Revue Romane, Bind 11 (1976) 2

Maurice Crubellier: Histoire Culturelle de la France, XIXe-XXe siècle. A. Collin, Collection «U». Paris, 1974. 454 p.

O. Brabant

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Rien que le titre de l'ouvrage suffit à déclencher chez le lecteur le mécanisme des réflexes de défense. Qui est l'auteur? Quelle conception a-t-il de l'histoire? Qu'est-ce que la culture pour lui?

Pour ma part, en ouvrant le livre, j'entre en sympathie avec Maurice Crubellier, agrégé d'histoire et de géographie, maître de conférences d'histoire moderne et contemporaine, directeur du département d'histoire à l'Université de Reims. La raison de ma sympathie? Les chapitres préliminaires, où l'auteur, en précisant l'objet de son travail, arrête clairement ses «choix» en matière de culture et de méthode d'histoire culturelle. Irremplaçable qualité de l'historien qui se veut «objectif». Attitude infiniment supérieure à celle d'historiens, type «intellectuels en chaise longue», selon le titre de l'essai de Georges Suffert (Pion, 1974), qui n'interprètent jamais, sous prétexte d'un pseudo-objectivisme, ou d'autres qui n'interprètent qu'en vertu d'un certain engagement idéologique. Le premier mérite de cette Histoire culturelle de la France, c'est d'indiquer au lecteur, dès le départ, où il est conduit, par quelles voies il est conduit. J'y reviendrai.

D'abord, de quoi s'agit-il? D'une synthèse,sous une «forme très provisoire», que M. Crubellier tente dans l'espoir de susciter de nouvelles recherches (p. 8). Pas question d'exposer une série de «digests» d'histoire de la littérature, des beaux-arts, des sciences, de la philosophie. . . L'entreprise serait ridicule, quand on songe aux nombreux travaux sur ces sujets, qui, bien entendu, ont droit de cité dans l'histoire culturelle. Crubellier y appuie abondamment sa réflexion et il n'hésite pas, pour les uns et les autres, à en rappeler l'histoire à grands traits, surtoutdans la dernière partie de son livre. Pour son histoire de la culture en France aux XIXe et XXe siècles, M.C. a voulu

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largement fouiller dans ce qui a trop longtempsété considéré comme les «poubellesde l'histoire »: sources privilégiées pour décrypter «la culture telle que la nation tout entière l'a effectivement vécue, ou telle que nous nous imaginons qu'elle l'a vécue» (p. 8). Poste d'observation qui ne fixe pas l'attention de l'historien de la culture sur les seuls documents officiels ou les seuls faits extérieurs, mais, au contraire,l'oblige à s'occuper aussi de tout ce qui forme la vie culturelle d'un peuple (travaux, rites, fêtes, cycles, saisons, mode, presse, école, lycée, université, audiovisuel...). Ainsi, de ce poste d'observation,après avoir analysé «les entreprises culturelles de la révolution» (ch. 2, p. 25-40) pour en constater l'échec (p. 37: «il n'est pas ... aisé ... de forger un homme nouveau»), Crubellier arrive à cerner les caractéristiques des traditions culturelles: culture populaire, culture d'élite et culture bourgeoise (lère partie, p. 49-120); à constater l'interaction entre elles (échanges et transferts, p. 125-136); à observer le phénomène de «déculturationpar la ville et par la grande industrie » (p. 142-162). De îa même manière, Fauteuraborde, en lle partie (p. 167-302), sous forme de bilan (actif-passif, p. 286), «les nouveautés culturelles» (la presse, la mode, l'école républicaine 1880-1968, les mass-media) et leur impact sur la culturede la nation. Dans la lIIe et dernière partie (p. 307-419), M.C. étudie les diversesformes de «la contestation culturelle » : la contestation ouvrière (ch. 13), la contestationdans l'art (ch. 14), l'impact des nouvelles sciences de l'homme (ch. 15: histoire, sociologie, psychanalyse, linguistique),le dégel des Eglises (ch. 16: catholicisme, protestantisme, judaïsme), enfin «les extrémistes de la contestation» (ch. 17: mouvement anarchiste, le surréalisme,la révolte des jeunes, mai 68). La brève mais substantielle conclusion (p. 427-433) fait le bilan de l'histoire culturelledes deux derniers siècles. L'observationdes faits - du poste où il s'est placé - amène M.C. à constater

«d'une part, la liquidation d'une culture populaire traditionnelle . . . dont quelques éléments s'attardent, ou même revivent, parmi nous .. . D'autre part, une sorte de fossilisation de la culture d'élite .. . Quand la démocratie au XXe siècle a voulu en étendre le bénéfice au plus grand nombre possible, alors, mais alors seulement, on a constaté son inadaptation, et que ce n'était pas cela que le peuple voulait».

