Revue Romane, Bind 12 (1977) 1

Sven Skydsgaard

Sven Skydsgaard

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La thèse de doctorat de Povl Skârup sur les zones préverbale et verbale de la proposition en ancien français est un livre extrêmement réussi, le résultat d'une très belle recherche, dont l'importance concerne non seulement la connaissance de l'ancien français mais aussi l'analyse syntaxique en général. L'auteur nous donne une description détaillée des parties centrales de la proposition en ancien français, en s'appuyant, pour tous les problèmes abordés, sur une documentation tellement massive qu'il nous laisse l'impression d'avoir parcouru presque toute la littérature de l'ancien français. Skârup construit le livre comme une description synchronique, mais, à l'intérieur même de l'ancien français, il traite à bon escient les relations diachroniques, et, dans ce contexte, il montre une compétence réelle comme romaniste car il fait intervenir les autres langues romanes, surtout le provençal, le catalan et l'espagnol, mais aussi quelques parallèles portugais, italiens et roumains. Povl Skârup est un syntacticien éminent quand il applique la critique de textes à l'exemple isolé, qui peut-être nous est conservé d'une manière douteuse, et surtout parce qu'il axe son travail sur un petit nombre de principes simples qu'il respecte de façon conséquente.

En ancien français, on peut placer tout type de membre syntaxique en tête de la proposition.
La phrase peut commencer par le sujet comme dans:

La feste comencé,

mais si elle est introduit par un membre adverbial, par exemple, le sujet doit se mettre
après le verbe:

Lors vient // rois.

En outre, un pronom régime conjoint ne peut commencer la proposition (c'est le
phénomène qu'on a décrit en disant que le pronom régime conjoint doit être à couvert
ou même rattaché par enclise au mot précédent):

Fait li sun lit,

ou dans une interrogative:

Conois la tu ?

mais s'il y a un membre antéposé, le pronom se place devant le verbe:
Lors li dist Nostre Sires.

Cependant, il y avait des doutes sur ce que voulait dire une position couverte et, avant tout, on ne précisait pas la situation respective des pronoms sujets: ils n'étaient pas conjoints, ils étaient comparables à des sujets non pronominaux, et très souvent ils disparaissaient de la proposition.

Skârup, lui, conduit l'analyse entière selon le principe suivant, où justement le
pronom sujet joue un rôle important et où les exceptions en ce qui concerne les pronoms
régimes disparaissent grâce à une formalisation automatique et très simple:

1) La place devant le verbe qui est occupée par le sujet ou que le sujet est forcé à abandonner s'appelle la place du fondement (en hommage à Paul Diderichsen, qui utilisait ce terme pour le modèle positionnel du danois qui a inspiré Povl Skârup): dans les exemples cités, la feste et lors se trouvent dans la place du fondement.

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2) Dans les propositions principales énonciatives et les propositions subordonnées,
le pronom sujet n'est postposé au verbe que si la place (du) F(ondement) est occupée:

F
Or le fait il.

3) Ce phénomène se traduit par une règle suivant laquelle les pronoms régimes conjoints
sont toujours placés après le verbe quand la place F est vide, et toujours devant
le verbe si la place F est occupée:

F F
Or le fait il > < — Fait // sun lit.

La conséquence en est que dans les cas où le pronom suit le verbe malgré la présence d'un
signe devant le verbe, comme dans:

E quant il sunt assis,
mustra lor sun talent (p. 388),

il nous faut considérer une place F vide devant mustra et dire que la proposition introduite
par quant ne se trouve pas dans la place F, mais avant celle-ci. Voilà ce que
Skârup veut rendre plausible dans son livre.

Skàrup se sert de la distinction morphologique des pronoms régimes (disjoint/tonique > < conjoint/atone) pour définir la zone verbale: les pronoms conjoints se trouvent à l'intérieur de celle-ci. Seuls les première et deuxième personnes ainsi que le pronom réfléchi lui posent des problèmes, parce qu'il est obligé de permettre aux formes disjointes, moi, toi, soi, de se placer ou de pouvoir se placer dans la zone verbale, postposées au verbe, c.-à-d. d'être conjointes. Mais, et c'est un résultat surprenant et tout à fait convaincant de ses recherches, Skàrup place le pronom sujet postposé de l'ancien français à l'intérieur de la zone verbale, entre autres à cause de la position de la négation. Ainsi, la zone verbale en ancien français ressemble beaucoup plus à celle du français moderne qu'on n'a l'habitude de le croire.

Je trouve que le fait que l'analyse entière tient au pronom sujet postposé et aux pronoms régimes conjoints est à la fois la grande force du livre et la gîte du navire. Et si je me permets de dire que l'analyse prend de la gîte, c'est que le titre ne mentionne pas du tout les pronoms: c'est un titre global. On peut voir jusqu'à quel point l'étude est hiérarchisée suivant les pronoms, si nous étudions la table des matières (p. 554) au point de vue des pronoms, en pensant à la question que se pose l'auteur lui-même: En main tous mes beaux exemples avec pronoms, comment vais-je les traiter en bon ordre?

Pron(oms) régimes) conjoints Chapitre I;

(le phénomène conjoint > < disjoint existe et l'auteur va l'utiliser).

L'ordre respectif des pron rég conjoints Chapitre 11.


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(le chapitre IV donne le mécanisme fondamental {Or le fait il) et les cas qui présentent
des problèmes (propositions 'inquit', interrogatives et volitives) sont éliminés dans le
chapitre précédent, où le mécanisme fondamental doit être anticipé (p. 140)).

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(éliminés les cas des chapitres précédents).


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(la complication du pron sujet postposé est éliminée dans les chapitres 111 et IV).


