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Revue Romane, Bind 11 (1976) 2Mise en scène et scénographie du Voyage en Orient de Gérard de Nervalpar Juliette Frölich Nerval était allé en Orient au cours de l'année 1843. Mais ce n'est qu'en 1851 que paraît le livre intitulé Voyage en Orient. Sept années consacrées à la composition, à la mise en œuvre d'un matériel que le narrateur, à la fin de son récit, caractérise ainsi: «ces lettres heurtées, diffuses, mêlées à des fragments de journal de voyage et à des légendes recueillies au hasard»l! Matériel qui, en plus, et au grand regret du narrateur lui-même, manque d'imprévu et d'événements que l'on qualifierait de véritables aventures2. Autre fait étonnant: le lecteur est littéralement «pris» par ce long récit, bien que le contenu narratif soit en partie d'une faible intensité dramatique. Ce qui fascine dans le Voyage, c'est moins ce qui est raconté que la manière de mettre en scène, de nous donner à voir des tableaux fantastiques. Chaque page témoigne de la participation du héros-narrateur, qui ne cache ni son aversion ni son enthousiasme pour ce qu'il regarde et donne à voir. Mais chaque page témoigne aussi du fait que celui qui aime s'appeler «voyageur enthousiaste»3 ou «touriste littéraire»4 est en vérité un artiste en train de construire une œuvre d'art où l'art, comme l'a dit Jean Rousset, «réside dans cette solidarité d'un univers mental et d'une construction sensible, d'une vision et d'une forme»s. Nous désirons mettre en relief le propre de cette construction sensible et faire voir que le récit est structuré selon les principes scénologiques et scénographiques de la pièce à tableaux. C'est grâce à sa structure « scénique » et à ses décors romantiques que le Voyage en Orient est un merveilleux livre 1: Nerval, Œuvres 11, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1961, p. 624. 2: cf. Notes et variantes, ibid., pp. 1260-1261. 3: ibid., p. 6. 4: ibid., p. 1261. 5: Jean Rousset, Forme et signification, essais sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, Corti 1962, p. 1.
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d'images. Mais ce n'est pas tout: la mise en scène de ce récit de voyage, la disposition des tableaux et des décors, voilà qui témoigne de la vigilance d'un narrateur-metteur en scène. Mise en scène et scénographie du récit peuvent être envisagées comme moyens d'introduire des distances dans le texte. La première œuvre en prose de Nerval formant un vrai livre peut ainsi apparaître comme un espace où a lieu cette «manœuvre de distanciation» qui, selon Michel Jeanneret, caractérise l'écriture du Nerval des Filles du Feu6, mécanisme de distanciation exigé par la volonté qu'a l'artiste de «situer l'œuvre à l'intersection de la distance et de la participation»7. Mise en scène du Voyage en OrientEssayons de nous représenter le Voyage comme une œuvre simultanément présente en toutes ses parties, bref, examinons sa table des matières: transformée en un immense tableau, l'œuvre confirme un trait de structure prédominant observé aussi au cours de la lecture du récit : la fragmentation ou le découpage. Nous empruntons ce dernier terme au langage du cinéma, où le découpage désigne le texte issu du scénario, lorsque celui-ci est fragmenté en plans, divisé en une séries de prises de vues. Cette fragmentation en plans marque précisément la structure du Voyage en Orient. Le récit est divisé en quatre grandes parties: Introduction, Les Femmes du Caire, Druses et Maronites, Les Nuits du Ramazan. Ces parties sont, à leur tour, divisées en des parties subordonnées qui, à l'intérieur d'elles-mêmes, forment une séquence composée de scènes isolées, un assemblage de tableauxou de plans dont chacun est défini par son cadrage et sa durée souvent brève. Observé ainsi du dehors, le Voyage en Orient se présente sous la forme d'un récit qui découpe le monde, le divise en une certaine quantité de cases à l'intérieur de chacune desquelles se place un seul plan, une seule prise de vue. Le monde qui défile dans le récit est un monde «découpé en petits carrés pendus au mur», telle l'Asie qui, à l'époque de Nerval, était un sujet favori des peintres et dont le poète dit dans une lettre : «Partout les peintres nous ont découpé l'Asie en petits carrés pendus au mur»B. A cause de cette division du monde en une série de scènes détachées, 6: Michel Jeanneret, «Ironie et distance dans Les Filles du Feu», Revue d'Histoire littéraire de la Frunce, janvier février 1973, pp. 32 47. 7: ibid. 8: Aristide Marie, Gérard de Nerval, le poète, Vhomme, Hachette, Paris 1914, rééd. 1950, p. 199.
