Revue Romane, Bind 11 (1976) 2

Œil lésé, corps morcelé Réflexions à propos de L'Œuvre d'Emile Zola

par

Hilde Olrik

Introduction

«Etait-ce une lésion de ses yeux qui l'empêchait de voir juste?»
(L'Œuvre I, p. 53)1

Avec cette citation, extraite de L'Œuvre de Zola, quatorzième volume des
Rougon-Macquart, mon propos se trouve exposé: voir ce qui se passe,
dans un roman de Zola, quand la lésion se situe au niveau de l'œil.

Il fallait s'y attendre: c'est le déchaînement total, le détraquement final, c'est le départ à la dérive, toutes amarres rompues, c'est L'Œuvre, qui incarne, qui expose, qui fait exploser en un feu de suprême artifice naturaliste toutes les contradictions, toutes les ambiguïtés, tous les défauts, tous les grands thèmes, tous les symboles, toutes les tenaces obsessions des romans de Zola.

Je dirais volontiers que VŒuvre est le roman le plus significatif àt Zola,
si, selon Ducrot et Todorov,

«Le signe est à la fois marque et manque: originellement double».2

Cette marque, nous allons l'examiner de plus près, pour cerner ainsi ce
manque.

Texte «marqué», en effet, que ce roman presque trop explicite qui traite des problèmes de l'art, de la représentation, de l'illusion réaliste, avec lesquels se débat le peintre impressionniste Claude Lantier, le fils de Gervaise, explicite au point de vous leurrer, de vous empêcher de «chercher ailleurs».

Texte non seulement bavard, redondant et pléthorique, selon la recette
zolienne bien connue, mais aussi curieusement «réflexif», narcissique, exhibitionniste,
hystérique, - bref texte névrotique et symptomatique.



1: Les citations renvoient à l'édition de la Pléiade, tome IV.

2: Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, p. 133.

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Mais ne nous laissons pas prendre au piège de ce texte-leurre. Ne nous laissons pas abasourdir par son bruit. Car, comme tout roman de Zola, celui-ci fait du bruit, ce bruit dont Gilles Deleuze a magistralement cerné la nature.3

Quels sont les symptômes qui nous font diagnostiquer ce bruit de «névrose
de saturation» ou de «suturation»? Il y a p.ex. les évocations de
chaos, qui ne cessent de nous agresser dès les premières pages du roman:

«D'étranges masses peuplaient l'eau ...» et la longue description qui suit.
(I, p. 12)

En montant pour la première fois chez Claude, il semblait à Christine

«qu'elle montait depuis des heures, au milieu d'un tel dédale, parmi une telle
complication d'étages et de détours, que jamais elle ne redescendrait.» (I, p. 15)

Les descriptions de Pans qui jalonnent le roman débordent de constructions
chaotiques :

«Tout un entassement de constructions baroques, un enchevêtrement de planches
et de maçonneries, de murs croulants et de jardins suspendus. » (IV, p. 103)

Les toiles du salon des Refusés forment

«Un ensemble incohérent» (V, p. 124) etc. etc.

Et plus on avance dans le roman, plus ça s'embrouille, plus ça devient angoissant,
pour finir, avec h dernier chapitre, dans :

«une confusion énorme et noire, une étreinte emmêlée de membres dans un accouplement
brutal. C'était à la Femme nue qu'il travaillait. » (XII, p. 343)

Le bruit se constitue aussi par les répétitions, les explications, les explicitations, les encombrements de détails, les juxtapositions infinies de phrases dont le lien logique paraît très lâche, etc. Ça parle si haut que tout finit par s'empâter, s'embrouiller devant nos yeux, frôler l'illisibilité.

On pourrait dire de cette écriture ce qui est dit de la peinture de Claude
(et qui donnera une petite idée du caractère réflexif du roman) :

«Plus il (Claude) s'y acharnait, et plus l'incohérence augmentait, un empâtement
de tons lourds, un effort épaissi et fuyant du dessin. » (XII, p. 342)

Et quand Zola allègue des raisons, des explications, il ressemble à s'y méprendre
à Claude :

«Mais Claude s'entêtait, donnait des explications mauvaises et violentes, car il
ne voulait pas avouer la vraie raison. » (IX, p. 236)



3: Gilles Deleuze: Zola et la fêlure, in La Logique du Sens, p. 373-86.

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Donc: hétérogénéité, complexité, enchevêtrement, désordre, déséquilibre étranges et angoissants, voilà ce qui caractérise l'univers de L'Œuvre. Le tout semble bien de l'ordre du bruit qui doit couvrir le plus mortel des silences, comme c'est le cas dans la plupart des romans de Zola. Mais ce bruit et ce silence revêtent dans chaque roman des formes différentes, entrent dans des thématiques nouvelles pour faire partie de nouveaux tissus d'imageries obsessionnelles, de nouvelles mises en scène fantasmatiques.

Nous allons essayer de voir ce qui est réellement en jeu dans ce roman.
Voir quelle est «la vraie raison» qu'il ne veut pas avouer. Interroger cette
marque trop ostensible et ostentatoire, pour mieux cerner le manque.

La lésion

Pour ce faire, répétons la question de l'exergue, essayons de voir de quelle
nature sont cet œil et cette lésion, et comment s'effectue leur mise en scène.

Le personnage principal est peintre. L'alibi premier du naturaliste Zola est sauf: tout peut, en bonne conscience, dépendre du regard. Dès le premier chapitre, cela est souligné: le lecteur n'apprend rien d'autre que ce qu'il peut voir grâce aux éclairs d'un orage, ou à d'autres sources de lumière (chandelle, fenêtre, soleil etc.).

Le peintre Claude s'apparente donc - également - au romancier naturaliste en ceci qu'ils font tous deux métier de voir, de voyeurisme. Ils sont voyeurs par métier, sinon par vocation. Il s'agit pour eux de saisir sur le vif. De regarder. De voir (ce qui n'est par du tout la même chose)4.



4: ad regarder et voir. Quelques exemples: «Elle (Christine) entra, regarda sans voir.» (I, p. 15) «Claude avait envie d'écarter le paravent et de voir.» (I, p. 18) «Ah! tout voir et tout peindre.» (11, p. 46) «Que de fois j'ai regardé sans voir.» (VIII, p. 216) Christine évoque l'idylle du début du mariage quand «aveuglé de désir, il (Claude) l'écrasait toute contre sa poitrine, sans la voir. » (IX, p. 242) Le chapitre X, qui traite de son tableau: L'Enfant Mort, montre bien ce jeu entre regarder et voir. Prenons un seul exemple (Claude regardant son tableau): «il ne voyait que Y Enfant Mort Il lui semblait que jamais il n'aurait le temps de voir assez.» (X, p. 307) A l'approche du moment crucial de la fin, cette phrase surgit plusieurs fois: «11 (Claude) voyait certainement l'invisible.» (XI, p. 337) Ce que regarder et voir signifient sera éclairci par la suite.

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Mais qu'est-ce qui nous permet de dire qu'il s'agit de voyeurisme et non de simple «fonction scopique»? Le regard, dans L'Œuvre, se révèle vite être le regard fixe, qui devient très vite regard halluciné, source de projections fantasmatiques. Le roman nous le dit dès les premières lignes : chez la personne qui regarde succède, presque toujours, une réaction de stupeur, de paralysie et équivalentss.

Personnages étrangement médusés.

