Revue Romane, Bind 12 (1977) 1

T. G. Fennell: La Morphologie du Futur en Moyen Français. Publications romanes et françaises cxxxvi. Droz, Genève, 1975. 179 p.

Lene Schøsler

Avec ce livre l'auteur veut combiner les vertus d'un travail d'ensemble et celles d'une étude spécialisée: il veut nous présenter les faits analysés jusque dans les détails tout «en contribuant également à la compréhension de certains principes généraux qui influent sur toute évolution morphologique» (p. 2).

La règle générale qui constitue le point de départ est celle-ci: «la solidité d'une création morphologique réside en partie dans la régularité et la constance de sa formation.» .. . «unefaiblesse .. . résulte du manque d'un processus de formation à la fois clair et universel» (p. 4). Pour le futur (et le conditionnel), on ne peut établir une règle constante de formation; par conséquent, plusieurs formes parallèles ont pu coexister en ancien et en moyen français. Les règles de formation suivantes sont proposées par les grammairiens du moyen français et du XVIIe siècle: on forme le futur a) en ajoutant la terminaison -ay à l'infinitif, b) en ajoutant -ray au thème du présent. A ces deux règles, M. Fennell en ajoute une troisième, c) (p. 156), qui consiste à adjoindre -rai au radical de l'infinitif. Pour constater l'importance relative des trois modèles de formation mationproposés (et, bien sûr, pour présenter les faits de détail), l'auteur examine tous les verbes à la forme du futur ou du conditionnel qu'il a trouvés dans 73 textes s'échelonnant entre 1300 et 1650 (l'auteur prétend examiner la période de 1350 à 1650 (p. 8) mais, suivant ses propres datations, il y a six textes de 1300 à 1342).

Dans quatre chapitres, il traite les verbes en -er (p. 11-68), en -ir (p. 69-100), en -re (p. 101-128) et en -oir (p. 129-153). Se basant sur les faits de ces chapitres (faits le plus souvent donnés sous forme de statistiques présentant !e nombre de formes concurrentes de chaque texte examiné), l'auteur cherche à savoir, dans la conclusion (p. i 55-162), lequel des modes de formation proposés s'est montré le plus puissant, de 1300 jusqu'à nos jours. Il arrive à la constatation un peu surprenante qu'il n'y a presque pas eu d'évolution dans le domaine du futur et du conditionnel: »Sur l'ensemble des quatre conjugaisons, alors, il ressort que, tout compte fait, la balance entre les formules en question [a, b et c] s'est conservée de façon remarquable; à part certains cas assez limités, les verbes sont restés fidèles à une proportion ou à une coïncidence de proportions» (p. 161). Résultat décevant après tant de statistiques illustrant le combat entre les formes rivales!

II est évident que, pour établir les principesgénéraux
de l'évolution du futur,
l'auteur n'aurait pas dû se limiter aux

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trois modèles proposés. Les statistiques montrent clairement que les modifications dépassent souvent les possibilités offertes par les trois modèles. C'est surtout le cas pour les verbes les plus fréquents et les plus irréguliers - par conséquent les plus intéressants: aller, avoir, envoyer, être, pouvoir, savoir, tenir, venir, voir, etc. D'autre part, on arrive souvent au même résultat, quel que soit le modèle de formation,a, b ou c. C'est le cas pour b et c appliqués aux verbes réguliers de la premièreconjugaison (chanter), a et c appliquésà ceux de la seconde (tenir), a, b et parfois même c pour ce qui est de la plupart des verbes de la troisième (conduire).Les formes irrégulières sont fréquentesdans la quatrième conjugaison.

Si l'auteur ne parvient pas à nous donner cette » compréhension de certains principes généraux ...» (p. 2) comme il l'aurait voulu, voyons s'il réussit mieux dans les questions de détail.

