Revue Romane, Bind 11 (1976) 2La Parole de Phèdrepar Jean-Pierre Dens C'est dans l'éreintement de son silence que doit se lire le destin tragique de Phèdre. Le drame de Phèdre tient moins, en effet, à sa faute qu'à son refus de la nommer, de l'objectiver dans un discoursl. Tout Phèdre se comprend alors comme le passage d'un silence oppressant à une Parole libératrice. Dans le théâtre de Racine, et en particulier dans Phèdre, où le langage prend la valeur d'une incantation, le héros tragique ne saurait accéder à la vérité de son être que par la Parole. Trois étapes bien définies marquent le dévoilement, l'áA.f|seia de la Parole chez Phèdre : elle surgit au monde par Œnone, éclate devant Hippolyte, et s'accomplit en présence de Thésée. La Parole de Phèdre correspond ainsi à la structure même de la pièce, dont elle articule les trois moments décisifs. Action et Parole finissent par coïncider dans la résolution d'un drame dont l'enjeu réside autant dans le dire que dans le faire. Avant même qu'elle ne paraisse sur scène, Phèdre se profile comme la victime exemplaire d'un silence imposé. Théramène, le premier, y fait allusiondevant Hippolyte: «Phèdre, atteinte d'un mal qu'elle s'obstine à taire» (I, 1, v. 45). Plus loin, Œnone confie à ce même Hippoîyte: «Elle meurt dans mes bras d'un mal qu'elle me cache» (I, 2, v. 146)2. Le sens de ce reproche n'est que trop évident; c'est moins l'ignorance de ce «mal» qui irrite Œnone que l'obstination de Phèdre à le lui dissimuler. Savoir, 1: Argument que Roland Barthes résume par cette formule heureuse: «Phèdre est son silence même» (Sur Racine, Le Seuil, 1963, p. 116). Le dévoilement de cette Parole suspendue ferait ainsi de Phèdre une «tragédie nominaliste» (Ibid., p. 115). 2: Rappelons qu'Hippolyte se trouve dans une situation semblable; Théramène, soupçonnant son amour pour Aricie, lui jette ces mots: «Vous périssez d'un mal que vous dissimulez» (v. 136). Dans les deux cas, il s'agit d'un amour interdit; l'un, à cause de son caractère incestueux et adultère; l'autre, en vertu de l'interdit imposé par la loi vendettale.
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c'est aussi partager. Or, ce que ne peut tolérer Œnone, sa confidente, c'est de se voir exclure de la communauté du discours; en se murant dans son silence, Phèdre a rompu son pacte avec Œnone et s'en est aliénée. Le silence de Phèdre représente alors une clôture, un refus de communier, de se libérer de l'oppression de la faute. A ce refus de la Parole se joint celui de confronterautrui : «... sa douleur profonde/M'ordonne toutefois d'écarter tout le monde» (v. 150-151), rapporte plus loin Œnone. Parler, avouer sa faute, c'est prendre autrui comme témoin de sa honte et de sa déchéance. L'Autre constitue une menace dans la mesure où il transgresse un silence imposé; or, Phèdre se sent incapable d'affronter un regard qui à la fois l'accable et la meurtrit3. Tant que sa faute demeure cachée, elle se sent protégée; on ne peut, en effet, condamner ce que l'on ne connaît pas. Dans l'ombre de son silence, repliée sur elle-même, Phèdre vit l'angoisse d'un discours qui ne peut encore se dire. Mais la Parole ne peut surgir qu'à la lumière du soleil, qui symbolise ici la conscience. Phèdre est pourtant incapable de soutenir l'éclat de l'astre qui la condamne silencieusement: «Mes yeux sont éblouis du jour que je revois» (I, 3, v. 156) dit-elle, languissante, à Œnone qui la soutient. Aveuglée par cet excès de clarté, Phèdre succombe sous le poids d'une faute qui se traduit par un affaiblissement physique («Et mes genoux tremblants se dérobent sous moi», v. 156). Elle s'assied donc, attitude d'attente et de renoncement. Trop faible pour affronter son aïeule, la divinité solaire («Soleil, je te viens voir pour la dernière fois», v. 172), Phèdre aspire à la protection de l'ombre, à la tiédeur enfouie des bois; c'est vers Hippolyte que se dirigent ses pensées: «Dieux! que ne suis-je assise à l'ombre des forêts» (v. 176), soupire-t-elle, opposant à la cuisante lueur du soleil la fraîcheur d'un ombrage cher. Ce discours, où la Parole rejoint le mythe, transpose en termes de clair-obscur la dualité d'essences de la fille de Minos et de Pasiphaé4. Dans cette vaste cosmogonie où s'affrontent les dieux et les hommes, Phèdre cherche désespérément l'harmonie et le repos au sein de la contradiction. Pour Œnone, qui introduit le premier aveu, Phèdre est d'abord coupable de son silence : 3: Sur la fonction du regard chez Racine, on lira le pénétrant article de Jean Starobinski: «Racine et la poétique du regard,» VŒU vivant (Gallimard, 1961, p. 71-90). 4: Les rapports entre le mythe et le langage chez Racine ont été analysés par Marc Eigeldinger: La Mythologie solaire dans l'œuvre de Racine (Droz, 1969); sur Phèdre, voir pp. 98-111.
