Revue Romane, Bind 12 (1977) 1

André Martinet: Evolution des langues et reconstruction. Presses Universitaires de France, Paris 1975. 264 p.

Michael Herslund

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Ce volume rassemble vingt articles, les uns déjà parus ailleurs, les autres publiés ici pour la première fois (chap. XIII), couvrant un espace de temps de 23 ans, la contribution la plus ancienne, chap. IX, «Les marges dans la reconstruction», datant de 1950, les plus récentes, chap. I, «Diachronie et synchronie dynamique», et chap. 11, «Les changements linguistiques et les usagers», de 1973.

Le recueil démontre très bien l'ampleur des intérêts de M., ainsi que sa grande compétence en la matière, à savoir la linguistique diachronique. Les titres des quatre parties du livre en témoignent: 1. Problèmes généraux, 2. Etudes indoeuropéennes, 3. Etudes romanes, 4. Etudes sémitiques. Ce volume sera donc un pendant indispensable à La linguistique synchronique (PUF, Paris 1970), nécessaire pour quiconque veut se faire une image juste du rôle central de M. dans le développement de la linguistique structurale en Europe. Ces deux recueils d'articles mettent donc à notre disposition des applications diverses des théories exposées dans les ouvrages de «doctrine» de l'auteur: aux Eléments de linguistique générale (Paris 1960) correspond le recueil La linguistique synchronique; à Véconomie des changements phonétiques (Berne 1955) le présent

C'est avant tout le phonologue M. que nous entrevoyons à travers ces articles qui tous, à l'exception du chap. XVIII, «"Soixante-dix" et la suite», traitent de problèmes de phonologie diachronique et/ou géographique. Mais, pour M., les questions phonologiques constituent des problèmes centraux du langage, et qui ont des répercussions immédiates et importantes portantessur les autres chapitres de la linguistique. Point de vue auquel je souscris très volontiers. Ce rôle central de la phonologie, et cela non seulement comme discipline-pilote dans le développement scientifique de la linguistique, est un héritage important du cercle linguistique de Prague. Dans les ouvrages qui retracent l'histoire de la linguistique, on voit que M. est parfois plus ou moins assimilé à cette école. Bien que, d'une façon évidente, il s'inspire d'abord des théories du cercle praguois, M. a su cependant donner à son travail un contour tout à fait personnel, au même titre, par exemple, que Roman Jakobson, lui aussi issu de l'illustre

Pour en finir tout de suite avec le côté négatif du bilan, j'ajouterai que je n'ai relevé qu'une faute (de plume, d'impression?), p. 199: «une voyelle longue dans le premier, longue dans le second». Lire: «brève» la deuxième fois; il s'agit des mots du franco-provençal d'Hauteville [!bo:la] «ballot» et ['bolla] «boule». On peut aussi déplorer que le livre n'ait pas été pourvu d'une bibliographie des ouvrages cités. Il me semble que c'est en général une très mauvaise idée de reléguer les références bibliographiques à des notes, où on les retrouve difficilement, une fois la lecture terminée. Et à propos de références bibliographiques, que veut dire Menéndez Pidal, 3 (note 1, p. 118)? S'agit-il de Orígenes del español, de Manual de gramática histórica española, ou encore d'un autre ouvrage?

La première partie, Problèmes généraux, contient six chapitres où l'on trouve traitées tour à tour toutes les notions bien connues de la linguistique diachronique: contacts {affinité linguistique, substrat et superstrati, changements indigènes, changementspropagés, phonologie diachronique. Mais le concept-clé, et la nouveauté ondamentaiepar à l'opposition irréductible,synchronie / diachronie, préconiséepar

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coniséeparSaussure (et idolâtrée jusqu'à ce jour), c'est le concept de synchronie dynamique: «II peut donc être indiqué d'opposer, à l'étude diachronique visant délibérément à comparer différents états successifs du même objet d'étude, une synchronie dynamique où l'attention se concentre, certes, sur un seul et même état, mais sans qu'on renonce jamais à y relever des variations et à y évaluer le caractère progressif ou récessif de chaque trait» (p. 9). Ce qui découle logiquement des convictions de l'auteur. Si la phonologiedoit avoir une grande puissance explicativeen linguistique historique, ce doit être dans le système même que se trouvent les germes des évolutions ultérieures. Un système tout à fait stable et équilibré, sans points faibles, constituerait un barrage au développement de la langue. Mais telle est souvent l'image que nous fait voir une synchronie statique (et, faut-il ajouter, il n'y a pas grand mal à cela; tout dépend évidemment du point de vue qu'on préfèreadopter dans des buts précis). Et pourtant, la langue évolue, à l'insu des usagers, à cause même de son fonctionnement:«L'évolution des structures linguistiquesne fait que refléter l'évolution des besoins des usagers. Il n'y a pas contradictionentre le fonctionnement de la langue et son évolution, mais coïncidence. Ce n'est pas un paradoxe de dire qu'une langue change parce qifelle fonctionne» (p. 12). La synchronie dynamique doit donc détecter les points faibles du système,les oppositions instables; dans le français contemporain, on sait combien sont instables les oppositions a/a, ¿y œ, les oppositions de quantité vocalique: «Sans que ses usagers s'en doutent, le français est en train de liquider sa dernière opposition de longueur - celle qui permettaitde distinguer maître de mettre - de sacrifier aux Méridionaux sa distinction des deux a, de se satisfaire d'une seule voyelle nasale d'avant, de confondre sa voyelle centrale et ses antérieures arrondies,d'identifier sa consonne nasale palataleet la combinaison de n plus un / non syllabique» (p. 20-21).