La présentation des formes rivales du futur et du conditionnel d'environ 300 verbes est d'une utilité évidente pour quiconque veut s'occuper de la langue du moyen français. Les statistiques sont parfois suivies de commentaires discutant l'influence dialectale et stylistique et, éventuellement, les causes possibles des modifications constatées (cf. par exemple les remarques pertinentes sur Ve svarabhaktique p. 114). Quelquefois, l'auteur aborde des questions fort intéressantes, dont nous ne pouvons mentionner ici que quelquesunes: (1) Dans l'évolution des formes, l'auteur constate parfois (p. ex. p. 64, p. 80) l'existence de deux mouvements réformateurs, le premier vers le milieu et la fin du XIVe siècle, l'autre à partir de la fin du XVe siècle. Il aurait été utile de développer davantage cette idée. (2) A propos des verbes qui présentent un grand nombre de formes rivales (p. ex. boire, être, faire, pleuvoir, (r)avoir, savoir, tenir, venir . . .), l'auteur nous expose clairement les problêmes, blêmes,en citant les diverses tentatives d'explication avancées par d'autres savants. Pourtant, les problèmes ne sont pas toujours examinés à fond; ainsi, n'arrivant pas à des conclusions valables, l'auteur est souvent forcé de constater - comme à propos des variantes de boira - que «l'histoire du futur de boire vaudrait d'être reprise dans une étude plus spécialisée» (p. 117). Dans un livre qui se veut détaillé, cette attitude déçoit quelque peu.

Ne résidant pas dans les conclusions d'ordre général, la valeur de l'étude de M. Fennell dépend de celle des statistiques présentées, donc, en dernier lieu, du choix des textes. Sur ce point, comme sur bien d'autres, l'auteur nejustifie pas son procédé. En ce qui concerne les dialectes, il prétend se limiter au francien (p. 8) ; pourtant, il nous apprend en cours de route que quelques-uns de ses textes sont « du nord » (p. 104, p. 122) et d'autres picards (p. 114, p. 123). Malheureusement, il n'établit pas une liste indiquant la provenance précise des textes. De même, la répartition chronologique des textes dialectaux n'est pas égale, ce qui fait qu'un trait favorisé par les dialectes du nord peut, à un moment donné, en venir à dominer, et, par là, à fausser les statistiques. Citons par exemple le cas de IV svarabhaktique dans les verbes en -re (p. 101 ss.). Nous avons calculé que, sur un total de 62 ex. de Ve svarabhaktique dans les verbes du type battre (recensés dans les textes de 1300 à 1650), 42 proviennent d'un seul texte dialectal. Le même texte compte 39 ex. sur un total de 66 ex. de Ve svarabhaktique dans les verbes du type vendre, et ainsi de suite.

Ce n'est pas seulement en ce qui regarde les traits dialectaux que le choix des textes apparaît peu homogène, c'est également le cas du niveau stylistique: on nous apprend,par exemple, que les textes populairesdominent à la fin du XVe et au débutdu XVIe siècle, ce qui donne une image peu fidèle de l'évolution des formes

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considérées (p. 67-68). De même, l'auteur reconnaît, à la page 127, que «le pourcentageobtenu pour les années 1350-1400 n'est pas du tout sûr, et doit son chiffre relativement bas au fait que, pour ces années,il y a plus de textes en prose que pour les deux autres périodes» [1300— 1350 et 1400-1433]. Citons enfin l'étrange commentaire du «Ménagier de Paris» (p. 98), qui laisse supposer que l'auteur a choisi les textes sans aucun esprit critique:«Ce texte, composé par un bourgeoisparisien, présente un système verbal chaotique, et nous ne pouvons donc pas attacher trop d'importance à la forme ... ».

La valeur des statistiques se trouve ainsi infirmée par le manque d'homogénéité dans le choix des textes de chaque période considérée. L'auteur aurait dû travailler sur un corpus bien équilibré, en distinguant les facteurs suivants: dialecte, niveau de style, prose-poésie et, peut-être, d'autres encore, tel que discours directnarration.

li y a d'autres points critiquables en ce qui concerne les textes: 1) L'auteur a consulté quelques manuscrits: il aurait pu en consulter davantage pour vérifier les graphies et pour éviter de se fonder sur des éditions assez anciennes. 2) Presque tous les textes sont littéraires: on aurait pu, avec profit, inclure des chartes. 3) L'auteur n'a pas consulté de concordances; cellesci auraient facilement pu augmenter son corpus, par endroits un peu maigre. (Voir à titre d'exemple l'étude de mener et de ses composés p. 27 ss., et les datations parfois hasardeuses comme celle de viendray, reposant sur une seule apparition, isolée, de la forme deviendray (p. 80).)

