Revue Romane, Bind 11 (1976) 2

Sade: L'espace du tableau et l'imaginable 1

par

Marcel Hénaff

«Ah! qu'un graveur eût été nécessaire
ici pour transmettre à la postérité ce
voluptueux et divin tableau » (VIII, 213)

Sade

«Le rapport du langage à la peinture
est un rapport infini. Non pas que la
parole soit imparfaite, et en face du
visible, dans un déficit qu'elle s'efforcerait
en vain de rattraper. Ils sont
irréductibles l'un à l'autre: on a beau
dire ce qu'on voit, ce qu'on voit ne loge
jamais dans ce qu'on dit, et on a beau faire
voir, par des images, des métaphores, des
comparaisons, ce qu'on est en train de dire,
le lieu où elles resplendissent n'est pas celui
que déploient les yeux, mais celui que
définissent les successions de la syntaxe»

M. Foucault (Les mots et les choses, p. 25)

Extrêmement divers sont les lieux sadiens, diversité à la mesure des pérégrinations,où, mû par un désir nomade, le libertin se trouve entraîné. De ces lieux, il serait relativement aisé d'établir la typologie: forteresses, palais, monastères, salons, boudoirs, jardins, souterrains... Mais un tel travail ne serait utile qu'à ne pas manquer ce qui, dans tous les lieux, détermine la forme même de l'espace, à savoir l'instance picturale et théâtrale, qui insiste



1: Ce texte constitue la version provisoire d'un chapitre qui prendra place dans un ouvrage sur Sade à paraître aux Editions du Seuil. Le chiffre romain indique le tome de l'édition «Tête de feuilles» des Œuvres Complètes du Marquis de Sade, Paris 1973.

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remarquablement dans le vocabulaire: «la scène s'arrange», «le tableau se
dessine »... (par exemple :

«Trois scènes composaient l'ensemble de cet acte libidineux ...» (VIII, 158)
«Attends, dit Claiwill, en voyant entrer un homme de sa connaissance, il faut
faire de cela une petite scène» (VIII, 428)
«La séance fut aussi longue que les tableaux en étaient recherchés» (VIII, 215)
«Je puis dire que je vis là tous les tableaux que l'imagination la plus lascive pourrait
à peine concevoir en vingt ans» (VIII, 420)
«Nous exécutâmes le tableau, et la putain reprit son fauteuil» (VIII, 420) etc. . . .)

Quel que soit le lieu, ce qui compte c'est la formation d'un espace du tableau, et cela au double sens du terme: gravure et scène. Mais on peut penser que, sur le fond de l'épistémé du XVIIIe siècle, une troisième connotation n'est pas à exclure: celle du tableau comme schéma classificatoire, comme catalogue.

I. Tableau: gravure, scène, schéma

a) Gravure/scène

Le tableau comme gravure et scène se problématise d'abord, d'une manière générale, comme ce qui marque l'inscription des corps dans l'espace du regard : espace du premier découpage, celui opéré par un désir à composante fétichiste sur les parties du corps à jouir ou à molester.

Premier découpage qui annonce celui, plus cruel et sanglant, que le supplice réalise. Mais tout se passe comme si, finalement, ce passage du découpage scopique du regard désirant à la mise en pièces du corps de la victime dans l'orgie, avait pour fonction de résorber une aporie qui s'énonce dans les termes de scène et de gravure et qui serait celle de l'animé et de l'inerte, du mouvement et de la mort.

Dans un premier temps, le corps simplement observé et décrit, ressortit à l'instance de la gravure, soit du tableau en général comme fixation des traits, surface de représentation des valeurs (esthétiques, erotiques); dans cette pose où le corps est offert, se maintient une distance, une non-accessibilitéconnotant l'interdit: celui précisément qui s'attache à toute représentation.C'est pourquoi la suppression de cette distance se confond avec une agression qui force la gravure à bouger, les traits à s'animer, les organes à agir (bouches, mains, sexes, soit paroles/cris, caresses/coups, jouissances/souffrances): la gravure se fait scène; l'instance picturale se

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développe vers l'instance théâtrale, le tableau inerte devient tableau vivant2.