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découpées dans la trame du réel, le matériel accumulé au cours du voyage et par la documentation s'organise et se répartit à son tour en différentes cases. Chaque case du récit contient uniquement les éléments qui se laissent classer sous un même titre : Paysages suisses, Lac de Constance, Un jour à Munich - et on devrait ici énumérer tous les titres; il s'agit toujours d'un tableau du lieu indiqué. Ainsi se constitue, peu à peu, une collection de «vues» ou de «scènes» hétérogènes, une séquence de tableaux. Le découpagea pour effet de renverser la tendance naturelle de tout récit, qui est celle d'un déroulement successif. Le Voyage en Orient ne dépend pas uniquement de son développement dans la durée. Composé comme une collection de tableaux, il n'est plus une histoire se présentant en épisodes ordonnées selon un ordre temporel; il est une collection d'images que l'on peut très bien parcourir selon un autre ordre que celui que la disposition du récit semble indiquer. Le Voyage en Orient forme un espace illustré, un espace rempli de tableaux et de scènes indépendants. (Notons ici que Nerval, en 1848, a publié une partie du Voyage sous le titre Scènes de la vie orientale.) Chacune des grandes divisions de l'ouvrage contient en son cœur un récit où Nerval expose sa mythologie9. Ce qui, dans notre contexte, provoque notre intérêt, c'est moins le contenu de ces récits que leur mise en scène. Nous croyons pouvoir montrer que ces récits sont structurés selon la forme de la pièce à tableaux de l'époque romantique. Nous croyons pouvoir indiquer, en d'autres termes, que la scénologie de ces récits témoigne, de la part de l'auteur, d'un parti pris pour un théâtre dont la charte était, à l'époque, la Préface de Cromwell. Une telle démonstration n'a cependant pas de valeur en elle-même. Elle est utile parce qu'elle apporte des indices qui prouvent que la structure des contes répète la structure générale du récit, qui est celle du découpage en plans, en scènes, en tableaux. Tout d'abord, il est curieux d'observer qu'au moins deux de ces quatre 9: Le procédé qui consiste à incorporer des contes dans le récit proprement dit n'est pas nouveau, et Nerval peut très bien, comme le suppose Jean Richer, l'avoir emprunté à William Lane ou à Lamartine (cf. Nerval, Œuvres 11, p. 1374). Mais il est évident qu'il n'y voit pas uniquement le moyen d'animer son scénario. Gérald Schaeffer, à qui nous devons une excellente exégèse du Voyage, fonde toute son analyse sur la dialectique qui joue entre les récits mythologiques et les autres parties du récit {Le Voyage en Orient de Nerval, étude des structures, coll. Langages, Editions de la Baconnière, Neuchâtel, 1967)
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Poliphile est bien, comme une remarque du texte le laisse supposerlo, le compte rendu de la nouvelle de Charles Nodier Franciscus Colonna. Mais nous savons depuis les recherches entreprises par Jean Richerll que Nerval, dans des lettres, prétend, dès 1838, avoir tiré du Songe de Poliphile de Francesco Colonna un scénario de drame à l'intention de Jenny Colon, scénario qu'il voulut utiliser en 1853. L'Histoire de la Reine du Matin et de Soliman, Prince des Génies provient en partie du scénario d'opéra de la Reine de Saba projeté par Nerval. Selon Théophile Gautierl2, La Reine de Saba fut d'abord écrite en prose, ensuite élaborée en scénario, puis en roman, pour enfin trouver sa place dans le Voyage en Orient. Henri Lemaîtrel3 souligne l'importance des sources visuelles du récit, entre autres un tableau de Geyre qui met en scène la Reine de Saba et son cortège. Pour caractériser le style des contes, on ne peut faire mieux que de recourir au terme qu'emploie le narrateur lui-même: un «récit imagé»l4. Le narrateur des contes - savant allemand, cheik druse ou conteur arabe - accumule et arrange les images en une suite de projections visuelles. Grâce à la magie du récit imagé, les pyramides finissent par prendre l'aspect d'une scène avec les décors appropriés à la représentation de la Flûte enchantée de Mozartls. Un savant allemand qui relate les rites d'initiation retrouve pour son compte la verve du conteur oriental ; le récit de l'Allemand ressemble ainsi au récit du cheik druse qui raconte VHistoire du Calife Hakem «avec toute la pompe romanesque du génie arabe»l6. Les contes sont des «récits imagés», des spectacles, mis en scène à l'intérieur d'un décor savamment composé. Voici, extrait du Songe de Poliphile, le décor qui met en scène un monde métamorphosé, un monde du temps des origines mythologiques. Notons la précision visuelle de l'évocation : Les fontaines commençaient à sourdre dans leurs grottes, les rivières redevenaient fleuves, les sommets arides des monts se couronnaient de bois sacrés; le Pénée inondait de nouveau ses grèves altérées, et partout s'entendait le travail sourd des Cabires et des Dactyles reconstruisant pour eux le fantôme d'un univers. 10: Œuvres 11, pp. 67-68. 11: ibid., p. 1294, Note 4. 12: Théophile Gautier, Histoire du romantisme, passage cité par Jean Richer, Nerval expérience et création, Hachette, Paris 1963, pp. 169-1970. 13: Gérard de Nerval, Œuvres, tome second, Voyage en Orient, Garnier, Paris 1958, Introduction, p. VIII. 14: Œuvres 11, p. 225. 15: ibid., p. 223. 16: ibid., p. 357.