Pour cerner de plus près la nature du voyeurisme du roman, rien ne me
semble plus approprié que cette remarque de Christian Metz :

«Le voyeur a bien soin de maintenir une béance, un espace vide entre l'objet et
Vœil, l'objet et le corps propre: son regard cloue l'objet à la bonne distance, ...
Le voyeur met en scène dans Vespace la cassure qui le sépare à jamais de l'objet:
il met en scène son insatisfaction môme (qui est justement ce dont il a besoin
comme voyeur), et donc aussi sa « satisfaction « pour autant qu'elle est de type
proprement voyeuriste. Combler cette distance, c'est risquer de combler aussi
le sujet, de l'amener à consommer l'objet (l'objet devenu trop proche et qu'ainsi
il ne voit plus), de l'amener à l'orgasme et au plaisir du corps propre ...
S'il est vrai de tout désir qu'il repose sur la poursuite infinie de son objet absent,
le désir voyeuriste, avec le sadisme dans certaines de ses formes, est le seul qui,
par son principe de distance, procède à une évocation symbolique et spatiale de
cette déchirure fondamentale.» (Metz: «Le signifiant imaginaire», in Communications
23, p. 42-43)

On a du mal à imaginer meilleur commentaire de L'Œuvre, qui semble être
un exemple-modèle de la mise en mots d'une évocation symbolique et spatiale
de cette déchirure fondamentale.

Commençons par donner le paradigme du mot lésion, tel qu'il se révèle à



5: Prenons quelques exemples des toutes premières pages (dans le roman entier il yen a bien une centaine) : «ses yeux (de Christine) dilatés parcoururent avec effarement ce coin de ville inconnue.» (I, p. 12) «elle (Christine) le (Claude) regardait faire, de son air stupéfié.» (I, p. 15) «Mais ce qu'il aperçut, (la jeune fille demi-nue) l'immobilisa, grave, extasié.» (I, p. 19) «et une stupeur la paralysa .... ce garçon en manches de chemise accroupi devant elle, la mangeant des yeux. » (I, p. 20) «Elle y jeta des regards prudents, stupéfaite d'un tel désordre et d'un tel abandon.» (T, p. 22) «tous deux regardaient, immobiles ...» (11, p. 33) «lui .... regardait le tableau sans répondre, d'un regard ardent et fixe.» (11, p. 53)

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nous après une lecture minutieuse. A notre heureuse surprise, les variantes
se laissent grouper en trois catégories :

1. les mots qui désignent un vide, ce qui n'est pas là: tare, béance6, vide,
trou

2. les mots qui désignent que quelque chose a été entier quine l'est plus,
et qui font penser à l'acte par lequel une unité a été rompue:
plaie, fente, trouée, fissure, fêlure, cassure, blessure, déchirure, lésion

3. ceux qui indiquent que quelque chose est là, un obstacle quelconque:

a. abstraits: détraquement, la grande névrose, impuissance, inconnu héréditaire, insatisfaction, paralysie de la volonté, quelque chose d'irréparable, mal, le froid d'un autre corps, déséquilibrement, idée fausse, idée fixe

b. concrets: obstacle, mur, muraille, corps, barre.

L'intérêt de cet inventaire peut être, dans un premier temps, de corroborer les découvertes de Deleuze: que la fêlure ne transmet rien sauf elle-même, et d'attirer l'attention sur le danger qu'il y a, dans les romans de Zola, de confondre le transmis avec sa transmission, c.-à-d. ce qui fuse par la béance avec la béance7.

Mais surtout de montrer la nature de cette lésion dans VŒuvre, la lésion à l'œuvre. Déceler ce paradigme m'a permis de suivre l'effort du texte pour trouver des mots, des formes concrètes de ce qui n'existe pas. Pour arriver à nommer Vinnommable, cet innommable qui, comme nous allons le voir, hante le texte.



6: Ce mot sur le sens duquel les dictionnaires restent singulièrement béants: Petit Robert: 4- Dictionnaire du Français contemporain: — Petit Larousse: «Etat de ce qui est béant.» Grand Larousse : jalors le grand dictionnaire français-danois (Blinkenberg og Hoybye: Franskdansk ordbog) est plus loquace: Béance: 1. trang, drift, lyst! (c.-à-d. besoin, pulsion, désir) 2. (med.) stâen àben, gaben (c.-à-d. état de ce qui est béant.)

7: G. Deleuze: La Logique du Sens, appendice III: Zola et la fêlure, p. 373: «L'hérédité n'est pas ce qui passe par la fêlure, elle est la fêlure elle-même: la cassure ou le trou, imperceptibles. En son vrai sens, la fêlure n'est pas un passage pour une hérédité morbide; à elle seule, elle est toute l'hérédité et tout le morbide. Elle ne transmet rien sauf elle-même, d'un corps sain à un autre corps sain des Rougon- Macquart. Tout repose sur le paradoxe de cette hérédité confondue avec son véhicule ou son moyen, de ce transmis confondu avec sa transmission, ou de cette transmission quine transmet pas autre chose qu'elle-même. »

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Aventurons-nous dans ces méandres lésés. Abordons la scène où paraît
la lésion pour la première fois. Nous aurons ainsi le contexte de la phrase
citée en exergue.

La chair

Claude est pris de désespoir devant une de ses toiles (figurant une femme
nue), qu'il n'arrive pas à peindre comme il le désire.

«Mais lui ... regardait le tableau sans répondre, d'un regard ardent et fixe, où brûlait l'affreux tourment de son impuissance. Rien de clair ni de vivant ne venait plus sous ses doigts; la gorge de la femme s'empâtait de tons lourds; cette chair adorée qu'il rêvait éclatante, il la salissait, il n'arrivait même pas à la mettre à son plan. Qu'avait-il donc dans le crâne, pour l'entendre ainsi craquer de son effort inutile ? Etait-ce une lésion de ses yeux qui Vempêchait de voir juste? » (11, p. Si)

Essayons de répondre à la question de Claude. Quelle est la lésion de/dans
ce passage, quel est l'obstacle qui fait désespérer Claude? C'est visiblement:

«cette chair adorée qu'il rêvait éclatante»,

qu'il salissait, et dont il est dit cette chose bizarre :

«il n'arrivait même pas à la mettre à son plan.»

Est-elie là ou n'est-elle pas là? Comment peut-elle etre là sans être là? Il n'y a qu'à considérer la suite de cette scène, quatre pages plus loin, pour essayer d'y voir plus clair. Les amis de Claude l'ont empêché de crever son tableau, mais dès qu'il est seul de nouveau, il s'adonne à cette activité destructrice

«A pleine main, il avait pris un couteau à palette très large; et, d'un seul coup, lentement, profondément, il gratta la tête et la gorge de la femme. Ce fut un meurtre véritable, un écrasement: tout disparut dans une bouillie fangeuse. Alors, à côté du monsieur au veston vigoureux, parmi les verdures éclatantes où se jouaient les deux petites lutteuses si claires, il n'y eut plus, de cette femme nue, sans poitrine et sans tête, qu'un tronçon mutilé, qu'une tache vague de cadavre, une chair de rêve évaporée et morte. » (11, p. 57)

Pour éviter de tomber dans le piège que j'ai dénoncé tout au début: commenter
tout ce qui déjà «crève les yeux», j'attirerai l'attention uniquement
sur la transformation qui s'opère au cours d'une seule phrase :

«il n'y eut plus, de cette femme nue etc.»

ou Jemme nue > tronçon mutilé > tache vague de cadavre > chair de rêve
évaporée et morte.

