Revue Romane, Bind 12 (1977) 1

Névrose ou Sociose? Une lecture de La Femme de trente Ans de Balzac

par

Paul Pelckmans

En critique littéraire, la psychanalyse freudienne ne saurait plus être aujourd'hui la référence indiscutée qu'elle était, naguère encore, dans l'œuvre d'un Charles Mauron; ces dernières années, trop de critiques ont été soulevées, qui nous ont obligés à lire, sous le discours freudien, une charpente idéologique qui, peu voyante parce que singulièrement raffinée, n'en compromet pas moins sa valeur de vérité. Ce discours garde évidemment le mérite d'avoir attiré l'attention, avec le retentissement qu'on sait, sur tels aspects de la réalité commodément oubliés jusque-là par la société bien-pensante. Freud reste ainsi le premier à avoir donné droit de cité scientifique aux distorsions psychiques (H. S. Sullivan) qui marquent, dans notre modernité, la vie quotidienne de l'homme sans qualité. N'empêche qu'il a dit ces distorsions dans un appareil conceptuel dont la finalité secrète semble être d'occulter les rapports entre leur fréquence et la nature particulière de notre société.

Une crise psychologique est essentiellement le drame d'une subjectivité aux prises avec un ensemble social auquel elle a quelque peine à s'ajuster. Certaines orientations majeures de la théorie psychanalytique paraissent viser à détourner celle-ci de l'appréhension de cet état de fait. Ainsi la métaphorede la libido et de sa complexe énergétique, flirtant sans cesse avec l'idée d'une assise physiologique du psychique, amorce une psychologiesolipsiste. Le recours constant aux déterminations du passé, de l'Œdipe muni en outre d'un prolongement - d'un «prolongement» - préhistorique,s'inscrit doublement dans l'économie des idéologies: il élimine une part de l'imprévisibilité et, partant, de la liberté humaine en enfermant l'homme dans son identité à sa propre histoire œdipéenne; et il écarte l'attentionde la vérité actuelle de la crise en faveur de l'investigation de ses origines lointaines; dès lors tout peut paraître comme déjà joué avant le moment dont la prise en considération acheminerait vers une problématique sociale. On y ajoutera que le modèle œdipéen risque d'accréditer toute autoritéen

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toritéenidentifiant la santé mentale à l'«intériorisation» de la renonciation
à la mère par déférence pour une instance autoritaire, le pèrel.

D'autre part, un livre célèbre de Michel Foucault, Histoire de la Folie à V Age classique, montre comment le climat de la cure psychanalytique s'est constitué en connexion étroite avec ce type spécifique de répression qu'est l'internement asilaire de la folie. Celui-ci constitue «autour du fou (...) un volume asilaire où il doit reconnaître sa culpabilité et s'en délivrer, laisser apparaître la vérité de sa maladie et la supprimer, renouer avec sa liberté en l'aliénant dans le vouloir du médecin» (op. cit., p. 547). Par un «courtcircuit génial» (op. cit., p. 530), Freud a concentré ces valeurs sur le dialogue médecin-malade : ce dernier n'est censé avoir recouvré la santé mentale que lorsqu'il partage les points de vue du premier. Venues d'un autre horizon, les critiques de l'antipsychiatrie américaine complètent harmonieusement l'analyse de Foucault: la psychothérapie aurait le tort essentiel de déguiser une mise au pas de la déviance sous la médicalisation abusive de problèmes foncièrement éthiques et politiques; se trouve ainsi dénoncée la fausse évidence avec laquelle la pratique psychiatrique utilise des termes tels que «santé mentale» - qu'on pense par exemple à un livre comme Ideology and Insanity de Thomas S. Szasz.

Une théorie qui détourne l'attention de la vérité actuelle des crises psychiques, une cure qui définit comme guérison l'acceptation d'une autorité, la rentrée dans le rang, voilà en quoi se résument, me semble-t-il, les critiques principales portées actuellement contre Freud. Il va de soi que cette évolution des choses ne saurait laisser indifférent le vieux dialogue entre psychologie et critique littéraire. Le problème qui se pose ainsi est d'autant plus complexe que la psychanalyse freudienne garde, malgré ses limites, le mérite d'une clairvoyance supérieure à celle atteinte par bien des psychologies plus récentes. Il s'agit somme toute de garder le bénéfice d'un héritage en se dégageant de ses servitudes.

Je ne me propose pas ici de suggérer les renouvellements qu'entraînerait, pour la psychologie de la littérature, la prise en considération sérieuse des réserves qui s'imposent désormais à l'égard de la psychanalyse freudienne. Je voudrais m'en tenir à une question plus modeste, naissant du paradoxe même que constitue, pour notre perception actuelle, la pensée de Freud. Ce



1: Ces réflexions sur Œdipe et ses aspects idéologiques s'inspirent de J. Van den Berg, Métablétique, chap. 3; M. Mannoni, Le Psychiatre, son «Fou» et la psychanalyse, pp. 34-36; Deleuze-Guattari VAnti-Œdipe, chap. 1; etc.

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discours si raffiné, d'un si singulier alliage entre une lucidité rarement égalée et diverses mauvaises fois idéologiques, doit avoir une préhistoire. Il suffit de se souvenir de la dette de Freud à l'égard d'un Charcot, d'un Liébaultpour se rendre compte qu'une part importante de cette préhistoire se trouve dans la psychiatrie du dix-neuvième siècle; toutefois, l'intérêt constant de Freud et de ses disciples pour la littérature nous permet de supposerque, là aussi, il doit y avoir des amorces de cet alliage: il a sans doute fallu bien des romans avant d'en venir au «roman de famille» freudien.

Cette préhistoire littéraire de la psychanalyse s'intéressera de préférence à la littérature des dix-huitième et dix-neuvième siècles où se créent les grands mythes que Freud érigera en structures «éternelles» de l'inconscient. Pour prouver l'efficacité herméneutique de ce type de lecture, j'ai choisi d'interroger dans ce sens un roman de Balzac, La Femme de trente Ans, qui met en scène une situation fort proche de celles dont se plaignaient certaines des premières patientes de Freud.

Ce texte se recommande en outre à ce type d'investigation par certaines caractéristiques essentielles de l'écriture balzacienne. Dans sa lecture de Balzac, la critique actuelle privilégie les ambiguïtés de sa vision sociologique. Ainsi, un Pierre Barbéris s'attache à décrire la problématique coexistence, dans l'œuvre de Balzac, d'une idéologie réactionnaire - «j'écris à la lumière de deux vérités éternelles, le Trône et l'Autel » - et d'une perception bien plus contestataire de la réalité sociale qui informe, presque inconsciemment, l'imagination du romancier. Cette lecture accentue donc la contradiction entre la sociologie explicite de Balzac, réactionnaire et souvent maladroite, et une tout autre sociologie qui, pour ne guère affleurer au discours, est lisible dans les enchaînements du récit, dans l'imagination des intrigues et des mythes: ceux-ci, bien que destinés à étayer le royalisme de l'auteur, regardent en fait d'un tout autre côté. La sociologie de Balzac est tout entière dans l'ambiguïté du mélange de la clairvoyance et d'une position politique arriérée; dès lors, on peut supposer qu'il vaut la peine de comparer sa psychologie à cette psychologie ambiguë entre toutes qu'est la psychanalyse freudienne.

Néanmoins, ce projet se heurte à une difficulté majeure, ou plutôt à une
carence majeure, qui tient au fait que la pensée de Freud, pour être évidemmentdépassé
e2, n'a pas été à proprement parler remplacée. Le sociologue



2: Encore s'agit-il d'une évidence qui n'est pas partagée par tout le monde. On sait que les psychanalyses traitent souvent de «résistances» les doutes qu'on soulève à leur égard; une telle habitude n'est pas de nature à faciliter le dialogue.

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Barbéris peut dénoncer les insuffisances de la sociologie balzacienne en prenant ses références dans la pensée marxiste. Or, si bien des tentatives ont été faites pour dépasser Freud, aucune psychologie post-freudienne n'a encore rencontré l'assentiment général qui en ferait une référence évidente pour la psychologie de la littérature.

Je m'appuierai ici sur une psychologie peu connue du public français, la métablétique ou psychologie historique du professeur hollandais J. H. Van den Berg. Synthétisant les apports de la new psycho-analysis américaine (Karen Horney, H. S. Sullivan...) et de la psychanalyse phénoménologique (Ludo Binswanger), la métablétique me semble être une des plus belles réussites de la psychologie actuelle. Bien que ce soit peut-être desservir une pensée complexe que de la résumer, c.-à.-d. fatalement en sacrifier les nuances, je crois nécessaire d'indiquer brièvement les quelques thèmes métablétiques qui serviront d'arrière-plan à notre lecture de Balzac.