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L'étoile de Vénus grandissait comme un soleil magique et versait des rayons dorés Ce tableau, avec ses éléments mouvants, changeants, rappelle certains tableaux panoramiques appelés dioramas, qui jouissaient d'une grande faveur à Paris depuis que Daguerre et Bouton avaient conçu le premier diorama en 1822. Le propre du diorama est de donner, grâce à des jeux de lumière, l'illusion du réel en mouvement. Le monde en train de renaître du passage cité ressemble ainsi au monde en train de mourir, tel qu'il est représenté dans un spectacle dioramique - la représentation du Déluge - dont Nerval rend compte dans VArtiste en 184418: Peu à peu l'horizon se couvre, les nuages s'assombrissent et se revêtent d'un reflet rouge, la mer luit dans le fond des derniers feux du soleil qui pâlit, les murs ruissellent, les places et les rues s'emplissent d'une eau qui bouillonne fouettée par l'orage, les enceintes inondées répandent l'eau du haut de leurs murs comme des vases trop pleins, la population se réfugie sur les toits, sur les tours et sur les montagnes, enfin tout disparaît dans l'épaisseur des nuées et des sombres colonnes d'eau qui les traversent à grand bruit.l9 Que Nerval tâche de transcrire un spectacle imaginaire comme la vision intérieure de Poliphile ou qu'il rapporte un spectacle scénique, la description procède des moyens mis en jeu par le diorama: elle met sur scène une «suite d'aspects»2o et crée ainsi «un véritable spectacle dramatique avec ses surprises, ses émotions, et toutes ses phases d'intérêt »21. l'Histoire du Calife Hakem et L'Histoire de la Reine du Matin et de Soliman, Prince des Génies sont des récits essentiellement structurés selon ce principe. Tous les deux sont mis en scène comme des spectacles dramatiques,scénarios découpés en une «suite d'aspects». Les scènes s'y déroulent dans l'ordre même que Nerval trouve dans les pièces de Shakespeare22: des scènes composées comme d'immenses fresques contant des spectacles inouïs - tel l'incendie du Caire ou le mariage du double de Hakem dans VHistoire du Calife Hakem, ou bien la fonte de la mer d'airain et la descented'Adoniram dans le monde souterrain dans VHistoire de la Reine du Matin - se succèdent et s'entremêlent à des scènes d'intérieur, ou d'intimité, 17: ibid., p. 69. 18: ibid., p. 1234 ss: Diorama. 19: ibid., p. 1236. 20: ibid., p. 1237. 21: ibid. 22: cf. Œuvres complémentaires de Gérard de Nerval, 11. La Vie du Théâtre, Minard, Lettres Modernes, Paris 1961, p. 676.
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de ton romanesque. La mise en scène des récits obéit aux principes de la pièce à décors, à grande mise en scène, où l'action est vaste, pittoresque, abondant en détails et en incidents, pleine de tension dramatique. Les décorsy changent aussi rapidement que les scènes. Il est utile, à ce propos, de se rappeler que Nerval fut un ardent défenseur de la pièce à tableaux. Dans ses comptes rendus des représentations théâtrales, il défend la valeur artistique, «la valeur poétique et la dignité théâtrale»23 de la grande mise en scène des pièces à tableaux. Selon lui, le public demande de telles pièces, qui présentent «des émotions fortes, des péripéties violentes, des spectacles variés et multipliés24. Les contes incorporés dans Voyage en Orient sont de tels spectacles. Structurés comme des pièces à tableaux, ces récits reprennentpour leur compte la structure générale du récit. Scénographie du Voyage en OrientInsérés dans un espace illustré, toutes les scènes, tous les tableaux du Voyage en Orient acquièrent une signification, une valeur égales. Le lieu de leur provenance, la chose réelle ou fictive qui les a inspirés, perd de son importance. Dans le Voyage en Orient se rangent, les unes à côté des autres, les images récupérées de la réalité vécue, celles qui sont pure fiction et celles qui décrivent des gravures, ou bien encore celles qui sont tout simplement empruntées à la description littéraire d'autrui. Dans Ylntroduction se juxtaposent aux spectacles réellement vus, comme les paysages de la Suisse par exemple, des tableaux inventés, arrangés, grâce au matériel provenant des vastes lectures de Nerval. Les annotateurs et les commentateurs du Voyage ont ainsi relevé, tout au long du récit, de nombreux emprunts livresques. Ce qui semble être témoignage personnel et vécu est souvent paraphrase ou emprunt textuel à des ouvrages savants, à des récits de voyage, à des romans, à des tableaux. Le chapitre San Nicolo est significatif à cet égard, car il contient la description d'un site qui n'est autre qu'un site représenté sur une gravure figurant dans un des récits de voyage dont Nerval se servait souvent pour les besoins de son propre récit, le Voyage de Dimo et Nicolo Stéphanopoli en Grèce pendant les années Vet F/25 : 23: ibid., p. 406. 24: ibid., p. 405. 25: Gérard de Nerval, Voyage en Orient, tome T, édition Gilbert Roueer, Editions Richelieu, Paris 1950. cf. Documents figurés utilisés par Gérard de Nerval, p. 107: 4. Gravures en taille-douce: Voyage de Dimo et Nicolo Stéphanopoli en Grèce (an VIII), t. I. Vue de la colline Aplunori, p. 129.