Et l'auteur d'énoncer un principe qu'il a vérifié plusieurs fois au cours de son étude et qui, semble-t-il, n'est pas près d'être abandonné: «Cruel déphasage de l'action pédagogique par rapport à la vie de la cité» (p. 428).

Pouvoir et culture: la question existe et Crubellier ne l'élude pas. Il lui consacre les dernières pages de son livre. Elles sont d'une particulière lucidité. Ici encore, il a su mettre à profit les travaux des sociologues contemporains. Une Ecole des mass-media ... en fonction d'une économie, d'une politique, d'un pouvoir? Cela s'est vu et se voit encore. Ou ... un Etat qui, comme Malraux, rêve d' «accoucher la masse de ses contemporains du message d'humanité dont elle est porteuse». «La masse, dit l'ex-ministre des affaires culturelles, porte en elle sa fécondité comme sa stérilité, et c'est une de nos tâches de la réduire à sa fécondité» (p. 431).

Comme tous les Etats modernes, l'Etat français est confronté à trois politiques culturelles possibles qui, précise M.C, ne s'excluent pas complètement: rationaliser (.perspective technocratique), noyauter ("perspective politique la plus étroite, celle des gouvernements totalitaires), contrôler

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(perspective libérale et prudente). La valeurde ces politiques est sans doute à juger d'après leur capacité d'assumer la «fonction enzymatique» de la culture, cette vertu créatrice dont parle Edgar Morin et à laquelle Crubellier fait souvent allusion. Selon lui, une troisième force, «en dehors de l'école et souvent contre elle», se donnerait pour tâche de défendre cette fonction aujourd'hui même «dans les maisons des jeunes et de la culture, au théâtre, dans le domaine des arts plastiques,dans les sciences de l'homme, dans les Eglises ...» (p. 430).

Pouvoir et culture: rapports amicaux ou d'inimitié? La question n'est pas simple. Il semble que ces rapports soient appelés à être toujours troubles. Preuve: la crise des M.J.C. (Maisons des Jeunes et de la Culture). Le fait tient, selon l'auteur, au «dilemme fondamental, inscrit au cœur même de la culture»: satisfaire le conformisme de la majorité ou répondre au besoin créateur des minorités? «Que peut faire le pouvoir, même le mieux intentionné, entre la règle démocratique du respect de la majorité et les exigences de la création et de la vie?» Ce point d'interrogation est le point final de l'ouvrage.

«Synthèse risquée», selon Maurice Crubellier, mais synthèse dont le risque est calculé par la science et l'intuition de l'historien. Il ne s'agit donc pas d'une pure histoire événementielle. Le projet de Crubellier est clair depuis le début: il a cru discerner une «évolution» et essayé d'en marquer les principales étapes. On comprend que le plan de son histoire culturelle soit «plus logique que chronologique» et que, si l'ordre de la succession temporelle n'est pas absent, il reste flou, admettant toutes sortes de décalages, d'empiétements, de chevauchements (p. 17).

Dans un tel essai historique, il est révélateur de relever les noms des principaux penseurs auxquels l'auteur se réfère particulièrement. culièrement.Crubellier, pour fonder certaines considérations essentielles, s'appuie, non exclusivement, bien entendu, sur Paul Ricœur, Edgar Morin, Michel Foucault. Des Mots et les Choses, M.C. reconnaît «... ce grand livre difficile - capital pour l'histoire de la culture ...» (p. 352). De Historie et Vérité, M.C. retient notamment qu' «il y a pour l'humanité, deux façons de traverser le temps: la civilisation qui est à base d'accumulation et de progrès et la culture qui repose sur une loi de fidélité et de création» (p. 22). Quant à E. Morin, son analyse de la culture a marqué singulièrement l'essai de Crubellier.

