Revue Romane, Bind 12 (1977) 1

Fiction et philosophie Les Notes d'Althusser sur un théâtre matérialiste 1

par

Per Aage Brandt

Si la dialectique d'£7 Nost Milan se joue à la cantonade, dans un coin de scène, c'est qu'elle n'est rien d'autre que la dialectique d'une conscience: celle du père et de son mélodrame. Et c'est pourquoi sa destruction est condition préalable de toute dialectique réelle. (138)

... le spectateur n'a d'autre conscience que le contenu qui l'unit par avance à la pièce, et le devenir de ce contenu dans la pièce même. . . Brecht avait raison: si le théâtre n'a pour objet que d'être le commentaire, même «dialectique» de cette reconnaissance-méconnaissance de soi, - le spectateur connaît d'avance la musique: c'est la sienne. Si le théâtre au contraire a pour objet d'ébranler cette figure intangible, de mettre en mouvement l'immobile, cette immuable sphère du monde mythique de la conscience illusoire, alors la pièce est bien le devenir, la production d'une nouvelle conscience dans le spectateur ... la pièce est bien la production d'un nouveau spectateur, cet acteur qui commence quand finit le spectacle, qui ne commence que pour l'achever, mais dans la vie. (151)

Je me retourne. Et soudain, irrésistible, m'assaille la question: si ces quelques pages, à leur manière, maladroite et aveugle, n'étaient que cette pièce inconnue d'un soir de juin, El Nost Milan, poursuivant en moi son sens inachevé, cherchant en moi, malgré moi, tous les acteurs et décors désormais abolis, Vavènement de son discours muet? (152)

La fiction se pense comme la formation économique et sociale en général : sur le fond d'un procès historique réalisant, par le concours de circonstances très particulières, une fiction et une formation effectivement si « abstraites » ou «générales» qu'elles semblent rendre accidentelle toute particularité. Penser aujourd'hui la fiction ou la formation sociale, c'est travailler inévitablementsur la littérature industrielle ou le capitalisme. La nécessité de ce «fond» réalisateur n'abolit pas, bien entendu, le caractère théorique et nonspécifique,non-empirique, délié, du concept - c'est-à-dire son statut conceptuelmême; elle garantit un lien jamais absent entre le discours théorique et le procès d'une critique et d'une lutte spécifique, historique, qui produit



1: Louis Althusser: Pour Marx, Paris 1965 (1974), pp. 129-152.

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ce discours. En effet, dans la mesure où la critique doit partir d'un réel culturel,social, idéologique, politique, économique réellement «critique»: contradictoire, clivé en empirique (résistances) et logique (forces structurales) par les luttes de classes et le télescopage des modes de production ; dans la mesure où la critique consiste à mettre en circulation linguistique cette réalité contradictoire, la théorie - que ce soit de la formation sociale ou de la fiction - ne se comprend que comme la forme socialement organisée de cette mise en circulation linguistique, disons des résistances objectives activées par les procès historiques, c'est-à-dire fondamentalement comme symbolisation.

Ce que nous savons du rapport entre l'idéologie fétichiste de la bourgeoisie et l'économie du capitalisme nous permet ainsi, critiquement, de mettre ici en circulation un concept de symbolisation abstrait, visant le rapport en général entre fiction et formation sociale, en précisant que fictions hallucinatoires ou littéraires, théorisations scientifiques, montages philosophiques ne sont qu'autant de versions circulantes de la contradiction réelle, déterminées dans leur «sens» par la position réelle du metteur en circulation, bien sûr, mais déterminées dans leur contenu par la structure même de cette réalité.

Nous pouvons ainsi reformuler le projet d'une lecture symptomale: sous le montage philosophique, une conceptualité et un savoir; sous le savoir, une fiction et un espace scénique et dramatique spécifiquement investi ; mais la fiction, ici, serait déjà ce qui s'appelle l'expérience, la forme «spontanée» de la critique d'une réalité spécifique, la forme d'une lutte.

I. Tableaux de l'empirisme

Dans l'essai qui ouvre un volume essentiel dans la production d'Althusser, Du Capital àla philosophie de Marx2, s'esquissent en quelques pages les traits d'une figure ou d'une fiction qui ne cesse d'investir la position des adversaires (position phénoménologique, humaniste, idéaliste, etc.) dans la polémique althussérienne, et qui reçoit ici sa désignation, la conception empiriste de la connaissance:

«Un point de principe nous est, je pense, acquis. S'il n'est pas de lecture [du Capital] innocente, c'est que toute lecture ne fait que réfléchir dans sa leçon et dans ses règles la vraie responsable: la conception de la connaissance qui, soutenant son objet, la fait ce qu'elle est. Nous l'avons aperçu à propos de la lecture «expressive», cette lecture à ciel et visage ouverts de l'essence dans l'existence: et nous avons soupçonné derrière cette présence totale, où toute



2: Louis Althusser: Lire le Capital, éd. de 1968, vol. f, pp. 9-85.

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opacité se réduit à rien, la ténèbre du phantasme religieux de la transparence épiphanique, et son modèle de fixation privilégié: le Logos et son Ecriture. D'avoir refusé les fascinations rassurantes de ce mythe nous a instruits d'un autre lien, qui doit nécessairement articuler la nouvelle lecture que Marx nous propose, sur une nouvelle conception de la connaissance qui la fonde.» (38)

II s'agit désormais d'expliciter cette «nouvelle conception» qui sous-tend cet «autre lien» liant le texte autrement, puisque tout texte se lit dans une liaison; mais par le détour de l'explication critique de la «conception» empiriste :

«... nous devons . . . rapprocher de la conception qui soutient la lecture religieuse qui nous est proscrite, une conception tout aussi vivante et qui a toutes les apparences d'en être la transcription profane, la conception empiriste de la connaissance. Nous prenons ce terme dans son sens le plus large, puisqu'il peut embrasser aussi bien un empirisme rationaliste qu'un empirisme sensualiste, et qu'on le retrouve à l'œuvre dans la pensée hégélienne elle-même, qu'on peut à bon droit tenir, sous ce rapport, et du consentement de Hegel même, pour la réconciliation de la religion et de sa «vérité» profane. .. » (38)

Cet empirisme embrassant en dernière instance toute la théorie bourgeoise de la connaissance - rationalisme, sensualisme, phénoménologie, positivisme, néo-positivisme3 - est représenté ici comme un espace scénique, une administration de la visibilité et du réel qu'elle recouvre :

«La conception empiriste de la connaissance met en scène un procès qui se passe entre un objet donné et un sujet donné. Peu importe à ce niveau le statut de ce sujet (s'il est psychologique, historique, ou non) et de cet objet (s'il est discontinu ou continu, mobile ou fixe). Ce statut ne concerne que la définition précise de variations de la problématique de base, qui seule nous intéresse ici. Sujet et objet donnés, donc antérieurs au procès de connaissance, définissent déjà un certain champ théorique fondamental, mais qui n'est pas encore énonçable, dans cet état, comme empiriste. Ce qui le définit comme tel est la nature du processus de la connaissance, autrement dit un certain rapport, qui définit la connaissance comme telle, en fonction de Y objet réel dont elle est dite connaissance. » (39)

On part d'une «problématique de base» pas encore empiriste, c'est-à-dire donc présupposée comme base apriorique de l'analyse comme analyse du rapport spécifiquement empiriste entre les instances de cette problématique. Sujet, objet, objet réel - en italiques, y constituent ce que nous pourrions appeler la série élémentaire :



3: Cf. ibid. p. 44, note 16.

