Revue Romane, Bind 12 (1977) 1

Sur la concurrence des types de Pascal/pascalien

Marek Gawelko

O. Anker Teilgârd Laugesen a publié ici un article {Revue Romane IX, 1974, fase. 2, p. 255-276): «Mots dérivés de noms d'auteurs», sur des adjectifs dérivés de noms d'auteurs comme Molière, Racine, Pascal. Ces adjectifs subissent la concurrence de tournures analytiques. Le choix entre ces deux types de formes tient, d'après l'auteur, à des critères externes : les adjectifs sont fréquents dans les textes présentant une analyse de l'œuvre de ces écrivains, ils sont rares dans d'autres types de textes. Nous essaierons de montrer qu'il est possible d'indiquer aussi quelques critères internes de la répartition en question.

1. L'une des conséquences de la doctrine de F. de Saussure est que les linguistes s'attachent davantage à la recherche de traits distinctifs. Ces traits sont recherchés dans le cadre d'éléments synonymes. On traitait fréquemment ensemble deux éléments considérés comme synonymes, dont l'un se répandait aux dépens de l'autre (par ex. dans les langues germaniques les suffixes -ling et -er, le dernier du lat. -arius; en v. fr. -ablel-ible, qui avait un sens actif au Moyen Age, et v. fr. -os, etc.), en se bornant cependant à des formes synonymiques appartenant à une même classe morphologique: on comparait certains suffixes nominaux, verbaux, etc.. Depuis ies dernières décennies, on compare de plus en plus souvent les dérivés avec d'autres formes équivalentes, telles les expressions analytiques, les cas fîexionnels ou les composés.

En ce qui concerne l'adjectif français, on connaît sa concurrence avec la locution de (+ article) + substantif. Cependant, malgré quelques travaux importantsl, les critères de distribution de ces deux formes n'ont pas jusqu'ici été analysés à fond. Il faut donc féliciter A. T. Laugesen de nous avoir fourni, dans son article récent, un riche matériel concernant les conditions d'apparition de ces deux formes. L'intérêt de son article est d'autant plus grand qu'il s'agit d'adjectifs dérivés de noms de personnes, dont il est plutôt rarement question dans les dictionnaires. Se fondant sur quelques textes modernes, l'auteur suit la concurrence entre les adjectifs moliéresque, pascalien, racinien d'une part et les expressions analytiques correspondantes de Molière, de Pascal, de Racine de l'autre. La limitation de la description à quelques adjectifs issus de noms de personnesfavorise



1: Par ex. L. Carlsson, Le degré de cohésion des groupes subst. + de + subst. en français contemporain, étudié d'après la place accordée à Vadjectif épithète, Uppsala 1966; D. Môhle, Das neufranzôsische Adjektiv, Munich 1968; U. Wandruszka, Franzôsische Nominalsyntagmen. Relationsadjektivkonstruktion, 'Subst. -\- Subst.', Kompositum, Prapositionalsyntagma. Munich 1972.

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sonnesfavorisela précision, mais ne permet pas de bien expliquer les différences observéesni
de les mettre dans une perspective plus large. Nous nous proposons ici de
combler cette lacune.

La lacune se manifeste avant tout dans l'explication de la fréquence des adjectifs moliéresque, pascalien et racinien: considérable dans les textes présentant une analyse de l'œuvre de Molière, de Pascal, de Racine, elle est minime dans les autres types de textes. De l'avis de l'auteur, cette distinction se fait selon des critères purement externes: c'est le caractère des textes, leur contenu, qui détermine la fréquence de ces deux formes concurrentes. Pourtant, on pourrait se demander si au fond elle n'est pas déterminée par d'autres critères, internes, eux.

2. Or, nous proposons deux types de critères qui contribuent à expliquer la différence observée: la fréquence du mot primitif et le caractère plus ou moins général du syntagme substantif déterminé et adjectif dérivé. A première vue, le matériel fourni par A. T. Laugesen semble contredire de tels critères, dont le second est d'ailleurs communément adopté, et il ne s'en occupe pas de plus près. Ce problème nécessite une analyse plus approfondie.

Avant d'aborder notre analyse, nous devons faire la restriction suivante. L'existence de critères rigoureux semble peu probable parce que, comme il ressort des données présentées par l'auteur et de celles dont nous disposons (cf. aussi L. Carlsson, op. cit., p. 52), le contingent des adjectifs dérivés par rapport à celui des tournures analytiques varie de livre à livre, et la différence est parfois très considérable. Néanmoins, il est possible d'expliquer l'emploi de la grande majorité des exemples cités par A. T. Laugesen au moyen de quelques tendances générales. C'est de cette façon qu'il faut comprendre ce que nous appelons critères. Vu son sens étymologique, ce terme se prête mieux à notre situation, où il s'agit de discerner une catégorie de formes d'une autre.