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Ici, nous passons, au niveau qui m'intéresse, d'un sens précis, concret, vers un trop-plein de sens qui frise le non-sens, - non-sens qui, dans l'emploi que j'en fais, ne veut pas dire «nonsense» (= chose absurde), mais justement cet état où un trop-plein de sens vacille, oscille, frôle sa propre destruction, s'achemine vers un flou si embrouillé qu'il approche de l'opacité totale, de l'impensable même. Bref: c'est comme si cette phrase disait la même chose que le paradigme lésion: elle parle de quelque chose qui est là sans être là, quelque chose que les mots n'arrivent pas à capter.

Donnons quelques autres exemples du mot chair, pour montrer que c'est souvent au niveau d'un seul mot que nous trouvons le phénomène qui semble ordonner le fonctionnement du roman entier, à tous les niveaux: un jeu de bascule, une oscillation perpétuelle entre deux pôles qui assure un déséquilibre, un mouvement incessant et qui seul fait vivre le texte tout en le maintenant en continuel danger de mort.

Dans le premier exemple du texte que nous trouvons :

«toute la chair vivante de la femme, qu'il adorait» (I, p. 17)

ce qui frappe, c'est une petite marque de la précarité du sens: la virgule, dont l'omission changerait le sens totalement et qui, bien qu'étant là, n'empêche pas une certaine ambiguïté de régner. Et cette ambiguïté se retrouve dans de nombreuses phrases, dont je ne citerai qu'une, pour faire pendant à celle-là:

«Ce regard d'homme qui la fouillait» (I, p. 20)

(il est question de Claude, dévorant des yeux Christine, qui vient de se
réveiller, demi-nue)B.

Mais revenons à notre chair. La formule du premier exemple revient sans
arrêt:



8: Cette précarité, cette oscillation du sens font penser-et pour cause!-à la lésion de Claude, dont les 3 grammes de substance de trop ou de moins font basculer du côté du génie ou de la folie; idée qui apparaît à deux reprises dans le texte: énoncée d'abord par Claude, «le détraquement héréditaire qui, pour quelques grammes de substance en plus ou en moins, au lieu de faire un grand homme, allait faire un fou. » (IX, p. 245) et reprise par Sandoz de façon presque dérisoire, à force de précision, au cours de l'enterrement: «Sans doute, il (Claude) souffrait dans sa chair, ravagé par cette lésion trop forte du génie, trois grammes en moins ou trois grammes en plus, comme il le disait.» (XII, p. 357)

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«sa passion de la chair vivante» (111, p. 83)

Christine, en regardant le tableau de Claude, en a

«la chair meurtrie» (IV, p. 93)

Une caractérisation assez particulière accompagne très souvent Christine:

«Elle se révélait ce qu'elle devait être malgré sa longue honnêteté: une chair de
passion» (VI, p. 147)

Claude, au comble de son bonheur avec Christine,

«la serrait, d'une étreinte à la faire sienne, à Ventrer (sic!) au fond de sa propre
chair.» (VI, p. 148)
«Jamais sa chair de passion ne s'était offerte dans un tel frisson de désir» (VI,
p. 153)

Madame Margaillan est décrite ainsi :

«elle épuisée, la chair mangée de tous les virus des races finissantes.» (VI, p. 166)

Claude travaille

«avec l'obstination aveugle de l'artiste qui s'ouvre la chair, pour en tirer le fruit
dont il est tourmenté» (VIII, p. 204)

et cette dernière, béante de non-sens, à la première lecture :

«La Femme nue, qui demeurait la peur et le désir de ses heures de travail, la chair
de vertige qui l'achèverait, le jour où il s'efforcerait encore de la faire vivante. »
(XII, p. 343)

Comme nous le voyons, le sens de chair vacille sans arrêt : il va de quelque
chose de très concret à quelque chose de très abstrait, étant les deux à la
fois sans être ni l'un ni l'autre, échappant ainsi à toute catégorisation.

Ce qui me paraît être ici de la plus grande importance, et qui va pouvoir justifier la lecture que j'ai choisie, c'est que le mot chair relève, comme on a pu le constater, à la fois du biologique et du physique, du moral et du psychologique, mais pour le saisir à fond, il faut le comprendre en dehors de tout cela. En dehors de toute dichotomie corps-âme. Exactement comme c'est le cas pour l'inconscient de Freud. Il ne me semble donc pas abusif de parler de Vinconscient du texte.

Le corps morcelé

Les deux passages du début du roman (pp. 53 et 57) que nous avons cités
plus haut contiennent en eux le roman entier, qui ne sera que l'ensemble
des variations - mais combien significatives - de ce qui se passe ici : Claude

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en train de peindre la Femme Nue, souffrant de son impuissance à la rendre telle qu'il le voudrait, puis crevant la toile de désespoir. Il se tue littéralement à peindre cette Femme dont apparaissent ici seulement la gorge, puis la tête et la gorge (grattées), le tronçon mutilé, etc. Le roman n'est qu'une longue suite de démembrements où éclate la jouissance du narrateur-voyeur. Le roman est à lire dans les variantes, les transformations de ces scènes. Il s'agit pour nous de décoder l'histoire qui nous est racontée par le corps morcelé. Le corps dont l'espace se révèle intimement lié à celui de la lésion, de la béance.

On peut le formuler provisoirement ainsi: dans ce roman, Vespace de
la béance semble figuré aussi par l'espace d'un corps. Lisons donc ce corps!

Fixons d'abord les repères qui nous semblent les plus significatifs dans cette répétition obsessionnelle du corps morcelé. Tout commence rue de la Femme-sans-Tête (!), où Claude rencontre une jeune inconnue, Christine, qu'il héberge pendant une nuit d'orage. Au matin d'une nuit chaste mais éprouvante, Claude s'adonne, énervé et honteux, à un acte curieusement et complaisamment fétichiste (premier déplacement net du roman): il passe entre ses mains les vêtements mouillés de Christine; ensuite, il révèle tout à fait sa nature de peintre-voyeur : Christine endormie a rejeté le drap, il peut contempler sa demi-nudité: tête, gorge, bras. Il est prêt à délirer de joie:

«Mais ce qu'il aperçut, l'immobilisa, grave, extasié.» (I, p. 19)
«Tout son trouble, sa curiosité charnelle, son désir combattu, aboutissaient à
cet émerveillement d'artiste, à cet enthousiasme pour les beaux tons et les muscles
bien emmanchés.» (I, p. 19)
« Dans l'émotion de son gros désir d'artiste» (I, p. 21)

(l'alibi artistique est maintenu tout au long du roman!) - et les pages
qui suivent bégaient, délirent, râlent de complaisance, en détaillant ce
premier corps de femme.

La fièvre de Claude ne fait que s'accroître jusqu'à ce que Christine le quitte et qu'il s'imbibe de toutes les traces d'odeur laissées par elle, sur l'oreiller, dans la serviette humide, partout. Ces traces oppressantes qui ne cesseront d'enfiévrer notre texte.

L'élan est donné, petit à petit la femme est dévoilée: Christine pose, Claude regarde, peint, regarde, peint, se désespère, gratte telle partie du corps, puis telle autre, puis crève tout, et cela recommence. Toute scène est agencée de façon à donner lieu à un dé-membrement.

