Revue Romane, Bind 11 (1976) 2

Sur la classification des adverbes en -ment 1

par

Ole Mørdrup

Les adverbes en -ment constituent un ensemble assez large. Il y en a environ 1200 dans le Petit Robert, et, à en juger par les lettres A et B, le TLF en contiendra plus de deux mille. Si Ton examine de plus près ces adverbes, il apparaît vite que leur ensemble est très hétérogène. II peut donc être pratique de le subdiviser pour obtenir des sous-ensembles plus homogènes. Cela nous permettra aussi de nous demander s'il est possible de dériver une partie de ces adverbes ou même tous transformationnellement, comme l'ont proposé Schreiber pour les disjonctifs d'attitude (1971) et pour les disjonctifs de style (1972), Lakoff(l97o) pour les adverbes de sujet-manière, et Kuroda (1970) pour les adverbes de verbe-manière (cet auteur ne distingue pas entre les adverbes de verbe-manièrei et ceux de verbe-manière2, comme nous envisageons de le faire). Cette question est discutée de façon très détaillée dans Mordrup (1976), où la solution transformationnelle est rejetée pour de nombreuses raisons: fondamentalement, parce qu'aucun de ces groupes n'est assez homogène et n'entretient pas de liens assez réguliers avec les adjectifs correspondants pour qu'une telle solution soit possible. Au lieu de la solution transformationnelle, nous suggérons une analyse où les adverbes sont introduits par les règles catégorielles, de sorte qu'ils doivent avoir dans le lexique des entrées indépendantes de celles des adjectifs correspondants.

Nous nous limiterons ici à discuter de la classification de ces adverbes,
car nous pensons qu'elle présente un intérêt en soi.

On peut diviser les adverbes en -ment en deux groupes principaux: les
adverbes de phrase et les adverbes de manière. Les premiers sont caractérisés



1: Nous tenons à remercier nos collègues, Marie-Alice Séférian et François Marchetti, qui se sont patiemment penchés sur tous les exemples que nous leur avons soumis. Nous avons également une dette envers Cari Vikner et Richard Kayne, notre directeur de thèse, avec qui nous avons eu nombre de discussions fructueuses.

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par le fait qu'ils modifient toute la phrase, alors que les seconds modifient seulement une partie de la phrase. Il est possible de subdiviser encore chacun de ces groupes. Cette classification n'est pourtant pas exhaustive: elle ne prend pas en considération les adverbes d'intensité, de quantité et de temps.

Pour distinguer entre les divers groupes d'adverbes, nous nous servirons de critères syntaxiques. Le choix de ces critères est justifié empiriquement, parce qu'ils sont fondés sur certaines propriétés syntaxiques des adverbes. Dans le choix de ces critères, nous nous sommes inspiré de Greenbaum (1969), qui a écrit une œuvre très importante sur les adverbes de phrase anglais, et de deux autres linguistes qui ont travaillé sur les adverbes français: Martin (1974) et Schlyter (1974)2.

Les critères retenus sont les suivants:

1. La possibilité pour l'adverbe de figurer devant une phrase contenant
une négation :

Heureusement, Marie n'est pas partie.

2. La possibilité pour l'adverbe d'apparaître devant pas:

Marie n'est heureusement pas partie.

3. La possibilité pour l'adverbe de se mettre devant une question:

Légalement, Marie est-elle française?

4. La possibilité pour l'adverbe de figurer devant un impératif:

?Heureusement, entrez!

5. La possibilité pour l'adverbe de figurer devant parlant:

Financièrement parlant, ce n'était pas un succès.

6. La possibilité pour l'adverbe d'être le focus de la négation :

Marie n'a pas travaillé négligemment (mais prudemment).

7. La possibilité pour l'adverbe d'être le focus de l'interrogation:

Marie a-t-elle travaillé négligemment (ou prudemment)?



2: II existe un travail sur les adverbes en -ment: Nilsson-Ehle (1941). Comme la classification qu'il donne est fondée sur des critères sémantiques peu explicites et qu'il laisse de côté les adverbes de phrase, il ne nous aidera pas beaucoup, bien qu'il contienne beaucoup d'observations intéressantes.