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O bonheur! je rencontre, en approchant d'Aplunori, un petit bois de mûriers et d'oliviers où quelques pins plus rares étendaient ça leurs sombres parasols; l'aloès et le cactus se hérissaient parmi les broussailles, et sur la gauche s'ouvrait de nouveau le grand œil de la mer que nous avions quelque temps perdue de vue. Un mur de pierre semblait clore en partie le bois, et sur un marbre, débris d'une ancienne arcade qui surmontait une porte carrée, je pus distinguer ces mots: KAPAK3NOEPAIA guérison des cœurs. Gilbert Rouger, qui a découvert la gravure en question, constate que la description relatée dans le Voyage en Orient est une exacte transposition de l'estampe. Tous les éléments de la gravure figurent dans le texte de Nerval, sauf un -la silhouette de Nicolo Stéphanopoli lui-même26. Nous ne relevons pas ce «plagiat» pour apporter un trait piquant. Ce qui nous intéresse, ce sont les raisons pour lesquelles Nerval recopie la gravure. Deux choses nous frappent alors : le paysage de la gravure est un paysage arrangé, composé selon une volonté artistique; les éléments dont il se compose - bosquet, mur de pierre, débris de marbre avec inscription, et, dans le lointain, la mer - pourraient servir de décor théâtral romantique. Des décors similaires se retrouvent tout au long du Voyage en Orient; c'est à eux que le héros-narrateur s'attarde de préférence et, souvent, leur composition ou leur ordonnance lui rappellent des décors vus au théâtre. Plus encore: lorsqu'il décrit la gravure du Voyage de Dimo et de Nicolo Stéphanopoli et incorpore cette description dans son propre récit, Nerval ne fait qu'obéir à l'idée qu'il se fait de son métier. Un passage supprimé dans la version définitive du Voyage formule clairement le but qu'un «touriste littéraire» devrait poursuivre, et les difficultés qu'il rencontre à l'époque où le daguerréotype vient d'être inventé: Mais, à défaut d'aventures, la description restait au moins au touriste littéraire; il comptait les pierres des monuments et les feuilles des forêts; il faisait des terrains, des fonds-fuyants, des horizons; le daguerréotype arrive, et lui coupe le paysage sous le pied.27 Nerval définit ainsi les principes de la description littéraire en termes de peinture et notamment de peinture de décors: ce qu'il faut, c'est faire «des terrains, des fonds-fuyants, des horizons». Une semblable technique est, selon Jean-Pierre Richard, «un art de la carte postale»2B. Nous tendons 26: ibid., pp. 58-59. 27: Œuvres 11, p. 1261. 28: Jean-Pierre Richard, «Géographie magique de Nerval», in Poésie et profondeur, Editions du Seuil, 1955, p. 16.
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plutôt à appeler cet art un art du poncif, que le narrateur du Voyage a J'ignore si tu prendras grand intérêt aux pérégrinations d'un touriste parti de Paris en plein novembre. C'est une assez triste litanie de mésaventures, c'est une bien pauvre description à faire, un tableau sans horizon, sans paysage, où il devient impossible d'utiliser les trois ou quatre vues de Suisse ou d'ltalie qu'on a faites avant de partir, les rêveries mélancoliques sur la mer, la vague poésie des lacs, les études alpestres, et toute cette flore poétique des climats aimés du 501ei1.29 Lorsqu'on élimine de ce passage les négations, on obtient l'affirmation suivante: une bonne description, c'est celle qui permet «d'utiliser les trois ou quatre vues de Suisse ou d'ltalie qu'on a faites avant de partir ». Affirmation vraiment surprenante ! Car elle pose le principe du poncif: décrire un paysage, c'est reproduire à la surface de ce paysage une vue conçue avant de rencontrer le paysage en réalité. Le poncif est employé dans les arts quand on veut reproduire un certain nombre de fois le même motif décoratif. De là le sens souvent péjoratif du terme indiquant la banalité, le manque d'originalité d'une œuvre3o. Il nous semble, cependant, que le passage cité, en dépit de son ton ironique, doit plutôt être rapproché de la technique même du poncif. Rappelons que le terme tire son nom de son usage, car c'est en le ponçant avec une poudre colorée qu'on reproduit un dessin sur la surface qui doit le recevoir. Pour être reproduit ainsi, le dessin doit être soit un dessin découpé, soit un dessin où les limites des couleurs, des ombres et des contours sont jalonnées d'une série de petits trous. Le Voyage en Orient nous donne un exemple qui illustre ce procédé: Stamboul, devenue silhouette aux lignes percées: Stamboul, illuminée, brillait au loin sur l'horizon, devenu plus obscur, et son Une semblable technique descriptive fait que la réalité se réduit à un simple motif décoratif. Stamboul illuminée est à la fois carte postale et décor de théâtre. Signalons, à ce propos, que Jacques Daguerre, inventeur du daguerréotype,était aussi un des principaux décorateurs de théâtre au début du 19e siècle. Il fut un des premiers à créer ce qu'on appelle le décor panoramique,décor 29: Œuvres 11, p. 3. 30: Lorsque le terme apparaît dans le Voyage en Orient, il a ce sens péjoratif, cf. Œuvres 11, p. 14. 31: ibid., p. 454.