Pendant de nombreuses pages seuls sont évoqués la tête, puis la gorge,

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les seins, les bras ; le texte s'enhardit et apparaissent pieds, jambes, cuisses
et ventre.

Pendant l'idylle de Claude et de Christine, le démembrement cesse: il
réussit à aimer une femme réelle - et donc entière :

«Il avait cru aimer les jours frisant sur les gorges de soie, les beaux tons d'ambre
pâle qui dorent la rondeur des hanches, le modelé douillet des ventres purs.
Quelle illusion de rêveur!» (VI, p. 148)

Le texte, on le voit, ne se prive d'aucun prétexte pour nommer, caresser -
mais Christine,

« Elle se donnait entière, il la prenait, depuis sa nuque jusqu'à ses pieds, ...» (ib.)

Cette phrase-cliché fréquente chez Zola est tout d'un coup à lire dans un
sens plein, non-cliché: c'est un corps entier qu'il possède avec joie pour la
première et unique fois de sa vie.

(Il est curieux de remarquer comment l'idylle est la mise en scène, au niveau de l'intrigue, de la consommation de l'objet par le sujet (Claude), et donc de l'abolition de la béance, avec sa conséquence fatale: la mort du désir.)

Et sa vie de tourment et de jouissance morcelée reprend. Arrêtons-nous
à une scène qui marque une espèce d'apogée: la scène de l'écroulement de
«la bonne femme» de Mahoudeau. (VIII, 22255.)

Le jour de son mariage avec Christine, après dix ans de «collage», Claude va chercher son ami, le sculpteur Mahoudeau, leur témoin. C'est, avec une des nombreuses inversions du texte, Claude qui sera témoin d'une scène tragi-comique très déconcertante, au cours de laquelle la Grande Baigneuse du sculpteur s'écroule sous l'effet d'un chauffage excessif (et par manque d'une carcasse solide). Cette scène est surchargée de significations symboliques et autres, car

c'est la mise en scène du morcellement d'un corps,

c'est une mise en scène de l'amour maladif tendre et désespéré de l'artiste
pour son œuvre,

c'est une mise en abîme de l'histoire de Claude et de ses amis,

c'est l'orgasme du voyeur qui consomme son objet,

c'est un méta-texte très loquace sur le fonctionnement du roman et sur
son écriture, etc., mais avant tout,

c'est le prétexte du texte pour travailler au moins dix fois, tel Hercule,
son corps de femme.

D'abord, «la bonne femme» est dévoilée par le sculpteur devant les yeux
curieux de Claude:

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«avec mille précautions, il la désemmaillottait, la tête d'abord, puis la gorge,
puis les hanches,» (p. 222-23)

puis contemplée par les yeux voraces de Claude :

«Exagérée encore, sa Baigneuse était déjà d'un grand charme, avec son frissonnement
des épaules, ses deux bras serrés qui remontaient les seins, des seins
amoureux, pétris dans le désir de la femme, qu'exaspérait sa misère;» (p. 223)

ensuite détaillée par les deux connaisseurs :

«Et tous les deux, assis maintenant, continuaient à la regarder de face et à
causer d'elle, la détaillant, s'arrêtant à chaque partie de son corps. . . „ etc.»
(p. 223-24)

l'hallucination de leurs yeux «se fait chair», la statue s'anime:
«les reins roulaient, la gorge se gonflait dans un grand soupir»

pour s'écrouler ensuite:

«la tête s'inclina, les cuisses fléchirent, elle tombait d'une chute vivante» (p. 224)

Mahoudeau la reçoit dans une étreinte amoureuse rendue ridicule par son
excès d'écriture «artiste»:

«il serra les bras sur cette grande nudité de vierge» (p. 224)

et ainsi il peut toucher, caresser les membres épars: la tête, le torse, les
bras (p. 225).

En ami dévoué, «dans sa fraternité d'artiste», Claude propose ses généreux
offices, mais le sculpteur a l'air de douter du désintéressement de ce
frère; il préfère être seul à ramasser les débris, il se traîne par terre, à genoux,

«prenait les morceaux un à un, les couchait, les rapprochait sur une planche»
(p. 225)

Une fois notre bonne grosse Baigneuse de Pygmalion recollée, les deux amis s'en vont au mariage de Claude. Après la cérémonie, Claude et Christine, Mahoudeau et Sandoz se retrouvent au restaurant, mais ils n'en ont pas fini avec la chute de la Baigneuse. Pendant trois heures,

«ils en remâchaient les moindres détails» (p. 226)

et il semblait à la pauvre Christine (occupée en plus à nettoyer, sur la joue
de Mahoudeau, l'écorchure que sa terrible femme castratrice lui a infligée
dans sa chute) que c'était,

«cette statue de femme mutilée»

(avec un de ces adjectifs dont la position est source d'ambiguïté)

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«qui passionnait Claude, dont le récit, répété à vingt reprises, ne tarissait pas sur
son émotion, devant cette gorge et ces hanches d'argile broyées à ses pieds. »
(p. 226)

Cela n'a rien d'étonnant qu'après une telle journée, la nuit de noces de
Claude et de Christine se passe lamentablement :

«ils se retrouvèrent étendus côte à côte, étrangers désormais, avec cette sensation
d'un obstacle entre eux, d'un autre corps, dont le froid les avait déjà effleurés
certains jours, dès le début ardent de leur liaison. » (p. 229)

Rideau, la mise en scène tonitruante des procédés d'explicitation obsessionnels
de l'écriture zolienne prend fin.

Et l'histoire enfiévrée de ce corps morcelé continue.
La lutte entre Christine et la Femme du tableau reprend.

«Elle (Christine) s'imposait, glissait à chaque instant ce qu'elle pouvait de son
corps, une épaule, une main, entre le peintre et son tableau.» (IX, p. 238)

Elle a compris avec quelles armes il faut combattre «son grand enfant d'artiste», cannibale obsédé, sans comprendre qu'elle n'est qu'une pauvre remplaçante réelle, substitut vivant d'un manque fondamental. Elle se croit sauvée le jour où elle accepte de nouveau de poser pour lui ; elle peut lui être utile, il

<vla faisait se déshabiller à chaque minute, pour un bras pour un pied » (IX, p. 240)

(on voit comment les membres du corps ont fini par devenir les éléments
mêmes du texte: pour un bras, pour un pied = pour un oui, pour un non.
Texte-corps, s'il en fut !)

- et Claude ne se prive guère, aucune chance n'est laissée à Christine
pour rester entière, devant les yeux-bistouri de Claude,

«qui lui [jettent] des coups d'œil qui la [sabrent] des épaules aux genoux.»
(IX, p. 240)

Puis il se met à «la détailler avec une passion croissante» (p. 241) - ce qui se fait dans la demi-page qui suit, et, tout d'un coup, un nouvel élément est introduit: une partie des membres tus, passés sous silence jusqu'à présent, est ébauchée furtivement:

«Et là, sous le modelé si gras du ventre, ce trait pur des aines, une pointe à peine
de carmin dans de l'or pâle ...» (IX, p. 241)

Un premier pas, très important, a été franchi: le texte a osé faire allusion
à ce qui se passe sous le ventre, ce «soleil de chair» qu'adore Claude. Sous
la couverture de ces aines-déplacement apparaissent le carmin et l'or.

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Et c'est par leur intermédiaire, par cette couleur et ce minéral, qu'enfin,
après des détours inénarrables, le refoulé, l'interdit, ce qui a été tu de ce
corps éclate enfin : le sexe enfin dit!