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8. La possibilité pour l'adverbe d'être le focus d'une phrase clivée:

C'est prudemment que Marie a travaillé (et non pas négligemment).

9. La possibilité pour l'adverbe de modifier le focus d'une phrase clivée:

C'est heureusement Marie qui est venue la première.

10. La possibilité pour l'adverbe de servir de réponse à une question totale:

Marie est-elle partie? - Evidemment!

11. La possibilité pour l'adverbe de servir de réponse à une question introduite
par comment:

Comment Marie a-t-elle travaillé? - Prudemment.

12. La possibilité pour l'adverbe de servir de réponse avec un oui, à une
question totale :

Marie est-elle partie? - Oui, effectivement!

Les critères décisifs permettant de distinguer les adverbes de phrase des autres adverbes sont 1., 6.-8. Tout adverbe qui satisfait au premier critère et qui ne satisfait pas aux trois autres sera considéré comme un adverbe de phrase, c'est-à-dire qu'un adverbe de phrase est caractérisé par le fait qu'il peut être antéposé à une phrase contenant une négation et qu'il ne peut être le focus de la négation, de l'interrogation ou d'une phrase clivée. Il existe enfin un critère d'ordre sémantique pour mettre en évidence un adverbe de phrase, c'est qu'il ne doit pas exister de relations sélectionnelles entre l'adverbe en question et le reste de la phrase :

(1) Evidemment, Pierre aime Marie.

Dans (1), cela n'a pas d'importance que l'on substitue un autre nom à Pierre ou à Marie ou que l'on substitue un autre verbe à aime. La seule chose qui puisse influer sur l'acceptabilité de (1), c'est, comme nous allons le voir, de remplacer Pierre aime Marie, qui constitue une assertion, par une question, une phrase imperative ou exclamative, auquel cas (1) ne serait plus acceptable.

Première partie: Les adverbes de phrase

Le critère 12 nous permet de distinguer deux groupes d'adverbes de phrase,
appelés respectivement conjonctifs et disjonctifs (d'après l'anglais: conjunctset
disjuncts, cf. Greenbaum (1969)). Le premier sous-ensemble est

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marqué négativement par ce critère, et le second positivement, c'est-à-dire
que les conjonctifs ne peuvent servir de réponse à une question totale,
même accompagnés d'un oui, alors que c'est le cas des disjonctifs.

1. Les conjonctifs

Les conjonctifs comprennent:


DIVL5246

(2)

Ce qu'il y a de très intéressant, c'est que les conjonctifs ne comprennent
pas seulement des adverbes en -ment, mais aussi d'autres adverbes comme:


DIVL5249

(3)

Pour ne pas trop alourdir l'exposé, nous n'allons pas discuter en détail les propriétés syntaxiques des conjonctifs. Ces adverbes ne constituent d'ailleurs pas un ensemble homogène ni d'un point de vue syntaxique, ni d'un point de vue sémantique. La matrice (voir p. 324) indique les propriétés des adverbes du type premièrement.


DIVL5246

(2)


DIVL5249

(3)

2. Les disjonctifs

Les disjonctifs seront divisés en deux groupes principaux: les disjonctifs de style et les disjonctifs d'attitude (d'après Greenbaum: style disjuncts et attitudinal disjuncts). Ces deux groupes diffèrent tant sémantiquement que syntaxiquement.

2.1. Les disjonctifs de style

Les disjonctifs de style comprennent:


DIVL5300

(4)


DIVL5300

(4)

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DIVL5303

Comme nous l'avons dit plus haut, les disjonctifs de style satisfont au
premier critère et ne satisfont pas aux critères 6.-8. :

(5) Sérieusement, Marie n'aime pas Pierre.

(6) *I1 n'est pas d'accord sincèrement.

(7) *Marie est-elle partie franchement?

(8) *C'est généralement qu'il ne sait pas ce qu'il est.

A la différence des disjonctifs d'attitude, ils ne peuvent figurer devant pas,
c'est-à-dire qu'ils ne satisfont pas au critère 2.

(9) est peut-être possible si l'on marque une forte pause, mais, sans pause,
cette phrase est inacceptable :

(9) Marie n'est franchement pas mécontente.