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Alors:


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«Tout le procès empiriste de la connaissance réside en effet dans l'opération du sujet dénommée abstraction. Connaître, c'est abstraire de l'objet réel son essence, dont la possession par le sujet est alors dite connaissance. Quelles que soient les variations particulières dont ce concept d'abstraction puisse être affecté, il définit une structure invariante, qui constitue l'indice spécifique de l'empirisme.» (39)

Notre instance II de la série élémentaire serait donc celle de Vempirique, qui
reçoit, à travers l'opération abstractive du sujet, l'essence, la détermination
essentielle, de l'instance 111 de la série :

«l'essence est abstraite des objets réels au sens réel d'une extraction, comme on peut dire que l'or est extrait (ou abstrait, donc séparé) de la gangue de terre et de sable dans laquelle il est pris et contenu. De même que l'or, avant son extraction, existe comme or non séparé de sa gangue dans sa gangue même, de même l'essence du réel existe, comme essence réelle, dans le réel qui la contient. La connaissance est abstraction, au sens propre, c'est-à-dire extraction de l'essence du réel qui la contient, séparation de l'essence du réel qui la contient et la recèle en la cachant... Dans tous les cas, cette séparation, dans le réel même, de l'essence du réel de la gangue qui recèle l'essence, nous impose, comme la condition même de cette opération, une représentation très particulière tant du réel que de sa connaissance. » (39-40)

La relation entre le visible et l'invisible de la réalité empiriste se trouve caricaturée par une figure rhétorique, disons la synecdoque: l'objet de connaissance est une partie de l'objet réel, sélectionnée par le sujet selon des critères déjà donnés, puisqu'il s'agit d'une différence inscrite dans la réalité elle-même, où le sujet vient la lire. Cet aspect de la réalité-dans-la-conceptionempiriste, son clivage, sa différence objective, est ce qui provoque la version althussérienne peut-être la plus agressive de la phénoménologie hégélienne :

«Le réel: il est structuré comme l'est cette gangue de terre contenant, à l'intérieur, un grain d'or pur; c'est-à-dire qu'il est fait de deux essences réelles, l'essence pure et l'impure, l'or et la gangue, ou, si l'on préfère (termes hégéliens) l'essentiel et Pinessentiel. L'inessentiel peut être la forme de l'individualité (tel fruit, tels fruits particuliers), ou la matérialité (ce qui n'est pas la «forme» ou essence), ou le «néant» ou quoi que ce soit d'autre, peu importe. Le fait est que l'objetréel contient en lui, réellement, deux parties réelles distinctes, l'essence et l'inessentiel. Ce qui nous livre ce premier résultat: la connaissance (qui n'est que l'essence essentielle) est contenue réellement dans le réel comme une de ses parties, dans l'autre partie du réel, la partie inessentielle.

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La connaissance: elle a pour unique fonction de séparer, dans l'objet, les deux parties existantes en lui, l'essentiel de l'inessentiel, - par des procédés particuliers qui ont pour fin d'éliminer le réel inessentiel (par tout un jeu de triages, criblages, grattages et frottements successifs), pour ne laisser le sujet connaissant qu'en face de la seconde partie du réel, qu'est son essence, elle-même réelle. Ce qui nous livre un second résultat: l'opération de l'abstraction, tous ses procédés de décrassage, ne sont que des procédés d'épuration et d'élimination d'une partie du réel pour isoler Vautre. » (40)

Et Althusser ajoute aussitôt:

«A ce titre, ils ne laissent aucune trace dans la partie extraite, toute la trace de
leur opération s'élimine avec la partie du réel qu'ils ont pour fin d'éliminer» (40)

Dans la conception empiriste, la réalité est structurée comme une synecdoque; ce n'est pas la connaissance qui trace, puisqu'elle ne fait que suivre les traces réelles, les signifiants de l'essence dans l'existence qui la contient. La structure du réel est donc celle d'un signe: d'une surface signifiante renvoyant à une profondeur signifiée. C'est ce réel-signe qui explique le caractère organique de l'espace empiriste (dans la métaphore minière : la Terre) :

«La partie inessentielle [du réel] occupe tout Vextérieur de l'objet, sa surface visible; alors que la partie essentielle occupe la partie intérieure de l'objet réel, son noyau invisible. Le rapport du visible à l'invisible est donc identique au rapport de l'extérieur à l'intérieur, au rapport de la gangue au noyau... » (41)

La série élémentaire est donc investie


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«Si l'essence n'est pas immédiatement visible, c'est qu'elle est recelée, au sens fort, c'est-à-dire entièrement recouverte et enveloppée par la gangue de Y inessentiel. Voilà toute la trace de l'opération de la connaissance, - mais réalisée dans la position respective de l'inessentiel et de l'essentiel dans l'objet réel même; et voilà du même coup fondée la nécessité de l'opération de l'extraction réelle, et

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des procédés de décapage indispensables à la découverte de l'essence. Découverte est à prendre alors au sens réel: ôter ce qui recouvre, comme on ôte l'écorce qui recouvre l'amande, la peau qui recouvre le fruit, le voile qui recouvre la fille, la vérité, le dieu, ou la statue, etc. [Renvoi à Michel-Ange]. Je ne cherche pas en ces exemples concrets l'origine de cette structure, - je les cite comme autant d'images spéculaires où toutes les philosophies du voir ont réfléchi leur complaisance. Est-il encore besoin de montrer que cette problématique de la conception empiriste de la connaissance tient comme à son double à la problématique de la vision religieuse de l'essence dans la transparence de l'existence?» (41)

Nous pouvons ajouter à la série, un acte sacré de lecture:


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Ce qui permet de concevoir l'opération chirurgicale constitutive de la connaissance
comme un geste à la fois technique et mystique :

«La conception empiriste peut être pensée comme une variation de la conception de la vision, à cette simple différence que la transparence n'y est pas donnée d'emblée, mais est séparée d'elle-même justement par ce voile, par cette gangue de l'impureté, de l'inessentiel qui nous dérobe l'essence, et que l'abstraction met, par ses techniques de séparation et de décapage, de côté, pour nous livrer la présence réelle de l'essence pure et nue, dont la connaissance n'est plus alors que la simple vue. » (4Î-42)

Qu'est-ce qui caractérise donc thématiquement, abstraction faite de sa structure sémiotique spécifique (le réel-signe), l'empirisme ? Il dédouble la réalité, inscrit la différence dans la réalité qui alors se constitue de deux aspects radicalement distincts, d'une part Y empirie visible, extérieure, etc., d'autre part la logique invisible, intérieure, etc. Deuxièmement, il assigne à la connaissance un accès à la logique limité, restreint par la nécessité de traverser son empirie, ses manifestations ou phénomènes. La production scientifique se trouve ainsi censurée par les règles qui formalisent traditionnellement une technique comme traversée à"un champ de connaissance, d'un champ de manifestation d'une essence, d'une Nature, etc.

L'empirisme ainsi résumé part du concret déjà constitué pour y déceler un abstrait qui n'est que la forme formalisée, mais non conceptualisée, du concretmême qui servait de point de départ; c'est une pensée circulaire, tautologique,et par conséquent idéologique. Elle naturalise, légitime, justifie un

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concret donné. Karl Marx fait une remarque analogue dans son introduc
tion aux Grundrisse*, à propos des économistes bourgeois :

«Es scheint das Richtige zu sein mit dem Realen und Konkreten, der wirklichen Voraussetzung zu beginnen, also z. B. in der Ôkonomie mit der Bevôlkerung, die die Grundlage und das Subjekt des ganzen gesellschaftlichen Produktionsakts ist. Indes zeigt sich dies bei naherer Betrachtung falsch. . .

Der erste Weg ist der, den die Ôkonomie in ihrer Entstehung geschichtlich genommen hat. Die Ôkonomen des 17. Jahrhunderts z. B. fangen immer mit dem lebendigen Ganzen, der Bevôlkerung, der Nation, Staat, mehreren Staaten etc. an; sie enden aber immer damit, dass sie durch Analyse einige bestimmende abstrakte, allgemeine Beziehungen, wie Teilung der Arbeit, Geld, Wert etc. herausfinden...