Le problème de la détermination sociale de la fréquence des crises psychiques se trouve traité, dans cette psychologie, à partir d'un de ses postulats majeurs, le principie de la variabilité, c.-à.-d. de l'historicité du psychisme et de son enracinement dans son entourage. Pour cette psychologie, l'âme humaine changerait, jusque dans ses fonctionnements les plus fondamentaux, en connexion étroite avec les variations de la société où elle se meut.

Ainsi, la fréquence des névroses tiendrait à une crise de la culture occidentale,crise qui engloberait essentiellement les deux derniers siècles de notre histoire. De par cette crise, l'équilibre psychique des membres de cette culture se trouve de plus en plus exposé. D'une part, la critique des lumières et l'agrandissement des communautés lié à l'industrialisation et au subit essor démographique qui caractérise le dix-huitième siècle, produit une société qui manque de cohésion sociale. Mettant fin à la vie des petites communautésoù l'individu trouvait les fondements de son équilibre dans la cohérence des attentes de son entourage, ce processus finit par l'exposer aux sollicitations diverses, simultanées mais souvent contradictoires, d'une société de plus en plus diversifiée. La vie y est d'autant plus difficile que cette société cherche à remédier à ses problèmes en se rétrécissant vers une cohésionminimale, et donc déshumanisante, rétrécissement dont le succès du grand mythe démocratique de l'égalité est le symptôme le plus voyant. En même temps, ou plutôt, du même mouvement, cette société compromet un autre fondement de l'équilibre psychique, ces grandes solidarités élémentairesavec la nature dont, en France, Gaston Bachelard s'est fait l'investigateur.L'essor de la machine, la division du travail qui détruit le contact direct et significatif entre la main et la matière, va de pair avec l'exploration

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scientifique de la nature qui oblige à objectiver cette dernière, c.-à.-d. à la percevoir comme autonome, étrangère à l'homme. Brisant ainsi les solidarités de l'individu avec son paysage humain et naturel, ce double processus le rend particulièrement vulnérable et l'expose à toutes les crises psychiques - crises que, vu leurs déterminations culturelles, Van den Berg choisit d'appeler socioses plutôt que névroses.

Pour saisir l'articulation précise de la «sociose» sur ce processus, il importe de considérer d'un peu plus près le style de vie particulier qui lui est lié, la vie plurielle. Prolongeant ici la description sullivanienne de la distorsion paratactique, la métablétique considère que la personnalité humaine est faite, dans une large mesure, du faisceau d'attentes auquel la confronte son entourage.

Or, une société multiple et incohérente ne produit que des attentes elles aussi trop incompatibles pour qu'elles puissent sous-tendre une personnalité unie. Dès lors, les membres de cette société ne parviendront à vivre qu'une partie de leur personnalité, d'une vie d'ailleurs perturbée d'interférences provenant des secteurs négligés. Dans ces conditions, le moi ne se perçoit plus qu'entouré d'une frange d'ombre, faite des attentes secondaires ou plutôt secondarisées ; des crises risquent de se produire chaque fois que l'individu se trouve confronté à un faisceau d'attentes qu'il avait cru pouvoir négliger; une telle crise n'est au fond qu'une intermittence du moi, causée par son inadéquation à une attente peu habituelle.

Ces crises, qui n'éclatent que dans la vie de quelques individus, malchanceux ou de constitution plus faibles que les autres, guettent tout le monde. C'est pourquoi ceux qui se voient confrontés avec ces crises, fussent-ils animés du désir le plus sincère d'y remédier, se sentent le besoin de se prémunir contre cette montée du chaos; de là la tentation de négliger, dans la perception de ces crises, les aspects par lesquels elles se rapprochent des problèmes de tout le monde. Ainsi, on le devine, la psychanalyse freudienne: réflexion sur les dangers qui menacent la vie d'un moi entouré d'une frange d'ombre, elle accumule, autour de sa grande intuition, des faux-fuyants qui sont autant de défenses et que nous appelons aujourd'hui l'armature idéologique de la psychanalyse. Le succès de vulgarisation de celle-ci tiendrait alors au fait que ces défenses étaient partout les bienvenues dans un monde où chacun pouvait se sentir menacé des effets désastreux de la vie plurielle.

La présente étude cherche à prouver qu'il en va de même dans la réflexion
et l'imagination romanesques de Balzac, telles qu'elles marquent La Femme
de trente Ans.

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L'intrigue de ce roman est assez malaisée à résumer. Fait de pièces et de morceaux qui n'ont été soudés les uns aux autres qu'après coup, le roman a une allure fort dispersée. Cette discontinuité est déjà significative si l'on admet que ce sont précisément les désordres de ce que nous venons d'appeler vie plurielle qui sont le sujet profond du roman.

Malgré les avertissements de son père, Mlle Julie de Châtillonest a épousé un aide de camp de Napoléon, le brillant et futile colonel Victor d'Aiglemont. Son mariage est un échec: les brutalités erotiques de son mari lui font prendre l'amour en horreur; elle découvre en outre que ce mari est une nullité, découverte d'autant plus humiliante que, l'ayant aidé à faire une carrière brillante sous la Restauration, elle est obligée de l'honorer en public. Tombée malade de cette langueur que Balzac attribue volontiers aux femmes malheureuses, elle se laisse soigner par un lord anglais, médecin, qui, l'ayant guérie, lui déclare son amour. Bien qu'elle partage ses sentiments, elle reconduit tout en décidant de se refuser désormais à son mari. Deux ans plus tard, le lord mourra après une visite à Mme d'Aiglemont : ayant dû se cacher pour ne pas être découvert par le mari inopinément rentré, il avait dû passer la nuit dans le froid. Mme d'Aiglemont ira sécher ses larmes à la campagne, où un curé de village cherche vainement à lui venir en aide. Commençant à regretter de ne pas avoir eu un fils du lord, elle se met même à haïr sa fille Hélène, qui n'est en effet qu'une enfant du devoir.

Rentrée à Paris, elle consentira quelques années plus tard à une liaison avec le diplomate Félix de Vandenesse, dont elle aura un enfant. Lors d'une promenade, Hélène, envieuse de ce petit frère, le taquine de façon tellement maladroite que, ne voulant que l'effrayer, elle le pousse dans une rivière où il se noie. Elle développera un sentiment de culpabilité si intense qu'un soir, elle en vient à s'enfuir avec un meurtrier venu chercher un asile de deux heures chez les d'Aiglemont. Le père reverra sa fille aux côtés de cet homme qu'elle a épousé et qui est devenu chef de pirates pour le compte des insurgés sud-américains (Bolivar); il s'avère qu'elle est parfaitement heureuse. Après la mort de son mari, elle s'en va mourir misérablement dans une auberge pyrénéenne; sa mère, venue là par hasard, assiste à ses derniers instants.

Le livre se termine sur l'évocation de Mme d'Aiglemont vieillie et négligée par sa fille préférée, Moina; elle meurt lorsqu'elle constate que celle-ci a contracté une liaison avec le jeune Alfred de Vandenesse, liaison que Mme d'Aiglemont est la seule à savoir incestueuse.

Somme toute, une histoire passablement décousue, qui est loin d'être du
meilleur Balzac mais qui retient l'attention par quelques vues psychologiques,

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quelques combinaisons d'événements remarquables qui semblent appartenir
à la préhistoire littéraire de la psychanalyse.

«Non seulement le bonheur d'une existence humaine, mais encore sa clarté, sa transparence pour elle-même est fonction du degré d'homogénéité de la société» (J. Van den Berg, Leven in Meervoud, p. 199). Dans la vie plurielle, le moi ne se perçoit plus qu'entouré d'une frange d'ombre; du moment que les attentes multiples et contradictoires d'une société disharmonique dépassent l'amplitude que peut assumer une personnalité cohérente, toute une partie de la vie psychique devient inaccessible au Moi. Le fait que l'âme comporte un versant d'ombre inaccessible aux contrôles de la lucidité constitue la découverte essentielle de la psychanalyse. La pensée freudienne n'a eu que le tort de négliger les rapports entre cette découverte et la culture qui la rendait possible - et dès lors de proclamer indûment comme vérité de l'homme éternel ce qui n'était qu'une constatation faite au contact de quelques patients appartenant tous au même moment historique.