Les disjonctifs de style peuvent également, à la différence de la plupart des
disjonctifs d'attitude, figurer devant une question. L'adverbe est ici ambigu,
parce qu'il peut renvoyer soit au locuteur, soit à l'allocutaire :

(10) Sincèrement, où veux-tu en venir?

Le critère 5 permet également de distinguer les deux groupes d'adverbes
l'un de l'autre. On peut en effet mettre la plupart des disjonctifs de style
devant parlant (cf. Nilsson-Ehle (1941, 219-221)):

[ Franchement
Honnêtement
• Sérieusement parlant, Marie est mécontente.
Sincèrement
Généralement

(11)

La construction avec parlant connaît au moins deux emplois: elle peut
correspondre à un disjonctif de style, mais elle peut aussi correspondre à
un adverbe de point de vue (e.g. logiquement parlant, voir plus bas).

Les disjonctifs de style ne peuvent pas non plus modifier le focus d'une
phrase clivée (cf. le critère 9), contrairement aux disjonctifs d'attitude :

(12) * C'est franchement Marie qui est partie.


DIVL5303


3: généralement peut aussi être un adverbe de temps; il prend alors le sens de: «dans la plupart des cas, le plus souvent». Comme disjonctif de style, il a le sens de «à prendre les choses en général, pour parler en termes généraux ».

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2.2. Les disjonctifs d'attitude

Les disjonctifs d'attitude ne constituent pas un ensemble homogène. Il est
possible de les répartir en plusieurs sous-groupes. Le sous-groupe le plus
important est constitué par les adverbes suivants:


DIVL5360

(13)

Ce groupe ne se compose pas uniquement d'adverbes en -ment: on peut y
rattacher des locutions adverbiales :


DIVL5363

(14)

Ces adverbes satisfont naturellement au premier critère. Ils peuvent figurer
devant une phrase qui contient une négation :

(15) Assurément, Pierre n'aime pas Marie.

Il est curieux de constater que ces adverbes, qui modifient toute la phrase, sont très attirés par le verbe. La seule position où ils ne provoquent pas de rupture d'intonation, c'est lorsqu'ils se trouvent entre l'auxiliaire et le participe passé pour les phrases à temps composés et juste après le verbe pour les phrases à temps simples. Si la phrase contient une négation, pas ne sépare pas ces adverbes du verbe, puisqu'ils apparaissent devant pas (cf. le critère 2) :

(16) (a) Marie n'aime évidemment pas Pierre.
(b) Marie n'a heureusement pas aimé Pierre.

Ces adverbes ne peuvent figurer devant les questions. Ils ne satisfont pas au critère 3. Les relations entre les disjonctifs d'attitude et les questions sont pourtant relativement complexes (pour plus de détails, voir Mordrup (1976)):

(17) *Evidemment, Pierre aime-t-il Marie?


DIVL5360

(13)


DIVL5363

(14)

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Ces disjonctifs ne peuvent pas non plus figurer devant une phrase réellement imperative. Si, par contre, le sens de l'impératif s'approche d'une exhortationou d'une invite, ces disjonctifs deviennent possibles (il en est de même pour les disjonctifs de style, voir Schreiber (1971), Mordrup (1976)):

(18) *Evidemment, va-t-en!

(19) ?Naturellement, soyez poli !

Ce groupe d'adverbes ne satisfait pas au critère 5. Ils ne peuvent apparaître
devant parlant:

(20) * Heureusement parlant, Marie aime Pierre.

Comme nous l'avons déjà dit plus haut, ces adverbes ne peuvent être le
focus de la négation, de l'interrogation ou d'une phrase clivée (ou de l'exclamation):

(21) *Pierre n'a pas travaillé évidemment.

(22) *Pierre a-t-il travaillé certainement ?

(23) ""C'est vraisemblablement que Marie aime Pierre.

Pour la plupart de ces adverbes, il existe un adverbe de manière homonyme, mais pas pour tous (e.g. Pierre n'a pas conclu son affaire heureusement, car il y a laissé des plumes). Dans la mesure où les phrases (21)— peuvent admettre une telle interprétation, elles deviennent alors possibles.