Quelques points centraux de la phonologie diachronique sont traités au chap. V, «Les problèmes de la phonologie diachronique» (datant de 1964), où l'auteur nous présente les concepts, désormais bien connus: les phonèmes étant des unités distinctives, «réaliser une distinction demande nécessairement un effort» (p. 52). Mais: «II y a conflit permanent entre la tendance de l'individu à restreindre sa dépense d'énergie et les besoins de la communauté qui réclament le maintien de distinctions jugées nécessaires par l'ensemble des usagers de la langue. C'est ce conflit que résume la théorie du moindre effort, qu'on désigne également comme le principe d'économie» (ib.). Et on peut formuler de manière très simple ce qui distingue la phonologie diachronique de la «phonétique historique»: «Ce que la phonétique évolutive traditionnelle n'a jamais fait entrer en ligne de compte, c'est l'action que peut avoir, sur la nature articulatoire des phonèmes, la nécessité de les maintenir distincts les uns des autres» (p. 57).

Mais la phonologie ne peut évidemment pas tout expliquer en linguistique diachronique,ce que M. affirme à maintes reprises. Mais elle aura du moins l'avantagede compléter les «comment» traditionnelspar des «pourquoi» auxquels il est souvent possible de formuler des réponsesbien fondées en adoptant un point de vue fonctionnel. Il est évident aussi que la phonologie est de toute importance pour la reconstruction. La défense de la position phonologique nous vaut ainsi, de la part de M., une série de plaisanteries aux dépens de ceux qui s'accrochent aux méthodes plus ou moins rétrogrades, avant tout l'abus du substrat, auquel il est d'autant plus souvent fait appel qu'il est

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moins connu, voire tout à fait inconnu. Un exemple fameux, le passage français i/ > y, «ce dada des pansubstratistes» (p. 35). Et: «Lorsque, comme dans le cas du français [ü] > [y], il n'y a pas l'ombre d'une preuve qu'un changement est dû à un substrat donné, il semble qu'il vaille tout particulièrement la peine d'examiner tous les cas disponibles de changements du même type pour voir si quelques facteursstructuraux, identiques ou analogues,sont à relever dans tous les cas. Il nous semble que ceci serait beaucoup plus scientifique que de postuler une nuance palatale dans le fùf de ces braves Gaulois à qui l'on prête d'autant plus qu'on les connaît moins bien» (p. 37). Et je constateencore une fois que le style très personnelde l'auteur n'est pas parmi ses moindres mérites.

Les contributions les plus importantes de la deuxième partie, Etudes indo-européennes, traitent d'un des problèmes les plus débattus de la grammaire comparée des langues indo-européennes, à savoir le vocalisme de l'indo-européen commun et la théorie des laryngales. La contribution de M. à ce débat, p. 14-168, me semble tout à fait brillante. Mais d'autres thèmes encore entrent en ligne de compte: il y a des remarques très intéressantes sur le nominatif en indo-européen (p. 88 ss.), sur les temps verbaux (p. 93 ss.), l'évolution phonologique du tokharien (p. 176 ss.) et la «coupe ferme» en germanique (p. 169 ss.). L'interprétation des problèmes concernant les labiovélaires dans les langues indo-européennes (p. 185 ss.) me semble pourtant moins convaincante. Pour expliquer le résultat du [kw] indoeuropéen, qui en latin aboutit parfois à [p], au lieu du [kw] régulier {lupus, cf. grec lukôs, mais linquo), ce qui a lieu aussi dans le même mot en germanique, vieil islandais ulfr (en face d'un féminin régulier ylgr), M. fait appel au roumain «qui a, au moins dans certains cas, fait passer qu et gu latins à p et b (quattuor, lingua donnant patru, limbâ) (ce qui) montre que le passage de [kw gw] à[p b], c'est-à-dire le transfert de l'occlusion du voile du palais aux lèvres, est une évolution bien attestée et parfaitement normale» (p. 169 s.). Mais ce développement frappe aussi bien que [kw] {quattuor > patru) le [k] devant consonne {lacté > lapte, coxa > coapsâ, etc., cf. le cas analogue de [n] devenant [m] devant consonne: lignu > lemn), alors que ce n'est pas tout [kw] qui devient [p], mais [k]: quale > care, quantu > cît, etc., ou [e]: quid > ce, quem > cine, etc.. On trouve donc en roumain des irrégularités dans le développement du [kw] latin semblables à celles qui caractérisent le sort du [kw] indo-européen en latin et germanique. Je trouve évidemment que M. a raison de tenir compte du témoignage du roumain; et le développement [kw] > [p] n'a en soi rien d'étrange. Mais je me demande seulement dans quelle mesure l'exposé n'aurait pas gagné en profondeur si l'on avait poussé plus avant ranaiyse proprement phonologique des données, en mettant plutôt l'accent sur une analyse en termes de traits distinctifs (l'article date de 1972), au lieu de proposer, en conclusion, une «contagion celtique » assez mystérieuse.