Im ersten Weg wurde die voile Vorstellung zu abstrakter Bestimmung verflüchtigt;

Sobald diese einzelnen Momente mehr oder weniger fixiert und abstrahiert waren, begannen die Ôkonomischen Système, die von dem Einfachen; wie Arbeit, Teilung der Arbeit, Bediirfnis, Tauschwert aufstiegen bis zum Staat, Austausch der Nationen, und Weltmarkt. Das letztere ist offenbar die wissenschaftlich richtige Méthode . . .

... im zweiten [Weg] fiihren die abstrakten Bestimmungen zur Reproduktion des
Konkreten im Weg des Denkens. » (21-22)

Dans ce texte il 's'agit bien de critiquer la pratique spontaneiste d'une certaine scientificité historiquement existante, et qui consiste à «chercher» dans le concret réel ses déterminations abstraites essentielles; et il s'agit de renverser le principe de cette «recherche» en soulignant le moment - historiquement manifesté à la suite du premier moment - de la remontée vers le concret, donc le moment de sa reconstruction dans le discours théorique. Or, si Marx retient dans ce renversement le principe même de dédoublement de la réalité, son analyse du capital implique une rupture plus profonde, celle qu'il faudra désormais expliciter en construisant le concept d'une structure (empiriste) fondant le dédoublement en général de l'objet réel:

«Considérons maintenant cette structure de la connaissance empiriste dans un recul critique. Nous pouvons la caractériser comme une conception qui pense comme une partie réelle de l'objet réel à connaître, la connaissance même de cet objet réel. Cette partie a beau être dite essentielle, et intérieure, et cachée, donc invisible au premier regard, elle n'en est pas moins, et dans ces propriétés mêmes, posée comme une partie réelle qui compose la réalité de l'objet réel dans sa composition avec la partie inessentielle. Ce qui figure la connaissance ... est



4: Pp. 21-22 des Grundrisse der Kritik der politischen Ôkonomie, Berlin 19742.

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tout entier inscrit dans la structure de Vobjet réel, sous la forme de la différence ... Cet investissement de la connaissance, conçue comme une partie réelle de Vobjet réel, dans la structure réelle de Vobjet réel, voilà ce qui constitue la problématique spécifique de la conception empiriste de la connaissance. » (42)

II faudra alors dé-réaliser l'objet dit de connaissance, puisque sa production
relève de l'ordre du sujet:

«Ce qui figure la connaissance, c'est-à-dire cette opération très particulière qui s'exerce à propos de l'objet réel à connaître, et qui n'est pas rien, qui, tout au contraire ajoute, à l'objet réel existant, une nouvelle existence, justement l'existence de sa connaissance (par exemple à tout le moins le discours conceptuel verbal ou écrit qui énonce cette connaissance dans la forme d'un message, ce qui donc figure cette connaissance, qui s'exerce pourtant en dehors de l'objet, - étant le fait d'un sujet actif). . . » (42)

L'opération en question n'est plus l'abstraction, l'extraction, la séparation, - tout ce travail en quelque sorte passif, de lecture, se trouve remplacé par un travail actif, ni de reproduction, ni de représentation, mais de tracement dans le sens d'élaboration:

«ce système de production théorique, système matériel autant que «spirituel», dont la pratique est fondée et articulée sur les pratiques économiques, politiques, et idéologiques existantes, qui lui fournissent directement ou indirectement l'essentiel de sa «matière première», - possède une réalité objective déterminée ...» (47)

«Comme telle, elle [la pensée] est constituée par une structure qui combine (Verbindung) le type d'objet (matière première) sur lequel elle travaille, les moyens de production théorique dont elle dispose (sa théorie, sa méthode, et sa technique, expérimentale ou autre), et les rapports historiques (à la fois théoriques, idéologiques, et sociaux) dans lesquels elle produit. C'est ce système défini des conditions de la pratique théorique qui assigne à tel ou tel sujet (individu) pensant sa place et sa fonction dans la production des connaissances» (47)

Développons l'espace de l'opération althussérienne ainsi esquissée, la nouvelle problématique qui s'annonce dans ces termes. L'instance de l'objet de connaissance s'y trouve réinvestie comme celle d'une production verbale, discursive, technique, méthodique, donc d'une discipline signifiante déterminée, d'une part, du côté des «rapports historiques» et logiques qui la soutiennent comme pratique signifiante, d'autre part, du côté de la «matière première» qu'elle travaille et transforme linguistiquement et qui vient de l'objet réel sous la forme de l'expérience; s'il n'y a plus ici de lecture, de rapport expressif et passif, c'est donc que l'objet réel se donne ici comme signifié pour/par la discipline signifiante:

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Remarquer que la logique «expressive» de l'empirisme (objet réel SIGNIFIANT vs. objet de connaissance SIGNIFIÉ) est ainsi inversée: désormais l'objet de connaissance relève de l'ordre du signifiant, voilà la «nouvelle existence » de l'objet connu; existence sémiotique à la fois objective et non-réelle, qui permettrait d'expliciter la dimension historique, non seulement de la connaissance en tant que pratique spécifique, mais aussi de l'espace de l'objet connu (par exemple, de celui de l'objet-empiriste). La lecture althussérienne - ou plutôt l'esquisse à peine ébauchée d'une telle lecture - de la problématique «empiriste» est conçue pour faire comprendre simplement ce nouveau mode d'existence scénique, théâtrale, d'un objet spécifique, l'objet de connaissance. L'élément décisif de la nouvelle problématique est donc à formuler plus nettement que le texte althussérien ne pouvait le faire: Vexistence sémiotique de l'objet de connaissance en général.

Cet élément décisif sous-tend les thèses souvent énigmatiques sur la matérialité spécifique de la pensée, matérialité qui n'est pas à rapprocher de celle qu'assigne à la science la Wissenssociologie, malgré les ressemblances thématiques: la pratique de la connaissance est un fait social relativement autonome, comme la pratique idéologique, mais déterminée par une Ôffentlichkeit libre et critique, etc.. Il s'agit de tout autre chose:

«Lorsque Marx nous dit que le processus de production de la connaissance, donc de son objet, distinct de l'objet réel qu'elle veut précisément s'approprier sur le «mode» de la connaissance, - se passe tout entier dans la connaissance, dans la «tête», ou dans la pensée, il ne tombe pas une seconde dans un idéalisme de la conscience, de l'esprit ou de la pensée, car la «pensée» dont il est ici question, n'est pas la faculté d'un sujet transcendantal ou d'une conscience

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absolue, à qui le monde réel ferait face comme matière; cette pensée est le système historiquement constitué d'un appareil de pensée, fondé et articulé dans la réalité naturelle et sociale. Elle est définie par le système des conditions réelles qui font d'elle, si je puis risquer cette formule, un mode de production déterminé de connaissances. Comme telle, elle est constituée par une structure qui combine («Verbindung») le type d'objet (matière première) sur lequel elle travaille, etc. » (47)

Travail de la pensée, donc «mode de production» liant matériellement la
pensée et son pensé:

«C'est cette réalité déterminée [nous explicitons: la réalité signifiante ou sémiotique du travail de la pensée] qui définit les rôles et fonctions de la «pensée » des individus singuliers, qui ne peuvent «penser» que les «problèmes» déjà posés ou pouvant être posés; qui donc met en œuvre, comme la structure d'un mode de production économique met en œuvre la force de travail des producteurs immédiats, mais sur son mode propre, leur «force de pensée». Loin donc que la «pensée» soit une essence opposée au monde matériel, la faculté d'un sujet transcendantal «pur», ou d'une «conscience absolue» ... la «pensée» est un système réel propre, fondé et articulé sur le monde réel d'une société historique donnée ...» (47-48)

Au lieu d'élaborer le concept de la spécificité de cette réalité pensante, de ce «système réel propre», ce qui demanderait une prise de position explicite dans le champ de la sémiotique, entre la sémiologie «expressive» et la sémiotique freudienne qui surgit, mais toujours obliquement, dans le discours althussérien comme un pivot absent (concept de causalité métonymique, de déplacement des contradictions, concept du sujet comme produit et non comme origine, etc.), le texte abandonne littéralement le terrain, glisse vers un problème apparenté, mais tout à fait autre:

«Pour aller au-delà du simple concept formel de la structure de la pratique théorique, c'est-à-dire de la production des connaissances, nous devons élaborer le concept de l'histoire de la connaissance, et élaborer les concepts des différents modes de production théorique (au premier chef les concepts du mode de production théorique de l'idéologie, et de la science), ainsi que les concepts propres des différentes branches de la production théorique, et de leurs rapports (les différentes sciences et les types spécifiques de leurs dépendance, indépendance et articulation). Ce travail d'élaboration théorique suppose une investigation de très longue haleine ...» (50)

A travers ce glissement, où tout devient différent, historique, spécifique, et où
l'epistemologie classique est pour ainsi dire redécouverte et réhabilitée, la
nouvelle problématique est inversement recouverte, comme oubliée: commentvalider

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mentvalideren effet la métaphore du mode de production de la pensée en général? Quel est son rapport avec la conception marxienne de la logique de l'appropriation conceptuelle de la réalité? Une lecture sémiotique de l'analysedialectique de la valeur est-elle possible? Silence. Et la question peutêtrela plus pertinente de toutes au seuil de la nouvelle problématique: s'il est donc possible de reconstruire l'opération althussérienne sous la forme d'une inversion sémiotique -

- alors quel est le rapport sémiotique entre les deux séries, celle de la topique religieuse, etc. et celle de la topique matérialiste? Doit-on poser un sujet qui ait le choix entre les séries comme entre vrai et faux, ou bien un rapport objectif établissant le décalage et l'articulation des deux «ordres», dans la réalitél Puisque la conception empiriste de la connaissance n'est pas simplement une fausse conscience, et que la conception matérialiste doit la dériver de la structure de la réalité, ne faut-il pas nécessairement penser la série empiriste comme objectivée par la série matérialiste, placer celle-là comme un aspect particulier de la réalité à penser sous celle-ci ?

Cela nous mène à reconsidérer le problème de l'écart entre Marx et Althusser;le problème de savoir pourquoi Marx «a dû se servir» de ce que le texte althussérien appelle les «catégories de l'empirisme» dans des «bataillesidéologiques, où sous l'assaut brutal de l'adversaire ... il faut parer au plus urgent», etc. (43). Selon Althusser, la différence logique que fait valoir le Marx des Grundrisse entre la structure de la réalité pour qui la vit (die künstlerische, religiose, praktisch-geistige Aneignung dieser Welt) et la structurede la réalité pour qui la pense (die konkrete Totalitât als Gedankentotalitât,als ein Gedankenkonkretum, in fact ein Produkt des Denkens, des Begreifens . . . des denkenden Kopfes, der sich die Welt in der ihm einzig môglichen Weise aneignet, einer Weise, die verschieden ist von der kù'nstlerischen,religiosen, praktisch-geistigen Aneignung dieser Welt (22)), cette différence donc est établie dans les «catégories de l'empirisme»: elle est élaborée à partir de la logique hégélienne et de son dédoublement du réel en concret et abstrait (pour Althusser: concret signifiant vs. abstrait signifié). Die Méthode vom Abstrakten zum Konkreten aufzusteigen (22) semble définir

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la scientificità «expressivement», par la formule même de l'empirisme. Or,
qu'en est-il de cet élément abstrait, et comment lire la critique de principe
que Marx énonce à l'égard de Hegel au moment de «copier» sa Méthode?

«Hegel geriet daher auf die Illusion das Reale ais Résultat des sich in sich zusammenfassendcn, in sich vertiefenden, und sich aus sich selbst bewegenden Denkens zu fassen, wàhrend die Méthode vom Abstrakten zum Konkreten aufzusteigen, nur die Art für das Denken ist, sich das Konkrete anzueignen, es als ein geistig Konkretes zu reproduzieren. Keineswegs aber der Entstehungsprozess des Konkreten selbst. » (22)

L'illusion hégélienne consiste à concevoir le réel comme un procès réflexif d'appropriation: l'abstrait est un sujet (l'Esprit) qui s'approprie le concret, s'aliène en lui, s'y reconnaît-l'histoire est ce procès autodidactique de l'Esprit, et la vérité de la science repose sur l'identité des sujets autodidactiques (le sujet de l'histoire, le sujet du savoir). C'est cette identité qui se trouve dissoute (... Keineswegs ...) dans la pensée de Marx. Dans un premier moment, il obtient donc deux séries ou topiques, le rapport abstrait-concret historique et le rapport abstrait-concret conceptuel. Or, dans ce double rapport, la différence n'est pas une simple altérité, la pensée n'est pas simplement ailleurs, «dans la tête» en général, mais - l'exemple du travail le montre - dans une tête historique :

«Die Gleichgültigkeit gegen eine bestimmte Art der Arbeit setzt eine sehr entwickelte Totalitât wirklicher Arbeitsarten voraus, von denen keine mehr die ailes beherrschende ist. So entstehn die allgemeinsten Abstraktionen iiberhaupt nur bei der reichsten konkreten Entwicklung, wo Eines vielen Gemeinsam erscheint, alien gemein. Dann hort es auf. nur in besondrer Form gedacht werden zu kônnen. Andrerseits ist diese Abstraktion der Arbeit iiberhaupt nicht nur das geistige Résultat einer konkreten Totalitât von Arbeiten. Die Gleichgültigkeit gegen die bestimmte Arbeit entspricht einer Gesellschaftsform, worin die Individúen mit Leichtigkeit aus einer Arbeit in die andre iibergehn und die bestimmte Art der Arbeit ihnen zufallig, daher gleichgiiltig ist. Die Arbeit ist hier nicht nur in der Kategorie, sondern in der Wirklichkeit als Mittel zum SchafTen des Reichtums iiberhaupt geworden, und hat aufgehôrt als Bestimmung mit den Individúen in einer Besonderheit verwachsen zu sein. (...)

Dies Beispiel der Arbeit zeigt schlagend, wie selbst die abstraktesten Kategorien, trotz ihrer Giiltigkeit - eben wegen ihrer Abstraktion - für alle Epochen, doch in der Bestimmtheit dieser Abstraktion selbst ebensosehr das Produkt historischer Verhaltnisse sind und ihre Vollgültigkeit nur für und innerhalb dieser Verhaltnisse besitzen.» (25)

La reproduction du concret dans la pensée présuppose la «recherche» préscientifiquequi
va du concret réel à l'abstrait idéal pour ainsi dire; or, ce

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mouvement pré-scientifique n'est possible que comme mouvement produit par des rapports historiques (die Kategorien . . . sind . . . das Produkt historischerVerháltnisse) précis; cet «abstrait» trouvé par la recherche préscientifique,la catégorie, est pleinement valable, valide (existentiellement Vrai) à l'intérieur de ces rapports historiques précis. Mais la recherche n'est pas la science; le mouvement qui va, à l'inverse, de l'abstrait au concret reconstruitn'est pas pure réflexion de la première: entre les deux mouvements pré-scientifique et scientifique, Marx pose une rupture, car les conditions du second mouvement ne sont plus exactement les mêmes, l'histoire change de place dans la perspective, la validité n'est plus existentielle, mais conceptuelle (... Gültigkeit ... fur aile Epochen). La validité conceptuelle n'est pas «pleine» (Vollgültigkeit), elle n'est pas nulle (autrement la différence entre concret réel et concret de pensée dans ce texte de Marx serait incompréhensible).Dans l'exemple du travail, une réalité particulièrement «abstraite» dans sa structure produit la notion du travail abstrait qui permet, dans un mouvement ultérieur, de comprendre la spécificité de la réalité «particulièrementabstraite »à partir d'une généralité ... doublement produite : par les rapports historiques précis et par le travail conceptuel en tant que tel. Il faut donc, encore une fois, que Marx intercale un certain support de la rupture entre les deux mouvements, les deux validités ou modes de validité : un support non thématisé, mais qui se manifeste dans le travail de la critique marxienne sous la forme d'un concept de la productibilité de la conscience, et qui devient chez Althusser - opérant historiquement dans le champ d'une immense eclosión d'analytiques sémiotiques dans les sciences humaines - un concept symptomalement présent de l'existence sémiotique de l'objet de connaissance en général. Il faut donc, même aujourd'hui, questionner, élaborerce

En effet, si la conscience (p. ex. les catégories spontanées de la recherche) est réellement productible, on peut reprendre le geste radical de Hegel qui consiste à inscrire la conscience réellement productible dans l'histoire objective, donc sous l'instance principielle de l'objectivation de la réalité historique: inscrire le sujet de la recherche (de l'expérience, de l'empirique) dans l'objet de l'exposition scientifique. Or, cela n'est possible qu'en posant le lieu spécifique de l'inscription et de ce clivage catégorique du sujet (sujet de recherche, sujet d'exposition), à savoir la matérialité sémiotique et linguistique, qui est le seul lieu de rencontre des instances que sépare la rupture: poser comme support de la rupture le caractère linguistique de la «médiation» entre la conscience de l'histoire et la conscience dans l'histoire.