Ces disjonctifs d'attitude satisfont au critère 9. Ils peuvent modifier le
focus d'une phrase clivée:

(24) C'est évidemment Marie qui aime Pierre.

Comme nous l'avons dit plus haut, les disjonctifs de style ne satisfont pas à ce critère. Il n'y a donc pas de lien direct entre les critères 8 et 9, comme on aurait pu le penser. Il existe également des adverbes qui satisfont tout àla fois à ces deux critères (e.g. fréquemment, rarement, voir Mordrup (1976)).

Les disjonctifs d'attitude satisfont aussi au critère 10. Ils peuvent servir de réponse à une question totale, ce qui explique une de leurs dénominations traditionnelles: adverbes d'affirmation. Ils équivalent normalement à oui:

(25) Est-il d'accord? - Evidemment! (= «oui»)

Par contre, il ne semble pas que ces adverbes puissent à eux seuls servir
de réponse à une question négative. Pour ce faire, l'adverbe doit obligatoirement
être accompagné d'un non (ou d'un si):

(26) (a) N'est-il pas d'accord? - * Evidemment!
(b) - - hvidemment non!

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Naturellement, les disjonctifs d'attitude ne satisfont pas au critère 11, mais
ils satisfont tous au critère 12, comme il a été dit plus haut.

2.3. D'autres disjonctifs d'attitude

A côté des adverbes de (13), qui constituent le groupe le plus intéressant
parmi les disjonctifs d'attitude, il existe d'autres disjonctifs qu'il est possible
de subdiviser en au moins cinq groupes:

1° effectivement, éventuellement, invariablement, paradoxalement
pratiquement, simplement, positivement (en effet, en réalité, en fait)

2° fondamentalement, réellement

3° forcément, nécessairement

4° bizarrement, curieusement, étrangement

5° vraiment, justement

Pour ne pas nous perdre dans toutes sortes de détails, nous représenterons
les différences entre les divers groupes d'adverbe de phrase par une matrice
(pour les détails, voir Merdrup (1976)):


DIVL5387

DIVL5387


4: vraiment, employé comme réponse, marque l'étonnement et prend l'intonation d'une question.

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Deuxième partie: Les adverbes de manière

Pour les adverbes de manière, il est possible de distinguer au moins les
sous-ensembles suivants :

Io Adverbes de sujet-phrase

2° Adverbes de sujet-manière

3° Adverbes de verbe-manièrei

4° Adverbes de verbe-manière2

5° Adverbes de point de vue

On peut se demander où il faut ranger les adverbes de sujet-phrase, qui sont proches des disjonctifs d'attitude sur plusieurs points essentiels. Toutefois, une différence fondamentale les sépare : il existe des relations sélectionnelles entre ces adverbes et le reste de la phrase, car les adverbes de sujetphrase exigent que le sujet soit un agent du point de vue sémantique. Comme nous l'avons vu, il n'y avait pas de relations entre les disjonctifs et la phrase à ce niveau.

On peut également se demander si l'on peut ranger les adverbes de point de vue sous l'étiquette «adverbes de manière». Comme il existe des liens étroits entre ce groupe d'adverbes et les adverbes de verbe-manièrei, ce sous-ensemble a été placé ici. Ce ne sont donc pas tous les adverbes classés ici qui accepteraient d'être remplacés par la construction de façon + Adjectif, construction que l'on pourrait éventuellement proposer comme critère pour déterminer les adverbes de manière. Il ne faut ainsi pas prendre le titre «adverbes de manière» dans un sens trop littéral.