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mique,décordont la vue de Stamboul est un exemple, décor prédominant tout le long du Voyage en Orient. Le décorateur Ciceri, dont le nom est expressément mentionné dans le texte32, poursuit le développement des décorspanoramiques et, comme Daguerre, abandonne les châssis et les toiles rectilignes, pour placer les décors en demi-cercle. Un panorama, c'est-à-dire un fond uni courbe, figurant le ciel, enferme tout le décor. Voici comment Nerval, dans un texte paru dans La Presse du 18 février 1841, décrit avec enthousiasme les avantages dû" panorama que l'on vient d'installer au Théâtre des Nouveautés à Bruxelles: Tournez-vous maintenant vers la scène, et vous y verrez d'autres merveilles. Et d'abord, plus de ces affreux morceaux de toile que l'on appelle des bandes d'air, plus de ces nuages tachés et recousus qui sont plus lourds que les arbres et les maisons. Le fond du théâtre est occupé par un ciel invariable, ayant la forme d'une demi-coupole, et où les gradations et dégradations de lumière s'exécutent admirablement. Un vrai soleil, une vraie lune, c'est-à-dire deux globes lumineux, éclairent tour à tour, comme dans la nature, ce ciel magique, au-delà duquel on pourrait soupçonner l'infini. Un oiseau s'y briserait les ailes; des reflets de transparents y projettent les brouillards ou les nuages; le ciel s'y couche ou s'y lève au milieu des vapeurs pourprées; on obtient des soleils d'ltalie ou des soleils de Flandre, selon le besoin. (...) Le procédé est le plus simple du monde: on a placé autour de la scène une vaste toile sur châssis en hémicycle, découpée pour les toits ou le sommet des arbres, et qui se profile en perspective sur le ciel.33 «Comme dans la nature»: le décor imite de tout près la réalité, et l'illusion est parfaite. Le scénographe Sonreí décrit ainsi l'effet produit: «La plantation ne converge plus vers le lointain, elle s'épanouit, devient divergente, panoramique »34. Il énumère aussi les différents sujets du décor panoramique de l'époque romantique, sujets que nous avons pu distinguer comme figurant aussi dans les décors du Voyage en Orient: Ce ne sont que montagnes majestueuses dominant des sites pittoresques et animés, vues lointaines, perspectives magnifiques reflétées par la transparence des eaux, grandes villes grouillant d'animation . . . On voit le soleil levant chasser devant lui les nuages et paraître sur l'horizon dans tout son éclat et la lune envelopper de sa lumière pâle des paysages romantiques.3s 32: ibid., p. 17. 33: Lorély, ibid., p. 816. 34: Pierre Sonreí, Traité de scénographie, Librairie Théâtrale, Paris 1956, p. 85. 35: ibid., pp. 39-40.
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Ce ne sont que montagnes majestueuses ... Voici le décor créé par Nerval, De là la vue est admirable. Le lac s'étend à droite à perte de vue, étincelant des feux du soleil, tandis qu'à gauche il semble un fleuve qui se perd entre les hautes montagnes, obscurci par leurs grandes ombres. Les cimes de neige couronnent cette perspective d'Opéra, et, sous la terrasse, à nos pieds, les vignes jaunissantes se déroulent en tapis jusqu'au bord du 1ac.36 Ayant soin d'indiquer les diverses parties de la scène - côté cour sur la droite, côté jardin sur la gauche, le lointain où se perd le lac entre les hautes montagnes aux cimes neigeuses, - le narrateur obéit expressément à la tâche qu'il s'était proposée en utilisant des termes empruntés à l'art pictural et à la scénographie: décrire, c'est faire «des terrains, des fonds-fuyants, des horizons ». Ici, ce sont les cimes neigeuses qui se découpent sur la toile de fond; ailleurs, le voyageur voit Scutari «se dessiner au loin sur son horizon découpé de montagnes bleuâtres »37, et, à Malte, il regrette ses quarantaines de Beyrouth et de Smyrne parce que celles-là se passaient «à l'ombre de grands arbres, au bord de la mer se découpant dans les rochers, bornés au loin par la silhouette bleuâtre des côtes et des îles»3B. C'est pendant la nuit que le héros-narrateur fait escale à Saint-Jean d'Acre La nuit tombait lorsque nous entrâmes dans le port de Saint-Jean d'Acre. Il était trop tard pour débarquer; mais, à la clarté si nette des étoiles, tous les détails du golfe, gracieusement arrondi entre Acre et Kaiffa, se dessinaient à l'aide du contraste de la terre et des eaux. Au delà d'un horizon de quelques lieues se découpent les cimes de l'Anti-Liban qui s'abaissent à gauche, tandis qu'à droite s'élève et s'étage en croupes hardies la chaîne du Carmel, qui s'étend vers la Galilée. La ville endormie ne se révélait encore que par ses murs à créneaux, ses tours carrées et les dômes d'étain de sa mosquée, indiquée de loin par un seul minaret.39 Ce sont toujours les mêmes éléments qui forment le décor préféré: la terre et la mer, la silhouette découpée soit d'une ville, soit d'une chaîne de montagnes.Un élément qui ne manque jamais est l'eau. Pour le narrateur du Voyage en Orient, un décor n'est pas un décor réussi, une ville n'est que le 36: Œuvres 11, p. 19. 37: ibid., p. 503. 38: ibid., pp. 623-624. 39: ibid., pp. 408-409.