Claude a sombré en pleine folie. Après une nuit passée sur le pont des Saints-Pères (nous y reviendrons) cela éclate pour de bon: la fièvre de la peinture le gagne, et halluciné, hors de lui, il se met au travail, dans une dernière tentative désespérée. Il regarde la figure de femme qu'il vient de peindre, il ne la reconnaît pas:

«Qui donc venait de peindre cette idole d'une religion inconnue? qui l'avait faite de métaux, de marbres et de gemmes, épanouissant la rose mystique de son sexe, entre les colonnes précieuses des cuisses, sous la voûte sacrée du ventre? Etait-ce lui qui, sans le savoir, était l'ouvrier de ce symbole du désir insatiable, de cette image extrahumaine de la chair, devenue de Yor et du diamant entre ses doigts, dans son vain effort d'en faire de la vie? Et, béant, il avait peur de son œuvre, tremblant de ce brusque saut dans l'au-delà ...» (XII, p. 347)

La transgression a été si forte que c'est la fin de tout: de la vie de Claude,
à qui il ne reste plus que le suicide, et du roman auquel il incombe de
l'enterrer9.

Mais cet Innomélo enfin nommé, ce caché finalement dévoilé ne peuvent nous satisfaire. Mon but n'est pas un triomphal : « Eureka, il y a Œdipe, régression et retour au sein maternel, fantasmes de l'origine à profusion!» etc. Ce qu'il faut, c'est relire pour voir comment, au niveau du signifiant, a été rendue possible cette transgression du textell.



9: Voir aussi comment Michel Serres commente cette scène, p. 350 de son livre sur Zola: Feux et signaux de brume, dont je n'ai pu prendre connaissance qu'après l'élaboration de ces pages.

10: Je garde l'orthographe de Zola: l'innomé.

11: La mise en scène la plus éclatante du fantasme de la scène primitive qui hante et sous-tend le texte, se trouve dans le chapitre VI qui raconte l'idylle de Claude et de Christine. Trois personnages surgissent comme des ombres de l'inconscient même du texte: «Pendant ces premiers mois, ils firent une seule rencontre ..., ils tombèrent sur trois bourgeois en promenade, le père, la mère et ia filie. Justement, se croyant bien seuls, ils s'étaient pris à la taille, en amoureux qui s'oublient derrière les haies: elle, ployée, abandonnait ses lèvres; lui, rieur, avançait les siennes; et la surprise fut si vive, qu'ils ne se dérangèrent point, toujours liés d'une étreinte, marchant du même pas ralenti. Saisie, la famille restait collée contre un des talus, le père gros et apoplectique, la mère d'une maigreur de couteau, la fille réduite à rien, déplumée comme un oiseau malade, tous les trois laids et pauvres du sang vicié de leur race. Ils étaient une honte, en pleine vie de la terre, sous le grand soleil. Et, soudain, la triste enfant qui regardait passer iamour avec des yeux stupéfaits, fut poussée par son père, emmenée par sa mère, hors d'eux, exaspérés de ce baiser libre, demandant s'il n'y avait donc plus de police dans nos campagnes; tandis que, toujours sans hâte, les deux amoureux s'en allaient triomphants, dans leur gloire». (VI, p. 150-51) Cette famille surgit du sol même; ce n'est qu'une image, toute fugitive, toute immobile; ils ne sont évoqués qu'un bref instant pour s'évaporer tout de suite, comme «la chair de rêve évaporée et morte» (p. 57), mais non sans que Claude se rappelle les avoir déjà vus «dans une circonstance grave de sa vie», ce qui sur le plan de l'intrigue renvoie à leur visite au salon, au plan qui nous intéresse, à une scène bien plus primitive. Lamentable et monstrueux triangle bourgeois, à qui l'art et l'amour de plein air demeureront terre interdite! Il importe de rappeler le sort réservé à cette pauvre enfant œdipienne, «poussée par son père, emmenée par sa mère». Elle sera plus tard la femme de Dubuche, l'ami de Claude, qui l'épouse pour sa dot - et laquelle' - car cette femme est d'une fragilité extrême: «s'évanouissant au moindre contact trop vif, il (Dubuche) s'était fait un devoir de cesser tous rapports conjugaux avec elle. » (chap. XI, p. 314). Chez Zola, on n'est pas impunément voyeur!

Side 347

La minéralisation

En lisant cette scène finale, l'aboutissement du corps morcelé (p. 347), nous
avons bien vite compris que ce n'est que minéralisé, figé, cristallisé que
le sexe a pu émerger. Que la chair évaporée a pu être fixée.

Il faut donc voir à présent comment le texte est parvenu à endiguer le liquide, la boue fangeuse, le flot, le flux, à figer le chaos, à créer Y équilibre qui se révélera mortel. A faire taire le bruit pour y substituer le silence de la mort. A pétrifier l'innommable. A marquer le manque. En interrogeant ainsi de nouveau le texte au niveau du signifiant, voyons ce qui va en sortir.

Le premier surgissement de Yor a lieu au chapitre V. Claude vient de dorer lui-même le cadre pour son fameux tableau «Plein Air», son premier tableau de femme nue pour lequel Christine a posé et qui sera exposé au Salon des Indépendants. Tandis qu'il cherche ses souliers dans le chaos et le désordre de son atelier

«des parcelles d'or s'envolaient» (V, p. 116)

dans cette chambre embaumée par les fleurs que Christine lui a envoyées.
Christine, nous dit le texte,

«qui s'était révélée comme une doreuse très maladroite» (V, p. 116)

avec une phrase dont l'apparente gratuité m'avait surprise à la première
lecture, mais qui s'est révélée lourde de sens fatal à la seconde.

C'est après l'échec du Salon, au soir du même jour, que Claude et Christinefont

Side 348

tinefontl'amour pour la première fois. L'acte «s'éclaire» précisément par
Y or, dans une atmosphère quasi surnaturelle :

«les parcelles d'or éparses, envolées du cadre, luisaient seules d'un reste de jour,
pareilles à un fourmillement d'étoiles.» (V, p. 140),

et les lilas de Christine embaument la nuit.

Claude n'a pas la sagesse de se méfier de sa mauvaise doreuse. Le couple vit pendant quatre ans à la campagne, où l'heureux début de l'idylle finit par se gâter. Avant de quitter les lieux pour le retour définitif à Paris, Christine revient seule dans la maison vide:

«c'était une sensation d'arrachement, quelque chose d'elle-même qu'elle laissait,
sans pouvoir dire quoi.» (VI, p. 168)

«Pourtant elle continuait à chercher ce qui lui manquait», le texte a pitié
d'elle, et ensemble ils contournent l'innommable :

«elle finit par cueillir une rose, devant la cuisine, une dernière rose rouillée par le
froid.» (VI, p. 168)

Tout y est : fleur, métal, et couleur, laquelle s'avère prendre de l'importance. Car, nous l'avons déjà vu, bien plus tard, après des années d'effort, des femmes ébauchées puis grattées, crevées, annihilées, Christine pose de nouveau, et Claude découvre

«là, sous le modelé si gras du ventre, ce trait pur des aines, une pointe à peine de
carmin dans de Vor pâle ...» (IX, p. 241)

Ce n'est qu'une pointe, elle n'est qu'à peine carmin, Yor est pâle, mais
quelque chose est en train de percer, in-déni-ablement.