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Ah! s'il vous faut rougir, rougissez d'un silence Phèdre ne peut toutefois se résoudre à confesser sa faute, car parler, c'est se rendre vulnérable, c'est s'exposer au regard accusateur d'autrui ; la Parole, une fois prononcée, emprisonne celui qui l'énonce; figée dans l'instant où elle s'exprime, elle se durcit et s'immobilise dans la durée; en ce sens, elle est indestructible et irrécupérable. Crispée dans son silence, coupée de la communauté des vivants, Phèdre est l'image d'une Parole qui refuse de se dire. Un nom suffira pour briser cette clôture: Hippolyte. Ce n'est pourtant pas Phèdre qui le prononce d'abord, mais Œnone, qui lui arrache alors ce cri désemparé: «Malheureuse, quel nom est sorti de ta bouche» (v. 207). Mais Œnone l'interprète à rebours, n'y voyant pas un sujet d'angoisse, mais un encouragement, un appel positif: J'aime à vous voir frémir à ce funeste nom. Nous sommes ici en plein malentendu, le quiproquo ne faisant que l'accentuer davantage. Œnone, qui représente la voix de la normalité et du littéral, ne peut en effet accéder à la sphère tragique où se meut Phèdre. Il s'agit d'un dialogue de sourds où chacun des protagonistes demeure enfermé dans son propre discours. En nommant l'objet de son désir adultère. Œnone a déclenché le mécanisme de l'aveu, la Parole ne pouvant être reprise une fois qu'elle s'est dénouée; irrévocable dans la condamnation qu'elle appelle, il lui faut maintenant accomplir son périple et se consumer. C'est qu'en nommant Hippolyte, Œnone le fait vivre, in absentia, devant les yeux de Phèdre, la Parole conférant aux êtres qu'elle vise une présence quasi physique. Hippolyte n'est plus une passion enfouie et réprimée, mais un être vivant qui surgit au monde par la Parole. Phèdre hésite néanmoins à confesser toute l'étendue de son mal, son discours demeurant suspendu dans l'angoisse: Je t'en ai dit assez. Epargnc-rnoi le reste. Refus qu'Œnone ne peut ni comprendre ni accepter, et qui finit par déchaînersa
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fonde sur l'inter-réciprocité des consciences et l'échange. Mais, pour Phèdre, la contrainte d'un silence volontairement imposé est moins lourde à supporterque la douleur d'une confession dont elle appréhende déjà les résultatsauprès Quel fruit espères-tu de tant de violence? En la forçant à l'aveu, Œnone viole la conscience de Phèdre; la Parole ne lui vient donc pas naturellement, mais elle lui est arrachée, dérobée, Œnone jouant le rôle de catalyseur, d'accoucheuse de la Parole. Phèdre est incapable par elle-même de confesser sa passion; ce qu'elle redoute, c'est moins sa faute que le fait de l'exposer: Quand tu sauras mon crime, et le sort qui m'accable, Révéler sa faute à Œnone, c'est la décupler, l'alourdir d'un reproche; comment celle-ci pourrait-elle lui pardonner, sinon même la comprendre ? Toutefois, poussée jusque dans ses derniers retranchements sous les assauts répétés d'Œnone, Phèdre cède bientôt; le second temps de l'aveu porte au paroxysme une Parole qui est sur le point de se libérer; assise, Phèdre se lève, soulignant ainsi le caractère dramatique de sa confession : Phèdre: Tu vas ouïr le comble des horreurs. On remarquera le cheminement graduel, espacé, de cet aveu qui passe par une série de temps d'arrêts, chacun représentant une pause, une reprise de souffle avant la conclusion pressentie. Il est d'autre part significatif que c'est Œnone et non Phèdre qui nomme l'objet de cet amour adultère; Phèdre atténue de la sorte l'impact et la pleine responsabilité morale d'une confessionqui lui est arrachée et qu'elle n'a pas volontairement assumée. C'est pourquoi elle dit à Œnone: «Je n'ai pu soutenir tes larmes, tes combats, / Je t'ai tout avoué... » (v. 311-312). Phèdre se lie dès lors à Œnone qui reprend