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simulacre d'une ville lorsqu'elle ne possède ni un lac ni un fleuve4o. Aussi Tableaux composés avec soin, tableaux d'une précision visuelle remarquable, ces marines forment à leur tour, à l'intérieur des plans constitués par les scènes individuelles, une suite de plans encadrés et répètent ainsi la structure générale du récit que nous avons appelée le découpage. Lorsqu'on examine ces vues panoramiques, on constate qu'elles sont le résultat d'un coup d'œil rapide, d'un regard avide de saisir une vue d'ensemble. On constate ainsi que le héros-narrateur du Voyage en Orient aime jeter sur le monde qu'il parcourt un regard «par intervalles», une série de coups d'oeil qui découpent le paysage en «vues»: «coup d'œil» est, en effet, un terme qui revient souvent lors de l'évocation d'un site. A bord du bateau qui fait route sur le lac Léman, le narrateur décrit ainsi ce qu'il voit: ... lorsque le bateau à vapeur sort du port encombré de petits navires, le coup d'œil présente tout à fait l'illusion de la grande mer. Jamais pourtant on ne perd entièrement de vue les deux rives, mais la ligne du fond tranche nettement l'horizon de sa lame d'azur; des voiles blanches se balancent au loin, et les rives s'effacent sous une teinte violette, tandis que les palais et les villes éclatent par intervalles au soleil levant ;...41 Pour avoir cette vue d'ensemble, le spectateur se place souvent sur un point élevé et, toujours, il se situe à bonne distance de ce qui est l'objet de son regard. Ce qui lui importe, c'est de «voir s'agrandir encore ce beau spectacle »42. Voici une vue de Berne : Une promenade en terrasse, comme toutes les promenades de Suisse, donne sur un vaste horizon de vallées et de montagnes ; la même rivière que j'avais vue déjà le matin se replie aussi de ce côté; les magnifiques maisons ou palais situés le long de cette ligne ont des terrasses couvertes de jardins qui descendent par trois ou quatre étages jusqu'à son lit rocailleux. C'est un fort beau coup d'œil dont on ne peut se lasser.43 et un tableau «saisi» à Constantinople: Cependant nous nous dirigions vers Péra, en nous arrêtant parfois à contempler 40: exemple: Munich, cf. Œuvres 11, p. 30. 41: ibid., p. 14. 42: ibid., p. 305. 43: ibid., p. 16.
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couronnant le fond bleuâtre, où s'estompaient les pointes des arbres, et où, par La vision du héros-narrateur s'exprime donc en une série de coups d'oeil qu'il jette, à distance, sur un beau spectacle. Or, ce qui renforce cette beauté, c'est l'ordonnance, la disposition des divers éléments qui composent ce spectacle. Le décor est toujours savamment travaillé et mis en scène, comme cette partie de Genève dont il est dit expressément qu'elle est «très bien disposée pour le coup d'œil»: Mais la promenade de Genève était fort belle à ce soleil couchant, avec son horizon immense et ses vieux tilleuls aux branches effeuillées. La partie de la ville qu'on aperçoit en se retournant est aussi très bien disposée pour le coup d'œil, et présente un amphithéâtre de rues et de terrasses, plus agréable à voir qu'à parcourir.4s Tout comme le décor de théâtre, la ville de Genève est d'un aspect agréable aussi longtemps que le spectateur se tient dans la salle et s'interdit de visiter les coulisses. Réduite à un décor de théâtre, la réalité a besoin d'éclairage et de perspective. Le prestige s'évanouit dès que le spectateur l'approche de près. C'est là un phénomène qui se produit tout le long du Voyage en Orient, à partir de Constance jusqu'à Constantinople. Vue de loin, Constance a tous les prestiges que l'imagination lui avait conférés d'avance, dès lors qu'un décorateur de théâtre avait monté sur la scène un décor imaginaire de cette ville. Vue de près, elle perd tous ces prestiges et marque ainsi le décalage qui existe entre l'image que le héros s'est formée d'elle et sa réalité propre: Constance est une petite Constantinople, couchée, à l'entrée d'un lac immense, sur les deux rives du Rhin, paisible encore. Longtemps on descend vers elle par les plaines rougeâtres, par les coteaux couverts de ces vignes bénies qui répandent encore son nom dans l'univers; l'horizon est immense, et ce fleuve, ce lac, cette ville prennent mille aspects merveilleux. Seulement, lorsqu'on arrive près des portes, on commence à trouver que la cathédrale est moins imposante qu'on ne pensait, que les maisons sont bien modernes, que les rues, étroites comme au moyen-âge, n'en ont gardé qu'une malpropreté vulgaire.46 44: ibid., p. 455. 45: ibid., p. 13. 46: ibid., p. 18.
