Revue Romane, Bind 12 (1977) 1

Ghani Merad: La littérature algérienne d'expression française. Pierre- Jean Oswald, Paris 1976. 204 p.

Marie-Alice Séferian

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La parution de cet ouvrage ne peut être accueillie qu'avec joie et intérêt par tous ceux qui ont à cœur la vie culturelle au Maghreb: c'est en effet la première étude d'ensemble sur la littérature algérienne d'expression française qui soit l'œuvre d'un Algérien. Et la présente étude ne risque pas de faire double emploi avec le petit livre de Jean Déjeux, publié en 1975 dans la collection « Que sais-je ? », La littérature algérienne contemporaine. (Paris, P.U.F., 128 p.): l'optique en est toute différente. Alors que Jean Déjeux traite de la littérature d'expression arabe aussi bien que de la littérature d'expression française et qu'il distingue, à l'intérieur de celle-ci, entre «la littérature des Français en Algérie» et «la littérature des Algériens», Ghani Merad, lui, a avant tout pour objet la littérature écrite en français par les Algériens. GhM consacre cependant quelques pages aux Français d'Algérie: les Algérianistes d'abord (de 1919 à 1936), coupables d'impérialisme culturel et de paternalisme, puis l'Ecole d'Alger, dont les membres ne se cachaient pas pour dénoncer les méfaits du colonialisme et pour manifester leur sympathie aux Algériens, qu'ils accueillaient même dans leurs revues; leur libéralisme avait toutefois des bornes: «les rêves les plus avancés se limitaient à une Algérie fraternelle, sur la base de l'assimilation, c'est-à-dire un pays qui serait le prolongement de la France et dans lequel les Musulmans auraient les mêmes droits que les Européens» (p. 33). Parmi ceux-ci, Camus naturellement, dont «l'attitude équivoque» et «les propos évasifs» pendant la guerre de libération sont fortement stigmatisés. En dépit de ces critiques idéologiques et de la prise de position actuelle des Algériens, GhM souhaite sincèrement que les oeuvres de ces écrivains puissent un jour faire partie de la littérature algérienne. « Une fois les plaies cicatrisées, rien n'empêchera plus les Algériens de revendiquer Pelegri, Roy, Audisio, Roblès, Camus, Berque et même les moins connus et les moins libéraux» (p. 155).

Dès l'avant-propos, GhM indique le sens de sa démarche: «aborder la littératurealgérienne dans ce qu'elle offre de plus humain, c'est-à-dire dans la mesure où elle exprime les souffrances et les espoirs de l'homme». C'est donc une perspectivehumaniste qui est adoptée, et les œuvres seront étudiées dans leurs rapports avec la société qui les a vues naître. D'ailleurscela était déjà annoncé dans le soustitre,«approches socio-culturelles». L'introductionpermet à l'auteur de justifier le titre qu'il a choisi et de préciser ses intentions: il s'agit de voir si la littérature algérienne de langue française «a un caractèrespécifique

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ractèrespécifiquepour le fond comme
pour la forme, pour son origine comme
pour sa finalité» (p. 9).

Après avoir donné un bref aperçu du passé culturel de l'Algérie, GhM expose le problème crucial: la colonisation française a profondément déculturé les Algériens en faisant mourir à petit feu l'enseignement en arabe - qui était florissant avant l'arrivée des Français - et en n'accueillant qu'un très petit nombre d'Algériens dans les écoles françaises. Le résultat de la colonisation française apparaît dans les chiffres: «A la veille de la révolution, on pouvait compter 95 % d'analphabètes dans le pays» (p. 17). On peut alors se représenter la situation de l'écrivain algérien qui, à cause de sa formation française, ne peut écrire qu'en français. Et comment exprimer en français, c'està-dire dans une langue qui lui reste malgré tout étrangère, puisque ce n'est pas la langue maternelle, des pensées, des sentiments, qui sont profondément algériens? En outre, par suite de l'analphabétisme, les auteurs algériens se sentent «orphelins de lecteurs», quelle que soit du reste la langue qu'ils emploient.

GhM décrit ensuite brièvement les étapes de la prise de conscience politique dans le peuple algérien, prise de conscience qui se manifesta spontanément en mai 1945 - sous l'effet des provocations, ces manifestations tournèrent en émeutes qui furent littéralement noyées dans le sang par la répression colonialiste, «45.000 morts d'après les chiffres officiels» (p. 31, note) -, puis de façon concertée en novembre 1954. GhM met clairement en valeur le rôle du poète comme éveilleur de conscience, comme chantre des aspirations du peuple pendant la longue guerre de libération (1954-1962), et les écrivains algériens restent «sur la brèche», une fois l'indépendance acquise. Il souligne aussi le douloureux paradoxe de cette révolte contre les Français qui s'exprime dans la langue du colonisateur et il montre la contradiction interne qui existe entre «l'humanisme drainé par la langue française et le colonialisme véhiculé par la même langue» (p. 59).