La matrice ci-après résume les différences les plus importantes entre les cinq sous-ensembles. Il faut encore introduire deux autres critères. D'abord le critère I', à savoir «la possibilité pour l'adverbe de figurer devant une phrase qui ne contient pas de négation » (e.g. Calmement, Marie a répondu à toutes les questions), et, ensuite, le critère 13 cf. Milner (à paraître, 102)): «la possibilité pour l'adverbe de modifier le pro-verbe faire dans la construction pseudo-clivée » (e.g. Ce que Marie a fait calmement, c'est de répondre à toutes les questions):

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DIVL5412

DIVL5412

1. Les adverbes de sujet-phrase

Ce groupe comprend:


DIVL5459

(27)

Comme les adverbes qui peuvent remplir cette fonction sont peu nombreux, on est en mesure d'en faire l'inventaire. L'idéal serait, bien entendu, que cette liste soit exhaustive. Plusieurs raisons nous forcent à penser que cela n'est pas réalisable. Premièrement, on ne peut jamais exclure qu'un adverbe qui n'assume pas normalement cette fonction puisse recevoir l'interprétation d'un adverbe de sujet-phrase. Deuxièmement, comme cette fonction est


DIVL5459

(27)

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marginale pour un certain nombre d'adverbes, on ne peut pas non plus exclure que des adverbes qui auraient dû figurer sur la liste aient été écartés. Comme les disjonctifs d'attitude, les adverbes de sujet-phrase satisfont au premier critère. Ils peuvent figurer devant une phrase contenant une négation:

(28) Sottement, Marie n'a pas voulu répondre.

Contrairement aux disjonctifs d'attitude, ils ne satisfont pas au critère 2. Les adverbes de sujet-phrase ne sont pas, en effet, très mobiles. Ils peuvent seulement apparaître dans la partie préverbale de la phrase, soit avant le sujet, soit juste après:

(29) * Marie n'a sottement pas voulu répondre.

(30) Marie, sottement, n'a pas voulu répondre.

Les adverbes de sujet-phrase ne satisfont pas non plus aux critères 3, 4 et 5,
tout comme les disjonctifs d'attitude:

(31) *Bêtement, Marie a-t-elle voulu répondre ?

(32) * Gentiment, acceptez mon offre!

(33) *Sottement parlant, Marie n'a pas répondu.

Naturellement, les adverbes de sujet-phrase ne satisfont pas non plus aux
critères 6.-8. Ils ne peuvent être le focus de la négation, de l'interrogation
ou d'une phrase clivée:

(34) * Marie n'a pas accepté son offre bêtement.

(35) *Marie a-t-cllc accepté son offre bêtement?

(36) *C'est bêtement que Marie a accepté son offre.

Comme il existe pour tous les adverbes de sujet-phrase un adverbe de sujetmanière homonyme (l'inverse n'est pas vrai), ces phrases sont acceptables dans la mesure où l'on peut interpréter ces adverbes comme étant des adverbes de sujet-manière.

A la différence des disjonctifs d'attitude, ces adverbes ne peuvent servir de réponse à une question totale. Il est d'ailleurs douteux qu'ils puissent figurer dans des réponses, même accompagnés d'un oui (cf. les critères 10 et 12). Ils ne satisfont pas non plus au critère 11 :

(37) (a) Marie a-t-elle répondu? - ""Bêtement!
(b) - ??Oui, bêtement!
(c) Comment Marie a-t-elle répondu ? - Sottement !

(37) (a) est exclu, indépendamment de l'interprétation donnée à l'adverbe,
alors que la seule interprétation possible pour (37) (b) et (c) est de faire de
l'adverbe un adverbe de sujet-manière.

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Ces adverbes ne satisfont pas non plus au critère 13. Ils ne peuvent
modifier le pro-verbe faire.

Les critères les plus importants pour distinguer ces adverbes par rapport aux disjonctifs de style sont les critères 2 et 10 (et, de plus, leur mobilité moins grande), et, par rapport aux adverbes de sujet-manière, les critères 1,6, 7, 8 et 11.

2. Les adverbes de sujet-manière

Ces adverbes sont trop nombreux pour qu'il soit possible d'en dresser l'inventaire. Mais tous les adverbes dont l'adjectif correspondant est compatible avec un nom de personne sont susceptibles de devenir des adverbes de sujet-manière.

Comme il ressort de la matrice, les adverbes de sujet-manière se distinguent des adverbes de sujet-phrase par le premier critère, et des adverbes de verbe-manièrei par le critère I'. Ces adverbes ne peuvent pas figurer devant une phrase qui contient une négation, mais ils peuvent le faire devant une phrase sans négation :

(38) *Anxieusement, la jeune mère ne regardait pas sa petite fille jouer
près de l'eau.