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Si la table des matières ne révèle cette hiérarchie qu'indirectement, c'est parce que l'auteur, par le titre choisi, envisage de généraliser l'analyse de sorte qu'elle vaille pour une description totale des zones préverbale et verbale en ancien français. De cette manière se voile le fait que les matériaux, d'une part contiennent beaucoup d'exemples singuliers et rares - ce qui est tout à fait compréhensible si l'on creuse la syntaxe pronominale - et, de l'autre, omettent ou donnent très peu d'exemples d'un type de constructiontrès fréquent en ancien français, à savoir les propositions sans pronoms régimeset sans pronom sujet. Le chapitre IV, par exemple, qui constitue l'une des plus grandes réussites du livre parce qu'il donne un éclaircissement parfait du pronom sujet postposé, se compose en réalité d'exemples qui sont, sinon rares, du moins un peu difficilesà trouver. Pourquoi? Parce que justement, dans le cas où la place F occupée force le sujet à abandonner la zone préverbale, on laisse tomber fréquemment le sujet explicite de la proposition: Or le fait au lieu de or le fait il. Nous comprenons pourquoi il y a une description détaillée du pronom sujet indéterminé on (chap. IV): c'est que on est un pronom sujet qui ne se laisse pas facilement supprimer. Evidemment, l'auteur s'occupe du pronom sujet omis, mais il le fait surtout quand il s'avère impossible de trouver telle ou telle construction du chapitre IV avec pronom sujet. On peut également se rendre compte de l'absence d'autres constructions tout à fait banales en ancien français: exemples sans inversion, constructions avec sujet et régime non pronominaux, la successionet + sujet + verbe; le déséquilibre se fait sentir au chapitre VI (p. 315-6), lorsqu'il faut traiter les constructions sans pronom sujet avec pronom régime + verbe au moyen d'une généralisation des exemples du chapitre IV, et au chapitre V, qui est très bref. Même les deux derniers chapitres (où il y a toujours plusieurs membres dans la zone préverbale) sont déséquilibrés: en principe, les pronoms ne sont plus nécessaires, mais malgré tout la majorité des exemples en sont munis. Dans le chapitre VIII, par exemple, 84% des exemples ont un pronom sujet ou des pronoms régimes, et un tiers des 16% restants contiennent la négation ne, qui rejoint les pronoms dans la constitutionde la zone verbale. Il est vrai que le livre ne vise pas à une description complète des circonstances positionnelles du pronom personnel en ancien français - le pronom sujet antéposé et les pronoms régimes disjoints ne sont pas systématisés, et l'infinitif n'est traité que très sommairement - mais je trouve que l'auteur aurait dû annoncer plus explicitement l'importance du pronom ou fournir son livre d'exemples fréquents et banals sur une échelle plus vaste. Cela dit, il faut admirer Skârup pour son énergie et son ingéniosité à explorer la littérature de l'ancien français en vue d'éclaircir la syntaxe pronominale.Il sait tout ce qu'ont exprimé à ce sujet les érudits pendant les cent dernières années,il connaît même les écrits de ces bizarres universitaires allemands du siècle dernier dont le mythe dit qu'ils parlaient mieux l'ancien français que le français moderne. Au

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lieu de décrire les détails de l'interrogation, l'auteur se contente de déclarer galamment: «il suffit de renvoyer à l'excellent livre de Schulze: Der altfranzôsische Fragesatz (p. 154)», un livre qui date de 1888! Skârup réalise sa critique de textes avec beaucoup de courage. A plusieurs endroits nous lisons qu'il a trouvé 5, 9 ou 12 exemples contraires à son hypothèse, mais il réussit à les rejeter tous en prouvant que les éditeurs modernes ont fait une erreur et que les variantes des manuscrits appuient sa théorie. De sorte que le courage de Skârup est la certitude du savant.

Les points principaux que je vais débattre sont les suivants:

L'auteur ne discute presque pas l'analyse relationnelle, qui pourtant est présupposée pour pouvoir identifier les membres syntaxiques dont sont décrites les circonstances positionnelles. La conséquence en est que des membres qui sont très importants pour l'analyse complète de la proposition se placent en dehors de la proposition d'une manière confuse. Je trouve que l'auteur transforme le concept d'extraposition en quelque chose de très compliqué au lieu d'en faire un instrument simple. Les conséquences pour l'analyse de la zone postverbale restent à voir, et l'auteur aurait dû donner une analyse totale de la proposition en ancien français. Je ne demande pas un livre deux fois plus grand, évidemment, mais il faut que les zones choisies, la préverbale et la verbale, se voient sous la perspective de la proposition entière. C'est dans la zone postverbale que Skârup va payer les frais du modèle qu'il a choisi.

L'auteur aurait dû discuter avec plus de détails la différence entre la poésie et la prose
(l'influence de la rhétorique latine, le fait que nous n'avons pas de prose française avant
1200), surtout parce qu'il s'agit d'une analyse positionnelle.

Bien qu'il y ait des considérations diachroniques et beaucoup de références aux dialectes du nord de la France, nous nous mouvons très souvent dans la masse totale des textes allant de l'origine à 1350 sans connaître le point de vue de l'auteur sur le statut du corps de textes analysé, en ce qui concerne l'état synchronique de la langue.

Il me paraît que le livre voile la différence entre les cas où l'emphase, le contraste de signification, l'intonation, l'accent et les pures anacoluthes invitent à faire l'analyse qui est fournie par la formalisation nécessaire (existence du facteur empirique extra) et les cas où la formalisation n'est qu'un reflet synonyme de ce que nous dit la position même des pronoms.

L'auteur écrit dans un français clair et très compréhensible. Quelquefois, cependant, la simplicité d'une solution n'est qu'apparente parce que l'auteur a anticipé les données d'une analyse dont la discussion de détails est remise à plus tard (les différentes places de toi dans Diex beneïe toi et serviront toi à la page 13, la tardive discussion du modèle analytique à la page 414, l'anticipation du chapitre 111 par rapport au chapitre IV, apo koinou, la greffe). Dans ce contexte, il me semble aussi que les œillères qui sont nécessaires pour mener une analyse à bonne fin et de façon conséquente - et c'est ce que fait le présent livre - prennent très souvent la forme de ce qu'on pourrait appeler une discrétion naïve: en particulier lorsque les lecteurs cherchent en vain un dialogue touchant aux questions palpitantes dont débattent les investigations actuelles.

Le modèle et l'extraposition

Tout d'abord il faut discuter le modèle. Il est établi à la page 5 comme modèle positionnel,un
modèle basé sur l'ordre des membres de la proposition en ancien français, mais
de très importantes relations entre le modèle et la proposition ne seront discutées que

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jusqu'aux pages 416 et 429. A cet endroit, le trajet pronominal est terminé et l'auteur utilise la position des pronoms pour définir le terme «proposition» (p. 416). On ne voit pas tout à fait clairement si le modèle positionnel définit opérationnellement la propositionen ancien français - en laissant l'application du modèle délimiter le modèle réel - ou si d'autres critères concourent à établir ce qu'est une proposition. Probablement,c'est le critère opérationnel qui est décisif et, en tout cas, il faut évaluer le modèle selon la question suivante: quelle part du corps de textes en ancien français sera incluse par le modèle - et à quel degré de simplicité - quand l'auteur déclare que toute propositionde la langue peut être inscrite dans le modèle (l'auteur fait des réserves en ce qui concerne la zone postverbale (p. 6), et ce ne sera pas la dernière fois que cette terra incognita crée des problèmes pour le lecteur) ?

Le modèle est un modèle sur l'ordre des membres, constitué par des zones successives, qui sont divisées à leur tour en places successives. On part du fait qu'on peut discerner une série de membres qui se suivent, dont on peut dire que celui-ci est placé avant ou après celui-là. Ainsi, le concept de signe linguistique devient décisif parce qu'une description de l'ordre des membres est une description d'un arrangement successif de signes. Il faut que les membres de la proposition puissent être inscrits dans le modèle sans que leur ordre respectif soit changé. En outre, le principe général de simplicité demande qu'on établisse le moins de places possible. Ceci serait une tâche très facile si l'pn fixait le maximum des places comme équivalant au maximum de membres possible, mais la simplicité exige aussi que chaque place soit occupée par le moins possible de types de membres différents et que chaque type de membre occupe le moins de places différentes possible. Il faut, par conséquent, tenir compte des places vides.