Balzac note fréquemment l'existence d'une partie opaque de la psyché. A vrai dire, certaines de ses notations ne font que reprendre le thème romantique du vague des passions - ainsi lorsqu'il parle, à propos de son héroïne, de «pensées si vagues, si indécises qu'elle n'eût pas trouvé de langage pour les rendre» (p. 710). Toutefois, d'autres notations indiquent nettement des événements psychiques inconscients ou du moins inconsciemment surdéterminés

à l'insu de Julie, sa vanité féminine, son intérêt et un vague désir de vengeance
s'accordèrent avec son amour maternel pour la faire rentrer dans une voie. ..
(p. 713)

leurs émotions furent un secret pour eux-mêmes; sans doute, ils pleurèrent en
silence, (p. 722)

quelques réflexions assez poétiques, mais devenues aujourd'hui très vulgaires,
lui passèrent alors par la tête et répondirent, à son insu peut-être, aux vœux
secrets de son cœur. (p. 755)

On voit, dans les deux derniers exemples, comment, de la même façon, une ombre s'interpose parfois entre l'histoire et le récit qui la raconte, un mot de réserve indiquant que le point de vue narratif de Balzac est moins massivement olympien qu'on ne le dit généralement:

une jeune femme à qui l'expérience d'un jour, d'une nuit peut-être, avait suffi
pour apprécier la nullité de Victor ... (p. 692)

l'Anglais vit peut-être les traces humides et brillantes que ses pleurs laissèrent
un moment. . . (p. 691)

puis, pour sonder ce cœur à fond, peut-être le malheur intime par lequel son
premier, son naïf amour déjeune fille était couronné lui fit-il prendre en horreur
les passions, (p. 707)

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Notons enfin, au sujet de cette opacité du psychique, certains passages où
Balzac semble indiquer que tel sentiment ne sera compréhensible que pour
une part seulement du public :

elle versait des larmes dont l'amertume ne peut être comprise que des femmes
qui se sont trouvées dans la même situation. . . (p. 717)

une douleur incompréhensible pour ceux qui n'aiment pas avec ce despotisme
envahisseur et féroce dont le moindre effet est une jalousie monstrueuse, un
perpétuel désir de dérober l'être aimé à toute influence étrangère... (p. 722)

Dans une société qui vit au pluriel puisque chacun y rencontre un éventail d'attentes trop large pour pourvoir être intégré, il se produit ainsi des textes pluriels, tout aussi inadéquats à leur contenu que peut l'être l'individu aux sollicitations contradictoires dont il perçoit l'appel :

pourquoi ce malheur n'a-t-il jamais eu ni peintre, ni poète? Mais peut-il se
peindre, peut-il se chanter? Non, la nature des douleurs qu'il engendre, se refuse
à l'analyse et aux couleurs de l'art, (p. 740)

On sait que le mot de «texte pluriel» a déjà été prononcé à propos d'un texte de Balzac; Roland Barthes l'a mis au centre de sa lecture de Sarrasine. Pourtant, il s'agit ici de tout autre chose : là où Barthes se montre sensible à l'ouverture infinie du texte constitutif d'un plaisir de la lecture, la métablétique soulignera plutôt l'incapacité du roman à produire une vision cohérente. Ce n'est pas que le succès du concept barthésien dans la nouvelle critique ne soit susceptible d'une interprétation métablétique ; peut-être ce succès, solidaire d'ailleurs de tout un mouvement dans la littérature contemporaine, relève-t-il d'une tentative de trouver une certaine euphorie dans la liberté qu'autorise paradoxalement la vie plurielle. Du moins cela correspondrait-il à l'hypothèse métablétique selon laquelle notre époque renouvellerait l'expérience de la vie plurielle en s'essayant à un bonheur pluriel inédit dans l'histoire, le pluriel ayant été vécu surtout comme un fléau, une incapacité à l'intégration .. .

Nous n'en sommes pas encore là avec la psychanalyse, ni à plus forte raison avec le texte de Balzac. La psychanalyse en est encore au stade de la prospection de la partie opaque du psychisme et de la tentative pour conjurer,voire pour masquer ce qui, pour elle, est surtout un danger. Dans la prospection, certains aspects apparemment mineurs de la vie quotidienne ont joué un rôle primordial; outre les rêves, nous retiendrons ces erreurs de geste ou de parole auxquelles Freud a consacré sa Psychopathologie de la Vie Quotidienne. On s'est beaucoup étonné de cette valorisation des à-côtés de la vie psychique; de fait, ces aspects secondaires ne sont tels que dans un style de vie cohérent, où ils ne révèlent à l'interprétation que la même vie

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psychique, les mêmes intentions qui se manifestent avec plus d'éclat dans les aspects les plus importants de cette vie; dans la vie plurielle, au contraire, ces à-côtés deviennent plus intéressants, puisqu'ils manifestent des données qui appartiennent à T«ombre », aspects que les actes les plus importants, mieux surveillés, parviennent à esquiver.

Pour diverses raisons, le Balzac de La Femme de trente Ans s'intéresse fort peu à ce genre de choses: relatant des crises, il a peu besoin de ces manifestations mineures de l'ombre puisque dans la crise, l'ombre éclate. D'autre part, le point de vue olympien auquel, malgré tout, l'auteur se tient généralement, l'entraîne à négliger ces problèmes herméneutiques en vertu de l'omniscience qu'il s'attribue. Considérons quand même d'un peu plus près cette notation sur le rêve:

. . . Mais cette pensée avait toujours l'apparence d'un caprice, d'un songe. Après ce rêve impossible, toujours clos par des soupirs, Julie se réveillait plus malheureuse, et sentait encore mieux ses douleurs latentes quand elle les avait endormies sous les ailes d'un bonheur imaginaire, (p. 710)

On retrouve ici une large partie de la théorie freudienne du rêve : son apparente insignifiance qui permet de l'assimiler à «un caprice»; son rapport avec la frustration de désirs inconscients, de «douleurs latentes»; et sa fonction essentielle qui est de leur offrir une satisfaction illusoire, un «bonheur imaginaire ». Il n'y manque que les déguisements du rêve ; ce n'est peut-être pas si grave si l'on considère que l'accentuation de l'envergure de ces déguisements dans la pensée freudienne tient à la fois à une constatation objective et au besoin, inhérent à sa théorie, de ramener tous les rêves à un dénominateur commun, la préhistoire œdipéenne du sujet rêveur. Signalons, à la décharge de Freud, que le rêve pluriel - s'il est permis de lancer ce néologisme - est forcément opaque; l'erreur, combien compréhensible, de Freud consiste à avoir considéré cette opacité comme une caractéristique du rêve plutôt que de la vie du rêveur. De même, l'œdipianisation de l'univers onirique a pour corollaire un consentement à Œdipe de la part des «patients» - qui, sans doute, préexistait à Freud.

Nous avons vu que les dangers, les ravages de la vie plurielle - ou, ce qui revient au même, de la présence d'un inconscient psychique - entraînent, chez ceux qui les étudient, diverses défenses qui infléchissent leur réflexion théorique: ces dangers, étant liés à la nature de la société, menacent tous ses membres; dès lors, la tentation est grande de conjurer cette montée du désordre en attribuant les effets les plus voyants à d'autres causes, par lesquelles on se sentira moins immédiatement concerné.

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Pour la métablétique, la «défense » principale de Freud est la fuite effrénée, la réduction d'une crise à son passé permettant d'occulter les causes actuelles du désordre. La nature profonde d'une pensée se dégage souvent le plus clairement de ses tout premiers tâtonnements qui, à la façon d'une caricature, en grossissent souvent les traits majeurs; or, selon la première théorie freudienne des névroses, toute névrose serait due au fait que le patient aurait subi, dans sa prime enfance, une agression sexuelle de la part d'un adulte (théorie de la séduction infantile).

Du point de vue métablétique, la relation qui, dans la vie plurielle, s'établit entre le présent et le passé, est singulièrement plus complexe3. Résumons en disant que, dans ce style de vie, aucune expérience ne peut être pleinement vécue (vidée si l'on veut), puisqu'une partie de son retentissement psychique échappe au moi; se constitue ainsi (progressivement) un poids mort de mauvais oubli qui peut venir grever la spontanéité, moins disponible dès lors pour des expériences ultérieures. L'histoire de Mme d'Aiglemont en fournit des exemples frappants: la rudesse erotique de son mari lui fait «oublier» tout ce qui, dans sa nuit de noces, venait combler ses plus secrets désirs; elle y gagne une horreur de l'amour - «un sentiment de répulsion voisin de l'horreur» (p. 695) - qui l'empêchera de s'abandonner à l'amour du lord-médecin Grenville. Lorsque celui-ci sera mort - pour garantir son honneur - elle ne sera plus qu'une femme «qui se courbe sous les fardeaux dont l'accable sa mémoire» (p. 759).