L'auteur ne justifie pas le choix des textes. Cette absence de justification ou de commentaire introducteur est caractéristique de son étude:

1) Nous ignorons comment il a établi les quatre déclinaisons verbales (quelques grammairiens n'en distinguent que trois, voir par exemple Grevisse, Le bon usage § 662, d'autres vont jusqu'à sept, cf. Dubois, Grammaire structurale du français, Le verbe, p. 56 ss).

2) II n'y a aucun argument qui nous explique pourquoi l'auteur ne distingue pas le futur du conditionnel. N'y a-t-il vraiment pas de différence? (Examinant les formes du verbe être, l'auteur semble oublier que le mot «futur» inclut également le conditionnel (cf. p. 1, première note). Pour dégager la fréquence du futur étymologique ((i)ert), il l'oppose à toutes les formes refaites, conditionnel ou futur. Or, il faut comparer des choses comparables: on doit opposer (i)ert aux diverses formes du futur en écartant le conditionnel, qui n'entre pas en concurrence avec une forme étymologique.)

3) La méthode d'investigation varie sans motif apparent: le plus souvent, les faits sont présentés sous forme de statistiques; parfois, ce n'est que le chiffre total qui nous est donné (cf. bouillir, p. 87, quérir et ses composés, p. 90 . . .); parfois encore, uniquement des énoncés de grammairiens (p. 89, p. 143 . . .).

4) Autre variation: dans le premier chapitre, l'auteur considère seulement les facteurs phonétiques. Dans les chapitres suivants, il inclut des facteurs comme la fréquence, la sémantique, etc., qui auraient pu aussi être utiles dans le premier chapitre.

5) Notons enfin un inconvénient: l'auteur ne cite jamais les textes dépouillés; il se borne à de rares renvois à la page ou au vers d'un texte. Le lecteur ne peut donc faire aucun contrôle.

L'interprétation des graphies constitue un problème capital pour toute étude linguistiquede l'ancien et du moyen français; ici encore, l'auteur ne fait que l'effleurer sans entamer de discussion méthodologique.En

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gique.Ence qui concerne notre sujet, les graphies posent au moins deux problèmes : (1) celui de l'interprétation des di- ou trigrammes, (2) celui d'une lettre prononcéeou non. (1) Le premier point intéresse avant tout les verbes du type savoir, avoir. Aux formes avray et auray correspondent deux prononciations également possibles: [av-] ou [o-]. Aux formes averay et aueray correspondent les prononciations [ava-], [av-], [o-] et peut-être [oa-]. Ue svarabhaktiqueapparaît pour séparer le v du r: [ava-]. Pour établir la fréquence relative des formes avec ou sans e svarabhaktique ([ava-] versus [av-]), il faut éliminer les formes avec [o-] et [oa-], dont le «e de séparation» constitue un autre problème. L'auteur prétend résoudre la difficulté en se bornant à examiner les formes écrites avec un v, excluant ainsi celles écrites avec un «, méthode complètement dépourvue de valeur, comme l'admet l'auteur luimême(p. 129, première note) «à cause de la confusion entre m et v ». (2) Le second point intéresse toutes les déclinaisons verbales.Nous pensons avant tout à la voyellee - voyelle du thème de la première déclinaison, voyelle svarabhaktique ou voyelle de séparation dans les autres déclinaisons - qui peut être notée ou omise. La plupart des statistiques du livre se fondent sur la répartition entre la présence et l'absence de cette lettre. Ce n'est que vers la fin de l'étude que nous apprenons qu'elle peut être purement graphique. Quelle est donc la valeur des statistiques sur IV? Est-ce qu'elles concernent seulementVorthographe du moyen français et non pas la prononciation ?

Pour finir, disons que le titre de ce livre promet trop: «La morphologie du futur» n'examine que le thème du futur: les flexifs n'y sont pas étudiés. L'auteur justifie cette lacune en alléguant que ce point a déjà été commenté par Fouché et Pope (p. 143), argument peu convaincant si on le compare aux premières lignes de la conclusion (p. 155): «Le but que nous nous sommes proposé dans cette étude n'était ni de mettre à jour un problème que l'on n'avait pas entrevu auparavant, ni d'attaquer les théories communément admises, car tous les faits importants de l'histoire du futur sont depuis assez longtemps bien étudiés et, nous semble-t-il, correctement interprétés. »

Odense