Si l'on imagine une langue qui se compose de 3 types de proposition (V = verbal, S = sujet, X = ni V ni S): S + V, X + V, S + X + F, la façon la plus simple d'avoir le type de membre sujet dans la même place est de dire que la place suivante peut être vide: S + X ou -f (place vide) + V. Si l'on trouve une quatrième proposition avec la structure X + S + F, la chose se complique: ou bien nous donnons au modèle encore une place pour maintenir le sujet dans la même place: X + S + -h + V, ou bien nous permettons que le sujet puisse être dans plus d'une place. Pour illustrer cela, je vais indiquer les possibilités qu'admet Povl Skârup pour nos quatre types de propositions, et comme la place la plus importante de la zone préverbale est celle du fondement, je la signale au moyen d'un cercle. Ainsi nous avons : S + F:(s}+ V, S -f- (?) + V. X + V: ®+ V, X + 0 + V. S + X + V:(S)+ X + V, S + ®+ V, S + X + © + V (voir l'exemple de Gaimar 5180, p. 395). X + S + V: X +@+ V, X + S + ©+ V. Seul ce dernier type présente une possibilité que Povl Skàrup, selon le critère de la simplicité, définit comme impossible: *Qt)+ S -f- V. A part la place fixe du verbe fini, nous avons ici le seul cas où le principe de la simplicité s'applique dans cette direction: le sujet ne peut pas se placer entre la place F et la zone verbale.

Il s'ensuit clairement que tout membre est un signe, plus ou moins complexe, mais bien délimité et indivisible. Moins facile est de savoir si tous les signes dont on dit qu'ils sont placés devant ou après tel autre signe sont membres de la proposition. Je pense aux signes qui se trouvent en extraposition ou intercalés. Qu'ils soient des signes appartenant à l'ensemble dont les éléments sont placés dans une succession, on peut le déduire du modèle définitif de la proposition principale, établi à la page 470 (le dessin est le mien) :

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Ici l'auteur parle des signes qui sont placés «hors de la proposition proprement dite», «placés entre la place du fondement et la zone verbale» ou <xqui précèdent la place du fondement» (cf. «hors de la proposition, en suivant ou en précédant celle-ci», p. 179; «tantôt dans la zone préverbale, tantôt devant celle-ci» à propos des mêmes signes, p. 368). Mais à la page 413 il est question d'un «membre placé en extraposition» (à l'opposé de la page 420, où il s'agit d'un signe «qu'on ne peut pas considérer comme un membre de la proposition»).. Dans les remarques finales du chapitre VII (p. 416), qui sont très importantes pour la compréhension du modèle du livre, Skàrup établit trois degrés d'attachement au verbe ou de cohésion avec le verbe et ce sont les signes du degré le plus bas qui sont définis comme étant hors de la proposition: ils ne sont pas membres de la proposition, seulement «attachés à la proposition». Étant donné que l'auteur ne discute pas la zone postverbale ni les modèles positionnels dé Diderichsen et de Togeby, tout en donnant une valeur nouvelle au concept d'extraposition - entre autres choses, il est surprenant qu'il n'y ait plus une place ou zone conjonctionnelle pour la conjonction de coordination - je trouve qu'on peut lui reprocher de redéfinir le terme membre sans tirer au clair les conséquences que cela implique pour l'analyse entière et pour des questions importantes passées sous silence. Comment délimiter, par exemple, les signes du troisième degré de cohésion (ceux qui ne sont pas des membres de la proposition) par rapport aux signes qui ne sont pas du tout attachés à la proposition? (A la page 429 Povl Skàrup dit que le signe en extraposition peut être une autre proposition indépendante ou non, et il n'a pas besoin de préciser ce qui est une période, ou une phrase, ni le rôle des unités d'intonation; cf. aussi p. 412.) Povl Skàrup dit qu'on pourrait établir une zone annexe pour les signes qui sont attachés à la proposition, mais placés en extraposition (p. 4íó). Je crois que le modèle exige qu'on établisse des zones annexes: sinon il faut prendre en considération non seulement les places vides mais aussi l'éventualité de signes qu'on saute. Il est possible que l'inscription successive permette de tels sauts, mais, sans zones annexes, on ne pourrait pas du tout décrire la position des signes attachés: il faut que les signes non membres constituent un ensemble partiel d'un ensemble plus grand dont les membres vrais sont aussi des éléments. On ne peut pas dire qu'un signe soit mis entre la zone préverbale et la zone verbale sans qu'il y ait une place: ou bien des zones partout, ou bien une série de positions de proposition dont quelquesunes, par-dessus, sont définies comme zones. Ainsi nous avons:


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On doit se demander, d'ailleurs, s'il ne vaut pas mieux considérer l'extraposition et
l'intercalation comme places annexes avant et après la place du fondement, afin de préparerle

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parerleterrain pour les propositions subordonnées, dans lesquelles la place K (pour la
conjonction), initiale et à l'intérieur de la zone préverbale, nous oblige à parler d'un
ensemble de places au lieu d'un ensemble de zones.

L'analyse relationnelle

Pour établir un inventaire de membres qui peuvent être placés dans une place ou zone, il faut pouvoir identifier un membre au moyen d'autres critères que la position même. Cette identification peut se fonder sur une analyse relationnelle ou sur les matériaux morphologiques, qui, indirectement eux aussi, dériveraient d'une analyse relationnelle. Skârup est très tenté par l'identification au moyen des matériaux purs, et cela se comprend, parce que la tradition grammaticale et pédagogique rend immédiatement compréhensibles des rubriques comme et, car, mot K, adverbe (à la page 220, l'auteur dit que quelques régimes sont placés sous cette rubrique), syntagme nominal. Et la tentation est d'autant plus grande que l'intérêt de l'auteur, sa tâche suprême, est de montrer que n'importe quoi dans la place F peut attirer les pronoms régimes et pousser le sujet vers une place postérieure au verbe : dans ces conditions, il serait plus facile de réunir le sujet, le régime et le syntagme nominal avec fonction adverbiale sous la rubrique de determinati/ -f substantif, par exemple.

Skârup dit très peu de choses sur son analyse relationnelle. Il se contente de suivre le modèle traditionnel de la proposition (p. 188). La conséquence en est que la cohésion avec le verbe ou des degrés d'attachement au verbe est établie uniquement sur les critères positionnels (p. 416). Le degré de cohésion relationnelle, qu'on pourrait appeler le degré de nécessité, n'est pas pris en considération, et, au premier tour, la lacune n'est pas tellement sentie, justement parce que l'auteur ne s'occupe pas de la zone postverbale, c.-à-d. qu'il n'analyse pas la proposition entière; il s'agit de réaliser la parfaite description des relations entre la place F et la zone verbale: dans la place F on peut placer presque n'importe quoi; le fait que le signe en question pouvait se placer dans la place F était précisément le critère fondamental de Diderichsen pour postuler l'existence d'un membre. Mais au fur et à mesure qu'on avance, les problèmes s'imposent. Quelquefois, il est difficile de voir par quels critères deux signes sont considérés comme un groupe (cf. p. 478). Je suppose qu'un groupe se compose de deux ou plusieurs signes (membres/ éléments d'un ensemble) qui se sont constitués comme un signe/membre, élément d'un autre ensemble.

