Revue Romane, Bind 12 (1977) 1

Ebbe Spang-Hanssen

Ebbe Spang-Hanssen

L'ordre des mots constitue peut-être la partie de la grammaire où le lecteur risque le plus vite de perdre pied. La capacité du cerveau humain est rapidement mise à l'épreuve quand il s'agit de saisir les conséquences de l'application de deux ou trois règles de permutation. La tentation est grande alors de déclarer que les règles sont assez confuses et qu'il vaudrait mieux ne parler que de tendances. L'autre manière de s'en sortir, qui est celle qu'a choisie Povl Skârup, est d'introduire un système de notation suffisamment riche pour rendre compte des interférences des règles.

Ce choix de la manière difficile se justifie tout particulièrement dans le cas de l'ancien français, où l'ordre des mots forme un des obstacles majeurs à notre compréhension des phrases. Tant de règles sont liées au problème de l'ordre des mots, en particulier toutes les règles concernant l'emploi des pronoms personnels. A mon avis, il n'est pas exagéré de dire que les résultats de Skârup sont impressionnants: non seulement il nous donne des règles d'un grand intérêt linguistique, mais ces règles lui permettent en plus de relever un nombre proprement incroyable de fautes de lecture dans les meilleures éditions des textes médiévaux. Même les plus grandes autorités, comme Lucien Foulet ou Mario Roques, se voient, à plusieurs reprises, corriger par Povl Skârup, qui s'appuie à la fois sur des raisonnements serrés et sur une documentation qui est, elle aussi, impressionnante.

Mes seuls griefs concernent la forme de l'exposé qui, à certains endroits, aurait dû être plus clair. Ce n'est pas que le style de Skârup soit obscur. Loin de là. Mais il n'atteint pas toujours ce degré supérieur de clarté qui est necessaire pour expliquer des phénomènes d'un haut degré de complexité.

En premier lieu, il me semble que Skârup aurait dû montrer quelles sont les propriétés les plus remarquables du modèle de Diderichsen, qui n'est guère connu en dehors de la Scandinavie. Le schéma ci-dessous peut donner, sous une forme un peu simplifiée, une idée du modèle de Diderichsen, tel qu'il a été adapté par Skârup:

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Pour bien montrer la valeur de ce modèle, il peut être utile de présenter la conception
traditionnelle sous une forme comparable:


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Ce qui frappe tout d'abord dans le modèle de Diderichsen, c'est l'introduction de places vides. C'est certainement très utile et même nécessaire pour l'établissement d'un modèle de quelque généralité. Mais cela n'a rien de bien nouveau - c'est du moins ce qu'on fait depuis longtemps dans la description du syntagme nominal, où tout le monde accepte l'éventualité d'une place vide réservée à l'adjectif attribut antéposé.

Ce qu'il y a de plus particulier dans le modèle de Diderichsen, c'est l'idée d'une place libre, appelée ici la place du fondement. Avec cette place, on introduit un principe d'explication nouveau: la place d'un membre dans une phrase donnée peut s'expliquer par le fait qu'un autre membre occupe la place que le premier aurait pu occuper. A la place du fondement, il ne peut y avoir qu'un membre ; donc, si on y met le sujet, le complément adverbial ne peut s'y trouver, et inversement. La règle indiquant la place du sujet devient un cas particulier de la règle générale qui dit que tout membre, sauf le verbe fini, mais seulement un membre à la fois, peut être mis à la place du fondement.

Il est clair que, en ce qui concerne la place du sujet, Skàrup applique ce principe d'explication proposé par Diderichsen. Mais le principe entre-t-il en jeu quand Skàrup veut utiliser ce schéma pour expliquer du même coup la place du pronom personnel régime? Cela me paraît plus douteux. Comme on peut le constater dans le schéma, le fait que la place du fondement soit occupée ou non n'explique pas en soi la place du

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pronom régime: il n'est pas question qu'un membre en empêche un autre d'occuper une certaine place. Je ne conteste pas qu'on puisse utiliser le schéma de Diderichsen aussi pour étudier l'interdépendance entre la place du sujet et celle du pronom régime, mais on peut discuter, me semble-t-il, pour savoir si le schéma de Diderichsen offre seulement une notation adéquate, mais au fond équivalente à n'importe quelle notation traditionnelle,ou s'il offre aussi une puissance de généralisation supérieure grâce à la place libre.