Rien ne surgit, jusqu'à la scène cruciale du chap. XI, p. 300, où il se passe des événements très graves que j'aborderai plus loin. Un des signes textuels qui marquent la gravité de la chose, c'est que le liquide et le minéral entrent alors dans leur lutte définitive. Tout est devenu écoulement, flot, Claude vogue à vau-l'eau, en pleine folie, l'amitié de la bande s'est définitivement rompue, etc.

Voyons d'abord comment se crée l'atmosphère hallucinatoire indispensable
à toute scène cruciale de lutte ou de transformation chez Zola:

«Paris allumé s'était endormi, il n'y avait plus là que la vie des becs de gaz, des
taches rondes qui scintillaient, qui se rapetissaient, pour n'être, au loin, qu'une
poussière d'étoiles fixes.» (XI, p. 339)

(remarquons comme les glissements s'opèrent souvent chez Zola par l'intermédiaired'une
virgule: becs de gaz > taches rondes > poussière d'étoiles

Side 349

fixes.)l2 Et tous les éléments de la description subissent la même transformation:à
travers l'hallucination, c'est la minéralisation qui prend le
dessus :

«... les ponts jetaient des barres de lumière, de plus en plus minces, faites
chacune d'une traînée de paillettes ...» (ib.)

Et de nouveau :

«chaque bec de gaz reflétait sa flamme, un noyau qui s'allongeait en une queue
de comète» (ib.)

Mais comment imaginer du minéral sans le feu purificateur, la braise ?

«Mais les grandes queues embrasées vivaient, remuantes à mesure qu'elles s'étalaient,
noir et or, d'un continuel frissonnement d'écaillés, où l'on sentait la
coulée infinie de Veau. » (p. 339-40)

Et c'est dans le fleuve lui-même que se livre le grand combat, car tout se
brouille en fantasmagories dès qu'il s'agit de la Seine, le grand symbolematrice.
Des valses passent,

«derrière les vitres rougeoyantes an fleuve .. » (p. 340)

phrase capitale, qui montre que l'élément médiateur entre le flux et le minéral
est bel et bien la couleur, le rouge.

La couleur

C'est ce qui s'affirme dans la phrase suivante, dans laquelle le minéral prend
définitivement le dessus :

.. il y avait dans le ciel sans astres une rouge nuée, l'exhalaison chaude et phosphorescente
qui, chaque nuit, met au sommeil de la ville une crête de volcan. »
(p. 340)

Dans le passage qui suit, c'est le grand ruissellement de la rivière, le fossé,
qui semble l'emporter, mais l'irrévocable a eu lieu, comme nous allons le



12: Comme nous ne pouvons souligner tous les mots, faisons simplement remarquer que la lutte du liquide et du minéral est mimée par l'oscillation continuelle entre les deux pôles du texte: l'immobilité et le mouvement, oscillation qui se manifeste, dans ce passage, entre presque chaque mot et le suivant. Dans cette première phrase, c'est p.ex. comme si l'immobilité du début: Paris .. . endormi et de la fin: étoiles fixes était minée de l'intérieur par un mouvement: la transformation des becs de gaz.

Side 350

voir, et l'apogée du chapitre XII, p. 347, déjà cité, peut avoir lieu: le sexe
minéralisé.

Mais avant que cette apogée soit possible, il faut passer par deux étapes,
absolument nécessaires textuellement. D'abord, la minéralisation des autres
membres du corps morcelé :

«... il peignait le ventre et les cuisses en visionnaire affolé, que le tourment du vrai jetait à l'exaltation de l'irréel; et ces cuisses se doraient en colonnes de tabernacle, ce ventre devenait un astre, éclatant de jaune et de rouge purs, splendide et hors de la vie.» (XII, p. 343)

Ensuite la coloration, en rouge, du nombril (= sexe «déplacé»)

«Hagard, il ne la regarda pas, il lâcha seulement d'une voix étranglée, en fleurissant
de carmin le nombril: «Fous-moi la paix, hein! Je travaille.»» (XII, p. 344)

Tout est prêt maintenant pour que surgisse l'idole, que puisse enfin s'épanouir, en pleine pétrification, la rose mystique du sexe, la rose dont la rouille du début s'est définitivement minéralisée, rose-incarnation, rose-enjeu des forces contraires du roman.

Peinture - écriture

II nous reste alors à relire, d'un œil plus averti, tout ce que le roman dit sur les procédés de peinture, sur les couleurs. Car ce sont bien elles qui ont servi de médiatrices, qui ont rendu possible l'impossible transgression/nomination. Et cela, le texte le sait, et le dit dans la phrase - si bizarre - qui clôt la scène du suicide de Claude: Christine s'est évanouie, à la vue de Claude pendu, et

«Au-dessus d'elle, la Femme rayonnait avec son éclat symbolique d'idole, la
peinture triomphait, seule immortelle et debout, jusque dans sa démence. » (XII,
p. 353)

- démence qui n'est autre que la démence textuelle.

C'est ainsi que les passages sur les théories picturales de Claude acquièrent un sens nouveau, qui nous manquait, car on avait du mal à saisir toute l'étendue du mal, à comprendre l'emphase et la violence avec lesquelles on nous racontait que

«le cas terrible, Vaventure où il s''était détraqué encore, venait d'être sa théorie
envahissante des couleurs complémentaires.» (IX, p. 247)

bref, à comprendre ce rapport entre lésion et couleurs complémentaires.

Les deux pages (247-48) sur la technique picturale de Claude valent
d'être lues de près, car toutes les précisions techniques qui au premier

Side 351

abord semblent des explications bien naturalistes et assez gratuites, se gonflenttout d'un coup de signification et se révèlent être des déplacements. Elles racontent le jeu du roman entier, le jeu de bascule précaire entre déséquilibre-équilibre, entre flux-figé, liquide-minéral. Relevons quelques phrases, à titre d'exemple !

Le passage nous indique que Claude croit pouvoir remédier à son «déséquilibrement
» par

«une croyance dévote aux procédés» (IX, p. 247)

II affectionne les résines

«qui séchaient vite et empêchaient la peinture de craquer¦» (ib.)

(Tous les moyens sont bons pour empêcher les fissures de se produire. Il
ignore encore le danger de mort de tels procédés.)

C'est seulement maintenant que nous voyons pourquoi

«la grosse affaire était le couteau à palette» (ib.)

Claude possède une collection de couteaux qui nous sont présentés en détails :

«de longs et flexibles, de larges et trapus»

puis une phrase décousue, sans verbe, vient se poser là, en énigme finalement

«un surtout, triangulaire, pareil à celui des vitriers, quii avait fait fabriquer exprès,
le vrai couteau de Delacroix» (ib.)

Evitons une interprétation trop facile qui ne verrait dans ces couteaux que les outils trop évidents de la castration dont la peur, il est vrai, ne cesse de hanter notre héros œdipianisél3, et dans sa préférence pour celui qui est triangulaire l'écho d'un autre triangle refoulé. Interprétation trop facile en ce sens qu'elle n'arrive pas à rendre compte de ce couteau des vitriers qui, cependant, entre parfaitement dans la lecture que nous sommes en train de faire: il va de soi que seul un couteau de vitrier peut tenter Claude, Vouvrier de la cristallisation, de la minéralisation. Et ainsi «le vrai couteau de Delacroix» se révèle explication-leurre, déplacementl*.