Tout d'abord, il faut discuter la zone de liaison ou conjonctionnelle, éliminée par l'auteur sans qu'il en parle beaucoup (quelquefois, on s'étonne d'entendre parler encore de conjonctions tant de coordination que de subordination). La zone de liaison subsiste dans les propositions subordonnées sous le nom de place K, qui est un terme orienté vers les matériaux parce que K est un nom de famille d'une liste de mots, établie à la page 340. Ceux-ci sont définis par leur faculté à pouvoir introduire ou des interrogativesou des subordonnées («tous les mots K ne peuvent pas introduire les deux classes, mais cela ne nous intéresse pas ici» (p. 340)). On cherche en vain une autre définition de la proposition subordonnée que la définition opérationnelle, le modèle même d'une subordonné: place K + F + V. Ici on s'expose au risque d'un cercle vicieux: la place K est occupée par les mots K, qui, dans certains cas, sont identifiés à l'aide de la définition d'une subordonnée. La définition relationnelle d'une subordonnée - une proposition comme membre d'une autre proposition - n'est pas discutée, et le statut de ce type de

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membre est voilé. Justement les subordonnées sont souvent placées par Skârup hors de la proposition, là où l'on peut trouver aussi des propositions qui ne sont pas attachées à la proposition (p. 312). Il n'est pas toujours facile de distinguer entre «hors de» la proposition,c.-à-d. en extraposition, et «complètement hors de», peut-être dans une autre proposition. A plusieurs reprises, il est évident que ce sont les circonstances positionnellesqui nous montrent si nous sommes en présence d'une subordonnée; à la page 498 on voit une construction qui «n'est pas une interrogative, mais une subordonnée dont la valeur est exclamative» (c.-à-d. une principale). Mais à la page 345 il est question de «propositions qui par leurs fonctions sont des subordonnées, mais par leurs structures des principales». Pourquoi les consécutives sans antécédent (p. 486) seraient-elles des subordonnées? Comment distinguer entre car + énonciative et car + subordonnée (p. 338)? Je trouve que c'est l'absence d'une analyse relationnelle discutant la subordonnéeet la fonction d'introducteur (conjonction) qui a facilité l'élimination de la zone (ou place) de liaison des propositions principales coordonnées, ce qui est spécialementintéressant en ce qui concerne la conjonction et. On comprend aisément la nécessitéde supprimer la zone de liaison, s'il faut maintenir la formule unitaire de F' ~position des pronoms régimes. Les cas de et + verbe présentent d'une part:

©
e -h demande li. .. (p. 374),

où le pronom postposé fait que e se trouve en extraposition, hors de la proposition,
comme la subordonnée introduite par se dans: si jo vois, i voldrai l'en amener (p. 389);
et, d'autre part, à partir de 1200:

©
et la tendrai. . . (p. 320),

où et se situe dans la place F à cause de la antéposé, comme la proposition de se dans: | se mes pères savoit . . li prendroit grant pitiés au cuer (p. 277). L'auteur n'aborde pas la question de savoir si l'on peut considérer le dernier type comme une proposition coordonnée sans introducteur (avec et comme complément adverbial initial, cf. le rôle de si < sic) et les conséquences d'une telle analyse pour le premier type : aux yeux de Skârupla fonction de coordination est la même dans les deux cas. Je crois que, préoccupé par l'analyse relationnelle, le grammairien ferait un grand effort pour éviter que la conjonctionet puisse être placée et dans la place F et hors de la proposition; il essayerait de maintenir une zone de liaison. Je me demande s'il n'est pas possible de donner, dans le cadre même du modèle de l'auteur, une description moins coûteuse. L'auteur luimêmeadmet que et cause très rarement la postposition d'un pronom sujet isolé autre que (/') on (comme on aussi se comporte d'une manière spéciale après ne, il valait peutêtremieux le traiter à part). La faculté de et à se placer, selon la formulation de Skârup, dans la place F surgit en 1200, et, après 1300, le pronom est toujours antéposé. La seule manière d'expliquer pourquoi le pronom est antéposé, sans que cela soit dû à une place F non vide, est de dire qu'il s'agit d'une proposition subordonnée où l'antéposition des pronoms régimes est une loi. Si les propositions principales avaient, elles aussi, une zone de liaison, on pourrait décrire le décalage diachronique du XIIIe siècle ainsi: et propositioncoordonnée à se comporter comme une subordonnée-. La nouvelle formule d'une proposition subordonnée, FM, commence à s'imposer dès 1200, et elle est caractérisée par la place conjonctionncllc et un comportement de proposition principale.Le

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cipale.Lefait que les subordonnées cherchent à avoir une place F vide ou remplie par le sujet appuie cette explication : et + place F vide est courant, et justement et + pronom de S est très fréquent (l'inversion est difficile). A noter que l'auteur considère que le et d'une subordonnée coordonnée se trouve dans la place K. C'est une explication qui aura beaucoup d'autres avantages parce qu'en général, il est utile de considérer la coordination comme un cas spécial de subordination, la coordonnée comme une espèce de subordonnée. Au cours du XIIIe siècle, la généralisation de l'antéposition du pronom entre en vigueur, et le problème disparaît. En ce qui concerne la position pronominale,on pourrait esquisser de façon analogue la situation conjonctionnelle de ou, mais et car: ou dans la place K se laisse assez rarement contaminer par les subordonnées, mais presque jamais et seulement avec la valeur d'exclusion de l'allemand sondern, et car pas du tout.

NE et SI

Dans ce contexte le comportement de ne et si « sic) est intéressant. La formalisation de Skârup fait que deux informations, d'une grande valeur de simplicité et pédagogique, sont trop reléguées à l'arrière-plan dans le livre: d'une part, l'observation à la page 392 (qui résume les traitements antérieurs de ne, pp. 251, 303, 322, 324 et 330) que ne n'est jamais suivi d'un verbe fini suivi lui-même d'un pronom régime conjoint; d'autre part, le fait que si ne peut pas être mis en extraposition (l'exemple en vers de Guillaume de Machaut, p. 445, est la seule exception). En ce qui concerne si, je me demande si l'on peut établir une règle encore plus forte: on ne peut pas séparer si de la zone verbale. Avant de passer à l'argumentation, voici la solution queje propose pour souligner l'importance de ces informations. En ajoutant une place pour si au dedans de la zone verbale, devant ne (parce que la combinaison si + ne existe), on obtiendra la règle générale suivante: si et/ou ne dans les premières places de la zone verbale exige l'antéposition du régime conjoint. Ainsi on aura des cas, évidemment, où l'antéposition du pronom se réalise sans que la place F soit occupée, mais selon une règle générale comparable à la généralisation de l'antéposition des subordonnées, où le rôle de la place F n'a plus d'effet. Il faut noter, en outre, qu'il s'agirait des deux places de la zone verbale les plus proches de l'importante place F. Il est évident qu'une telle «règle de ne» ferait changer de place à beaucoup d'exemples du livre. De même que la conjonction et est la dernière chose à laquelle recourt l'auteur pour remplir la place F, s'il n'y a pas d'autre membre disponible, lorsque le pronom conjoint antéposé ou le sujet postposé exige qu'elle soit remplie, de même ne ne change de domicile que s'il n'y a pas autre chose qui puisse occuper la place F, nécessairement remplie à cause de pronom + verbe. Mais cette fois le déménagement se fait hors de la zone verbale. Le résultat est que la forte «règle de ne» se trouve dispersée à travers le livre. Avec une subordonnée de quant/se ou rien devant la zone verbale, Skârup nous propose les possibilités suivantes (avec pronom sujet postposé et/ou pronom conjoint antéposé):