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II en est de même à Constantinople: «son aspect extérieur est le plus beau du monde»47; son «premier aspect»4B est celui d'une ville des mille et une nuits. Mais il suffit d'y poser le pied pour s'apercevoir que sa beauté n'est qu'un décor: «Constantinople semble une décoration de théâtre, qu'il faut regarder de la salle sans en visiter les coulisses »49. Le récit abonde en remarques qui réduisent nettement la réalité à un décor de théâtre, lui conférant ainsi cet «air d'irréalité» dont parle Jean Richerso. La réalité n'est qu'apparence mensongère pour le voyageur, celui qui, par définition, veut constamment dépasser cette réalité. C'est lorsque le regard du héros se dirige vers l'au-delà de l'horizon que se produit ce phénomène que Jean Starobinski a défini ainsi: «C'est mon appétit de voir davantage, de récuser et de traverser mes limites provisoires, qui m'incite à mettre en question ce que j'ai déjà vu et à le tenir pour un décor trompeur. »51 Reste, cependant, comme l'a remarqué Jean Richer, que c'est cet «air d'irréalité» qui sollicite et retient le mieux l'attention du héross2, la retient même après avoir révélé au regard le côté factice de son décor. Reste aussi le fait que le héros se plaît au théâtre, où des paysages illusoires sont illuminés par un jour artificiel. Réduire la réalité à un décor de théâtre ne signifie donc pas nécessairement détourner ensuite le regard du spectacle trompeur; réduire la réalité à un décor de théâtre, c'est aussi volontairement conférer à ce qui souvent n'est qu'une «prosaïque nature, un horizon décoloré»s3, cet «air d'irréalité» qui lui rend quelque peu de ce charme imaginaire, fantastique, que possédait le monde réel avant d'être vu. Tout ce qu'il faut, dès lors, c'est se tenir à bonne distance de ces décors, de ce spectacle. Tout ce qu'il faut, c'est maintenir la vigilance et l'unité d'un moi qui sait qu'il assiste à un spectacle dont il est lui-même le metteur en scène. L'attitude du héros-narrateur doit être celle même que Nerval conseille au touriste de passage à Constantinople dans une page intitulée La Turquie de Camille Roger: «faut-il nier l'impression d'un spectacle sublime parce qu'on est admis à en visiter les coulisses poudreuses?»s4 47: ibid., p. 622. 48: ibid., p. 701. 49: ibid., p. 622. 50: Jean Richer, Nerval, expérience et création, p. 372. 51: Jean Starobinski, L'Œil vivant, Gallimard, Paris 1961, p. 15. 52: cf. note (50). 53: Lorély, p. 744. 54: Œuvres 11, p. 761.
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Or, à mesure que le héros-narrateur s'approche du but de son voyage, il semble que cette vigilance, ce contrôle de soi perde de son efficacité. Un dédoublement a lieu: le héros d'un côté, le narrateur de l'autre. Pendant toute la première partie, jusqu'à l'arrivée en Grèce, domine le point de vue «distancé» d'un spectateur sagace qui regarde et donne à voir. A partir de Syra en Grèce, première escale illuminée par le fabuleux soleil d'Orient, ce spectateur critique disparaît peu à peu pour faire place à un spectateur qui tombe sous le charme du spectacle, qui se laisse mystifier à un tel degré qu'il finit, à Beyrouth, par s'installer dans le monde irréel d'un tableau dont il est, lui-même, l'auteur. Mais le rêve est suivi d'un brusque réveil, d'un retour à un point de vue extérieur, à bonne distance (d'où peut-être la fin du Voyage, qui est comme laissée en suspens). Nous croyons pouvoir retracer cette courbe structurante du récit grâce à un autre élément de la scénographie et de la mise en scène : l'éclairage. Dès les premières pages de son récit, le héros-narrateur adopte une conduite Où vais-je? Où peut-on souhaiter d'aller en hiver ? Je vais au-devant du printemps je vais au-devant du soleil ... Il flamboie à mes yeux dans les brumes colorées de l'Orient. - L'idée m'en est venue en me promenant sur les hautes terrasses de la ville qui encadrent une sorte de jardin suspendu. Les soleils couchants y sont magnifiques.ss Le Voyage en Orient se définit ainsi comme un voyage au-devant du soleil d'Orient. Notez que ce but de destination se révèle au voyageur lorsque celui-ci a devant les yeux un de ses décors préfères, illuminé par le soleil couchant. Son regard est littéralement fixé désormais. Il ne voudra ni ne pourra détourner les yeux de ce soleil flamboyant. Il s'ensuit que ce qui constitue l'espace intermédiaire entre Genève, où il se trouve actuellement, et le soleil d'Orient n'est conçu que comme passage et perd, par conséquent, tout intérêt, tout attrait, toute réalité propre. C'est un regard critique, un regard parfois même sophistiqué que le héros-narrateur jette sur les lieux de l'espace intermédiaire. Le panorama du lac Léman est alors une «perspectived'Opéra »s6, perspective banale parce que reproduite sur des toiles et sur des décors, perspective-poncif; le lac de Zurich «ressemble à celui de Ciceri»s7, il est la copie réussie d'un décor. Suit l'expérience décevante de Constance. Puis c'est la présentation de Munich, présentation au cours 55: ibid., p. 12. 56: ibid., p. 14. 57: ibid., p. 17.
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de laquelle la ville perd entièrement sa réalité et se réduit à une ville-cliché, ... ces murailles éclatantes, ces colonnes de portore et de marbre de Sienne, Munich n'est pas une ville réelle, c'est «une capitale qui semble une décoration d'Opéra prête à s'abîmer au coup de sifflet du machiniste»s9. Mais l'indignation du héros-narrateur n'est pas seulement causée par l'architecture néo-classique de cette ville et les couleurs criardes des bâtiments. Ce qui l'irrite le plus, c'est que ce décor de théâtre prétend avoir le droit d'étaler ses splendeurs trompeuses «en plein soleil», que «tout resplendit et papillotte, en plein air, en plein soleil »60. Or, ce qui à Munich est cause d'indignation, devient à Syra source de Mais c'est bien le soleil d'Orient et non le pâle soleil du lustre qui éclaire cette En Grèce, l'espace n'est plus celui du passage; il est l'espace de la destination du voyage, l'espace tout entier illuminé par le soleil d'Orient. Toute «manœuvre de distanciation» semble dès lors superflue. Le héros-narrateur quitte son point de vue de spectateur pour qui la réalité n'était qu'un beau spectacle scénique éclairé par «le pâle soleil du lustre»62 et abandonne, par conséquent, sa volonté de voir à distance. Ce changement d'attitude est accentué par la description détaillée des différentes démarches que fait le héros pour adopter le costume du pays. Mais c'est la «marine» du port de Beyrouth qui en marque le point culminant et l'aboutissement, lorsque le héros prend place sur la scène, partie intégrante d'un tableau de Vernet: «Me voilà transformé moi-même, observant et posant à la fois, figure découpée d'une marine de Joseph Vernet »63. Cette marine du port de Beyrouth occupe une place privilégiée dans la 58: ibid., p. 26. 59: ibid., p. 30. 60: ibid., p. 24. 61: ibid., p. 80. 62: ibid. 63: ibid., p. 305.