Cela me ramène à la réflexion du début sur les «choix» de M.C. concernant sa notion de «culture» et le sens de sa méthode. Connaître l'une et l'autre est fondamental pour jauger équitablement la démarche de Crubellier. L'auteur, le premier, en comprend l'importance: il en fait sa «première tâche» (ch. 1, p. 9-16). La culture: «mot piégé» selon E. Morin. Crubellier laisse de côté les quelque 161 ou 163 définitions de. la culture recensées par les ethnologues Krœbler et Kuchhorn. «Trop et trop peu», remarque M.C. D'après lui, ces définitions d'ethnologues anglo-saxons et allemands «ne répondent guère à nos habitudes françaises de parler et de dire»! Il préfère partir de Littré pour regrouper «des acceptions plus familières» (p. 10). Mais en tenant compte d'une réalité: le métier d'historien diffère de celui de l'ethnologue.

«Si l'ethnologue, à la rigueur, peut méconnaître sans trop de dommage la tension existant entre un code de croyances,d'idées, de valeurs généralement admis dans une société donnée, et l'aspirationà un autre code idéal, pareille méconnaissance, pour un historien, seraitla pire faute, le péché contre l'esprit de sa discipline. C'est, poursuit M.C,

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la vie des cultures qui importe à l'histoire - leur vie et leur renouvellement. Et c'est de ce côté qu'on a plus de chance, en définitive, de découvrir . .. la spécificité du culturel» (p. 10).

Par cette affirmation, l'auteur n'ignore sans doute pas sur quel terrain périlleux il s'aventure. Toutefois, en ne s'expliquant pas davantage, il se rend vulnérable; on pourra facilement le soupçonner d'interpréter les faits à la lumière de telle ou telle idéologie. Il me semble qu'une allusion à une sociologie objective des valeurs éloignerait du lecteur pointilleux la tentation d'entraîner l'auteur dans des considérations qu'il a sûrement voulu éviter. Pour l'historien, comme pour le sociologue - et cela me semble être la position de M.C. - il s'agit de la vie telle que «comprise et vécue» par une société, il s'agit de valeurs reconnues comme valeurs par cette société, sans en juger «la valeur». C'est subtil, mais la nuance est fondée.

En matière de «culture», M.C. opte pour le concept ethnologique, mais, dit-il, en l'assortissant de trois observations essentielles (p. 11): La. premiere s inspire du sociologue Sorokin qui distingue entre «congères» et «systèmes»; dans cette perspective, Crubellier parlera dans son livre de «système» (p. 52 ss) et non de «structure» au sens des actuelles sciences humaines, car, selon lui, «une culture, quelle qu'elle soit, ne saurait être tenue pour un ensemble parfaitement cohérent» (p. 11). La deuxième fait appel au principe de Lévi-Strauss, pour qui une culture s'affirme en termes d'écarts, donc «moins en elle-même qu'en opposition à d'autres». La troisième se reporte aux études d'E. Morin: pour ce dernier, la culture doit être considérée comme un «système métabolisant» qui s'articule «au système social dans son ensemble », et, «du même coup, écrit Morin, la culture n'est ni une superstructure ni une infrastructure, structure,mais le circuit métabolique qui joint l'infrastructurel au suprastructurel » (p. 12).

Cette dernière observation, on le devine, pèse lourd dans le choix de la méthode de Crubellier. Entre les trois termes que toute culture met en rapport (Io un groupe constitué, 2° des media comme l'école, les rites, etc. ... 3° un message: façon de penser, sentir, etc.), par quel terme commencer? Là encore, M.C. fait des options qu'il justifie par de solides arguments. Sa démarche ira du signifiant au signifié (lerepartie); des media au message (lle partie) malgré le fameux adage de Mac Luharr "le message, c'est le médium», et cela pour des raisons pédagogiques, semble-t-il (cf. p. 14); enfin, M.C. analyse les groupes culturels (lIIe partie). Ici, Crubellier sait bien la charge de polémique idéologique que son choix risque d'allumer. Il s'explique, preuves à l'appui (ses analyses de la «culture bourgeoise» du XIXe s., lére partie):

«... i! n'y a pas eu, au XIXe s., de culture bourgeoise à proprement parler, mais la bourgeoisie se trouve plutôt traversée alors par une frontière culturelle: une partie se réclame d'une culture classique .. . une autre se dégage à grand-peine de la culture de son milieu d'origine. Partir du groupe serait risquer de fortifier la conception de cultures qui seraient des superstructures reflétant des infrastructures socioéconomiques .. . L'Histoire culturelle, nous semble-t-il, doit commencer par affermir son objet, les cultures, qui se distingue indéniablement de celui de l'histoire sociale, les classes» (p. 14).