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Dans certains cas, il est nécessaire de placer les subordonnées avec quant/se dans la place F, mais quand ne, sans être accompagné d'un autre membre, aussi est présent, Skàrup préfère que ne sorte de la zone verbale pour occuper la place F dans le cas de quant (parce que souvent le sujet postposé est on, p. 256), tandis que la subordonnée introduite par se peut rester dans la place F sans être mise dehors par ne. Si nous n'avons que le seul ne, il occupe la place F, et l'auteur déclare (p. 254) qu'il est difficile de décider si ne occupe la seule place F ou en même temps la place F et la première place de la zone verbale. Il semble maladroit de dire qu'on peut sortir ne de la zone verbale, parce que nous avons non, très souvent placé dans la place F. Et je ne crois pas que le modèle du livre permette la possibilité de placer ne dans les deux zones préverbale et verbale en même temps (à cause de la relation entre signe et zone/place occupée/vide). Si l'auteur ici ne recule pas devant la possibilité de changer |ne j -f-1 en \n\ e\, tout en analysant des places vides d'ailleurs, c'est parce que la situation «membre dans une place devant une autre place vide» d'habitude se présente ainsi: un membre est placé devant la place F pour que celle-ci soit vide (| membre |F —| ); et, dans cette situation, le membre ne doit pas, évidemment, occuper les deux places. Ces inconvénients pourraient être évités si l'on maintenait toujours ne à l'intérieur de la zone verbale, avec l'effet automatique de déclencher l'antéposition du pronom. Le fait que l'auteur n'ait trouvé que on comme pronom sujet postposé s'ajuste bien à cette description, parce que on a un comportement syntaxique spécial.

En mettant si à sa propre place, la première de la zone verbale, avec la même force pour attirer les pronoms conjoints, on réunit dans cette zone une série de porteurs de référence, non seulement les pronoms conjoints, y compris y et en, mais aussi si et ne, qui peuvent, eux aussi, réaliser une sorte d'explication. La particularité de si, et la raison pour laquelle il est mis en contact avec la place F, est qu'il provoque la postposition du pronom sujet; mais ce sujet se trouve justement dans la zone verbale, et il faut préférer une description qui ne dissimule pas le fait que si, en réalité, est un membre ayant la cohésion du premier degré: il ne se sépare pas de la zone verbale. Et il est simple de dire: le plus proche de la place F, nous avons si, qui provoque l'inversion du sujet et l'antéposition du pronom; ensuite vient ne, qui également attire le pronom mais amène rarement la postposition de pronoms sujets autres que on. Si est un des traits les plus caractéristiques de l'ancien français, ce qu'il faut bien souligner.

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La zone postverbale

C'est dans la description totale, qui traite aussi la zone postverbale, que Povl Skârup va payer les frais du modèle qu'il a choisi. Mais on cherche en vain l'ébauche d'un modèle total qui permette de mesurer les conséquences de l'analyse pour toute la proposition. Un exemple de la manière dont se fait sentir l'absence d'une analyse relationnelle, avec établissement de l'inventaire total des membres d'une proposition et leur degré de nécessité, nous le trouvons à la page 419, lorsque Skârup utilise le répertoire qu'établit Foulet de l'ordre des membres de la proposition. Skârup inscrit dans son propre modèle les six ordres théoriquement possibles des trois membres: sujet, verbe et complément. A ce propos, Skârup dit (p. 420) que «la distinction établie par Foulet entre les compléments de régimes directs et les autres membres qui peuvent occuper la place du fondement est sans pertinence et même trompeuse (ainsi, un des exemples qu'il cite sous I représente II :Li chevaliers adone penssoit . . „ et la plupart des exemples cités sous IV et V, représentent VI, puisque la place du fondement y est occupée par un adverbe)». Mais la construction complète de Foulet dit Li chevaliers adone penssoit a une amor vaillant et bêle, et, selon le degré de nécessité d'une analyse relationnelle, a une amor vaillant et bêle est beaucoup plus important que adone. Skârup fait entrer cet exemple dans la formule sujet -j- compì. + verbe + {d'autres compì.), où la rubrique d'autres compléments, nécessaire si l'on veut résumer les exemples de Foulet, appartient à la zone postverbale. Comme Skârup ne prend pas en considération cette zone, adone est évidemment plus important pour lui, parce que cet adverbe occupe la place F. Skârup peut dire qu'il est impossible d'utiliser un certain nombre des exemples de Foulet dans son inscription parce que Foulet se permet de montrer les types de trois membres au moyen de propositions qui, en outre, contiennent un adverbe comme adone, lequel est sans importance pour lui, mais il ne peut pas dire que la distinction de Foulet soit sans pertinence et trompeuse. De même les exemples des types IV et V qui sont placés sous VI : ils offrent des adverbes comme or, trop et lors dans la place F, et ces adverbes sont plus importants pour Skârup que les compléments directs indispensables pour l'analyse relationnelle. C'est l'inscription de Skârup qui est trompeuse, mais elle est très utile pour la compréhension de son modèle. Il y a deux jokers dans ce modèle, la place F, parfaitement décrite par Skârup, et la rubrique d'autres compléments, c.-à-d. le monde inconnu de la zone postverbale.

Qu'est-ce qu'un préfixe ?

Cette question innocente appartient aussi au terrain des définitions systématiques des éléments de la langue qui sont présupposées par le modèle de Skârup. Elle surgit à propos des exceptions à la règle qui dit que les pronoms régimes précédant le verbe ne peuvent pas être séparés de celui-ci. Entre et par peuvent séparer les pronoms conjoints du verbe, mais Skârup dit que «dans ces cas, entre et par fonctionnent comme préfixes» (p. 20). Si l'on définit le préfixe comme un élément dérivatif, il s'agit de quelque chose qui travaille syntaxiquement au-dedans du mot. Or on peut remarquer que par s'attache à une série de verbes différents, ici avoir, amer, voloir et pooir, sans leur donner une autre signification; au contraire, c'est la valeur d'un adjectif ou adverbe qui est intensifiée.Cela ressemble au comportement du prétendu préfixe re, qui indique l'action répétée (cf. pp. 21, 34). Il est très caractéristique pour l'ancien français que re s'ajoute, non seulement au verbe dont l'action est répétée (créant un mot dérivé, par exemple rassembler),mais