C'est ce que permet notre déchiffrement de l'anti-empirisme althussérien.

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Le passage de la topique « expressive » à la topique « matérialiste » serait alors à penser comme rapport d'inscription marquant objectivement la structure du langage comme relation au réel. Nous pouvons dériver une «expressivité» particulière sous chaque «matérialité» sociale et historique, à condition de concevoir un rapport dérivatif constitutif, celui qui ouvre l'espace d'une «expressivité» sous tout abstrait réel (tout mode de production, et, en principe,toute formalité réelle reproduite par une réalité sociale), qui ouvre l'espaced'un imaginaire sous toute symbolicité :

A la limite, le sujet de l'imaginaire idéologique est objectivé par le sujet du symbolique de la science ; il se trouve inscrit dans la topique de celui-ci. L'ordre de l'idéologie est donc subordonné à l'ordre de la science, de même que le sujet idéologique est reproduit avec les contradictions du concret réel et leur unité logique (p. ex. la plus-value) correspondant à l'essence, l'idée, etc. (p. ex. le fétiche-valeur) dans l'expérience vécue, expérience idéologique de l'abstrait idéel dans/sous le concret réel.

Cela nous permettrait déjà de reconstruire la critique de l'empirisme, ou de l'epistemologie idéaliste en général. Cette epistemologie consiste à superposer simplement les deux ordres, sujet sur sujet, concret sur concret, abstrait sur abstrait; de sorte que le rapport «expressif» de l'instance 111 à l'instance 11, dans l'ordre idéologique, recouvre et s'identifie au rapport «subsomptif » des instances correspondantes de l'ordre scientifique. L'«empirisme » n'est donc pas simplement une idéologie, c'est un rapport spécifique entre l'ordre de l'idéologique et l'ordre du scientifique, rapport de superposition contrastant le rapport critique d'enchâssement que laisse penser la philosophie de Marx partant de celle de Hegel.

Dans la mesure où ce rapport en général entre les deux ordres en général recouvre ce que désigne classiquement le terme de philosophie, on peut donc dire que l'«empirisme» est l'idéalisme en philosophie (l'équation expression = subsomption définit l'empirisme). Or, la philosophie, «lutte de classes dans la

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théorie», est à penser comme la mise en œuvre, en position de lutte pratique,
de la théorie et du savoir, comme le branchement du théorique sur le
pratique; Althusser le notes:

«les philosophies reprennent ou énoncent des thèses: propositions qui ne possèdent pas la modalité des propositions scientifiques, purement théoriques, mais sont théoriques-pratiques, destinées à produire des effets dans le rapport des forces engagées dans la bataille théorique de classe pour des enjeux sociaux, et, en dernière instance, dans les pratiques sociales de classe qui constituent ces enjeux. Aussi faut-il, pour bien marquer cette différence, faire intervenir, à propos des thèses et tendances philosophiques, une catégorie qui joue un rôle capital dans la pratique politique et la réflexion théorique marxistes: la catégorie de justesse. .. La justesse ne tombe pas du ciel: elle est le résultat d'un travail, qui peut être toujours considérable, et qui est toujours à reprendre : Y ajustement. .. Ce que j'ai voulu faire sentir, et qui me paraît, en l'état des choses, dans les temps que nous vivons, décisif pour le marxisme, c'est non seulement «l'intrication» de la fonction théorétique et de la fonction pratique de la philosophie, mais le primat de la fonction pratique sur la fonction théorétique dans la philosophie même. (87-88)

En philosophie, il s'agit de mettre en rapport deux instances, la théorie (qui préexiste à l'opération philosophique, étant produite par l'exposition subsomptivede la science) et la pratique, c'est-à-dire le champ des forces réelles et des opérations sur ces forces, question de justesse (tomber juste, tirer juste, viser juste, frapper juste, toucher juste, etc.) et non pas de vérité (dire vrai, non pas «frapper vrai» ...). La philosophie n'a donc rien à dire, beaucoup à faire. Rien à dire en ce sens qu'elle ne produit aucun concept; beaucoup à faire dans la mesure où elle ouvre la lutte pour l'appropriation conceptuelle de la réalité sociale, contre l'idéologie que sécrète cette réalité sociale, en formulant des positions (philosophiques); la position doit permettre l'apparition de l'objet de connaissance en tant que tel dans son rapport avec l'objet réel: elle ouvre un espace qui est celui de la connaissance. Ainsi, une position philosophique idéaliste, une position empiriste assigne à la connaissancel'espace «expressif» de l'idéologie; une position matérialiste lui assigne l'espace subsomptif ou structurel de l'exposition proprement scientifique.La position philosophique s'élabore à travers une lutte spécifique,



5: Louis Althusser: Éléments d'autocritique, Paris 1974. Cf. pp. 90-91, passage essentiel: «. . .le sort des thèses philosophiques ne dépend pas de leur simple position - parce que la lutte de classes dans la théorie n'est jamais que seconde par rapport à la lutte de classes tout court, parce qu'il y a un dehors à la philosophie, qui la constitue comme philosophie, même et surtout si elle ne veut pas en entendre parler.» Et comment, en effet, en parler? C'est la question que nous nous posons.

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«la bataille théorique de classe ... », qui traduit en effet une autre lutte, directement politique celle-là. Le «contenu» philosophique n'est donc que le signifiant secondaire d'un contenu déjà produit ailleurs, dans la lutte de classes politique, dont les coups («justes ») sont d'autre part les signifiants primaires. Tout se passe donc comme si, pour Althusser, la philosophie consistait en un certain rapport entre deux signifiants, celui qui «exprime» la position politique dans le champ de la lutte idéologique (ce serait là le concret proprement philosophique) et celui qui ouvre l'espace de la connaissancescientifique:

Le signifié de ces signifiants se trouve alors à un niveau supérieur, dans un espace proprement politique qu'il nous reste à déchiffrer. Que la philosophie soit effectivement posée comme un niveau intermédiaire, entre celui des luttes et positions politiques, d'une part, et celui de l'objectivation conceptuelle, de l'autre, c'est ce qui ressort p. ex. des notes sur l'évolution du jeune Marx6 :

«Nous voyons le jeune Marx conjointement changer d'objet de réflexion (il passe en gros du Droit à l'Etat puis à l'Economie politique); changer de position philosophique (il passe de Hegel à Feuerbach puis à un matérialisme révolutionnaire); et changer de position politique (il passe du libéralisme radical bourgeois à l'humanisme petit-bourgeois puis au communisme). Dans leurs décalages mêmes, ces changements sont profondément liés entre eux. On ne doit pourtant pas les confondre dans une unité sans structure car ils interviennent à des niveaux différents et jouent chacun un rôle distinct dans le processus de transformation de la pensée du jeune Marx.