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son titre de confidente et se fera désormais la complice et l'instrument fatal C'est devant Hippolyte que se manifeste pour la seconde fois la Parole de Phèdre. Cet aveu est toutefois plus dramatique que le premier, car il a lieu en présence de celui qui est la cause du mal que Phèdre cherche à épuiser. De plus, s'étant déjà allégée d'une partie de sa faute en la confiant à Œnone, Phèdre est moins isolée et se montre plus ferme, plus résolue dans son élan. L'arrivée d'Hippolyte la fige pourtant et la fait hésiter: Le voici: vers mon cœur tout mon sang se retire. Comme au début de l'aveu à Œnone, Phèdre n'ose aborder son destin en face et se dissimule derrière des propos de circonstances; c'est sous un prétexte,simple bavardage, qu'elle adresse la parole à Hippolyte: «Je vous viens pour un fils expliquer mes alarmes» (11, V, v. 586). Mais la vérité est ailleurs; dans une de ces formules dont elle possède le secret, Phèdre laisse déjà poindre ses véritables sentiments: «Quand vous me haïriez, je ne m'en plaindrais pas» (v. 596); et plus loin: «Dans le fond de mon cœur vous ne pouviez pas lire » (v. 598). Mais alors que, dans le premier aveu, la Parole lui était arrachée par «violence», ici elle lui échappe par une hallucination au cours de laquelle Hippolyte devient un Thésée ressuscité, dédoublé; cet aveu est en grande partie le résultat d'un égarement qui restreint la volonté et la lucidité de Phèdre, comme l'indique sa réplique à Hippolyte: «Seigneur,ma folle ardeur malgré moi se déclare » (v. 630). Mais Hippolyte ne comprend pas ou feint de ne pas comprendre les signes qui lui sont tendus; comme au début de l'aveu avec Œnone, nous sommes à nouveau en plein quiproquo. Ce n'est qu'à la fin du récit de la descente au labyrinthe, symbole d'une passion qui se cherche mais ne se trouve pas, que les yeux d'Hippolyte commenceront à se dessiller. C'est là que le fils prend les traits du père et se substitue à lui dans la recherche du fil d'Ariane. La Parole projette à ce moment l'image d'un Thésée rajeuni («II avait votre port, vos yeux, votre langage», v. 641); cet autre Thésée incarne une vision sublimée, 5: Pour Lucien Goldmann {Le Dieu caché, Gallimard, 1959, p. 435) Œnone représente la voix du bon sens et de la normalité; elle s'oppose ainsi à Phèdre, qui refuse de vivre dans le monde et de souscrire à ses lois. Notons que Phèdre, jusqu'à la scène VI de l'acte IV où elle la chasse, n'est qu'une sorte de prolongement d'Œnone. Ainsi, ces vers: «Hé bien! à tes conseils je me laisse entraîner / Vivons, si vers la vie on peut me ramener» (I, V, v. 363-365).
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paradoxale, par laquelle Hippolyte est dépossédé de sa froideur virginale et devient un être sublimé («Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi»... v. 639). La passion de Phèdre se révèle alors sous le signe de la polarité, Hippolyte représentant l'exacte antithèse de Thésée («Volage adorateurde mille objets divers», v. 637)6. Phèdre, le seul personnage tragique dans la pièce, ne peut exister qu'au sein de la Totalité; déçue par les infidélitésde Thésée, elle aspire maintenant à un amour absolu et non partagé; Hippolyte est la projection idéalisée de ce besoin de Totalité, au sein de laquelle se confondent le fils et le père. On comprend alors le déchirement de Phèdre lorsqu'elle apprend qu'Hippolyte est sensible à Aricie («Ah! douleur non encore éprouvée», v. 1225). La passion incontrôlée de Phèdre atteint son paroxysme dans les deux derniers vers de la tirade du labyrinthe: Et Phèdre au labyrinthe avec vous descendue II ne peut en effet y avoir de milieu pour Phèdre qui est l'héroïne du tout ou du rien. Le récit labyrinthal débouche sur une alternative qui devra se résoudre par une perte totale (physique et morale) ou par un amour absolu. Mais Hippolyte refuse d'embrasser cette Parole qui se tend désespérément vers lui et, confondu par un aveu à peine déguisé, cherche à se retirer : «Ma honte ne peut plus soutenir votre vue ;/Je vais...» (v. 669-670)7. L'orgueil blessé de Phèdre éclate alors en gerbes écumantes : Ah! cruel, tu m'as trop entendue. La Parole s'est maintenant dévoilée sans rémission; indestructible, elle exposela faute de Phèdre au grand jour. Bientôt elle s'accusera elle-même en cherchant à se supprimer: «Délivre l'univers d'un monstre qui t'irrite» (v. 669), supplie Phèdre, arrachant l'épée d'Hippolyte dont elle veut se 6: On lira avec intérêt l'interprétation qu'Eric Gans donne de la tirade du labyrinthe dans Le Paradoxe de Phèdre suivi de Le Paradoxe constitutif du roman (A. G. Nizet, 1975), pp. 73-89. 7: Cette attitude de fuite est caractéristique chez Hippolyte. Ainsi, dès le début de la pièce: «Et je fuirai ces lieux que je n'ose plus voir» (v. 28), et, plus loin, lorsqu'Œnone lui annonce l'arrivée de Phèdre: « 11 suffit: je la laisse en ces lieux» (I, 11, v. 151).