(39) Anxieusement, la jeune mère regardait sa petite fille jouer près de l'eau.

Les adverbes de sujet-manière peuvent apparaître dans la partie préverbale de la phrase, mais leur place naturelle est toutefois dans la partie postverbale, tout comme les adverbes de verbe-manièrei, qui, par contre, ne peuvent même pas figurer dans la partie préverbale de la phrase. 11 y a une seule place que tous les adverbes peuvent occuper (sauf certains conjonctifs): c'est entre l'auxiliaire et le participe passé. On aurait pu croire que les adverbes de sujet-phrase et les adverbes de sujet-manière entraient dans une distribution complémentaire, mais ces faits montrent qu'il n'en est rien. Dans (40), l'adverbe est ambigu: on peut le prendre soit pour un adverbe de sujet-phrase, soit pour un adverbe de sujet-manière :

(40) Marie a sottement accepté son offre.

Les adverbes de sujet-manière satisfont naturellement aux critères 6.-8. et
13:

(41) Marie n'a pas répondu calmement aux questions.

(42) Marie a-t-elle répondu calmement aux questions?

(43) C'est calmement que Marie a répondu aux questions.

(44) Ce que Marie a fait calmement, c'est de répondre aux questions.

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Les adverbes de volonté (e.g. délibérément, volontairement, intentionnellement, involontairement) occupent une place particulière parmi les adverbes de sujet-manière. Ces adverbes peuvent apparaître devant une phrase contenant une négation, et, fait plus important, ils peuvent être le focus d'une phrase clivée qui contient une négation. De tous les adverbes focalisables, les adverbes de volonté sont seuls à posséder cette propriété, délibérément a cependant le même sens dans (45) que dans (46). C'est pourquoi il semble légitime de ranger ces adverbes ici :

(45) Délibérément, Marie n'a pas arrêté la voiture.

(46) C'est délibérément que Marie n'a pas arrêté la voiture.

Bien que les adverbes de sujet-manière puissent être le focus d'une phrase
clivée, comme cela ressort de (43), ils ne peuvent le faire quand la phrase
contient une négation. (47), qui est parallèle à (46), est exclu:

(47) * C'est gentiment que Marie n'a pas arrêté la voiture.

Maintenant, si, dans une phrase clivée, l'adverbe est le focus de la négation
même, aussi bien les adverbes de volonté que les adverbes de sujet-manière
sont possibles :

(48) Ce n'est pas volontairement que Marie a arrêté la voiture.

(49) Ce nest pas gentiment que Marie a arrêté la voiture.

3. Les adverbes de verbe-manière 1

De même que pour les adverbes de sujet-manière, on peut admettre qu'il n'est pas commode de dresser l'inventaire des adverbes de verbe-manièrei : d'une part, ces adverbes sont trop nombreux, et, d'autre part, ils représentent une classe ouverte.

Comme nous l'avons dit plus haut, ces adverbes peuvent seulement apparaître
dans la partie postverbale de la phrase. Ils ne satisfont donc pas
au critère 1' :

(50) (a) *Etroitement, Marie a surveillé les enfants,
(b) *Elégamment, Marie s'est habillée pour sortir.

Les adverbes de verbe-manièrei sont marqués positivement pour le critère
8. Il faut toutefois noter que (51) n'est pas aussi acceptable que (43), phrase
dans laquelle un adverbe de sujet-manière représente le focus:

(51) (a) ?C'est étroitement que Marie a surveillé les enfants,
(b) ?C'est élégamment que Marie s'est habillóe pour sortir.

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Ces adverbes satisfont aussi au critère 13, mais, comme c'était le cas pour
les phrases clivées, les phrases suivantes sont moins bonnes que les phrases
correspondantes comportant des adverbes de sujet-manière (cf. (44)):

(52) (a) ?Ce que Marie a fait étroitement, c'est de surveiller les enfants,
(b) ?Ce que Marie a fait élégamment, c'est de s'habiller pour sortir.