Nous pouvons dire que, dans ce processus, où Xobjet occupe le devant de la scène, c'est la position politique (de classe) qui occupe la place déterminante, mais que c'est la position philosophique qui occupe la place centrale, car c'est elle qui assure le rapport théorique entre la position politique et l'objet de la réflexion. On peut le vérifier empiriquement dans l'histoire du jeune Marx. C'est bien la politique qui le fait passer d'un objet à un autre (schématiquement: des lois sur la Presse à l'Etat puis à l'Economie politique), mais ce passage se



6: Sur révolution du jeune Marx, Éléments d'autocritique, pp. 103-126.

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réalise et s'exprime chaque fois sous la forme d'une nouvelle position philosophique. D'un côté la position philosophique apparaît comme l'expression théorique de la position politique (et idéologique) de classe. D'un autre côté, cette traduction de la position politique dans la théorie (sous forme de position philosophique) apparaît comme la condition du rapport théorique à l'objet de la réflexion.

S'il en est bien ainsi, et si la philosophie représente bien la politique dans la
théorie, on peut dire que la position philosophique du jeune Marx représente, en
ses variations, les conditions théoriques de classe de sa réflexion.» (119-121)

D'un côté, donc, la position philosophique, en tant qyC expression de la position politique de classe, est une traduction dans le théorique, la mise en circulation d'un signifiant supplémentaire, polémique, dans le champ de bataille idéologique; d'un autre côté, cette même traduction ouvre le champ de l'objet de réflexion, constitue une problématique déterminée, qui ne s'identifie pas au champ de bataille idéologique. La philosophie s'intercale entre l'ordre du politique, imaginaire selon les termes althussériens («expression», «traduction»), et l'ordre du scientifique, symbolique selon les caractéristiques de la «nouvelle problématique». La philosophie reçoit le politique pour constituer le scientifique: elle ne s'identifie à aucun contenu spécifique en dehors de ce rapport double, d'ancrage réciproque, politicoscientifique ; la philosophie n'a comme domaine que celui de cette opération (représenter le politique - constituer la problématique) qui produit du réel (en tant qu'ancrage) dans le discours où elle se profile :


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La catégorie centrale de la philosophie, celle de matière, n'est pas à concevoir comme un signifié positif, plein: il s'agit du signifiant (instance 111 de l'ordre philosophique) qui articule la «position philosophique» sur un manque(du) réel, manque qui est la condition de l'objet de connaissance comme

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objet toujours partiel et toujours signifiant («concept») avant d'être signifié («notion»). Le matérialisme ainsi pensé n'est donc pas ontologique, puisque tout objet est partiel par rapport à la totalité comme manque: totalité soutenue par la position politique révolutionnaire. Le signifié politique, le «socialisme», est traduit dans le signifiant «théorétique» opérant dans la lutte idéologique, mais en même temps dans le signifiant «réalité-à-connaître»,en vue non seulement de la lutte, mais aussi de la réalisation du «socialisme»: ainsi, le matérialisme philosophique joue un rôle essentiel précisément comme lieu du vide et ancrage réel de la pensée dans la lutte.

Ajoutons ici, à notre compte, que la constitution de l'imaginaire politique serait incompréhensible, c'est-à-dire miraculeuse, si l'on se bornait à noter l'articulation que nous venons d'analyser. La «politique», de classe ou non, serait à entériner comme un signifié transcendantal, originaire, définitif: la position politique serait simplement cause morale, comme elle l'est pour le militant qui la vit (comme essence, noyau, etc. dans un espace imaginaire idéologique). Or, à maintenir ici la perspective d'une analyse discursive, nous sommes en position de pousser le déchiffrage sémiotique de la logique althussérienneencore un peu plus avant. On peut constater, en effet, que l'ordre du politique est aussi un ordre pulsionnel, au sens psychanalytique; que l'enjeu-signifiant de la lutte est un objet pulsionnel - renvoyant donc dans le rapport imaginaire politique au signifié positif de la cause comme contenu du plaisir (mais renvoyant ensuite, dans le rapport réel philosophique, au double signifiant de la négation, opérateur essentiel de la lutte théorique, et du manque comme son non-contenu, instance de la mort doublant donc le plaisir et lui assignant son statut préliminaire). Ce qui implique la nécessité d'inscrire cet ordre du politique dans ce qu'Althusser appelle, avec Freud et Lacan7, l'ordre du langage. Le sujet parlant reçoit son identité du politique qui le « socialise », mais à travers le langage comme élément de ses objets et de leurs investissements pulsionnels politiques (et idéologiques). Si donc le sujet se «reconnaît» comme signifié, désigné à la première personne, dans la sémantiquede son texte, il s'agit nécessairement d'une méconnaissance, dans la mesure où ce moi sémantique, cette «première personne», n'est que l'effet d'une production signifiante, du mouvement de la chaîne signifiante soustendantla sémanticité en général. L'ordre linguistique est alors à déterminer:c'est un rapport symbolique qui enchâsse l'imaginaire politique, exactementcomme



7: «Freud et Lacan», La nouvelle Critique n° 161-162, décembre-janvier 1964-1965, cf. New Left Review n° 55. Traduction danoise in Strukturalisme. En Antologi, Copenhague 1970.

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mentcommele symbolique de la problématique scientifique enchâsse l'ima^
ginaire idéologique, soit:

On voit que cet enchâssement reproduit celui du rapport science - idéologie déjà étudié; il faut donc inscrire le symbolique linguistique de la même manière que le symbolique scientifique, sous un ordre philosophique réel. Le philosophique apparaît donc à la fois sous le politique et sur le linguistique, tout comme il apparaît sous l'idéologique et sur le scientifique. Nous avons, semble-t-il, à prévoir dans le discours un dispositif récursif ternaire distribuant les ordres (linguistique, politique, philosophique, scientifique, idéologique) dans un enchâssement infini qui détermine sémiotiquement la constitution (imaginaire, symbolique, réel) des espaces objectaux:


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La question althussérienne, philosophique, met en cause les ruptures - entre l'idéologique et le scientifique, entre le politique et le linguistique: entre le rapport moral (idéologique, politique, de classe) et ce qui le dé-centre et le fonde en dehors de la conscience, à savoir la matière sociale (selon le symbolique d'une science sociale) et la matière linguistique (selon le symboliqued'une science du langage) - et elle met en cause, d'autre part, les déterminutions,la

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minutions,lamise en forme de l'objet de connaissance dans un champ constituéà partir d'une position philosophique, mais déterminé par la position politique et idéologique de classe, c'est-à-dire le rapport trans-réel d'un imaginaire à un symbolique qu'il détermine à travers un réel. Rupture (symboliquesur imaginaire) et détermination (imaginaire sur symbolique, à travers un réel), voilà, selon notre analyse, les moments décisifs de l'opération althussérienne, philosophique mais dans une certaine mesure imprononçable dans le discours disponible et donc, dans cette même mesure, inouïe - tant que le discours et sa structure sémiotique restent absents de l'ordre du jour philosophique, ce qui est toujours le cas pour la «problématique» d'Althusser,sinon pour sa « symptomatique ».

Cette symptomatique, on la voit à l'œuvre dans sa pratique critique plutôt que dans sa «pensée», et pour cause (une philosophie matérialiste ne peut pas renvoyer à la sémiotique du discours, inexistante comme discipline ou savoir ; dans la lutte théorique, une telle stratégie mobiliserait la sémiologie littéraire, opportuniste ou bien ouvertement idéaliste); pourtant, elle pense dans le travail de cette philosophie. Travail du signifiant qui constitue, en quelque sorte, et dans un sens freudien, le théâtre matérialiste fondamental de cette pensée : car il s'agit bien de la fiction, de la constitution du réel (effet philosophique essentiel) comme tel, comme spatialité, temporalité, structure du manque.