Mais ce mouvement qui anime le tableau, il a deux points d'arrêt, selon
qu'il s'agit des victimes ou des libertins :

-dans le cas des victimes: la scène retourne à l'instance «gravure» lorsque les corps massacrés, déchiquetés, retombent dans l'inerte et la distance qui marquaient le découpage scopique, à ceci près que le découpage est désormais achevé, irréversible et même excédé; le désir s'est retiré de son objet; le corps défiguré, épuisé (comme on le dit d'un fonds, ou d'un filon) n'a plus rien à exprimer', il ne reste qu'à s'en débarrasser. Le tableau appelle sa propre suppression.

- dans le cas des libertins : le point d'arrêt est donné par la satisfaction même; l'orgasme achève le mouvement (d'où chez Sade toute une stratégie de la rétention et une fantasmatique de la perte qui sont à comprendre comme des tentatives pour prolonger la phase scénique, pour maintenir vivant le tableau).

C'est pourquoi la question du tableau fait éclater ici sa double instance du mouvement et de l'inanimé; c'est que l'accomplissement du désir, en arrêtant la scène, fait peser sur la maîtrise libertine cette menace de mort qu'elle tente, par ailleurs, de détourner totalement sur le corps de la victime.

En somme, ça va trop vite dans la jouissance; avec la mort il y a une sorte de course de vitesse dont le peintre serait le meilleur témoin : il voudrait rendre le mouvement, il ne fixe que l'immobile ; mais la faute - comme dans la tradition grecque - est du côté de l'objet : c'est lui qui s'est déjà immobilisé avant que le peintre ait eu même le temps de le saisir; comme la mort, la satisfaction du désir clôt la scène.

Le paradoxe du désir libertin devient celui de sa représentation :

«Ah! qu'un graveur eût été nécessaire ici pour transmettre à la postérité ce voluptueux et divin tableau! Mais la luxure, couronnant trop vite nos acteurs, n'eût peut-être pas donné à l'artiste le temps de les saisir. Il n'est pas aisé à l'art, qui n'a point de mouvement, de réaliser une action dont le mouvement fait toute l'âme; et voilà ce qui fait à la fois de la gravure l'art le plus difficile et le plus ingrat.» (VIII, 213)

Dans ce «trop tard» qu'enregistrerait un peintre, pointe la menace pour le
bourreau de voir, au bout du compte, son statut aligné sur celui de la victime.Menace
d'autant plus incontournable que d'emblée le désir s'est lové



2: «Ici, Curvai avant de souper voulut donner à la société le spectacle en réalité dont Duelos ne venait de donner que la peinture». (XIII, 253-120 J (19e))

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dans la représentation; le corps est toujours posé dans un réseau de valeurs et de références conventionnelles, bref toujours soumis à l'hypothèse et à l'hypothèque d'un code culturel («une bouche faite à peindre» ... «la beauté de Vénus alliée aux charmes de Minerve» ... «la taille d'Apollon»...). Si radical que soit le geste sadien, il se produit dans l'espace codé du théâtre et la dérision de son décor; d'où cette ambiguïté d'une transgression surveillée par l'instance théâtrale, mais c'est peut-être par là aussi qu'elle échappe à l'ordre réaliste du réfèrent et peut se jouer dans la logique ironique du simulacre. Il y aura lieu d'y revenir.

b) Schéma

Le tableau, c'est aussi le catalogue, le schéma classificatoire, soit la surface quadrillée où peuvent s'inscrire toutes les relations susceptibles de recouvrir le champ d'une caractéristique (ici celle du Désir); ainsi se constitue au XVIIIe siècle (avec Buffon, Linné, Adanson, Bonnet etc )un catalogue des êtres naturels - minéraux, végétaux, animaux - qui, sous le nom d'histoire de la nature, n'est en définitive que l'inventaire des formes et de leurs transformations, leur disposition en tableau (système des identités et des différences) qui, symptomalement, s'affiche dans la mise en place des jardins botaniques et des collections zoologiques, ainsi que le remarque M. Foucault:

«A la Renaissance, l'étrangeté animale était un spectacle; elle figurait dans des fêtes, dans des joutes, dans des combats fictifs ou réels, dans des reconstitutions légendaires, où le bestiaire déroulait ses fables sans âge. Le cabinet d'histoire naturelle et le jardin, tels qu'on les aménage à l'époque classique, substituent au défilé circulaire de la 'montre' l'étalement des choses en 'tableau*. Ce qui s'est glissé entre ces théâtres et ce catalogue, ce n'est pas le désir de savoir, mais une nouvelle façon de nouer les choses à la fois au regard et au discours. Une nouvelle manière de faire l'histoire»3

Dans ce travail de classification ou'de mise en tableau, c'est précisément le
monde visible (à l'exclusion du tactile, de l'auditif...) qui se trouve valorisé
et donc répertorié :

«L'histoire naturelle ce n'est rien d'autre que le nomination du visible»4

ce qui implique



3: Les mots et les choses, Paris 1966; Chap. V, «Classer»; p. 143

4: Ibid. 144.

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«le privilège presque exclusif de la vue, qui est le sens de l'évidence et de l'étendue,
et par conséquent d'une analyse partes extra partes admise par tout le monde»s

C'est parce que le savoir, dans les sciences de l'observation, se trouve lié sinon généré par la rigueur d'un voir, que commence à s'opérer cette identification sémantique entre le tableau pictural et scénique (déjà héritier d'une longue éducation quant à la perception des formes et d'une savante tradition perspectiviste) et le tableau comme schéma ou catalogue, qui, sous les espèces des signes et des noms, offre une vue totalisante du monde naturel. Identification à ceci près: que le tableau du savant naturaliste se fait avec du langage; par quoi le modèle tabulaire commence à travailler la forme même du discours.

Mais, plus encore, ce qui s'y annonce, c'est une rupture entre les signes
et les choses; avant l'âge classique les signes faisaient partie des choses,
désormais ils servent à les représenter.

«Les choses abordent jusqu'aux rives du discours parce qu'elles apparaissent
au creux de la représentation»6
«La théorie de l'histoire naturelle n'est pas dissociable de celle du langage», ce
qui implique «une disposition fondamentale du savoir qui ordonne la connaissance
des êtres à la possibilité de les représenter dans un système de noms»7

Le décollage, voire la rupture entre signes et choses, que réalise le tableau des taxinomies naturelles, ouvre une nouvelle ère du discours: celle de sa puissance autonome; tout se passe en lui, tout passe par lui. C'est cette illimitation du représentable dans les signes du langage qui va séduire Sade et l'amener à risquer le décrochage complet du discours par rapport aux normes qui enserrent et restreignent le dicible.

Donner à l'imaginable du Désir la forme du tableau taxinomique, c'est lui en conférer métonymiquement la réalité et le sérieux; c'est soumettre sa rhétorique baroque (et en cela théâtrale et picturale) à la discipline de la constitution d'un savoir; c'est intégrer les variétés perverses à la rigueur d'un système de variations dénombrables.

Gravure, scène, schéma : toutes ces instances insistent donc dans le texte sadien et contribuent à en faire un espace surdéterminé par l'activité multiforme d'un voir (avec l'œil du peintre, du spectateur, du savant ...) délimitant celle du dire; la totalité de l'un s'emboîte sur la totalité de l'autre.



5: Ibid. 145.

6: Foucault, ibid. p. 142.

7: Ibid. p. 170.

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II. Tout dire: tout voir

Le «tout dire», qui se définit aussi bien comme exigence encyclopédique que comme défi de l'obscèneB, ne se sépare pas du principe non-directement énoncé mais implicitement aussi irrécusable d'un tout voir. C'est que la maîtrise discursive implique la maîtrise visuelle; la jouissance de renonciation enveloppe toujours une jouissance du regard. On a, en somme, une double et même maîtrise, une double et même jouissance recouvrant le même champ.