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sembler),maisaussi au verbe auxiliaire qui le régit: Vempereres rot assemblées ses genz avec ravoir (Knud Togeby: Précis historique de grammaire française 1974, p. 225), même séparé du verbe par un pronom conjoint: Blanche color r'i ot (Skàrup, p. 34). Est-ce que ravoir est un mot dérivé, ou est-ce que c'est un autre trait caractéristique de l'ancien français que de consacrer encore une place devant le verbe, une place adverbiale, où par et re se trouvent juste à côté de y et en, qui sont aussi placés entre lailellijlor et le verbe? De cette manière, nous aurons le même arrière-plan pour les formations modernes,tant le type enfuir, envoler, emporter, emmener, enlever, que le type regarder, remercier,remplir. Sont-ils vraiment des préfixes et quel est leur statut en comparaison avec l'allemand mitbringen, mitzubringen, er brachte mit, où mit, à l'opposé des particules françaises, peut être placé après le verbe? En permettant à ces particules de sortir de la syntaxe intérieure du mot, on pourra mieux expliquer les exceptions aux pages 29-30 et les cas de en (p. 106) et mal (p. 493).

Vers et prose

II est surprenant que le livre n'offre pas de discussion de principe sur les relations entre vers, poésie, rhétorique latine, prose et langue parlée, et, en général, entre la diachronie et la synchronie. Surtout, la relation entre vers et prose s'impose quand il est question de syntaxe de position. Il est possible que le problème soit mineur, mais il faut le discuter parce que nous n'avons presque pas de textes en prose avant 1200, et l'an 1200 entre dans beaucoup de changements diachroniques décrits par Skârup. La sélection des textes n'est pas commentée; il y a un certain nombre d'exemples de Merlin et de La Queste del Saint Graal, mais nous ne connaissons pas au juste l'extension des matériauxen prose du XIIIe siècle (en comptant les œuvres de la bibliographie, on voit que Skârup cite 15 textes en prose et 42 textes en vers de ce siècle). Non que la versificationne soit pas utilisée dans l'argumentation («l'exigence de la versification peut faire séparer un pronom sujet du verbe par point» (p. 48); «l'exigence de la rime ou de l'assonance»(p. 66)). Mais, bien que les vers et l'entrée de la prose soient mentionnés à plusieurs reprises, on a l'impression que l'auteur fait passer au second plan toute remarqueà ce sujet. A la page 291, par exemple, Skârup mentionne l'important changementconcernant la zone préverbale vide qui a lieu vers 1200, mais il faut attendre jusqu'à la page 300 pour entendre parler de la prose, et là, comme un non-argument: «la tendance s'est accomplie pour tous les verbes avant le grand début de la prose vers 1200». C'est évidemment l'intention de Skârup de minimiser l'influence de la versificationmais, quand on regarde l'utilisation audacieuse de la zone d'extraposition des exemples du chapitre VIII, on y pense constamment, tandis que la discrétion de l'auteur est parfaite. Deux exemples: 1) A la page 143 sont décrites les propositions 'inquit', caractérisées par la postposition constante du pronom sujet. Skârup refuse d'utiliser le fragment du discours direct se trouvant devant Tinquit' comme membre, dans la place F, qui provoque la postposition du pronom sujet, parce que les propositions 'inquit' peuvent précéder la citation entière et que les pronoms conjoints sont postposéscomme le sujet, contrairement à la règle de or le fait il. Mais, ensuite, Skârup dit (p. 154): «Au Xlir siècle, fait il cesse de pouvoir précéder la citation, et à la même époque se/soi, H, lor cessent de pouvoir suivre fait 'inquit'». C'est-à-dire que les propositions'inquit' initiales avec sujet pronominal postposé n'existent que dans les textes en vers et, en regardant les exemples des pages 143-4, nous nous rendons compte qu'il

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s'agit de purs indicateurs de réplique (comme dans un texte de théâtre), lesquels très souvent sont liés au style d'un auteur (Jean Renart, par exemple). Ne serait-il pas plus plausible, pour décrire la langue courante, de maintenir le fragment du discours antéposé comme le membre de la place F (régime direct) qui provoque l'inversion? Dans ce cas, la postposition des pronoms conjoints sera le signal du statut spécial qu'il faut tout de même donner aux propositions 'inquit'. 2) Skârup dit (p. 471) que nous n'avons que l'appui de la fréquence, c.-à-d. un argument statistique, pour dire que la position naturelleet non marquée du sujet est devant le verbe, mais que «du moins dans la première période de l'ancien français, les autres membres peuvent très bien précéder le verbe sans que l'antéposition leur confère une valeur d'emphase apparente». Il me semble que cela fait penser à l'absence de prose dans cette période.

La diachronie et les autres langues romanes

Les étapes diachroniques de l'évolution de l'ancien français sont clairement décrites, excepté le dernier chapitre sur les subordonnées, où la description des trois modèles, modèle AF (ancien français), modèle FM (français moderne), greffe (subordonnée avec comportement de principale), offre une lecture très difficile qui mélange diachronie et longue période synchronique. En ce qui concerne l'évolution romane en général, on aurait aimé que Skârup eût systématisé cette perspective, parce qu'il fait çà et là des digressions très importantes là-dessus, mais c'est peut-être trop demander si l'on considère le but principal du livre. Je vais parler de deux questions: le passage de // le me donne à l'usage moderne il me le donne (pp. 130-139), et la tmèse (p. 414). Tout d'abord, il faut dire que l'explication du changement en y > y en est très convaincante et que la détermination de la date du changement le me > me le, date que Skârup déplace vers le début du XVe s., est le résultat d'une critique de textes extrêmement solide.

Skârup donne un argument très curieux pour montrer que l'ordre du latin vulgaire était lu mi et non mi lu (qui serait l'ordre naturel au point de vue général des langues romanes): si le latin vulgaire avait mi lu, cela signifierait que le français aurait interverti l'ordre deux fois et d'autres langues jamais. Mais pourquoi le français n'aurait-il pas pu changer deux fois? L'ordre en question existait, d'ailleurs, déjà dans tefme + hoc: eu fo promet (p. 73). Plus intéressant est, cependant, le dernier changement français: le me > me le (pp. 136-7). L'idée de Brusewitz, qui pense que le pronom sujet et le régime réfléchi ont créé une cohésion spéciale: je-me, tu-te, il-se, est rejetée par Skârup parce que la construction je me le (figure) est rare. Mais nous n'avons pas besoin de la série longue. Le seul réfléchi des séries je-mejtu-te) 'il-se est suffisant pour donner une explication, qui en même temps nous indique pourquoi le-lui n'a pas changé (le premier pronom n'est plus réfléchi). C'est d'ailleurs l'explication de Knud Togeby dans son Oldframk 1970, § 72, que Skârup ne cite pas. Skârup recourt à la statistique (sur un nombre de textes datant du XVe siècle) et démontre que meftefsefnos/vos + verbe fini est plus fréquent que le/la/les + verbe fini; mais l'évaluation du résultat est très difficile parce que Skârup ne considère pas ce qui précède le pronom. Dans le même chapitre, Skârup dit (p. 100) que l'ordre se li ne semble se rencontrer dans aucune langue romane médiévale ou moderne, mais il oublie qu'en espagnol el delincuente se les entregó existe à côté de se entregó a ellos.