13: Car n'oublions pas que l'enfant-Claude, juste avant sa mort, désire être le pied enflé de sa trop-maternelle-épouse-castratrice, qu'il supplie: «.Endors-moi, anéantis-moi, que je devienne ta chose, asse? esclave, assez petit, pour me loger sous tes pieds, dans tes pantoufles ...» (XII, p. 350)

14: Aller de ce vitrier jusqu'à la vitre naturaliste de la théorie de l'écran se justifierait sans doute, mais nous mènerait trop loin.

Side 352

Nous comprenons à présent pourquoi notre vitrier croit avoir découvert
la bonne peinture et pourquoi il répudie l'ancienne :

«il ... croyait avoir découvert brusquement la bonne peinture, parce que, répudiant
le flot d"huile, la coulée ancienne, il procédait par des touches successives
...» p. 247)

comme dit le texte, avec cette juxtaposition: la coulée ancienne, qui, avant,
«béait» de sens flou, incertain.

Même le mot «science», introduit pour qualifier sa nouvelle théorie des
couleurs complémentaires, se charge de connotations nouvelles, à la lumière
de ce que nous savons à présent sur les couleurs:

«ainsi la science entrait dans la peinture» (p. 248)

et cela donne du relief et de la saveur aux propos sententieux de Sandoz quand il parle de l'art et de la solidité de la Science, lors de l'enterrement de Claude (XII, p. 359-60), cet enterrement dont le signe, le symbole final est celui de la fleur et de la perle:

«II (Sandoz) promena sur les sépultures basses, sur le vaste champyfear/ as perles,
si régulier et si froid, un long regard de désespoir, encore aveuglé de larmes. Puis
il ajouta: «Allons travailler». (XII, p. 363, la fin du roman)

Sur ce travail, nous commençons à en savoir long!

Tout ce que nous venons d'évoquer: la chaîne des transformations qui traversent le texte, et le rôle médiateur de la couleur, se trouve admirablement résumé en une seule phrase de Christine, ainsi qu'il arrive sans arrêt dans ce texte «réflexif»: Christine reproche violemment à Claude de la négliger pour aimer ailleurs :

«et pour aimer quoi? un rien, une apparence, un peu de poussière, de la couleur sur
de la toile! ...» (XII, p. 347)

Tout le procès de la minéralisation-nomination-transgression se trouve retracé ici : de rien, cela commence à fuser par les failles du texte, pour ensuite se concentrer en poussière d'or, en poussière d'étoiles, et finalement en de l'or, du diamant, et de la couleur: le/la rose. Une seule phrase qui résume le cheminement de la levée de l'interdit à travers le signifiant et le signifié. Phrase «condensée» qui contraste singulièrement avec le bruit qui l'entoure.

La péniche

Mais il nous reste à expliquer pourquoi la nomination du sexe était comme
la levée d'un interdit, à voir de plus près de quelle nature était le refoulé.
Pour ce faire, il suffit d'interroger un des déplacements les plus frappants

Side 353

du texte, pour voir quel est l'élément très chargé d'affect qu'il tâche d'occulter.
Nous savons que Claude a deux sujets obsessionnels: la Femme et la

Cité. Qui, au fond, sont une et même chose. Que la Cité soit pour Claude l'équivalent de la Femme se trouve entre autre explicité par le fait qu'il jouit de son démembrement comme il jouit de celui de la Femme. Sous prétexte qu'il a besoin de vérifier un éclairage, Claude vit trois mois sous le pont (au nom très éloquent) des Saints-Pères :

«A toutes les heures, par tous les temps, la Cité se leva devant lui, entre les deux
trouées du fleuve ...» (IX, p. 231)

ce qui nous vaut deux pages délirantes de plaisir, où notre voyeur-jouisseur sadique se complaît à traiter la cité-femelle de «toutes les couleurs», à la mettre dans toutes les poses, sous tous les éclairages possibles et impossibles. Et le passage se termine sur une révélation qui est d'une grande importance pour notre lecture:

«Mais» (signe d'alerte très zolien!), «devant ces vingt Cités différentes, quelles
que fussent les heures, quel que fût le temps, il en revenait toujours à la Cité
qu'il avait vue la première fois ...» (IX, p. 232)

- révélation qui sera élucidée dans ce qui va suivre.

En regardant de près les descriptions de la Cité du début du roman, auxquelles nous avons fait allusion en parlant des descriptions de chaos, on s'aperçoit que le nombre des barques contribue considérablement à la création du chaos. Au début il ne s'agit que d'une simple énumération de ces bateaux, en apparence inoffensifs, mais qui font partie intégrante du décor halluciné;

« D'étranges masses peuplaient l'eau, une flotille dormante de canots et d'yoles, un bateau-lavoir et une dragueuse, amarrés au quai; puis, là-bas, contre l'autre berge, des péniches pleines de charbon, des chalands chargés de meulière, dominés par le bras gigantesque d'une grue de fonte.» (I, p. 12)

La description se poursuit plus loin, grâce à un nouvel éclair :

«Et l'on vit encore les remous de l'eau, la cheminée haute du bateau-lavoir, la chaîne immobile de la dragueuse, des tas de sable sur le port, en face, une complication extraordinaire de choses, tout un monde emplissant l'énorme coulée, la fosse creusée d'un horizon à l'autre.» (I, p. 13)

Un peu plus loin, les barques deviennent plutôt inquiétantes :

»ce fossé profond de la rivière roulant des eaux de plomb, encombré de grands
corps noirs, de chalands pareils à des baleines mortes, hérissé de grues immobiles
...» (I, p. 26)

Dans les descriptions qui suivent, ça a l'air de se calmer un peu: Claude
et Christine regardent tranquillement la vie de la Seine et s'étonnent que
cela ait pu leur faire peur :

Side 354

«la dragueuse dont les seaux grinçaient, le bateau-lavoir secoué d'un bruit de
querelles, une grue, là-bas, en train de décharger un chaland.» (IV, p. 103)

Tout de suite après, le chaos s'introduit de nouveau violemment pour nous
signaler que cette vie du fleuve n'est pas de tout repos, qu'il y a des forces
puissantes qui luttent:

«tout un entassement de constructions baroques, un enchevêtrement de planches
et de maçonneries etc.
une péniche, chargée de charbon, luttait contre le courant terrible . . . »(IV, p. 103)

Quittons ces descriptions (dont les citations se justifient par ce qui va suivre) car c'est avec curiosité qu'on se demande le rôle que vont jouer ces bateaux quand Claude se mettra à peindre le coin de la Cité qu'il a choisi comme sujet de son grand tableau.

Un jour, il explique son projet à Christine, et il parle vaguement, allusivement,
de la possibilité de placer, au centre de la composition, une barque.

«Puis, de l'autre côté, j'ai le bain froid, Paris qui s'amuse, et une barque sans
doute, là, pour occuper le centre de la composition; mais ça, je ne sais pas bien
encore, il faut que je cherche .... Naturellement la Seine au milieu, large, immense
» (VIII, p. 216)

Puis il est saisi d'une vraie rage batelière :

« Dans le milieu, il étudia une barque menée à la godille par un marinier, puis un
remorqueur plus au fond, un vapeur de touage qui se halait sur sa chaîne et remontait
un train de tonneaux et de planches» (IX, p. 233)

- mais l'on ne peut que s'étonner un peu du caractère enchaîné de ces
bateaux.