Selon GhM, la spécificité de la littérature algérienne d'expression française a pour principales composantes le tempérament algérien d'une part, le fait colonial d'autre part. Le tempérament algérien se manifeste aussi bien dans le contenu que dans la forme (que GhM distingue toujours nettement), et l'on perçoit tout ce que la littérature algérienne doit à la tradition arabe, aux schèmes mentaux arabo-islamiques. Dans les romans, «le temps échappe à la chronologie et l'espace est celui du Bédouin, c'est-à-dire infini» (p. 144). Si la psychologie est sommaire, ce manque est largement compensé par «la polymorphie linéaire, l'enchevêtrement des arabesques et des couleurs comme dans une tapisserie ou dans une nouba, la minutie dans le ciselage du mot et dans la combinaison des ciselures comme dans les différents arts populaires arabes» (p. 145). GhM estime que l'écrivain algérien se trouve dans une situation privilégiée «car, à l'atavisme oriental il joint le caractère méditerranéen qui ajoute à son lyrisme, à son goût des couleurs chaudes et des passions fortes. C'est pourquoi le tempérament algérien est marqué par les longues éclipses orientales interrompues de brusques et violents réveils, ce qui se reflète dans le style» (p. 134).

Quant à l'aliénation, produit de la colonisation, elle est présente sur tous les plans dans la littérature algérienne. GhM analyse avec beaucoup de perspicacité la différence entre la quête d'identité telle qu'elle s'exprime dans les lettres françaises,où elle est quête du moi, et la forme que prend cette même quête pour le colonisé:c'est une «quête du nous» au sein d'une communauté, dans un effort de «réintégration de l'unité historico-culturelie»(p.

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relie»(p.60). L'aliénation et son corollaire,la désaliénation, sont des thèmes essentiels dans la littérature algérienne et GhM y consacre la plus grande partie du chapitre intitulé «les thèmes».

GhM montre bien comment ces deux caractéristiques rendent difficile une approche réellement lucide et pénétrante. Les critiques français «sont désarmés pour saisir l'âme arabe, et leur analyse est handicapée au départ» (p. 160). «Par ailleurs, c'est une littérature d'aliénés et c'est une analyse clinique qu'il lui faut, sans pour autant tomber dans les schématisations de Fanon, qui aux grands maux consacre les grands moyens» (p. 161). GhM préfère les méthodes d'approche de Memmi qui, étant juif et tunisien, est «mieux placé pour analyser l'impact du colonialisme sur un sémite, et en tant que psycho-sociologue, mieux armé pour analyser aussi l'autre face de l'âme algérienne » (p. 161). On peut être d'accord avec GhM sur le fait que la critique française, lorsqu'elle juge les œuvres algériennes, «ne fait pas toujours la part des choses: trop complaisante venant de gauche, elle est sectaire lorsqu'elle vient de droite» (p. 160). Il aurait pu toutefois sembler bon de signaler le rôle important que les chercheurs français jouent dans la diffusion de la culture maghrébine d'expression française. En particulier grâce à deux publications patronnées par le C.N.R.S. et qui existent depuis plus de dix ans: La Revue de VOccident musulman et de la Méditerranée (qui a publié entre autres, en 1971, la remarquable Bibliographie méthodique et critique de la littérature algérienne d''expression française (1945-1970) de Jean Déjeux) et XAnnuaire de VAfrique du Nord, qui ne se limite pas aux questions culturelles. Quant aux critiques algériens, ils «sont très peu nombreux et on ne leur connaît aucun ouvrage d'envergure» (p. 160). Comme celle de l'écrivain, la situation tiondu critique est, on le voit, fortement marquée par la colonisation.