Sémantiquement, ces adverbes n'ont pas de liens directs avec le sujet: ils modifient seulement le verbe (cf. Milner (à paraître, 101)), contrairement aux adverbes de sujet-manière, qui, eux, ont des relations sélectionnelles avec le sujet. Les adverbes de sujet-manière n'acceptent ainsi que des sujets animés, et non pas des sujets non-animés, alors que les adverbes de verbemanièrei acceptent à la fois des sujet animés et des sujets non-animés (il en va de même pour les adverbes de verbe-manière2, groupe dont fait partie mortellement). Il faut toutefois choisir les exemples avec beaucoup de soin, puisqu'il faut trouver un verbe qui prenne indifféremment un sujet animé ou non-animé, sinon il ne serait pas facile de distinguer entre l'influence du verbe et celle de l'adverbe :

(53) (a) Marie surveillait négligemment les quais.
(b) *La caméra surveillait négligemment les quais.

(54) (a) Le prêtre les avait étroitement unis.
(b) Leur expérience les avait étroitement unis.

(55) (a) Le soldat a mortellement blessé la jeune femme,
(b) La balle a mortellement blessé la jeune femme.

4. Les adverbes de verbe-manière 2

Ces adverbes sont si fortement liés au verbe qu'il devient impossible de les
en séparer. Ils ne satisfont ni au critère 8, ni au critère 13:

(56) (a) *C'est mortellement que le malfaiteur a blessé la caissière.
(b) *C'est richement qu'il a marié ses filles.
(c) *C'est strictement qu'on s'est borné aux citations.

(57) (a) *Ce que le malfaiteur a fait mortellement, c'est de blesser la caissière.
(b) *Ce qu'il a fait richement, c'est de marier ses filles.
(c) *Ce qu'on a fait strictement, c'est de se borner aux citations.

On peut cependant se demander quelle valeur il faut attribuer à ces classes. Car on est apparemment en mesure de les faire éclater au fur et à mesure que l'on prend plus de propriétés en considération. Nous avons déjà vu qu'il existe un groupe intermédiaire entre les adverbes de phrase et les adverbesde manière proprement dits: les adverbes de sujet-phrase. Mais il y a aussi un groupe d'adverbes qui établissent un lien entre les adverbes de sujet-phrase et les adverbes de sujet-manière: les adverbes de volonté. Ainsi,

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les critères 8 et 13 nous ont amené à diviser les adverbes de verbe-manière en deux sous-ensembles : les adverbes de verbe-manièrei et les adverbes de verbe-manière2. Cependant, on est malheureusement porté à se demander s'il ne faut pas pousser la subdivision plus loin encore, étant donné que l'on trouve des adverbes marqués positivement pour le critère 8, mais négativementpour le critère 13 :

(58) (a) C'est nettement que Pierre l'a emporté sur Paul.
(h) *Ce que Pierre a fait nettement, c'est de l'emporter sur Paul.

(59) (a) C'est fixement que Pierre a regardé Marie.
(b) *Ce que Pierre a fait fixement, c'est de regarder Marie.

Il existe encore d'autres adverbes qui posent des problèmes par rapport à cette classification. Il s'agit des adverbes exprimant la rapidité (ou le contraire): rapidement, lentement, brusquement. Ces adverbes sont possibles comme focus d'une phrase clivée. Ils peuvent aussi, à la rigueur, modifier le pro-verbe faire. L'acceptabilité de (61) se situe quelque part entre celle de (52) et celle de (57):

•™x , f rapidement 1 ... , „.
(60) (a) C est i , > qu il a mené cette affaire
[ lentement J
(b) C'est brusquement qu'il a changé d'avis.

(61) (a) ??Ce qu'il a fait l fap> emen L c'est de mener cette affaire.
' H \ lentement J
(b) ??Ce qu'il a fait brusquement, c'est de changer d'avis.

Il faut en outre noter que ces adverbes peuvent figurer à la fois dans une
phrase avec un adverbe de verbe-manièrei et dans une phrase avec un
adverbe de verbe-manière2 :

(62) Marie s'est rapidement habillée élégamment.

(63) Le malfaiteur a brusquement blessé la caissière mortellement.

Ces faits ne sont pas étonnants, dans la mesure où rapidement, lentement,
brusquement modifient d'autres aspects de l'action que ne le font des adverbes
tels que élégamment ou mortellement.

