses conclusions. Il est dit avec un peu trop d'optimisme, dans l'Avertissement pour la seconde édition (1970), donc plusieurs années après l'indépendance des trois pays du Maghreb: «Le dialecte français d'Afrique du Nord reste vivant dans ce pays» (p. 7). Cela semble extravagant, si l'on considère que la jeune génération nord-africaine apprend le français à l'école cette fois, que les citadins francisants incluent des phrases d'un français châtié dans leur conversation en arabe, que les analphabètes des villes n'ont plus à baragouiner le jargon pied-noir, les Européens ayant quitté le pays en masse, et que ceux des campagnes ont toujours parlé arabe aux colons étrangers.

Autre conclusion également hardie: «S'il est permis de transposer par extrapolationles résultats de nos observations africaines à la Gaule romaine où s'est faite une expérience à bien des égards analogue, nous pourrions peut-être, comme le voulait E. F. Gautier, jeter quelque lueur sur le passage 'du latin au français'» (p. 328). Les différences pourtant semblent énormes. Nous n'en citerons qu'une, qui est de taille: les Nord-Africains, avant la conquête, avaient une culture et une langue écrite. Lanly remarque, à juste titre, un peu plus loin: «D'ailleurs les Gaulois ont certainement éprouvé un désir plus grand de se romaniser que les Musulmans nord-africains d'aujourd'hui de se franciser; la religion gauloise n'a pas été un obstacle et, plus tard, le christianismea poussé les masses à la romanisation»(p. 330). En effet! Mais, en plus de la résistance cultuelle, il y a eu chez les

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Copenhague

Nord-Africains la résistance culturelle et politique, sans parler des structures familiales qui neutralisaient la moindre teinte de francisation (femme au foyer, etc.). Ajouter à cela le peu d'effort, du côté français, pour développer renseignement (à peine 15% des entants scolarisés à la veille de la Révolution algérienne, selon l'Annuaire Statistique de l'Algérie de 1954). Pourquoi l'arabe ne s'est-il pas imposéen Espagne comme il l'a fait dans tant d'autres pays? La religion n'explique pas tout. L'lran, la Turquie, le « Pakistan » se sont bien convertis à l'lslam mais ils n'ont adopté que l'alphabet arabe, pas la langue; d'autres pays devenus musulmans ont même gardé leur propre alphabet. Il serait préférable, pour comprendre la romanisationde la Gaule, de se référer plutôt à l'arabisation de l'Afrique du Nord par exemple.

Les quelques imperfections ou lacunes signalées ci-dessus n'enlèvent rien à la valeur scientifique de l'ouvrage de A. Lanly. Nous avons là, en outre, un document historique de la plus haute importance, vu qu'il traite d'un dialecte en voie d'extinction. Par ailleurs, c'est un travail enrichissant et divertissant, qui s'adresse à un large public et qui, de surcroît, est d'une lecture relativement facile, ce qui n'est pas peu dire. Dans plusieurs pays, les projecteurs sont aujourd'hui braqués sur le chercheur et la recherche, tentant de déloger l'un de sa tour d'ivoire et de déboulonner l'autre de son piédestal. L'immense classe moyenne qui se déploie proliférant dans les pays industrialisés ne veut plus se contenter des ouvrages de vulgarisation destinés aux enfants et aux primaires; elle dispose de suffisamment de loisirs et possède suffisamment de moyens matériels et intellectuels pour pouvoir suivre l'actualité scientifique, pour peu que celle-ci ne verse plus dans l'obscurantisme. L'ouvrage de Lanly appartient à la Série Verte de la Collection «Etudes Supérieures», la série qui «doit aider à la diffusion de connaissances nouvelles. Elle demeure ouverte à tous les auteurs qui désirent y publier le résultat de travaux où s'expriment la personnalité et l'originalité de leur^ recherches». Rendons hommage aux Editions Bordas qui, parallèlement à cette série, en ouvrent deux autres: la Série Bleue, dont les ouvrages «répondent directement aux besoins des étudiants » et la Série Rouge, dans laquelle «entrent des ouvrages destinés aux étudiants mais aussi à un large public».