La fuite vers le passé dans la pensée freudienne trouve son point de départsa condition de possibilité - dans la présence intense du passé dans la vie des victimes du pluriel. Une affirmation idéologique est toujours d'autant plus efficace, d'autant plus apte à se présenter comme vérité générale que, fondée sur une vérité partielle, elle peut trouver un semblant de confirmation empirique.

Certaines réflexions psychologiques de Balzac présentent également ce
mélange d'observation pertinente et de référence inadéquate au passé qui
caractérise le discours freudien:

il existe des pensées auxquelles nous obéissons sans les connaître: elles sont en
nous à notre insu. Quoique cette réflexion puisse paraître plus paradoxale que



3: II faut lire là-dessus les derniers chapitres de Van den Berg, Dubieuze liefde in de omgang met het kind, qui s'inspirent de Karen Horney, La personnalité névrotique de notre temps. Le livre de J. Van den Berg est une attaque contre l'importance excessive qu'une certaine psychologie américaine a attachée à la maternaideprivation (R. Spitz, J. Bowlby).

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vraie, chaque personne de bonne foi en trouvera mille preuves dans sa vie. En se rendant chez la marquise, Charles obéissait à l'un de ces textes préexistants dont notre expérience et les conquêtes de notre esprit ne sont, plus tard, que les développements sensibles (...) rien de plus naturel, de plus fortement tissu, de mieux préétabli que les attachements profonds (...) entre une femme comme la marquise et un jeune homme tel que Vandenesse. (p. 761)

La première phrase surprend par la netteté de l'anticipation sur Freud; on pourrait même lire, dans la concessive au début de la seconde, l'appréhension d'une résistance probable de la part du lecteur, appréhension analogue à celle qui marque l'écriture des premiers freudiens.

Or, la troisième phrase accomplit le déplacement de l'inconnu vers le passé: la pensée inconnue devient un «texte préexistant» (l'image sousjacente est sans doute celle du rôle auquel se conforme après coup le jeu de l'acteur), qui se manifeste «plus tard» dans les comportements; ceux-ci, pour être issus de cette source, ne la modifient pas essentiellement; ici, l'image vise plutôt le rapport entre un texte et ses commentaires, tout au plus ses interpolations. La tournure restrictive («ne ... que») achève de souligner l'appartenance exclusive du présent au passé.

La non-pertinence de cette référence au passé éclate si on lit la suite : bien que le mot «préétabli» semble se référer à la même psychologie passéiste, les adjectifs qui l'entourent et plus encore la suite, trop longue pour être citée ici, montrent qu'il s'agit plutôt d'un «attachement» qui correspond à un type de relation fréquent dans le monde. Ce n'est donc que comme prototype que le «texte» préexiste à l'aventure racontée.

Au terme du développement, il s'avère que les «pensées inconnues» sont des déterminations sociales, des attentes qui échappent à la perception consciente ; n'empêche qu'entretemps la tentation du passéisme a été nettement sensible.

Balzac était trop passionnément attaché à l'observation de l'actualité
sociale pour que la fuite vers le passé dépasse jamais le niveau de la velléité ;
ainsi dans:

en effet ne serait-ce pas une erreur de croire que les sentiments se reproduisent? Une fois éclos, n'existent-ils pas toujours au fond du cœur? Ils s'y apaisent et s'y réveillent au gré des accidents de la vie; mais ils y restent et leur séjour modifie nécessairement l'âme. Ainsi, tout sentiment n'aurait qu'un grand jour, le jour plus ou moins long de sa première tempête, (pp. 738-739)

Ce passage, si psychanalytique d'intuition, laisse une part assez large
aux déterminations actuelles, les «accidents de la vie». Un passé où chaque

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sentiment (au singulier, donc à part là où la phrase précédente semblait suggérer une eclosión simultanée des sentiments) a son «grand jour», en outre «plus ou moins long», relève d'une tout autre psychologie que celle qui croit à la détermination rigide, et une fois pour toutes, de la personnalité totale par le complexe d'Œdipe. Il est vrai que l'idée d'une permanence des sentiments risque de conduire à celle de l'autonomie des sentiments, autre effet idéologique sur lequel je reviendrai.

Il nous faut encore lire auparavant ce passage sur la vieillesse malheureuse
de Mme d'Aiglemont:

ces souffrances sans cesse refoulées avaient produit à la longue je ne sais quoi de morbide en cette femme. Sans doute, quelques émotions trop violentes avaient physiquement altéré ce cœur maternel, et quelque maladie, un anévrisme peutêtre, menaçait lentement cette femme à son insu. Les peines vraies sont en apparence si tranquilles dans le lit profond qu'elles se sont fait, où elles semblent dormir, mais où elles continuent à corroder l'âme comme cet épouvantable acide qui perce le cristal, (p. 839)

La référence au passé, à laquelle le mot «refoulées» donne une tonalité particulièrement préfreudienne, est tempérée par la frange d'ombre que produit le «je ne sais quoi», comparable aux «peut-être» que nous avons commentés plus haut. La suite annonce cette médicalisation du psychique qui fut aussi une des grandes tentations de Freud : on ne peut que sourire devant cette altération physique du cœur maternel4, hypothèse dont Balzac lui-même semble avoir appréhenda l'irrelevance - cf. la double réserve: «sans doute» «peut-être». La suite continue d'ailleurs sur une tout autre lignée, celle de ce que nous appellerions aujourd'hui la présence insistante du refoulé.

Je n'indiquerai que brièvement un autre effet idéologique, qui est peutêtrele risque majeur de toute psychologie. Celle-ci risque en effet de fonctionnercomme une idéologie du moment où elle substitue à l'objet réel qui s'offre à la perception, l'homme en société, un objet fictif, à savoir la subjectivitéautonome. La libido freudienne, avec son énergétique immanente à elle-même, en offre un exemple des plus clairs. Les réflexions psychologiques dont Balzac parsème son récit, réflexions qui prétendent expliquer le «mécanisme»de l'amour, vont peut-être dans le même sens. De toute façon,



4: Balzac était particulièrement exposé àce risque puisque, comme le montre la lecture d'Albert Béguin, le problème des rapports entre le corps et l'esprit est une des hantises majeures de son œuvre: voir p. ex. la préface de Béguin au Curé de Village, in Balzac lu et relu, pp. 195-202.

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il est significatif que jusqu'ici nous ayons pu citer les remarques de Balzac,
voire les commenter, sans indiquer leur contexte situationnel.

Pour la métablétique, l'apparition du privilège de la subjectivité, condition première de la psychologie moderne, est, elle aussi, liée à la vie plurielle qui, brisant les rapports de l'homme avec son entourage, suscite en compensation une sentimentalité gratuite, d'autant plus envahissante qu'elle manque d'attaches extérieures.

Vie plurielle et opacité du psychique sont les deux faces d'une seule et même situation. Nous avons vu jusqu'ici comment Balzac reconnaissait l'existence d'un inconscient (plus exactement d'éléments inconscients) et comment il tendait parfois à esquiver la menace que recèle cette reconnaissance, à l'aide de ces mêmes vérités partielles dont la généralisation abusive compromet la validité de la psychanalyse freudienne. Nous passerons maintenant à l'autre face du phénomène; nous montrerons comment les malheurs de Mme d'Aiglemont tiennent à un pluriel invivable, autrement dit à son incapacité à dominer un conflit de rôles (ou d'attentes). La reconnaissance de ce pluriel conduit à la fois, dans une ambiguïté caractéristique de ce texte, à une incrimination sociale faite à travers les thèmes du féminisme et à une culpabilisation de la victime du pluriel, analogue à celle qui caractérisait vers cette époque l'internement asilaire:

(Cette situation) accuse ou le malheur qui attend les désobéissances aux lois ou
de bien tristes imperfections dans les institutions sur lesquelles repose la Société
Européenne, (p. 727)

Nous verrons comment le texte ne cesse de louvoyer dans l'entre-deux de
cette alternative.

Les malheurs de Mme d'Aiglemont proviennent donc d'un ensemble de discordances dans les attentes qu'elle se voit sommée de remplir: discordance entre les brutalités erotiques du mari, relevant d'une attente soigneusement écartée de l'éducation d'une jeune fille, et l'image idyllique et sentimentale du mariage qu'elle tient de cette éducation et qui lui promettait un tout autre type de partenaire; discordance entre l'autorité qu'elle se voit obligée de prendre sur son mari (dont elle fait la carrière) et le respect qu'elle se doit de lui rendre en public (p. 707). Il s'y ajoute la discordance entre la voix du devoir, en particulier maternel, et l'appel de l'amour du lord-médecin; qu'on se reporte à la scène de la dernière rencontre entre Grenville et Julie (p. 733). Toutes ces discordances ne sont que des variations sur le pluriel

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fondamental de la femme mariée, sommée de garder le décorum d'un mariagequi
l'a déçue.