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percer le sein. Cette Parole monstrueuse qui s'accable ne pourra désormais C'est la troisième et dernière étape de la Parole, celle qui s'accomplit sans retour devant Thésée. Alors que, dans les deux premiers aveux, la Parole de Phèdre lui était arrachée, elle est ici pleinement volontaireB. Phèdre confronte ainsi lucidement un destin dont elle est seule responsable ; c'est d'un pas ferme qu'elle se rend auprès de Thésée pour lui avouer sa faute: Non, Thésée, il faut rompre un injuste silence: Aveu qui est donc d'abord une réhabilitation puisqu'il s'agit de restaurer C'est moi qui sur ce fils chaste et respectueux On notera le parallélisme de ces vers où se répondent en antithèses les adjectifs chaste-profane, respectueux-incestueux. Ces paroles, en exposant la passion adultère de Phèdre, constituent une véritable catharsis: le mal s'épuise en se nommant avant de s'écouler dans la mort. Phèdre a en effet rompu l'harmonie cosmique et terrestre, le reconnaissant du reste elle-même: «Et le ciel et l'époux que ma présence outrage. » (v. 1642). La grandeur du crime exige par conséquent un sacrifice comparable. Détachée d'un monde qui ne l'a ni comprise ni voulue, Phèdre se prépare à descendre au royaume de Minos. Fondée sur l'absolu de la mort, la Parole restitue la vie et l'innocence en même temps qu'elle se détruit. Le poison de Médée réintègre Phèdre dans la Totalité et consacre sa grandeur tragique. Les derniers vers qu'elle prononce représentent alors une véritable épiphanie : Et la mort, à mes yeux dérobant la clarté, En rendant au jour sa pureté originelle, la mort de Phèdre confère à sa 8: Elle déclare à Hippolyte, en accusant les Dieux qu'elle rend responsables de sa passion: «Cet aveu si honteux, le crois-tu volontaire?» (11, V, v. 694). 9: Sur les implications de ce vers et les images de clair-obscur qui traversent toute la pièce on lira l'étude de Nathan Edelman, «The Central Image in Phèdre»; dans The Eye of the Beholder. Essays in French Literature by Nathan Edelman, éd. par Jules Brody (The Johns Hopkins University Press, 1974), pp. 130-141.
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moment où Phèdre est pleinement consciente et en possession d'elle-même; alors que, dans les deux premières instances de l'aveu, la Parole lui était arrachée, ici elle se fonde sur le don inconditionnel de sa personne, la mort étant garantie de vérité. Phèdre sait désormais qu'il lui est impossible de vivre dans le monde et aspire à l'absolu; son sacrifice représente donc moins une abdication que l'affirmation ultime et dernière de son besoin de Totalité. Chaque instance de l'aveu constitue une étape essentielle sur le chemin de la pureté. La transparence du langage, qu'avait obscurcie le désir incestueux, retrouve progressivement sa pleine clarté. Chaque révélation introduit Phèdre à un plus haut niveau de conscience, le passage du silence à la Parole représentant la découverte et l'émergence d'une liberté. Mais cette liberté a pour prix la mort, paradoxe et nécessité d'un destin qui refuse la contingence et le compromis. La mort de Phèdre prend ainsi la valeur d'une assomption en restituant à la Parole sa transparence et en rétablissant l'ordre cosmique dans sa pureté solaire.
Jean-Pierre Dens Los Angeles RésuméDans Phèdre, où le langage prend la valeur d'une incantation, la Parole fait partie intégrante de la structure de l'œuvre dont elle articule les trois moments décisifs. La Parole de Phèdre se confond alors avec le récit de ses trois aveux, devant Œnone, Hippolyte et Thésée. Chacun de ces trois aveux représente une instance capitale dans le déchirement de son silence et dans sa progression vers la pureté. Sortant de l'ombre narcissique d'où Œnone l'arrache, la Parole s'érige en confrontation devant Hippolyte pour s'accomplir dans la mort sous les yeux de Thésée. En nommant le mal qu'elle expose, la Parole l'épuisé et rétablit l'ordre cosmique et moral qu'elle avait troublé. Le récit de la Parole de Phèdre plonge alors aux sources mêmes d'un drame où le tragique réside moins dans la faute que dans son aveu. |