A propos de la tmèse portugaise ou espagnole, je ne vois pas la raison de dire que
l'auxiliaire à l'origine du futur de l'avenir, dans la situation de tmèse, est tellement réduitqu'il

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duitqu'ilfaut traiter les pronoms conjoints comme placés dans la zone verbale de l'infinitif.Justement le mécanisme de fondement de Skârup nous offre une description satisfaisante, si nous gardons la zone de l'auxiliaire comme la zone verbale principale. Dans ce cas, il ne faut pas expliquer les exemples espagnols tels que Ya lo vedes que partir nos emos en vida (Cid 280, p. 414) par une greffe: le futur est créé par l'intercalation de l'infinitif: partir nos emos > nos partiremos, et, à partir de ce moment, nous avons une forme verbale unie, comme en français; nos n'est pas postposé à l'infinitif mais antéposéà

Empirisme et modèle

En ce qui concerne la relation entre empirisme et modèle nous pouvons partir de la remarque de Skârup sur La Fontaine (p. 416) : «quand La Fontaine remplace Or le laissons par Or laissons-le, il met or en extraposition, et le déplacement du pronom n'en est qu'une conséquence». Parler ainsi d'une cause et de sa conséquence n'a de sens que s'il est possible de trouver une autre raison que le déplacement du pronom pour dire que or abandonne la place F: condition qui ne considère pas le pronom -> place F vide, et ensuite : place F vide ->¦ l'ordre verbe -f pronom. Sinon, il s'agit d'énoncés équivalents: place F vide = verbe + pronom (c.-à-d. que les deux énoncés signifient la même chose). Skârup s'exprime des deux façons et, assez souvent, il est difficile de distinguer les deux situations (le modèle n'a besoin que de la dernière). Je vais donner quelques exemples montrant comment autre chose que la position du pronom conjoint régime aide à savoir si la place F est vide ou non (ou si elle est occupée par une chose plutôt que par telle autre):

- La postposition décisive du pronom sujet dans les propositions énonciatives et les
subordonnées est ie signai d'une place F occupée.

- Les cas où il n'y a rien du tout devant le verbe sont, évidemment, sans équivoque.

- Le critère décisif pour délimiter la zone verbale est fondé sur l'opposition morphologique
entre pronoms accentués/disjoints et pronoms atones/conjoints: si nous avons
lui devant le verbe, et non pas li, lui se trouve dans la place F.

- Egalement à propos de l'opposition moi > < me, mais à cause de la confusion orthographique de me/mei/moi (y compris même m\ cf. l'exemple de Quatre livres des Reis, p. 346), il faut consulter la sémantique pour savoir que l'emphase et la valeur de contraste veulent moi au lieu de me. De la même façon sont dissous les syncrétismes de nous et vous.

- Une subordonnée introduite par se avec une valeur concessive occupe plus souvent
la place F que ne le fait une subordonnée où se a une valeur conditionnelle (pp. 273,
392).

- L'intonation et les pauses. Skârup n'aime pas placer lors dans une placé F située
devant la césure (Aspremont 28, p. 352).

Ainsi, nous voyons çà et là que tant l'infraction à une règle établie que le choix libre entre plusieurs possibilités du modèle appellent à l'emphase et à la mise en relief pour être analysés. Théoriquement, l'ordre fâcheux vos me avec la valeur de régime direct frégimeindirect 95) peut être interprété de façon que vos sorte de la zone verbale pour se placer dans la zone préverbale, mais Skârup dit qu'il est difficile d'y voir une mise en relief. A la page 405, Skârup propose de situer le vos de la construction plaist vos dans la place réservée aux pronoms sujets pour éviter qu'il soit mis dans la zone

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postverbale sans valeur emphatique. Mais ces facteurs empiriques ne sont pas nécessaires,et Skârup dit expressément que l'explication phonétique de Schulze à la page 397 «peut être considérée comme une interprétation phonétique de la nôtre». Et la mise en relief du second moult dans Je t'ai moult amé et moult je t'aime {Merlin, p. 443) n'empêchepas que ce soit je qui occupe la place F, tandis que moult se trouve en extraposition.Ici nous arrivons dans un monde où 'après une subordonnée de quant il y a un pronom conjoint anteposé au verbe' signifie la même chose que 'la subordonnée de quant occupe la Place F'. Le problème de cet usage légitime d'un modèle est que, dans l'effort de Skàrup pour présenter les cas du dernier type comme des généralisations plausibles des cas empiriques, les situations de place F occupée plus emphase et les situations de place F occupée tout court sont tellement entremêlées que le dialogue sur d'autres terrains de la description grammaticale devient très difficile. C'est assez surprenant,par exemple, qu'un régime direct préposé, qui n'est pas repris par un pronom dans la zone verbale, puisse se trouver en extraposition, mais le modèle de Skàrup exige que ce soit cil qui occupe la place F dans car moût grant deul cil en avront (p. 438).

Greffe, proposition subordonnée et apo koinou

La discrétion concernant les liens entre modèle et facteurs empiriques extra touche aussi ce que Skàrup appelle la greffe (et par là les propositions subordonnées) et les constructions d'apo koinou. La greffe est, cependant, encore plus compliquée, à cause des coupures diachroniques qu'il faut établir pour décrire la syntaxe positionnelle des subordonnées, et il semble que la greffe de Skàrup soit une manière d'introduire l'ordre des mots FM (des subordonnées du français moderne) à un moment où règne encore l'ordre des mots AF (des subordonnées de l'ancien français).

Si l'on considère l'apparition de la greffe dans le livre (p. 409), il s'agit - pour être bref- d'un pronom régime conjoint postposé, c.-à-d. contre l'antéposition généralisée dans les subordonnées. Au lieu de continuer le langage courant du modèle en disant que l'antéposition généralisée ne s'impose pas dans telle ou telle situation syntaxique, Skàrup se sert d'une métaphore violente: une proposition énonciative est greffée sur la zone préverbale d'une subordonnée. Comme la proposition continue à être une subordonnée selon une analyse relationnelle, la greffe est un autre mot pour dire que quelque chose qu'on trouve d'habitude dans les propositions principales, mais pas dans les subordonnées,apparaît quand même aussi dans les subordonnées. Skârup établit une comparaisonavec le danois, langue où l'ordre des mots des subordonnées peut être contaminépar celui des mots des principales, ce qui aboutit à une connotation de style, c.-à-d. à un changement de sens. Jusqu'ici, très bien. Mais c'est qu'ensuite, pris par la formule de greffe, Skârup élargit la possibilité de parler de greffe, non seulement dans le cas d'un pronom conjoint postposé au verbe, mais aussi quand d'autres traits de la proposition principale apparaissent dans une subordonnée. Skârup dit que trois conditionsdoivent être remplies à la fois, pour que soit réalisée la séquence mot K + autre membre + verbe + pronom régime conjoint: «(1) une greffe, (2) un membre placé en extraposition devant la principale, (3) la zone préverbale vide» (p. 413). Les trois conditionssont, en réalité, des conditions logiques de la formalisation du fait que le pronom est postposé: si le pronom est postposé, la place F est vide (3), et le membre antéposé doit sortir de la proposition pour être en extraposition (2), mais comme cet arrangement n'apparaît pas ordinairement dans les subordonnées, le type reçoit un nom spécial:

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greffe (1). Ce nom n'a aucun sens s'il n'y a pas en même temps une connotation sémantiquede proposition principale; et quand Skàrup, par la suite, déclare qu'on peut parler de greffe dans tous les cas où il n'y a pas de différence entre l'ordre des principales et Tordre des subordonnées (si le pronom est antéposé, par exemple), il abandonne le point de départ marqué de la greffe, et parler de greffe revient à dire que nous avons l'ordre FM de bonne heure (cf. ce que dit Skârup à propos de si vit bien c'or porroit il fe ir e entre moi et li grani corroz (p. 413): «aucun critère, semblc-t-il, ne permet de déterminer si c'or.. . est une subordonnée, ou si 0r... est une principale greffée sur la subordonnée interrompue après c'»). A cet endroit du livre, où nous nous souvenons quand même du point de départ marqué de la greffe, Skàrup dit qu'il y a toujours une greffe quand le mot K est suivi d'une autre subordonnée et il renvoie à l'explication détaillée qui viendra à la page 480. Mais, à la page 480, la greffe est devenue une nouvelle expression pour définir ce qui est commun à une principale et à une subordonnée. Ainsi, la greffe signifie le nouvel ordre des subordonnées, lequel commence très tôt, comme le dit Skàrup lui-même à propos de ne cuit qu'an plain ne an hoschage puisse an garder beste sauvage (p. 491), cas où le trait spécifique des subordonnées, le subjonctif, se combine avec les traits de la greffe (et de l'ordre FM).

Si ces remarques que j'apporte sur la greffe ne font que résumer la pensée de l'auteur lui-même, je m'excuse d'avoir parlé sur un ton critique, mais tout le chapitre IX est extrêmement difficile à lire; en tout cas, cela prête à confusion de partir d'une métaphore créée pour une situation marquée et d'en étendre l'usage ensuite de sorte qu'elle couvre tout le terrain. La greffe n'est nécessaire que pour la postposition des pronoms placés dans la zone verbale; même l'autre critère de la greffe, la reprise pronominale d'un membre placé en extraposition (p. 473), est très possible dans le cadre du nouvel ordre FM. Encore faut-il se demander s'il n'y a pas, dans certains cas de greffe, d'autres facteurs empiriques extra (dans lesquels la valeur métaphorique de la greffe est très utile). Je pense aux cas d'anacoluthes. Dans le schéma de la page 477, l'exemple de Guillaume est le seul à mettre trois membres dans la 2e place en même temps qu'il intercale un membre devant la zone verbale {orendroit). Est-ce que ce n'est pas une pure anacoluthe? Quelle est la fonction de ce! vilain, celle d'un premier sujet ou celle d'un régime? D'ailleurs, je propose de situer entièrement la quel natte dans la place K du schéma. Je vais simplifier la comparaison entre l'ordre AF, la greffe et l'ordre FM dans un schéma sur l'évolution (que Skârup aurait bien pu nous donner):


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Le sujet de AF devient F de la greffe, et les places de greffe deviennent l'extraposition
de FM.

Une dernière question à propos du apo koinou: est-ce que le modèle permet d'avoir un vrai membre commun syntaxique? Je suis parfaitement d'accord avec Skârup quand il dit à propos de: Tu as vu V homme que je connais, que le régime de connais est que ou rien, mais pas l'homme (p. 479). Je préfère la solution rien (connais est bloqué de façon que Vhomme devient le régime logique). A cet égard, je regrette que Skârup, à nouveau

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Copenhague

(cf. ne), permette qu'un membre occupe deux places à la fois, ici les places de deux propositionsdifférentes (cf. aussi à la page 468: dans je vos pri por Dieu que vos me pardoignez,Skàrup dit que por Dieu se trouve à la fois en extraposition devant une proposition subordonnée, et dans la zone postverbale de la principale). Et je me demande s'il n'y a pas d'anacoluthes parmi les cas dCapo koinou (cf. pp. 342-3; ce qui est sûr, c'est qu'on peut rattacher la proposition de coni dans l'exemple de Guillaume de Palerne à ce qui suit).

Les différents types de proposition

Un des mérites les plus grands du travail de Skârup est le traitement identique de tous les types de propositions que permet son modèle, les propositions énonciatives, les interrogatives, les volitives et les subordonnées, dans une vision d'ensemble qu'on n'a pas l'habitude d'envisager. Cependant, je trouve que le chapitre VII, dans le cadre même de ce traitement uniforme, aurait pu différencier un peu mieux les divers types de propositions. A l'endroit où sont traités les adverbes en extraposition devant une zone préverbale vide - ce qui est rare -, les quatre premiers exemples (ceux de la page 399) sont des volitives, à l'opposé des trois suivants (avec poisses, après et primos). Justement ces trois exemples sont isolés par Ramsden, qui remplit une page entière pour expliquer la parenté sémantique entre les trois adverbes ('temps avant et après'). Bien que Skàrup précise qu'il n'examine pas les facteurs déterminant le choix entre la place F et l'extraposition des membres qui se placent tantôt dans la zone préverbale, tantôt devant celleci, il aurait dû s'imposer cet effort - fût-ce seulement pour des raisons pédagogiques. En réalité, il est très intéressant de comparer la thèse principale de Ramsden avec les résultats de Skàrup. Pour Ramsden, la tendance d'antéposer le pronom régime est d'autant plus forte que la relation entre un membre antéposé et le verbe est plus étroite, et la tendance de le postposer est d'autant plus forte que ladite relation est moins étroite. Pour Skârup, un membre dans la place F attire le pronom, et un membre en extraposition devant une place F vide provoque la postposition du pronom.

Les premières zones de la proposition en ancien français

Faute de place, on ne peut montrer de façon détaillée toute la richesse du livre de Povl Skârup. C'est un ouvrage qui va faire date dans l'étude de l'ancien français et qui aidera beaucoup les futurs essais de syntaxe positionnelle. On y trouve un savoir énorme, qui nous est présenté sous une forme bien systématisée. C'est une grande aventure de traverser, avec l'aide de Skârup, cette masse d'exemples en ancien français, d'assister à une analyse syntaxique dans la bonne tradition de Sandfeld, Sten et Togeby. Je termine en changeant un mot dans un des exemples du livre {La Queste del Saint Graal 135.26, p. 288) et en pensant à une autre quête:

Et par ce qu'il en fu ausi grans maistres en science et en engin vint il devant [nous]
avironez d'estoiles.

Les étoiles sont les propositions en ancien français. Reste à savoir si leur nombre est
infini; on ne sait pas non plus si le nombre des étoiles est infini.