Ajoutons toutefois qu'il ne suffit pas de quelques antinomies pour constituer la vie plurielle. Ainsi, pour prendre un exemple français, les héros cornéliens, si partagés soient-ils entre des devoirs contradictoires, voire entre l'amour et le devoir, ne vivent pas d'une vie plurielle. Notre culture ne connaît ce style de vie que dans la mesure où elle masque les conflits de rôles (qu'elle multiplie à l'excès) par cette défense élémentaire qui consiste à proscrire la différence, à installer un faux semblant d'égalité. Il n'y a de vie plurielle que là où les conflits de rôles sont insolubles parce que la norme sociale oblige à cacher - à se cacher à soi-même - un des termes de l'antinomie. Il est vrai qu'une telle défense n'intervient que là où les conflits de rôles sont devenus tellement fréquents que la culture se sent incapable de les intégrer autrement.

Si Mme d'Aiglemont est suffisamment lucide pour voir ses diverses aspirations, elle se croit toutefois obligée de s'identifier, jusque dans son introspection, à des rôles partiels, de prolonger, jusque dans son intimité psychique, son hypocrisie sociale. Mme d'Aiglemont souffre de

bien des maux qu'elle ensevelissait dans son cœur (...) son existence cachait
une bien amère dérision, (p. 707)

Vous vous cachez même de nous, reprit-il, mais peut-être aussi de vous-même,
(p. 683)

C'est ici le point exact où l'intimité sophistiquée que décrit la psychanalyse
s'articule sur la vie plurielle.

Cette réduction du conflit de rôles n'est pas seulement le fait de l'individu qui en souffre; en général, tout son entourage y participe en refusant de reconnaître la complexité de la situation, en se construisant une image partielle (et partiale) de la victime. Ainsi, les souffrances de la vie plurielle s'aggravent du fait de la solitude qu'entraîne l'incompréhension.

Balzac insiste souvent sur cette solitude de son héroïne, sur ses «souffrances
inconnues» (p. 786):

Ces longues mélancolies étaient inconnues; nulle créature ne recueillait ses regards
ternes, ses larmes arrières jetées au hasard et dans la solitude, (p. 711).

A qui pouvait-elle dire: Je souffre! Ses larmes auraient offensé son mari, cause première de la catastrophe. Les lois, les mœurs proscrivaient sa plainte; une amie en eut joui, un homme en eut spéculé; non, cette pauvre affligée ne pouvait pleurer à son aise que dans un désert, (p. 740)

Ce désert que la société crée autour des victimes du pluriel, Balzac a cherché
à le rendre plus sensible; à cet effet, il a souligné l'incompréhension du monde

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à l'égard de Mme d'Aiglemont en la montrant entourée d'appréciations changeantes, victime de plusieurs erreurs. Au début, elle souffre «d'une maladie presque voluptueuse en apparence, et qui pouvait passer aux yeux des gens superficiels pour une fantaisie de petite-maîtresse» (p. 708); plus tard, elle a «son heure de célébrité sans que personne pût rendre compte des motifs sur lesquels se fondait sa renommée» (p. 737); plus tard encore, «toute la vie de Mme d'Aiglemont devait être en quelque sorte oubliée» (p. 835). Enfin, avec une intention symbolique évidente, l'auteur, pour conclure,la laisse devenir «un peu sourde» (p. 842).

Des exigences contradictoires, impossibles à intégrer et dont l'individu aussi bien que la société cherchent à se défaire en refoulant tout ce qui ne cadre pas avec le rôle partiel adopté en vertu d'un code non écrit, voilà ce que la métablétique appelle vie plurielle; le refoulement individuel entraîne l'opacité d'une partie de la vie psychique, le refoulement social entoure la victime du pluriel de solitude.

Il serait étonnant que Balzac n'en vînt pas à mettre en question la culture qui produit de tels phénomènes. Cette protestation se fait jour à travers les thèmes traditionnels du féminismes; le roman fait parfois penser à Maison de Poupée. Comme souvent lorsque Balzac passe à la contestation explicite, sa réthorique rend un son un peu creux : la vertu révolutionnaire du conservateur Balzac était plutôt dans son imagination que dans sa pensée.

Je ne citerai que deux fragments qui me paraissent orienter la critique dans
le sens de ce que cette lecture appelle «vie plurielle»:

La réclusion ordonnée autrefois à la femme en Grèce, en Orient, et qui devient de mode en Angleterre, est la seule sauvegarde de la morale domestique; mais sous l'empire de ce système, les agréments du monde périssent, ni la société, ni la politesse, ni l'élégance des mœurs ne sont alors possibles. Les nations devront choisir, (p. 769)

Autrement dit, le problème est tout entier dans l'incompatibilité entre les
prescriptions de la «morale domestique» et les exigences des «agréments du
monde», ou, plus exactement, dans le refus de «choisir»:

La sainteté des femmes est inconciliable avec les devoirs et les libertés du monde. Emanciper les femmes, c'est les corrompre. En accordant à un étranger le droit d'entrer dans le sanctuaire du ménage, n'est-ce pas se mettre à sa merci? mais qu'une femme l'y attire, n'est-ce pas une faute, ou pour être exact, le commencement d'une faute? Il faut accepter cette théorie dans toute sa rigueur ou



5: voir Pierre Barbéris, Balzac, une Mythologie réaliste, p. 111.

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absoudre les passions. Jusqu'à présent, en France, la Société a su prendre un
mezzo termine: elle se moque des malheurs. Comme les Spartiates qui ne
punissaient que la maladresse, elle semble admettre le vol. (p. 763)

Ici encore, l'exigence d'un choix se fait sentir dans la dénonciation du
«mezzo termine» que la suite du passage ré-accrédite, toutefois, de façon
inattendue - avec, il est vrai, un «peut-être» tout à l'honneur de Balzac:

Mais peut-être ce système est-il très sage. Le mépris général constitue le plus
affreux des châtiments en ce qu'il atteint la femme au cœur. Les femmes tiennent
et doivent tenir à être honorées; car sans l'estime elles n'existent plus. (p. 763)

La culpabilisation du malheur, punition dont la cruauté prouve la sagesse,
servirait donc de protection contre les écarts passionnels.

Comment ne pas penser à l'internement asilaire?6 Celui-ci est né aux abords de la Révolution Française d'un demi-siècle de «grande peur» devant la montée de la folie, montée que, m'écartant ici de Michel Foucault, je crois plausible de rattacher à la dislocation des solidarités sociales et naturelles, dont la métablétique situe précisément le début vers la moitié du dixhuitième siècle. Si l'asile cesse de confondre déments et criminels, ce n'est pas, comme le croyaient Tuke et Pinel eux-mêmes, pour libérer les premiers. Quoiqu'il les délivrât des chaînes et des privations, l'asile n'en procédait pas moins à une mise au pas des déments, des victimes de la vie plurielle; il cherchait surtout à leur inculquer un sentiment de culpabilité qui les fît retourner à la norme commune. Après avoir été, pendant l'âge classique, erreur ou aveuglement, îe trouble psychique sera désormais faute morale.

L'écriture balzacienne tend elle aussi à culpabiliser la souffrance psychique;
quelquefois, le cheminement est fort voyant:

Elle souffrait par elle et pour elle.
Souffrir ainsi, n'est-ce pas mettre le pied dans l'égoïsme? (p. 741)

Le mot « égoïsme »7 est éminemment favorable à ce type de glissement ; si
l'on se souvient que la vie plurielle se caractérise par la solitude qu'elle



6: Ce paragraphe résume, avec les simplifications inévitables, Michel Foucault, Histoire de la Folie à l'âge classique, 3ème partie, chap. 1-3-4.

7: Ce mot revient souvent, voir p. ex. «Toutes les fautes, les crimes peut-être, ont pour principe un mauvais raisonnement ou quelque excès d'égoïsme» (p. 718); à Saint-Lange. Julie va faire «un terrible apprentissage d'égoïsme» (p. 738); et le curé du lieu se désole devant «ce cœur que le mal avait desséché au lieu de l'attendrir, et où le grain du Semeur céleste ne devait pas germer, puisque sa voix douce y était étouffée par la grande et terrible clameur de l'égoïsme» (p. 753).

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crée autour de ses victimes, on comprendra qu'il suffit d'un coup de pouce
idéologique pour ne voir que de l'égoïsme chez ceux qu'en fait seule l'incompréhensionsociale

Plus importante, plus significative de l'évidence qu'avait pu atteindre l'association somme toute récente entre mal psychique et mal moral, me paraît l'impulsion sans doute irréfléchie qui a amené Balzac à culpabiliser son héroïne au niveau même de la fiction romanesque.