Le caractère abstrait du syntagme substantif + adjectif dérivé est une notion mixte; il dépend du caractère abstrait ou concret du mot déterminé et de l'emploi plus ou moins général ou plus ou moins figuré de l'adjectif même. Il est facile de se convaincre que le caractère abstrait du substantif déterminé favorise l'emploi de l'adjectif, au contraire du substantif concret qui favorise la tournure analytique. Des syntagmes tels que une chaise pascalienne, une serviette racinienne, des gants moliéresques sont, dans leur sens propre, difficilement imaginables. Il en est de même des exemples cités par l'auteur: Vépouse de Molière, les contemporains de Molière, les devanciers de Molière, les éducateurs de Racine, les maîtres de Racine, un des maîtres de Racine, où il s'agit d'une possession d'un objet donné par une personne donnée ou d'une relation entre deux personnes

L'emploi de l'adjectif est en général aussi exclu lorsque le substantif est déjà suivi d'un autre adjectif: les pensées pascaliennes, mais les pensées tragiques de Pascal. Nous ne savons pas pourquoi le français évite la rencontre de deux adjectifs postposés au substantif; ce qui est sûr c'est que l'adjectif concrétise le substantif, parfois au point que celui-ci ne peut plus désigner qu'un exemplaire donné: le texte même de Pascal.

Cependant, le critère portant sur le caractère concret des substantifs déterminés est de peu d'utilité: d'une part il souffre d'exceptions (par ex.pièce racinienne), d'autre part il ne concerne qu'un nombre limité d'exemples, les adjectifs suffixes s'accolant à des substantifs à haut degré d'abstraction étant sensiblement plus fréquents, par ex. Vexpressionpascalienne, la position pascalienne, Vargumentation pascalienne, un problème

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pascalien. A ce type d'exemples un autre critère est applicable: l'adjectif se caractérise par un emploi plus abstrait que la tournure analytique correspondante. Dans la série des formes: adjectif- tournure de + substantif- tournure de + article + substantif, c'est la première qui a le caractère le plus abstrait, la dernière le plus concret. Cela ne veut pas dire que l'adjectif ne puisse pas dénoter une relation pure (par ex. appareil téléphonique), ni la tournure de + substantif prendre une valeur figurée (par ex. un homme de fer, un cœur de pierre), mais il s'agit là de cas plutôt exceptionnels.

Comment peut-on expliquer le fait que l'adjectif exprime une notion plus abstraite que ne le fait la tournure analytique? En effet, les adjectifs, même s'ils expriment à l'origine, au moment de leur création, une relation pure, acquièrent facilement des nuances affectives. Déjà en 1921, F. Dornseiff affirme, dans son article «Das Zugehôrigkeitsadjektiv und das Fremdwort» {G RM IX, p. 195), que des suffixes allemands techniques par excellence tels que -el, -ail, -isch connaissent aussi un emploi figuré et tendent à la lexicalisation (cf. aussi M. Gaweiko, «Sur la classification sémantique des adjectifs suffixes», Lingua 36, 1975, p. 309). Il résulte de ces remarques que l'emploi de l'adjectif est relativement fréquent lorsqu'on ne veut pas indiquer une relation pure comme dans le lit de Pascal, mais une relation contenant un certain élément sémantique: l'expression pascalienne est non seulement une expression employée quelque part par Pascal, mais aussi, et peut-être surtout, caractéristique de Pascal, dans le goût de Pascal.

Lorsque cet élément sémantique est considérable, l'adjectif peut être précédé d'un adverbe marquant une quantité: l'expression presque {très, vraiment, etc.) pascalienne, une position spécifiquement pascalienne (p. 259), se mettre avant le substantif, être coordonné avec d'autres adjectifs de qualification: cette argumentation précise et pascalienne, rordre le plus raisonnable ou le plus pascalien (p. 258), etc. (cf. aussi R. Pittet, Adjectif de relation und Bezugsadjektiv in der franzôsischen und deutschen Gegenwartssprache, Zurich 1974, p. 16).