5. Les adverbes de point de vue 3

Comme il ressort de la matrice, ces adverbes se distinguent sur plusieurs
points des autres adverbes de manière. Us peuvent figurer devant une phrase
contenant une négation, tout comme les adverbes de phrase. Ils n'ont cependantpas



5: Pour une liste de ces adverbes, voir Mordrup (1976). Il faut toutefois signaler que cette classe est ouverte.

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pendantpasété considérés comme des adverbes de phrase, car ils satisfont
aux critères 6.-8. :

(64) Légalement, Marie n'est pas française.

(65) Ce n'est pas une réussite financièrement (mais politiquement).

(66) Marie est-elle française légalement?

(67) C'est légalement que Marie est française.

Les adverbes de point de vue satisfont aussi au critère 5. Ils peuvent apparaître
devant parlant :

(68) Légalement parlant, Marie est française.

Sémantiquement, ces adverbes indiquent le domaine pour lequel un énoncé est vrai (cf. Martin (1974)). Ce n'est donc pas un hasard si tant d'adverbes de ce groupe sont dérivés d'adjectifs qui désignent une branche scientifique ou quelque chose d'analogue.

Il reste une question à discuter : celle des homonymes6. Comme cela a été
dit à plusieurs reprises, il est fréquent qu'un adverbe appartienne à plusieurs
classes. On pourrait penser qu'il s'agit d'homonymes. On trouve par exemple:

(69) (a) Curieusement, Marie n'a pas répondu,
(b) Marie n'a pas répondu curieusement.

En (69) (a), curieusement est un disjonctif, et en (69) (b) un adverbe de sujetmanière. Si l'on considérait les deux occurrences de curieusement comme homonymes, il serait difficile d'expliquer les liens évidents qui existent entre elles. En outre, pour rendre compte de la signification de ces deux adverbes, il faut de toute façon distinguer entre le sens propre de l'adverbe et ce qui est dû à la fonction qu'assume cet adverbe. C'est ce qui nous a amené à penser qu'il est plus profitable de considérer que les deux occurrences de curieusement ont fondamentalement le même sens, c'est-à-dire qu'il n'existe qu'un seul curieusement, qui peut toutefois assumer des fonctions différentes: dans ce cas, celle de disjonctif et celle d'adverbe de sujet-manière; ou plus exactement, il faudrait plutôt dire: adverbial de phrase et adverbial de sujet-manière.

Les classes d'adverbes auxquelles nous avons abouti correspondent ainsi à une situation où, par exemple, une partie des noms peut seulement assumerla fonction de sujet, une autre celle d'objet, et une troisième partie à la fois celle de sujet et celle d'objet, etc. . En fait, semblable situation se



6: Cette question a également été discutée par Greenbaum (1961, 4 sv.) qui soutient l'idée qu'il s'agit effectivement d'homonymes, et par Bartsch (1972, 17), qui est du même avis que nous.

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retrouve, dans une certaine mesure, dans l'emploi des adjectifs: les adjectifs épithètes ne peuvent tous remplir la fonction d'attribut (e.g. le cercle polaire versus *le cercle est polaire). La situation que présentent les adverbes en -ment n'est donc pas quelque chose de tout à fait unique.

Ole Mordrup

Copenhague

Résumé

Nous avons présenté une classification des adverbes en -ment fondée sur une douzaine de critères syntaxiques. Les adverbes ont d'abord été divisés en deux groupes principaux: les adverbes de phrase et les adverbes de manière. Ensuite, ces deux groupes ont été subdivisés en plusieurs sous-ensembles. Comme l'introduction de nouveaux critères semble nécessiter de nouvelles subdivisions, surtout pour ce qui est des adverbes de verbemanière et des disjonctifs d'attitude, nous nous sommes posé la question de savoir si l'on pouvait poursuivre ainsi pour aboutir à des groupes de plus en plus petits, question restée en suspens. Néanmoins, nous avons proposé, certains adverbes étant apparemment homonymes, de considérer ces groupes plutôt comme exprimant des fonctions que comme constituant des classes lexicales.

Bibliographie

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