La première scène du roman nous montre le père de Julie lui recommandant de ne pas épouser Victor; le mariage qui fera son malheur s'inscrit ainsi sous le signe de la désobéissance. Toute l'expérience que Julie fera de son malheur sera marquée par cette faute originelle:

J'ai eu le tort de ne pas avoir écouté la répugnance de mon père qui ne voulait
pas de Victor pour gendre, (p. 698)

Je ne dois pas murmurer, le malheur de ma vie est mon ouvrage, (p. 724) Mais moi seule parmi les malheureuses créatures si fatalement accouplées je dois garder le silence! moi seule suis l'auteur du mal, j'ai voulu mon mariage (p. 747), etc.

Toutefois, Balzac se montre loin d'adhérer complètement à cette condamnation; à la relecture, la scène de l'entretien avec le père paraît singulièrement ambiguë. Si le père se montre soucieux de l'avenir de sa fille, le texte suggère que sa sollicitude n'est pas exempte d'égoïsme. Telle réflexion incidente en restreint d'ailleurs la portée:

II semblait se dire: Elle est heureuse aujourd'hui, le sera-t-elle toujours? Car les
vieillards sont assez enclins à doter de leur chagrin l'avenir des jeunes gens,
(p. 675)

S'il est normal que le père, attaché à sa fille, souffre de la voir le quitter, il
semble bien moins évident que cet attachement ait une coloration si erotique,
encore que ce soit dans un discours connotatif :

Un amant n'aurait pas eu tant de soin. L'inconnu devait être le père de cette
enfant, (p. 673)

L'évidence de l'enchaînement semble montrer que l'image du père-amant,
anticipation évidente sur le Surmoi féminin, tel que le décrit Freud, était
déjà familière au public:

L'on te croit ma femme, dit-il à l'oreille de la jeune personne, (p. 673)
Le vieillard contemplait avec une sombre et douloureuse inquiétude, le visage

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épanoui de sa fille, et des sentiments de pitié, de jalousie, des regrets même se
glissèrent dans ses rides contractées, (p. 682)

Un amant, un mari nous ravissent vos cœurs, (p. 683)

et enfin cette phrase dont le sens sous-jacent nous paraît fort net:

Julie, j'aimerais mieux te savoir amoureuse d'un vieillard que de te voir aimant
le colonel, (p. 684)

Outre l'insistance de ces connotations erotiques, la description complaisante des manèges grâce auxquels le père espionne sa filleB, rend suspecte cette sagesse du père en vertu de laquelle le texte établira ensuite la culpabilité de Julie.

Comme Balzac noue volontiers une relation symbolique entre les scènes romanesques et leur décor, on peut supposer qu'il n'est pas indifférent que l'entretien de Julie avec son père ait lieu lors de la dernière parade de Napoléon, la veille de son départ pour la campagne de Russie ; sous la description admirative des manœuvres, le texte ne nous fait lire, dans cette fête qu'«un simulacre de la puissance divine, ou mieux une fugitive image de ce règne si fugitif» (p. 680) - indication symbolique du fait que la sagesse du père, fût-elle citée tout au long du texte avec admiration, ne saurait offrir, en tout état de cause, qu'un appui illusoire?

Nous trouverons un autre exemple de culpabilisation artificielle, à la fois mieux dissimulée et plus univoque, dans l'histoire d'Hélène, fille aînée de Mme d'Aiglemont. Celle-ci n'aime pas sa fille aînée, qu'elle compare sans cesse aux enfants qu'elle aurait pu avoir du lord-médecin Grenville, dont elle avait refusé l'amour, puis aux enfants qu'elle a eus de Félix Vandenesse, Charles et Moïna.

Or, devenue adolescente, Hélène se retire dans une solitude qui peut paraîtrealtière,
mais qui est faite d'un sentiment d'indignité. Cette évolution, qui
l'amènera finalement à s'enfuir avec un meurtrier, seul type d'homme dont



8: voir p. ex.: «Le vieillard, qui semblait avoir exprès laissé les deux jeunes gens ensemble, restait dans une attitude grave, un peu en arrière de sa fille; mais il l'observait à la dérobée, et tâchait de lui inspirer une fausse sécurité en paraissant absorbé dans la contemplation du magnifique spectacle qu'offrait le Carrousel! Quand Julie reporta sur son père le regard d'un écolier inquiet de son maître, le vieillard répondit même par un sourire de gaieté bienveillante; mais son œil perçant avait suivi l'officier jusque sous l'arcade, et aucun événement de cette scène rapide ne lui avait échappé. » (p. 677).

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elle ne se sente pas indigne, n'est pas étonnante. La psychologie moderne sait combien les attentes des parents à l'égard de leurs enfants marquent la personnalité de ceux-ci ; en particulier l'attitude qu'une mère adopte inconsciemmentà l'égard de son enfant se reflète dans le comportement de celui-ci9. Or, Mme d'Aiglemont hait sa fille aînée, l'enfant du devoir, d'une haine qu'elle refoule par attachement à ses devoirs de mère. Cette haine suffit à expliquer le sentiment d'indignité de la fille: refoulée, elle a pu marquer le tempérament d'Hélène qui en viendrait ainsi à se prendre en haine ellemême.Le texte nous achemine d'ailleurs vers cette explication:

Quand Hélène me parle, je lui voudrais une autre voix; quand elle me regarde, je lui voudrais d'autres yeux. Elle est là pour m'attester tout ce qui devrait être et tout ce qui n'est pas. Elle m'est insupportable! Je lui souris, je tâche de la dédommager des sentiments qu'elle me vole. (p. 750)

Avant d'arriver à la scène du meurtrier, le texte revient sur les rapports de Mme d'Aiglemont avec sa fille aînée; il va de supposition en supposition, bien plus circonspect - d'une circonspection qui s'accorde d'ailleurs avec le refoulement de la haine, si elle ne coïncide pas avec lui. Le «sinistre mystère» (p. 793) suffit de toute façon à expliquer la dépression maladive d'Hélène, d'autant plus que, lors du départ de sa fille, la mère joue un rôle que le texte, tout en le laissant dans le vague, nous permet de deviner important.

Voilà donc une situation qui semble psychologiquement cohérente. Cependant,le texte ajoute une détermination superflue au comportement d'Hélène, détermination qui relève d'ailleurs d'un incident à peine vraisemblable: par mégarde, Hélène a tué son frère cadet, Charles, qui, lui, est un enfant de l'amour; et cette maladresse correspondait trop bien à ses vœux inconscients pour qu'elle ne s'en sentît pas coupable comme d'un meurtre. Ainsi, la tendanceà culpabiliser la souffrance psychique s'avère tellement forte que l'imaginationromanesque de Balzac se sent obligée d'inventer une culpabilité parfaitement superflue pour expliquer un état de fait qui serait explicable sans elle. Ajoutons que, dans son raffinement idéologique, la fiction va jusqu'àaccréditer cette invraisemblance en s'en distançantlo, en déclarant



9: voir p. ex. le livre suggestif de Maud Mannoni, U enfant, sa « Maladie » et les autres.

10: La distanciation du narrateur impliquant ici «un effet de réel» - comme, lors de la mort du lord-médecin: «Les événements de cette nuit n'ont pas été tous parfaitement connus», (p. 736).

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exagéré le sentiment de culpabilité d'Hélène («des rigidités qui dépassent la
juste mesure») (p. 792).

La description des maux dont souffre Mme d'Aiglemont nous a permis de les rattacher à la vie plurielle, leur interprétation éthique oscillait toutefois entre la mise en question sociale et la culpabilisation de la victime. Le texte parvenait ainsi à esquiver la montée du désordre, la menace qu'implique tout éclatement de la vie plurielle, en l'inscrivant dans le destin personnel de sa victime.

Il semble pourtant y avoir un moment où il serait difficile de masquer le désordre, d'en éviter la contagion: c'est le moment de l'aide à apporter - de ce qu'on appelle, d'un terme plus courant mais bien moins innocent, la psychothérapie. La vie plurielle - nous l'avons dit à plusieurs reprises - suspend les relations humaines, enferme sa victime dans la solitude; l'aide est avant tout restauration des contacts à travers le contact singulier que le thérapeute doit savoir établir. Dans cette rencontre privilégiée, l'expérience antérieure est reprise, réorganisée en vue d'un nouveau singulier qui domine les conflits de rôles qui ont amené le mal.