A propos de la méthode en histoire culturelle, M.C. doit encore prendre positionsur deux autres questions : la « quantification» (les comptages, les statistiques) et la «périodisation». Malgré l'intérêt reconnuà la quantification par de sérieux

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historiens de la culture, tel que A. Dupront,l'auteur choisit de ne faire «à la matière dénombrable ... qu'une place modeste ...» (p. 15). Bien que son choix soit justifié, la raison qu'en donne M.C. n'est pas convaincante: «Ce qui, écrit-il, nous paraît important pour l'instant, c'est de préciser des concepts et d'esquisser des cadres de recherche». Mais ... l'un n'empêche pas l'autre! Quant à la «périodisation»,l'auteur rejoint avec tant d'autresle schéma ternaire de F. Brandel (p. 16): «le temps court» (modes, écoles littéraires et artistiques), «le temps moyen social» (institutions, écoles et Eglises), «le temps long» (systèmes de la culture populaire et classique). On n'a pas de mal à reconnaître, avec l'auteur, la difficulté, sinon l'impossibilité, en histoire culturelle plus qu'en d'autres, d'une chronologie stricte.

Il serait facile de chercher querelle à M.C. sur l'une ou l'autre de ses affirmations ou de ses options. On ne saurait lui reprocher, dans ses prises de position - discutables ou non -, un manque de souci d'objectivité. Témoin cette remarque de la page 51 :

«En ce domaine de la culture plus qu'en tout autre, l'historien doit se garder de fausser sa recherche en y introduisant des jugements de valeur. Le risque est ici particulièrement grand puisque l'histoire appartient à la culture de l'élite et que la culture populaire, pour passer dans l'histoire, doit être transcrite dans le langage de l'autre culture. La tentation est grande, glissant d'un registre à l'autre, de parler de maîtrise, de supériorité dans un cas, d'infériorité, d'inaptitude dans l'autre.»

Ce compte rendu pourrait peut-être donner l'impression que l'ouvrage de M.C. n'est constitué que par de graves considérations sur l'histoire culturelle de la France sans accorder beaucoup de

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que ce traité constituerait peut-être l'un
des chapitres les plus tragiques de l'histoirede
la France.

D'autre part, d'aucuns seront heureux de retrouver un rajustement de certaines notions, dont celle de culture bourgeoise (p. 117-118), qui corrige les malentendus des «slogans» idéologiques. Le chapitre 17, le dernier du livre, sur les «extrémistes de la contestation», où mai 68 est situé dans son contexte culturel, me paraît excellent. On pourrait voir dans l'expression «extrémistes » un jugement de valeur contre lequel l'auteur serait sans aucun doute prêt à se défendre: l'expression n'est pas heureuse. Quel historien peut dire où e«t «l'extrême» quand, par exemple, il observe globalement «mai 68» dans une période d'histoire culturelle? «Mai 68»: «révolution culturelle» (P. Ricœur) ou «psychodrame» (Raymond Aron)? Le «commencement de réponse» que M.C. en donne (p. 418-419) est tout à fait pertinent: il semble d'ailleurs faire sienne (p. 412) l'expression du sociologue Jean Ziégler (p. 360):

«Nanterre est d'abord un mouvement d'objecteurs de conscience. Les meilleurs des étudiants refusent de servir la société qui les a fait naître ... A leurs yeux, la sociologie telle qu'elle existait avant mai remplissait une unique fonction: elle fournissait les catégories mentales à l'opération d'intégration».

Mais alors, objecteurs de conscience ...
extrémistes ? par rapport à qui ? par rapport
à quoi?

Enfin, un seul manque d'ordre technique qu'il me paraît d'autant plus important de souligner que l'ouvrage de M.C. est recommandable sur le plan pédagogique: d'une façon systématique, les références précises aux citations iont défaut (entre autres, p. 136, !96: 197. 238: 239, 377 n.l, 389 n.2, 390, 392 . . .). Même si l'auteur conçoit son travail pour un «niveau élémentaire» (p. 14), son Histoire culturelle de la France est un instrument d'étude remarquable qui rendra les plus grands services aux chercheurs, professeurs et étudiants, notamment par la bibliographie et la documentation thématique qui se trouvent à la fin de chaque chapitre.

Copenhague