GhM ne consacre pas une étude séparée à chaque auteur; il préfère décrire (dans la quatrième partie) les différentes phases de l'évolution de la littérature algérienne d'expression française: «Les prémices» d'abord, puis «Phase ethnographique (1945-1952)», «Phase politique (1952-1962)», enfin «Phase socialiste (depuis 1962) ». La cinquième partie est consacrée aux «caractéristiques générales»: les thèmes, les techniques, le style, l'originalité (pour le fond puis pour la forme), et la sixième aux «problèmes implicites»: le choix de la langue, la nationalité littéraire, la critique, et enfin «régionalisme, universalisme». GhM essaie ensuite de prévoir ce que sera l'avenir de cette littérature, et il espère qu'elle se maintiendra, grâce au bilinguisme, qu'il estime indispensable aux Algériens. «Seul un bilingue évite le complexe et le parti-pris, étant allaité aux deux mamelles culturelles: seul il est capable d'élever le débat, d'analyser froidement et de s'engager en connaissance de cause, évitant la passion stérile et l'écueil du subjectivisme» (p. 102).

En choisissant de ne pas être exhaustif (ce choix est explicite) GhM réussit à éviter l'ennui et la monotonie des énumérationsqui gâchent souvent ce genre d'ouvrages.On saura gré à GhM de se contenterde présenter un petit nombre d'auteurs.Une place particulière est accordée à ceux qu'on pourrait appeler les trois aînés (pour le roman): Mammeri, dont La colline oubliée (1952) marque le début de la phase politique, surtout par les réactionsnégatives que ce roman provoqua en Algérie; Dib, dont la trilogie (1952, 1954, 1957) est à la fois une description du vécu algérien et un appel à la révolte - poète extrêmement fécond, Dib ne cesse de se renouveler; Kateb Yacine enfin, dont le roman Nedjma (1956) marque une date importante, et qui semble avoir

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«servi de parangon [aux] diverses tentatives[des romanciers algériens] pour quitter le carcan réaliste» (p. 131). Deux autres auteurs ont une place à part: Assia Djebar qui, parce qu'elle est femme, a su décrire l'aliénation des Algériennes et leurs tentatives de désaliénation par l'engagementpolitique ou à travers l'amour, et Bachir Hadj Ali, en particulier à cause de son «entreprise audacieuse qui consiste à harmoniser le poème dans les deux langues et sur deux plans: celui des thèmes,avec allusion au folklore, à l'histoire, à la culture arabes (...) et celui du langage,avec introduction de termes algériens(arabes et kabyles) qu'il s'empresse, de traduire en français» (p. 155). GhM cite à plusieurs reprises trois auteurs qui tiennent aussi le devant de la scène, Bourboune,Boudjedra et Farès, dont «la révoltecontre le patriarcat et le dirigisme» est «violemment réquisitoriale» et «qui s'attaquent, entre autres, aux valeurs que la Révolution avait utilisées pour sceller «l'union sacrée»: les Ancêtres, la Tradition,l'lslam ...» (p. 142). Il va de soi que bien d'autres écrivains sont nommés: les Amrouche (mère, fils et fille), Boumahdi, Haddad, Feraoun, Kréa .. . certaines de leurs œuvres sont présentées. Une excellentebibliographie les rassemble tous à la fin de l'ouvrage. Il est question aussi des essais à caractère historique et sociologique,en particulier ceux de Lacheraf et de Mazouni, mais aussi ceux de Taleb Ibrahimi, Fadelah Mcrabet, Sahli et d'autres. GhM donne vie à son texte en le parsemant de citations parfois assez longueset qui, bien choisies, donnent envie d'entrer en contact direct avec les textes.

C'est sur une note optimiste que l'ouvrage s'achève. GhM peut constater que la littérature algérienne de langue française est bien vivante, et il termine en lui souhaitant longue vie. Il constate aussi que «l'emploi du français est déjà en soi un thème littéraire. En effet c'est en se remettant en cause que la littérature d'expression française fleurit et s'épanouit. De même, la quête d'une identité ne peut se faire qu'en français, car ce déchirement ne touche pas l'arabisant qui, lui, ne doute pas un instant de son identité arabomusulmane» (p. 177).

Cette dernière affirmation peut apparaître discutable, et elle n'est pas la seule à l'être. Mais comment écrire sur un sujet aussi complexe et délicat sans risquer de porter des jugements qui indisposent les uns ou les autres? C'est sur un terrain plein d'embûches que l'on s'aventure lorsqu'on aborde les problèmes de l'Algérie d'aujourd'hui. Le pays n'est pas encore remis de la longue nuit coloniale, qui dura plus de 130 ans, ni de la sanglante guerre de libération. De plus, la société algérienne connaît des transformations profondes, qui se succèdent à un rythme extrêmement rapide; un peuple qui parfois a conservé un mode de vie médiéval, est brusquement mis en présence des découvertes les plus avancées de la science et de la technique. C'est une des raisons pour lesquelles il est pratiquement impossible de porter des jugements définitifs en la matière, quel que soit le poste d'observation où l'on se place. GhM juge les choses de l'intérieur et c'est ce qui fait, entre autres, la valeur de son étude: elle est écrite par un Algérien. Comme ses compatriotes, GhM «voue un culte» à l'image; il y en a de très réussies, comme celle-ci par exemple: «une œuvre de Kateb est aussi compliquée qu'une nouba (sorte de fugue dans la musique savante algérienne): c'est une course perpétuelle vers un centre fugitif» (p. 132). Cet ouvrage porte dans sa totalité l'empreinte algérienne et l'on pourrait dire, en reprenant ce que GhM dit des personnages algériens, qu'il a été «dicté par les raisons du cœur» (p. 145).