Toutefois, il existe deux singuliers: un singulier complexe qui est à la mesure de l'épanouissement d'une personnalité, et le singulier minimal que crée la mise au pas, renouvellement dans la mesure où la rentrée dans le rang «renouvelle» une vie en désordre. Nous avons vu comment, selon Gilles Deleuze, la théorie de l'Œdipe sert essentiellement à favoriser la dernière - il est vrai que le nietszchccn Deleuze ne croirait sans doute guère à ce que mon système de référence m'a fait indiquer comme «singulier complexe». Que la psychothérapie freudienne, contrairement, p. ex., à celle de Jung, ait préféré ce singulier minimal, est fort compréhensible ; ce singulier permet le maintien d'une certaine distance entre le thérapeute et le patient, alors que la recherche d'un singulier complexe à la mesure de la situation exige que le thérapeute entre réellement dans le pluriel intime de son patient. L'autoritarisme de la psychanalyse est essentiellement une ségrégation du pluriel qu'incarne le patient.

Cette ségrégation hérite d'une figure où l'on peut voir un résidu de la thérapie asilaire, le médecin autour duquel cette thérapie avait créé une aura de toute puissance occulte. Que Freud ait renoncé à toute intervention proprement médicale ne l'a pas empêché d'accaparer au profit de ses cures les prestiges traditionnels du médecin. II prolonge ainsi l'expérience asilaire où déjà Tuke et Pinel «n'avaient pas introduit une science, mais un personnagedont les pouvoirs n'empruntaient à ce savoir que leur déguisement,

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ou, tout au plus, leur justification (...), sa pratique médicale ne faisant
longtemps que commenter les vieux rites de l'Ordre, de l'Autorité et du
Châtiment »11.

Autoritarisme et médicalisation permettent ainsi de sauvegarder, dans le mouvement même qui va à sa rencontre, la ségrégation du désordre. Nous retrouverons ces tendances chez Balzac; lorsqu'il imagine des événements qui se rapprochent de la cure, il esquisse des tendances analogues.

Quelques mois après son mariage, Julie rencontre un jeune Anglais, milord Grenville; une idylle discrète, toute platonique, se noue entre eux. Grenville imagine un moyen assez original pour entrer en contact avec Julie: comme il est médecin, il profite d'une conversation de salon pour offrir à Mme d'Aiglemont d'essayer une thérapie inédite sur Julie tombée malade.

De fait, la situation est fort peu médicale; certains éléments de l'intrigue semblent même destinés à souligner l'irrelevance du statut médical du personnage dans cette réussite qui tient avant tout à une levée, fût-elle sublimée, de frustrations. Ainsi, Grenville n'est médecin que par hasard (p. 695), et la thérapie qu'il entend pratiquer est des moins médicales:

II faut surtout avoir de la fortune, voyager, suivre scrupuleusement des prescriptions
qui varient chaque jour et n'ont rien de désagréable, (p. 717)

Que Grenville soit médecin lui permet surtout de tromper le marquis d'Aiglemontl2; Julie guérira parce que l'amour respectueux de Grenville lui ouvre une expérience du singulier, une rencontre qui écarte toute interférenc el3, puisqu'elle y est l'objet de

la passion pure et vraie d'un homme jeune, dont toutes les pensées appartiennent à sa bien-aimée, dont tous les moments lui sont consacrés, qui n'a point de détour, qui rougit de ce qui fait rougir une femme, ne lui donne point de rivales et se livre à elle sans songer à l'ambition, ni à la gloire, ni à la fortune, (p. 715) (Julie et Grenville) obéissaient à une même volonté, s'arrêtaient, impressionnés par les mêmes sensations; leurs regards, leurs paroles correspondaient à des pensées mutuelles, (p. 720)



11: Michel Foucault, Histoire de la Folie à l'Age classique, p. 525.

12: Outre le fait qu'il s'introduit dans son intimité en lui proposant de guérir sa femme (p. 717), on notera que, plus tard, à un moment critique, Julie escompte qu'une «visite de l'ancien docteur» paraîtra «fort naturelle» (p. 733).

13: En dehors de toute perspective de psychologie historique, Albert Béguin rapproche l'amour tel que l'imagine Balzac du mythe réconciliateur de l'androgyne {Balzac lu et relu, p. 77).

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Par le truchement du mythe romantique du paysage-état d'âme, le texte en vient même à restaurer, autour de cet amour singulier, les grandes solidarités avec la nature, mais peut-être serait-il plus exact de dire que l'insistance un peu lourde sur l'accord de la nature sert à conjurer le pluriel qui guette malgré tout un amour condammé à rester secret; ainsi dans ce passage où le bonheur foncièrement pluriel qui consiste à savourer le caché est exorcisé par le paysage:

l'aspect du vaste bassin de la Loire, l'élévation de la jolie colline où les amants s'étaient assis causaient peut-être le calme délicieux dans lequel ils savourèrent d'abord le bonheur qu'on goûte à deviner l'étendue d'une passion cachée sous des paroles insignifiantes en apparence (...) La nature se chargeait de leur exprimer un amour dont ils n'osaient parler, (p. 722)

Tout l'épisode Grenville ne parvient à esquiver le pluriel qui menace l'amour
interdit qu'en se parant, de façon fort voyante, des couleurs conventionelles
de l'idylle.

Or, c'est sans doute cette imminence du pluriel qui fait que, dans ce texte, la médecine de Grenville ne figure pas seulement la traditionnelle ruse de l'amant; elle est aussi une ruse de la fiction elle-même, qui cherche à masquer la présence du pluriel dans l'événement même qui l'abolit - et qui l'abolit si peu. Ainsi, il est question des «simples et savantes prescriptions» (p. 721) de Grenville, de «santé rendue» (p. 721), de «vie restituée» (p. 723). A cet égard, l'ambiguïté du texte est tout entière dans une phrase qui signifie à la fois le remède au pluriel et le masque du remède:

la malade et son médecin marchaient du même pas sans être étonnés d'un accord
qui paraissait avoir existé dès le premier jour où ils marchèrent ensemble, (p. 720)

Lorsqu'après la mort de Grenville, Julie vit retirée dans sa campagne de Saint-Lange, le curé du lieu vient essayer de l'aider. Comme il est fort peu question de religion dans leurs entretiens - «je ne suis pas au confessionnal» (p. 744) - il semble légitime de les rapprocher d'une cure psychiatrique. Ils s'en rapprochent d'autant plus que, bien plus nettement que l'épisode Grenville, qui esquissait l'accès à un singulier authentique, ils cherchent à obtenir une soumission de la marquise à la norme commune.

Julie trouve d'abord un semblant de soulagement dans l'intérêt que lui témoigne le curé: elle y pressent la possibilité d'un contact authentique avec un «confident inespéré» (p. 746), rôle dans lequel le curé s'accrédite en racontant son passé: ce père qui a perdu ses trois fils à Waterloo semble tout désigné pour sympathiser avec les souffrances de Julie.

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Le texte restera solidaire des visées du curé, auréolant ainsi un dessein essentiellement répressif de tous les prestiges d'un passé pathétique. Il n'en comporte pas moins quelques notations qui montrent comment ces desseins vicient la réciprocité du dialogue, et dès lors toute sympathie authentique. Ainsi, le curé a un «regard inquisiteur» (p. 751) ou encore, dans une résurgence remarquable de la métaphore médicale, «un regard semblable à celui que lance un médecin sur un malade en danger» (p. 746). Il esquisse d'ailleurs des calculs de diplomate («son art» p. 746).

En fait, ces entretiens ne font que simuler la rencontre; pour qui se propose une mise au pas, une relation humaine ne saurait être une aventure, elle n'est que dessein - et si elle mime la relation ouverte, les cartes se trouvent faussées d'entrée de jeu. En psychothérapie freudienne, ce vice de situation se masque sous la fameuse impassibilité de l'analyste, impassibilité qui me paraît préfigurée dans un détail comme:

il baissa respectueusement les yeux pour ne pas laisser voir les doutes qui
pouvaient se peindre dans son regard, (p. 753)

Au moment où la mise au pas se révèle devoir échouer, le curé se retire, refusant de «ravaler son ministère en se faisant le complaisant d'une passion» (p. 754) ; on voit combien peu il s'agissait de sympathie. On pourrait en dire autant de la toute dernière phrase du chapitre, qui d'ailleurs se déclare d'accord avec les projets du curé:

le prêtre avait trop raison contre cette pauvre Artémise d'Ephèse. (p. 754)

Les mythes qu'invente Balzac ont ceci de particulier qu'ils sont souvent plus proches de la réalité et de ses dynamismes essentiels que ne le sont les écrits prétendus réalistesl4. Un épisode de mélodrame comme celui du meurtrierpirate qui enlève Hélène n'est pas à proprement parler un mythe ; n'empêche qu'ici encore, l'épisode le moins «réaliste» du roman paraît le plus riche d'intuition.