Je crois, par contre, que Skârup exploite pleinement les possibilités du modèle en expliquant la place du pronom non-conjoint. Si la tradition explique bien l'exemple 4 des schémas (il faut employer la forme forte du pronom avant le verbe en position accentuée), elle explique cependant mal pourquoi on n'a pas l'ordre encore lui voit il, point qui est éclairci par le schéma de Skàrup. Je me demande si, au fond, le progrès apporté par Skârup, et qui lui a permis de relever tant d'erreurs, n'est pas dû avant tout à une distinction plus rigoureuse entre pronoms conjoints et pronoms non-conjoints.

Alors que les remarques précédentes concernent plutôt des éclaircissements qu'on aurait pu souhaiter mais dont l'absence ne risque pas de faire perdre pied au lecteur, on est bien obligé de reconnaître qu'il faut faire un effort extraordinaire pour comprendre le passage crucial, au début du chapitre VI, où Skârup expose le plan de sa démonstration concernant la règle de la place du pronom régime. Comme la démonstration s'étend sur plus de cent pages, ce passage est décisif pour la compréhension d'une bonne partie du livre.

Il s'agit de prouver la règle qu'on pourrait noter


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si av = 'le pronom régime est placé avant le verbe' et fo = 'la place du/ondement est
occupée'. C'est une biimplication, et, pour la prouver, ii faut prouver les deux implications


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Ces deux implications peuvent, selon les règles de la logique, être transformées
respectivement en la et Ilb:


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où la barre indique la négation. La numérotation des règles (Ib, la, Ha, Ilb) est celle de Skârup qui, malheureusement, n'a pas appliqué la notation de la logique symbolique pour énoncer les règles. Une telle notation montre clairement que la est rigoureusement équivalente à Ib, et lia équivalente à Ilb, ce qui n'est pas le cas dans l'exposé de Skârup. La notation logique aurait encore indiqué de façon plus évidente, surtout accompagnée de tables de vérité, que si l'on prouve la ou Ib et lia ou Ilb, on prouve la biimplication. Ce qui obscurcit l'exposé, c'est que Skàrup tient compte non seulement des deux valeurs 'vrai' et 'faux', mais encore d'une troisième 'inopérant' (voir p. 312), parce que cela le gêne de déclarer vraie une implication quand le symbole à gauche de la flèche a la valeur 'faux'. Mais il me semble qu'on peut faire appel à cette simplification importante qu'offre la logique, justement parce que, comme Skàrup le dit lui-même, la vérification consiste dans la réfutation de la falsification, et que, par suite, seul le cas

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où l'antécédent est vrai et le conséquent faux nous intéresse vraiment, puisque c'est le seul cas qui puisse falsifier l'implication. Si j'ai un peu insisté sur ce point, ce n'est pas pour accabler Skârup, mais pour dire à d'autres lecteurs qui, comme cela a été le cas pour moi, douteront de la validité du raisonnement, que j'ai fini, à force de travail, par me laisser convaincre qu'il est correct.

Il faut ajouter que Skârup explique d'une façon nouvelle et convaincante certaines anomalies relatives aux constructions impersonnelles, et qu'il établit un rapport entre l'introduction des pronoms personnels sujets et le passage de le me à me le, passage qui, l'auteur en apporte la preuve, serait beaucoup plus récent qu'on ne le croyait. C'est un livre riche, qui aura sa place parmi les meilleures études grammaticales de l'ancien français.

Copenhague