Travail universitaire cependant, cet ouvrageen
a les qualités: il repose sur un

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immense travail d'érudition, il est très bien documenté et contient à la fin un index des auteurs cités, index qui facilite grandement l'usage de cette étude. Par contre l'abondance des notes et des référencesbibliographiques au bas des pages, ainsi que les allusions a des phénomènes qui risquent d'être inconnus du lecteur (comme par exemple la notion de berbérisme)vont à rencontre du but déclaré: introduire la littérature algérienne auprès d'un public étranger. Il faut en outre déplorer que les difficultés de l'édition aient empêché ce livre de paraître quatre ans plus tôt. La bibliographie a été complétée,des notes et quelques paragraphes ont été ajoutés mais le texte n'a guère pu être remanié dans son ensemble; cela est d'autant plus regrettable qu'il s'agit d'une littérature pleine de vie et dont l'évolution est très rapide. De nouvelles œuvres paraissent,les études critiques se multiplient (livres et articles de J. Arnaud, J. E. Bencheikh, Ch. Bonn, J. Déjeux, J. Cl. Vatin, .. .), les Maghrébins (comme par exemple A. Laroui et A. Sayad) se penchentsur leur passé, leur société.

On peut regretter en particulier que VAnthologie de ¡a nouvelle poésie algérienne de Jean Scnac (Paris, Librairie Saint-Germain-des-Prés, 1971) n7ait pu figurer dans cette étude. Ces textes permettent en effet d'entrevoir l'une des directions dans laquelle s'engagent les jeunes poètes algériens. «Le levain et la fronde», tel était le titre que Jean Sénac donnait à sa présentation de ces jeunes poètes, qui avaient alors moins de vingt-cinq ans, et qui, à la différence de leurs aînés, vivaient en Algérie. «Une génération qui s'est construite dans l'isolement, le doute, la rupture (...). Elle refuse désormais les querelles et les prétentions mythiques des aînés (...). A travers les sortilèges d'un français mal foutu (...) les nouveaux poètes algériens récupèrent dans les assauts du cratère à la fois leurs racines (inaliénées) et leur corps futur» (Le Monde, 2.4.71).

Mais c'est surtout lorsqu'il s'agit de Kateb Yacine que ces retards de publicationentraînent de graves conséquences. On regrette en effet de trouver une affirmationcomme celle-ci: «Kateb Yacine n'est toujours pas joué en Algérie» (p. 96), alors que L'homme aux sandales de caoutchouc(1970), qui a pour sujet la lutte du peuple vietnamien, a été créé en 1971, à peu près simultanément, à Alger en arabe dialectal et à Lyon en français. Signalons aussi que Kateb, qui n'a rien publié depuis 1970, se consacre uniquement à l'activité théâtrale, en Algérie, où il travailleavec une troupe subventionnée par l'Etat. Les pièces qu'il monte sont jouées en arabe dialectal aussi bien qu'en kabyle, en Algérie et en France. L'une des plus connues est Mohammed, prends ta valise, dans laquelle il est surtout question des travailleurs immigrés, mais aussi de l'exploitationdes pauvres par les nantis; la satire de la bourgeoisie algérienne et des clercs musulmans; qui perçait déjà çà et là dans Nedjma, est ici explicite et virulente;le problème palestinien est égalementévoqué. Bref, le nouveau théâtre de

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cédésdela farce ... C'est un théâtre non écrit, mouvant, révolutionnaire, et l'on songe à ce que Jean Sénac disait des jeunes poètes: «Compagnons des meddahset des iferahen (bardes arabes et kabyles), porteurs du levain et de la fronde».

Ces quelques réserves n'enlèvent rien au mérite de cet ouvrage, qui ne manquera pas de contribuer grandement à faire connaître une littérature qui, pour reprendre les mots de Ghani Merad, «apporte sa pierre à l'édifice international et rejoint l'universel».

Copenhague