Un soir de Noël, les d'Aiglemont hébergent un meurtrier qui, poursuivi par la police, est parvenu à surprendre la parole d'honneur du général. Lorsque, sur le point de quitter la maison, il vient saluer la famille, Hélène décide de le suivre. Quelques années plus tard, le père, de retour d'Amérique, est capturé par un pirate qui s'avère être ce meurtrier; il est relâché après



14: La remarque est de Lukacs; cité dans Pierre Barbéris, Balzac, une Mythologie réaliste, p. 141.

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avoir revu sa fille, qui se déclare parfaitement heureuse. Après la mort de son
mari, Mme d'Aiglemont assiste, grâce à une rencontre fortuite, à l'agonie
de sa fille aînée.

La famille des d'Aiglemont, que le début de ce passage nous dépeint paradoxalement sous les couleurs les plus idylliquesls, n'en est pas moins travaillée par les forces dissolvantes du pluriel: le général n'admet l'étranger que parce qu'il s'est laissé surprendre par sa parole; il le renverrait d'ailleurs volontiers s'il ne se sentait observé par son fils à qui il vient de faire un prêche sur le respect dû à la parole (p. 796) ; et les relations d'Hélène avec sa mère y sont empreintes de cette opacité caractéristique du pluriel qui les isole de leur entourage:

nul homme n'aurait eu Y œil assez perspicace pour sonder la profondeur de ces
deux cœurs féminins, (p. 793)

Correspondant à un décorum qu'entend garder la famille, les couleurs idylliques
du début ne font d'ailleurs que renforcer ce pluriel.

Le départ d'Hélène avec le meurtrier figure à la fois la crise de cette situation tendue et l'instauration violente d'un nouveau singulier. Le texte montre comment ce départ comble les vœux (inconscients) de la mère, vœux dont nous avons vu l'importance pour l'attitude d'Hélène envers elle-même: c'est la mère qui envoie Hélène dans la chambre où le général a enfermé son hôte importun (p. 801); plus tard, la mère sera la première à formuler l'idée qu'Hélène suive le meurtrier - il est vrai qu'elle prétend interpréter un mot que sa fille lui a dit à l'oreille :

puisque ma mère traduit si mal une exclamation presque involontaire, dit Hélène
à voix basse, je réaliserai ses vœux. (p. 805)

Remarquons qu'ici encore, le récit surimprime une culpabilité individuelle à la crise qui naît d'une interrelation: Hélène suit le meurtrier parce qu'ayant elle-même commis un crime involontaire, le meurtrier est le seul dont elle ne se croit pas indigne (p. 804).

En même temps, cette scène marque l'avènement d'un nouveau singulier,
dû surtout à la forte personnalité du meurtrier, suffisamment imposante pour
écarter toute interférence qui viendrait troubler le développement qu'il



15: L'idylle sert ici des fins idéologiques précises: «il semble que l'univers soit là devant nous, sous une forme enchanteresse, qu'il déroule ses grandes idées d'ordre, que la vie sociale plaide pour ses lois en parlant de l'avenir.» (p. 791).

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suscite. Ce pouvoir mystérieux est rattaché surtout au regard du meurtrier, regard par lequel il force l'entrée de la maison (p. 796), qui réveille chez Hélène «un monde de pensées inconnues» (p. 803), écarte les objections du général (p. 804), impose le silence à sa femme (p. 805), empêche le général de tirer le cordon de la sonnette (p. 806) ou de décharger son revolver (p. 809). Ce regard est un «charme» (pp. 802, 810), une «puissance surnaturelle (p. 807), à la fois infernale et céleste (p. 809).

Le mythe ne parvient à imaginer le singulier que sous la forme d'une domination qui frise l'hypnose; pour le métabléticien, ceci rappelle inévitablement les séances de magnétisme qui elles aussi devaient, du moins selon Van den Berg, le plus clair de leur succès au fait que le public contemporain y cherchait l'occasion de savourer un singulier dû à l'impact d'une forte personnalité (Mesmer, Puységur, Lavater ... ).

Le singulier qui émane de la présence du meurtrier trouve sa réalisation complète sur le bateau de pirate dont celui-ci deviendra le chef; toute la scène de la seconde rencontre entre le général et son «gendre» me semble imaginée à seule fin d'amener quelques paroles enthousiastes d'Hélène, paroles dont la clarté se passe de commentaire:

notre existence est une et ne se scinde pas. Nous vivons tous de la même vie, tous
inscrits sur la même page, portés par le même esquif ... (p. 825)

Dans la petite société que constitue l'équipage du navire, la cohésion
sociale est restaurée, tous les méfaits de la vie plurielle se trouvent annulés.

Annulés ou plutôt suspendus, puisque Balzac ne parvient pas à adhérer jusqu'au bout à son mythe : Hélène, qui s'est aventurée dans ce bonheur horsla-loi, verra son monde s'écrouler autour d'elle - elle se condamnera dans ses dernières paroles :

Le bonheur ne se trouve jamais en dehors des lois. (p. 833)16

Ainsi ce mythe si prometteur se trouve annulé en dernière instance.

Que les victimes de la maladie psychique soient, selon le mot de Karen Horney,les
« souffre-douleurs de notre culture »17 ne leur a pas valu une large



16: que Julie commentera: «ta sœur voulait sans doute te dire, Moina, que le bonheur ne se trouve, jamais pour une fille, dans une vie romanesque, en dehors des idées reçues, et, surtout, loin de sa mère (p. 833).

17: Karen Horney, La Personnalité névrotique de notre Temps, p. 213.

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compréhension, bien au contraire. Il semble plutôt que, parlant de ces victimes, cette culture se sente le besoin de défigurer leur visage - de peur sans doute d'y reconnaître ses propres traits. La psychanalyse freudienne elle-même, qui, à ce sujet, constitue le discours scientifique le plus prestigieux de notre siècle, ne parvient qu'à mêler inextricablement une clairvoyance supérieure à divers faux-fuyants idéologiques. Le discours romanesquede Balzac, qui ne prétend évidemment pas à la cohérence d'un exposé discursif, se montre d'une incohérence plus voyante mais foncièrementidentique : s'il anticipe sur la lucidité de la psychanalyse, voire parfois sur celle des psychologies qui la dépassent, il s'essaie souvent aux mêmes masques que Freud, en ajoutant en outre cette complication qu'il dénonce quelquefois, dans la fiction, l'idéologie que proposent ses prises de position explicites - ainsi au sujet de la sagesse du père ou de la médication de Grenville.Si Balzac appartient à la préhistoire littéraire de la psychanalyse, il y prend somme toute figure d'un dépassement avorté de celle-ci.

Paul Pelckmans

Anvers



18: Cette analyse ne prétend pas fournir une lecture psychologique exhaustive de La Femme de trente Ans. Cherchant surtout à rattacher le roman à un «moment» métablétique, elle a dû négliger tout ce qui le relie à la mythologie personnelle de son auteur. Ainsi, la culpabilisation de Julie et l'incident où la fille négligée tue son frère cadet qui est l'enfant préféré de sa mère, se rattachent sans doute à un fantasme de vengeance sur la mère. La présence insistante de ce fantasme dans l'œuvre de Balzac tient probablement à ses rapports tendus avec sa propre mère - sur ces rapports et leur incidence sur l'œuvre du romancier, lire p. ex. Gaétan Picon, Balzac par lui-même, pp. 28-36. Signalons aussi que, dans cet article, qui se veut présentation autant qu'application de la métablétique, j'ai cru pouvoir passer sous silence les réserves que la pensée vandenbergienne a pu rencontrer. Qu'il me soit permis de renvoyer au livre de Parabirsing, De Metabletische Méthode, Leiden 1974, qui résume longuement l'accueil qui lui a été fait.

Bibliographie

Balzac: La Femme de trente Ans in La comédie humaine, t. 7. pp. 673-846, Paris, Gallimard
1951 (La Pléiade)

Barbéris, Pierre: Balzac, une mythologie réaliste, Paris, Larousse 1971.

Béguin, Albert: Balzac lu et relu, Paris, Seuil 1956.

Foucault. Michel: Histoire de la folie à Page classique, Paris, Gallimard 1972.

Szasz, Thomas: Ideology and Insanity, New York, Doubleday et Cie 1970.

Van den Berg, Jean: Metableîica, Nijkerk, Callenbach 1956 (trad. française Métablétique,
Paris, Bûchet-Chastel 1963).

Van den Berg, Jean: Leven in meervoud, Nijkerk, Callenbach 1963 {Vivre au pluriel).

Van den Berg, Jean: Dubieuze lie/de in de omgang met het kind, Nijkerk, Callenbach
1959 {Affections douteuses dans la pédagogie)