La troisième partie est réservée aux études romanes. Comme on pouvait s'y attendre, celles-ci sont centrées autour des problèmes spécifiques posés par le francoprovençal,langue à laquelle M. a justementconsacré une grande monographie, La description phonologique, avec applicationau parier franco-provençal d'Hauteville{Savoie) (Genève 1956): le chap. XV, « Remarques sur la phonologie des parlers franco-provençaux», et le chap. XVI, «Frontière politique et faisceau d'isoglosses»,sont les contributions les plus importantes. Le chap. XVII traite de «La palatalisation du roman septentrional»(palatalisation du [k] latin devant

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[a] en français). L'auteur s'y réfère au cas du danois, «où la palatalisation scandinavea dû exister, comme l'attestent les graphies kjœre, Kjobenhavn encore employéesau siècle dernier» (p. 221). Mais oui, et cette palatalisation existe bel et bien aujourd'hui, à un stade moins avancé que pour le suédois, il est vrai, dans les dialectesdu nord de la péninsule du Jutland (Vendsyssel) où une prononciation telle que [t'owen'haw?n] «Kobenhavn» est encorecourante. La palatalisation est aussi chose bien connue dans les dialectes de «l'extrême est» (île de Bornholm).

C'est l'analyse des noms de nombre français, présentée au chap. XVIII, «"Soixante-dix" et la suite», qui me semble la plus contestable. Sans doute M. a-t-il raison de souligner le caractère substantival du vingt précédé d'un autre nombre en ancien français, p. ex. troisvingts, comme dans l'équivalent anglais threescore. Cf. français moderne trois millions de... : Venir i veit de chevaliers set vinz (Couronnement de Louis 1488), et la construction parallèle avec cent: A doze cenz de chevaliers (ib. 1713), et avec mille: Et trente mile de chaitis prisoniers (ib. 1258). Mais les exemples que voici montrent qu'une construction substantívale était possible en ancien français avec tout nom de nombre (indiquant une quantité élevée) : quinze de hardis chevaliers (ib. 2105), n'ai que seissante de chevaliers (ib. 385). Ce caractère substantival n'est donc pas un trait particulier du tour x vinz, et ne suffit pas à l'expliquer. Et je ne saisis pas du tout la conclusion tirée du paragraphe que voici: «On comprend, dans ces conditions que soixante ait encore pu l'emporter sur les *cinquante-dix qui, dans le comptage, ont dû fréquemment échapper aux débutants: septante, plus rare, avec sa forme savante remplaçant le traditionnel setante a dû, finalement, céder la place à un soixante-dix constamment recréé par les générations successives de jeunes francophones» (p. 230). Pourquoi septante serait-il plus rare? Et plus rare que quoi? Que soixante? Et qu'est-ce qui aurait empêché les Français de prononcer [setât] tout en orthographiant septante? Remarquons qu'une telle forme aurait été la seule, avec cinquante et la vieille forme huitante, à donner l'impression d'une formation régulière des dizaines: cinq + -ante, sept -f -ante, huit + -ante. Même une forme telle que ssptât], plus éloignée de [set] que [swasàt] de [sis] ? Et pourtant, c'est soixante qui est retenu. Ce qui me gêne avant tout c'est que la disparition de setante ~ septante est posée comme un fait; mais c'est justement cela qu'il faut expliquer, puisque soixante-dix ne pourra s'imposer qu'une fois setante ~ septante disparu. Ce qui semble avant tout bizarre, c'est que ce soient justement les formations régulières, à part cinquante, qui, ou bien disparaissent, ou bien ne survivent que dans les aires marginales. Remarquons aussi que les «étranges formes danoises» que cite naturellement M. à ce propos (p. 230 s.), ne sont guère menacées, bien que totalement impénétrables, malgré les efforts de quelques «scandinavisants» zélés.

La quatrième et dernière partie du livre, Etudes sémitiques, comprend deux études sur le consonantisme, exposés solides et instructifs portant sur des matières assez complexes, en particulier le chap. XX, «Remarques sur le consonantisme sémitique», qui est une tentative hardie de reconstruire le système consonantique du proto-sémitique.

Copenhague