3. Pourtant les critères relatifs à l'emploi général de l'adjectif ont l'inconvénient d'être subjectifs, les marques formelles mentionnées ci-dessus n'apparaissant pas obligatoirement. De plus, ils ne permettent pas d'expliquer tous les cas. Ainsi, dans le texte pascalien, la réponse pascalienne, La Nouvelle Collection moliéresque, Bibliographie moliéresque, les pensées pascaliennes, c'est l'idée de relation ou d'appartenance à une personne donnée qui prédomine sur celle de ressemblance au caractère de cette personne; les substantifs déterminés sont plutôt concrets, et cependant c'est l'adjectif qui est employé. Est-ce bien le caractère du texte traitant de l'œuvre d'une personne qui explique le foisonnement de l'adjectif, ou peut-être ce phénomène trouve-t-il une justification

Nous croyons que notre troisième critère permet d'expliquer l'emploi de la majeure partie de ces adjectifs: plus le mot primitif est souvent employé, plus il y a de chances qu'on emploiera l'adjectif et non la tournure analytique. Ce critère, intéressant différenteslangues, vaut aussi bien pour les adjectifs issus de noms propres que pour ceux dérivés de noms communs. Ainsi, en allemand, la relation avec une matière peut être exprimée au moyen d'un adjectif (par ex. eisern), d'un membre d'un substantif composé (par ex. Holzhaus) ou d'une tournure analytique aus -J- nom de matière (par ex. aus Holz). Or, l'analyse de ces formes concurrentes dans les textes permet de constater que l'emploi des adjectifs se réduit, à quelques exceptions près, à eisern, silbern, golden, stàhlern; les mots primitifs Eisen, Silber, Gold, Stahl sont souvent employés. Dans le

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cadre des adjectifs dérivés de noms de personne, nous trouvons souvent des adjectifs dans des syntagmes comme rétoile napoléonienne, la nature féminine, des bons royaux; en revanche, la tournure analytique est la plus naturelle, sinon la seule possible, dans: la religion a"Abraham, un bâton de maréchal, des tables de banquiers, des familles de lords, etc. (cf. aussi M. Gawetko, «Adjectifs dérivés de noms animés dans les langues allemande, française et polonaise», RRL XX, 1975, fase. 3, p. 279).

Ce dernier critère implique partiellement les précédents: les syntagmes employés souvent subissent davantage la tendance à l'emploi général ou figuré que les syntagmes rares. Malheureusement, nous ne sommes pas à même de présenter ici le problème de l'interdépendance des trois critères mentionnés ci-dessus. De prime abord, il semble qu'aucun ne soit susceptible de supplanter les autres.

4. Revenons maintenant aux exemples cités par A. T. Laugesen et demandons-nous encore une fois pourquoi, dans les textes consacrés à l'analyse littéraire de l'œuvre de Pascal, les syntagmes du type la phrase pascalienne, la pensée pascalienne, le texte pascalien, l'œuvre pascalienne, le pari pascalien sont très fréquents, tandis que l'adjectif est rare dans d'autres types de textes et dans d'autres types de syntagmes. Nous pouvons déjà répondre: c'est surtout parce que, dans les ouvrages consacrés à la critique littéraire, le nom de Pascal (ainsi que celui de Molière et de Racine) apparaît particulièrement souvent. De plus, le caractère de ces ouvrages favorise la formation et l'emploi fréquent de certains syntagmes comme V œuvre pascalienne, le texte pascalien. La caractérisation synthétique s'explique ici par l'économie linguistique. Dans d'autres types d'ouvrages les noms tels que Pascal, Molière, Racine sont moins fréquents, les substantifs déterminés y sont souvent autres que texte, œuvre, le contingent des syntagmes comme les gants de Pascal, rares et à terme déterminé plus concret, y est plus considérable. Il est facile de comprendre que la prépondérance du complément prépositif est, dans le deuxième cas, écrasante.

D'ailleurs, l'auteur lui-même semble approuver implicitement ces conclusions en parlant de «certaines raretés telles que goldsteinien .. . barcosien» (p. 260) et en prétendant que des formes comme rabelaisien, stendhalien et balzacien sont fréquentes (ibid.).

5. Par ces quelques réflexions sur la concurrence des formes du type de Pascal!pascalien, nous avons voulu mettre en évidence le fait qu'elle s'explique non seulement par des critères externes, mais aussi, et surtout, par des critères internes. Nous n'avons pas essayé de répondre à la question de savoir quelle est l'importance relative de chacun de ces types de critères (ni quelle est l'importance de chacun des trois critères internes).

L'éclaircissement de ce problème serait probablement possible si l'on se fondait sur des textes suffisamment variés et nombreux. Comme chacun sait, on doit souvent choisir, en linguistique, entre explication externe et explication interne; ainsi lorsqu'il s'agit d'établir la genèse de changements linguistiques, qui sont dus tantôt à des influences externes, tantôt à des processus internes. L'éclaircissement de la question traitée dans cet article faciliterait peut-être la solution d'autres problèmes analogues.

Cracovie