Nous posons ainsi - prenant appui sur la symptomatique althussérienne, particulièrement frappante, insistante à cet égard - que la fiction en général, élaboration des ruptures et des déterminations qu'implique toute inscription critique de Inexpérience» sociale (effet fondamental de la fiction comme pratique matérielle), est philosophie. Et, inversement, que le philosophique n'est que Xaprès-coup d'une production fictionnelle toujours déjà en place (cf. notre troisième exergue, inspiré du texte que nous allons lire).

Les Notes sur un théâtre matérialisteB sont alors une pièce peut-être essentielle,
sinon à la problématique, du moins à la symptomatique comme
travail pour une pensée matérialiste de la pensée.

II. Un théâtre matérialiste

II s'agit en apparence d'une lecture littéraire: en juillet 1962, le Piccolo
Teatro de Milan donna au Théâtre des Nations la pièce de Bertolazzi, El



8: Le «Piccolo», Bertolazzi et Brecht (Notes sur un théâtre matérialiste), - Pour Marx.

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nost Milan, dans une version remaniée par Strehler. Dans cet état, elle se
compose de trois actes.

«Le premier des trois actes, c'est le Tivoli de Milan des années 90: un Luna-Parc populaire, misérable, dans la brume dense d'un soir d'automne. Cette brume, c'est déjà une autre Italie que celle de nos mythes. Et ce peuple, qui déambule, la journée achevée, entre les baraques, les tireuses de cartes, le cirque, et tous les attraits de la foire: chômeurs, petits métiers, demi-mendiants, filles quêtant l'avenir, vieux et vieilles à l'affût de quelques sous, militaires en goguette, voleurs à la tire poursuivis par les flics ... ce peuple-là non plus n'est pas le peuple de nos mythes: mais un sous-prolétariat, qui passe le temps comme il peut, avant la soupe (pas pour tous) et la nuit. Une bonne trentaine de personnages qui vont et viennent dans cet espace vide, attendant on ne sait quoi, que quelque chose commence sans doute, le spectacle? non, car ils resteront devant les portes, que quelque chose commence, en général, dans leur vie, où il ne se passe rien. Ils attendent. Pourtant, à la fin de l'acte apparaît dans un bref éclair l'esquisse d'une «histoire», la figure d'un destin. Une jeune fille, Nina, regarde de toute son âme, transfigurée par les lumières du cirque, à travers une déchirure de la toile, le clown, qui fait son numéro périlleux. La nuit est venue. Pour une seconde, le temps est suspendu. Déjà la guette le Togasso, le mauvais garçon, qui veut la prendre. Bref d«.fi, recul, départ. Un vieil homme est là, «mangeur de feu»: le père, qui a tout vu. Quelque chose s'est noué, qui pourrait être un drame. » (131-132)

Paraphrase et en même temps : littérature. Mais qui mesure un espace, plutôt que de suivre le fil d'une série de fonctions narratives; c'est seulement vers la fin, «dans un bref éclair», qu'apparaît quelque chose comme un univers narratif, un drame, clair comme la formule sémantique bien connue9 :


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Le contenu des contrats contraires n'est pas exposé; le drame narrativogène ne fait que marquer son espace en retrait, en marge d'un autre espace, celuicivide, adramatique, répétitif: il s'agit de mettre en scène, dans la paraphrasealthussérienne, ce dédoublement de l'espace même. L'espace se dédoubleen



9: Algirdas-Julien Greimas: Du sens, Paris 1970, analyse que nous critiquons fondamentalement dans L'analyse phrastique, Bruxelles 1973, et, de manière succincte, dans un article: «Sémiotique: sémantique et symbolique», in Frédéric Nef (réd.): Structures élémentaires de la signification, Bruxelles 1976.

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doubleendrame (temps irréversible, transfert linéaire de valeurs) et socialité (temps réversible, répétitif, non-linéaire, collectif) ; la réalité se clive en deux mouvements signifiants, mouvement dramatique, polémique et narratif contre mouvement social (il s'agit d'un peuple, et d'un «sous-prolétariat»). Entre les deux temps, le rapport est représenté comme de rupture, et même d'oubli:

«Un drame? Le second acte l'a bel et bien oublié. Nous sommes en plein jour, dans l'immense local d'une soupe populaire. Là encore toute une foule de petites gens, le même peuple, mais d'autres personnages: les mêmes métiers de la misère et du chômage, décombres du passé, drames ou rires du présent: petits artisans, mendiants, un cocher, un vieux garibaldien, des femmes, etc. En plus quelques ouvriers qui construisent l'usine, tranchant sur ce lumpen-proletariat: eux parlent déjà d'industrie, de politique, et presque d'avenir, mais à peine, et encore mal. C'est l'envers de Milan, 20 ans après la conquête de Rome et les fastes du Risorgimento: le Roi et le Pape sont sur leurs trônes, le peuple dans la misère. Oui, le jour du second acte est bien la vérité de la nuit du premier: ce peuple n'a pas plus d'histoire dans la vie que dans ses rêves. Il subsiste, c'est tout: il mange (seuls les ouvriers s'en vont, à l'appel de la sirène), il mange et il attend. Une vie où il ne se passe rien. Puis, tout à la fin de l'acte, sans raison apparente, Nina rentre en scène, et avec elle le drame. Nous savons que le clown est mort. Les hommes et les femmes, peu à peu s'en vont. Le Togasso surgit, il force la jeune fille à l'embrasser, à lui donner les sous qu'elle a. Quelques gestes à peine. Le père survient. (Nina pleure au bout de la longue table.) Il ne mange pas: il boit. Il tuera le Togasso au couteau après une lutte farouche, puis s'enfuira, hagard, terrassé par son acte. Là encore un bref éclair, après le long piétinement.»

La répétition oublie l'événement, les personnages, les lieux, elle est ailleurs, comme distraite. L'identité du drame dépend désormais de sa valeur dans la répétition («Là encore . .. »). Au niveau du drame donc, l'objet de transfert «pleure au bout de la longue table», déchiré par les contradictions. Car le contrat 1, le rapport d'échanges familiaux, non monétarisé, féodalisant, va vaincre le contrat 2, le rapport d'exploitation monétarisée, de prostitution (le Père va tuer le Togasso). Ainsi, la lutte entre les modes de production se représente, comme distraitement, dans la lutte entre des contrats au niveau du vécu dramatique. Où le drame va à l'encontre de l'histoire (le contrat 1 contre la misère capitaliste), le clivage temporel produit un effet ironique (l"Honneur dans l'asile de nuit):

«Au troisième acte, c'est l'aube sur l'asile de nuit des femmes. Des vieilles, incorporées au mur, assises, parlent, se taisent. Une forte paysanne, éclatante de santé, décidément retournera dans sa campagne. Des femmes passent: inconnues de nous, toujours les mêmes. La Dame patronnesse emmènera tout son

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monde à la Messe, quand sonneront les cloches. Puis, la scène vidée, ressurgit le drame. Nina dormait dans l'asile. Son père vient la voir, une dernière fois avant la prison: qu'elle sache au moins qu'il a tué pour elle, pour son honneur . .. mais soudain tout se renverse: c'est Nina qui se dresse contre son père, contre les illusions et les mensonges dont il l'a nourrie, contre les mythes dont il va, lui, périr. Car elle, elle se sauvera, et toute seule, puisqu'il le faut. Elle quittera ce monde qui n'est que nuit et misère, et entrera dans l'autre, où régnent le plaisir et l'or. Le Togasso avait raison. Elle paiera le prix qu'il faut, elle se vendra, mais elle sera de l'autre côté, du côté de la liberté et de la vérité. Les sirènes sonnent maintenant. Le père, qui n'est qu'un corps cassé, l'a embrassée, puis est parti. Les sirènes sonnent toujours. Nina, droite, sort dans la lumière du jour.» (133)

Nina, l'objet de transfert, d'abord ravie par le Togasso, ensuite ramenée par le Père, finit par se faire ravir de nouveau par la réalité (réalité de l'Honneur dans l'asile): c'est la réalité sociale elle-même qui rompt son contrat avec le Père, au moment où la nouvelle logique de l'exploitation s'impose (comme les ouvriers du deuxième acte s'en allaient à l'appel de la sirène de l'usine, Nina sort «dans la lumière du jour» sous un appel insistant de sirènes). Il s'agit donc, non pas d'une pièce mélodramatique, mais d'une critique, d'un montage de la rupture:

«. . .s'il contient des éléments mélodramatiques, le drame tout entier n'en est que la critique. C'est le père en effet qui vit l'histoire de sa fille sur le mode du mélodrame, non seulement l'aventure de sa fille, mais avant tout sa propre vie dans ses rapports avec sa fille. C'est lui qui a inventé pour elle la fiction d'une condition imaginaire [nous soulignons], et l'a élevée dans les illusions du cœur

. . . C'est justement cette inconscience délibérée que refuse Nina. Elle fait, elle, son expérience réelle du monde. Avec le clown sont morts ses rêves d'adolescence. Le Togasso lui a ouvert les yeux: balayant les mythes de l'enfance et les mythes du père tout ensemble. Sa violence même l'a libérée des mots et des devoirs. Elle a enfin vu ce monde nu et cruel, où la morale n'est que mensonge; elle a compris que son salut était en ses seules mains et qu'elle ne pouvait passer dans Vautre monde [nous soulignons] qu'en faisant argent du seul bien à sa discrétion: la jeunesse de son corps. . . Nous avons à faire à une conscience mélodramatique critiquée par une existence: l'existence du sous-prolétariat milanais en 1890.» (133-135)

Et Althusser de philosopher: philosophie de la prostitution, pour ainsi dire: c'est le corps de Nina qui pense et critique ici, et qui oppose à la jouissance du Père une jouissance de l'autre monde, celui de la circulation sexuelle monétaire désormais sociale à Véchelle des masses et de leur circulation matérielle entre production et reproduction dans une formation sociale et économique récemment intégrée, totalisée par le capitalisme. La politique

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de Nina, identification avec les masses, lutte contre l'idéologie précapitaliste, se produit d'abord sur son corps et de manière pulsionnelle. La rupture est ainsi l'effet d'une détermination réelle (elle ne tombe pas «du ciel», mais d'un imaginaire différent, constitué par une pratique sémiotique et sexuelle différente, dans un mode de production différent), qui produit sa «justesse» historique. Explicitement, le concept en cause est celui de dialectique; le rapport complexe rupture-détermination n'est pas «dialectique» dans le sens d'un mouvement linéaire, monoplan et dialogique ; le sujet ne reste pas identique à travers la rupture. Il faudra donc reconstruire entièrement le concept de dialectique - comme celui d'un procès sans identité de sujet (non pas simplement «sans sujet», platitude positiviste) - avant de l'investir dans une théorie de l'histoire et de la matérialité de la conscience:

«Si la dialectique d'£7 nost Milan se joue à la cantonade, dans un coin de scène, c'est qu'elle n'est rien d'autre que la dialectique d'une conscience: celle du père et de son mélodrame. Et c'est pourquoi sa destruction est condition préalable de toute dialectique réelle. Qu'on se souvienne ici des analyses que Marx consacre, dans La Sainte Famille, aux personnages d'Eugène Sue. Le ressort de leur conduite dramatique est leur identification aux mythes de la morale bourgeoise; ces misérables vivent leur misère dans les arguments de la conscience morale et religieuse: sous des oripeaux d'emprunt. Ils y déguisent leurs problèmes et leur condition même. Le mélodrame, en ce sens, est bien une conscience étrangère plaquée sur une condition réelle. La dialectique de la conscience mélodramatique n'est possible qu'à ce prix: que cette conscience soit empruntée au dehors (au monde des alibis, des sublimations et des mensonges de la morale bourgeoise), eL soiL pourtant vécue comme la conscience même d'une condition (!e bas-peuple) pourtant radicalement étrangère à cette conscience. Conséquence: entre la conscience mélodramatique d'une part, et l'existence des personnages du mélodrame d'autre part, il ne peut exister, à proprement parler, de contradiction. La conscience mélodramatique n'est pas contradictoire à ses conditions: c'est une tout autre conscience, imposée du dehors à une condition déterminée mais sans rapport dialectique avec elle. C'est pourquoi la conscience mélodramatique ne peut être dialectique qu'à la condition d'ignorer ses conditions réelles et de se barricader dans son mythe. A l'abri du monde, elle déchaîne alors toutes les formes fantastiques d'un conflit haletant qui ne trouve jamais la paix d'une catastrophe que dans le fracas d'une autre: elle prend ce tintamarre pour le destin et son essoufflement pour la dialectique. La dialectique y tourne à vide, parce qu'elle n'est que la dialectique du vide, à jamais coupée du monde réel. Cette conscience étrangère, sans être contradictoire à ses conditions, ne peut sortir de soi par elle-même, par sa «dialectique». Il lui faut une rupture, - et la reconnaissance de ce néant: la découverte de la non-dialecticité de cette dialectique.

C'est là ce qu'on ne trouve jamais dans Sue: mais on le voit dans El nost
Milan. La dernière scène donne enfin la raison du paradoxe de la pièce et de sa

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structure. Lorsque Nina se heurte à son père, lorsqu'elle le renvoie dans la nuit avec ses rêves, c'est à la fois avec la conscience mélodramatique de son père et avec sa «dialectique» qu'elle rompt. C'en est fini pour elle de ces mythes et des conflits qu'ils déchaînent. Père, conscience, dialectique, elle jette tout par-dessus bord, et elle franchit le seuil de l'autre monde, comme pour montrer que c'est là-bas que les choses se passent, là-bas que tout commence, que tout a déjà commencé, non seulement la misère de ce pauvre monde, mais aussi les illusions dérisoires de sa conscience. Cette dialectique qui n'a droit qu'à un bout de scène, au bas-côté d'une histoire que jamais elle ne parvient à envahir ni à dominer, figure très exactement le rapport quasi-nul d'une fausse conscience à une situation réelle. Cette dialectique chassée finalement de la scène, c'est la sanction de la rupture nécessaire, qu'impose l'expérience réelle, étrangère au contenu de la conscience. Lorsque Nina franchit la porte qui la sépare du jour, elle ne sait encore ce que sera sa vie, qu'elle perdra peut-être. Nous savons du moins, nous, qu'elle part pour le vrai monde, qui sauf erreur, est celui de l'argent, mais aussi celui qui produit la misère et impose à la misère jusqu'à sa conscience du «drame». Marx ne disait pas autre chose quand il révoquait la fausse dialectique de la conscience, même populaire, pour passer à l'expérience et à l'étude de l'autre monde: celui du Capital.» (138-141)

II faudra donc distinguer deux théâtres structurellement et politiquement opposés, le théâtre «matérialiste» du sujet hétérogène, décentré, clivé par l'«altérité sans résolution» de la socialité qui marginalise le drame; et le théâtre classique caractérisé par un sujet homogène, centré et unifiant qui comprend comme ses propres attributs les circonstances qui motivent le procès dramatique et ainsi classiquement «dialectique». Le théâtre matérialiste mériterait ce nom, qui dépasse largement la problématique esthétique et littéraire en tant que domaine technique, dans la mesure où il est, dans la structure sémiotique de son discours même, le procès critique qui se reproduit-après-coup - dans un discours positif et didactique, à sujet homogène et «dialectique», sous forme de ce qui se dénomme le «matérialisme». Thématisation de la non-thématisabilité du matérialisme, projet forcément impossible, réalisable pourtant en fonction du lien symptomal que nous avons souligné entre fiction et philosophie. La fiction impossible de la philosophie matérialiste, n'est matérialiste, d'autre part, que dans cet aprèscoup qui l'introduit dans le jeu de la justesse. A ce titre, nous introduisons ici au matérialisme. Impossible de faire plus: il n'est pas présentablelo.

Per Aage Brandt

Ârhus



10: Une version ultérieure de notre essai est publiée en danois dans Exil n° 31, 1976. Artikel 3.