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Tout d'abord, elle réunit à merveille tous les éléments du décor panoramique : une ville bâtie au bord de la mer, un port grouillant de vie, des bateaux, une promenade d'où le spectateur, d'un seul coup d'œil, embrasse l'ensemble du spectacle et, dans le lointain, une chaîne de montagnes illuminée par «les feux rougeâtres du couchant»64. L'éclairage du tableau est identique à celui qui, à Genève, illuminait les Alpes et inspirait au voyageur le désir d'aller au-devant du soleil d'Orient. Maintenant, le but du voyage atteint, les rêves et les espoirs du voyageur semblent pouvoir se réaliser. Cela expliqueque la tonalité du récit diffère ici de la technique descriptive généralementadoptée par le narrateur, celle qui consiste à ordonner le tableau selon le point de vue d'un spectateur qui, de la salle, admire un décor et un spectacle. Le voyageur dans son costume arabe a l'impression de participer lui-même au spectacle, d'avoir franchi les limites du cadre, d'observer tout en posant lui-même. Or, cette proximité du décor et du regard qui, en général, a un effet négatif, parce qu'elle dissipe l'illusion et révèle l'aspect factice du décor, cette proximité ne fait ici qu'accroître le ravissement du spectateur: examinée de près, Beyrouth échappe au sort qui fut celui des autres villes ou sites: objet de rêve, elle incarne ce rêve. Beyrouth comme tableau actuel n'est pas seulement semblable à la Beyrouth figurée sur des tableaux anciens, mieux encore, elle est «pareille à l'idée qu'on s'en est formée»6s. Plus besoin, dès lors de recourir à la technique du poncif et d'appliquer sur elle les vues conçues «avant de partir». Mais l'expérience de Beyrouth est une expérience unique dans le Voyage en Orient. Le héros-narrateur doit quitter sa pose et reprendre ses distances. Cette nécessité s'impose d'autant plus que «figure découpée d'une marine de Joseph Vernet », le moi se dissout. Le je du récit n'est plus assumé «existentiellement» par personne; il est ce que Jean Starobinski décrit ainsi: «c'est un je sans réfèrent, qui ne renvoie qu'à une image inventée»66. Le rêve se dissipe et voici le voyageur à Galata, sur le point de quitter l'Orient: Du pied de la tour de Galata, - ayant devant moi tout le panorama de Constantinople, 64: ibid. 65: ibid. 66: Jean Starobinski: «Le style de l'autobiographie», in Poétique 3, 1970.
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Au-delà de l'horizon paisible qui m'entoure, sur cette terre d'Europe, musulmane, il est vrai, mais rappelant déjà la patrie, je sens toujours l'éblouissement de ce mirage lointain qui flamboie et poudroie dans mon souvenir ... comme l'image du soleil qu'on a regardé fixement poursuit longtemps l'oeil fatigué qui s'est replongé dans l'ombre.67 Ce passage marque le point d'aboutissement de cette courbe structurante du récit qui avait son point de départ dans l'image du soleil flamboyant, image entrevue à travers le coucher de soleil sur le lac Léman, symbole du but à atteindre grâce au voyage en Orient. Ayant ainsi parcouru toute la courbe du récit pour rejoindre son image complémentaire, l'image du soleil d'Orient apparaît enfin dans sa signification véritable: le soleil d'Orient est un mirage lointain, toujours situé quelque part au-delà de l'horizon du voyageur. D'abord au-delà dans un sens futur, il est ensuite subitement en arrière déjà, dépassé à jamais. Le soleil d'Orient est à l'origine du mouvement et du voyage, et, par conséquent, à l'origine du récit; mais il est vrai que le héros du Voyage ne pourra pas le rejoindre; est vrai aussi, grâce à l'évolution, grâce à la composition du récit, ce que l'expérience du héros confirme à tout moment: «l'idéal rayonne toujours au-delà de notre horizon actuel»6B. Le soleil d'Orient qui hante le héros-narrateur du Voyage en Orient n'est pas un soleil qui illumine une certaine contrée de notre monde réel; il est le centre flamboyant de «la géographie magique d'une planète inconnue »69. Il s'ensuit que le voyage en Orient apparaîtra dans le souvenir du héros comme «un de ces rêves du matin»7o, rêve que Nerval interprétera et réalisera au cours de la lente composition du Voyage en Orient selon les principes mêmes du théâtre romantique et de cet art qui sait donner l'illusion d'un beau spectacle, la scénologie et la scénographie d'une pièce à tableaux.
Juliette Frôlich Oslo 67: Œuvres 11, p. 433. 68: ibid., p. 196. 69: ibid., p. 19. 70: ibid., p. 624. |