Notre étonnement est vite relayé/mimé par celui de Sandoz, qui vient
voir son ami, après une assez longue absence, et qui tombe sur une esquisse
qu'il n'a pas encore vue:

«Seulement, il demeura stupéfait,»

(stupéfaction bien exagérée pour celui qui ne connaît pas encore «le fin
fond de l'affaire »)

«en apercevant, à la place de la barque conduite par un marinier, une autre barque,
très grande, tenant tout le milieu de la composition, et que trois femmes occupaient»
(IX, p. 235)

(chez nous, la stupéfaction vient aussi de ce que le texte met en scène,
dénonce ses propres procédés de déplacement: «à la place de la barque
conduite par... »)

Side 355

Et c'est bien cette barque qui «tient le milieu de la composition» qui se révélera l'élément le plus chargé de signification du roman - chargée à en couler. Regardons de près la scène capitale déjà citée, qui précède le chapitre dernier du suicide. Après le dernier jeudi chez Sandoz, où s'est manifestée la cassure définitive de l'amitié de la bande, et où le regard de Claude ne cesse de se perdre dans l'au-delà, «loin, très loin», annonçant sa folie croissante, il se lance dans la nuit, suivi de Christine. Il s'arrête sur le pont des Saints-Pères et il regarde. Suit la scène déjà commentée de la lutte du liquide et du minéral (XI, p. 339-40).

C'est alors que surgit l'invisible. Que cela émerge. Nous pressentons, dès le début de la scène, que c'est une question de vie et de mort: y a-t-il mouvement ou immobilité ? Christine, témoin-voyeur angoissé de la scène se pose la question :

«Claude n'avait-il pas bougé? N'enjambait-il pas la rampe? Non, tout s'immobilisait
de nouveau, elle le retrouvait à la même place, dans sa raideur entêtée, les
yeux sur la pointe de la Cité, qu'il ne voyait pas.
Il était venu, appelé par elle, et il ne la voyait pas, au fond des ténèbres. » (XI,
p. 340)

II voit autre chose. Ce qui émerge, tout d'un coup, du fond du texte. Enfin
il voit.

Une seule phrase troue les ténèbres, lente, majestueuse, aussitôt engloutie
de nouveau par le bruit et le chaos de mystère.

« Quelque chose d'énorme et de lugubre, un corps à la dérive, une péniche détachée
sans doute, descendait avec lenteur au milieu des reflets, parfois entrevue, et reprise
aussitôt par l'ombre.» (XI, p. 340)

Relisons-la, avant que l'ombre ne la reprenne.
Mot par mot. Mot à mot :

Quelque chose: le «ça» du texte, l'innommable, l'innomé, ce qui, depuis le
début du roman, s'est tissé silencieusement dans la trame, toujours là
sans être là.

d'énorme: l'enflure, la démesure, l'exagération qui nous ont mis mal à l'aise
dès le début.

et de lugubre: la tristesse, la peur et l'angoisse incompréhensibles qui ont
baigné le texte et étreint Claude et Christine dès leur première rencontre.

un corps: le cela, le quelque chose, Tinnomé a trouvé un nom, que nous
connaissons si bien qu'il peut se passer de commentaires: c'est le point
d'aboutissement du paradigme lésion ainsi que du corps morcelé. Corps

Side 356

de la Cité-Femme, de la Cité-Mère, corps-Cité du roman, corps enfin
cité par le texte. L'lnterdit enfin dit. Corps morcelé enfin entier.

à la dérive: s'échappant de l'inconscient, déjouant la censure, «la barre»
qui semblait fermer la vie de Claude. (IX p. 235)

une péniche détachée: péniche-leurre, barque déplacée, barque aux amarres
rompues, barque qui n'est plus à la godille, ni remorquée, ni touée, ni
halée, ni enchaînée : libérée, glorieuse...

sans doute: l'inscription du narrateur (qui s'avoue l'auteur des explicationsdéplacements
du texte).

descendait avec lenteur: phrase où éclate la complaisance-jouissance du texte.
Ici il n'y a, pour la seule et unique fois, ni violence effrénée, ni immobilité
mortelle, mais mouvement lent.

au milieu des reflets: cf. le début du roman et le travail textuel: nous ne
voyons que ce qui nous est révélé par petites bribes, petits éclairs parsemés
partout dans le texte.

parfois entrevue et reprise aussitôt: le voyeurisme du texte s'étale dans ces deux féminins qui se suivent. Ici le texte dit son fonctionnement qui est le va-et-vient entre deux pôles: le trop-dit et le non-dit (= l'interdit), le mouvement et l'immobilité, le bruit et le silence, etc. Rien d'étonnant à ce que Tenfant-Claude reste cloué, bouche bée, devant ce spectacle, ce va-et-vient du corps interdit/entrevu.

par Vombre: hombre? (le père de Sandoz était Espagnol!) (cf. 11, p. 35)15. et tout «s'ombre» en points d'interrogations, s'engloutit en mots violents et creux, en «grand ruissellement», en «fossé large», en «fraîcheur d'abîme», de «mystère et de flamme», bref, en béances infinies. C'est la fureur et le bruit de la fin, qui essaient en vain de couvrir le silence de la mort.

Cette péniche à la dérive, ne rappelle-t-elle pas l'objet «étrange, suspendu et oblique» du tableau de Holbein: «Les Ambassadeurs», l'objet dont Lacan et Lyotard nous ont appris la vraie nature de tête de mort, de projection de notre angoissel6 ?

Hilde Olrik

Copenhague



15: Clin d'oeil à Philippe Bonnefis, dont les travaux remarquables sur Zola font grand cas du Père (manquant) de Zola, et à quices réflexions doivent une partie de leur inspiration (p.ex.: «Fluctuations de l'image en régime naturaliste» Rev. des Se. Hum. 154, 1974, et «L'lnénarrable mime», Cahiers naturalistes n° 48, 1974).

16: J. Lacan: Le séminaire, livre XI (Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse) Paris 1973, p. 82-83. J.-F. Lyotard: Discours, Figure. Paris 1971.

Side 357

Résumé

Dans ces remarques morcelées sur L'Œuvre d'Emile Zola, je me suis fondée sur la définition du signe comme étant à la fois marque et manque, et sur l'interrogation des symptômes de ce texte qui me paraissait très «névrotique», pour suivre une partie du jeu très complexe entre signifiant et signifié et montrer comment la signification naît de leur relation, dans un domaine qui n'a d'équivalent que dans l'inconscient freudien et qu'on peut donc appeler l'inconscient du texte.

En suivant quelques-unes des manifestations du fonctionnement du texte, qui s'est révélé un jeu de bascule très précaire entre deux pôles qui sont à la fois bruit et silence (cf. G. Deleuze), mouvement et immobilité, liquide et minéral, et aussi le trop-plein de sens et le non-sens, nous avons cerné les deux sources de fantasme les plus importantes: la lésion, qui est à l'origine même du cycle des Rougon-Macquart, et le corps de la femme, qui ne paraît, dans ce roman, que sous forme de corps morcelé et autour duquel se tissent des fantasmes de F origine.

A travers déplacements, condensations et chaînes de transformations, nous avons pu suivre la lente et pénible percée de Vlnnomé du texte, la transgression de son Interdit. Ce roman, qui raconte la mise à mort du peintre Claude, concerne donc aussi l'histoire de sa propre mise en mots, pour être, pleinement et sur tous les plans, un roman sur la création artistique.