La Voix du Maître légifère sur tout l'espace que découpe son Œil. A un tel œil rien ne saurait échapper précisément parce que, par hypothèse, tout a été ramené dans le tableau, lequel coïncide avec le Système, soit la totalité du Discours. Tout le dicible doit être visible, et réciproquement. Saturation sans reste; la possibilité d'un reste incontrôlé est conjurée par l'hypothèse du «cabinet secret»: ce qui ne se voit pas peut cependant être désigné, placé aux limites de l'imaginable et donc en réserve d'un dire futur.

L'absence de tout retrait possible hors du tableau, l'exigence d'une exhibition totale, c'est cela l'obscène, soit l'espace du Maître omnivoyeur. (Et l'exigence de nudité immédiate répète dans le signifié de la scène cette exigence formelle du discours.)

Au reste, c'est parce que le Maître est omnivoyeur qu'il n'y a pas, chez Sade, une exploitation particulière du voyeurisme; celui-ci figure dans le récit de «Juliette» ou le tableau des «Cent vingt Journées» comme une «passion» au même titre que d'autres, et sans importance spécifique (tout au plus comme prétexte à narration de scènes que l'«historienne» n'a fait que voir). C'est parce que, par principe, tout est visible chez Sade que le voyeurisme n'est pas une perversion proprement sadienne; tout doit s'offrir au regard, sans médiation, sans résistance : le tableau comme le corps doit se découvrir d'un coup.

III. Circularité du spectacle; intransitivite des regards. Le panopticum erotique

Entre libertins, voir c'est immédiatement être vu. Il y a une sorte de vue
intégrale, d'omnivisibilité, obtenue par le recoupement sans reste, sans
ombre de tous les faisceaux visuels:



8: «La philosophie doit tout dire» IX, 586 (Hist. de Juliette) «Si nous n'avions pas tout dit, tout analysé, comment voudrais-tu que nous eussions pu deviner ce qui te convient» (XIII, 61 (120 J))

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«Les groupes étaient arrangés de manière à ce que chacun jouissait de la vue des
plaisirs de l'autre» (VIII, 36)
«Plus de particularités, plus de tête-à-tête, dit le roi: c'est aux yeux les uns des
autres que nous devons opérer maintenant» (IX, 408)
«Ce qu'il y avait de fort régulier dans l'arrangement de ces bosquets, c'est qu'il
n'était pas une seule table d'où l'on ne pût voir toutes les autres; et par une suite
du cynisme qui avait dirigé tout ceci, les lubricités du souper ne pouvaient plus
échapper à l'œil observateur que celles du salon» (VIII, 424)

Le dispositif ainsi obtenu est une sorte de panopticum erotique9 par quoi
rien des corps ne reste caché, rien de l'espace ne demeure secret : l'exposition
est totale.

Se trouve ainsi réalisé un théâtre parfaitement circulaire, où non seulement sont abolies les différences scène/salle et acteurs/spectateurs, mais où, en outre, places et rôles permutent constamment: le fouettant devient fouetté, le sodomisant sodomisé, le masturbant masturbé, etc. La formule générale de cette permutation, on la trouve énoncée au cours de toute orgie, ainsi:

«Rends-moi ce que je viens de te faire» (VIII, 61)
«Changeons, varions tout cela, s'écriait-elle le moment d'après; chère Euphrosime,
tu dois m'en vouloir; je ne pense pas à te rendre tous les plaisirs que tu me
donnes ...» (VIII, 18)
«Rendez-moi tout ce que je vous fais, disait-elle /.. ./ O Dieu comme nous lui
rendîmes ce qu"eiie nous prêtait// (VIII, 19)
«Rends-moi tout ce que je t'ai fait» (IX, 432) etc. . ..

Ce langage de la permutation n'est nullement langage de l'échange (rien n'est aussi éloigné de la pensée sadienne que la réciprocité contractuelle). Permuter, c'est d'abord intervertir les attributs: séparer ce qui est posé comme lié, lier ce qui est posé comme séparé; sans sortir du champ des termes répertoriés, la combinatoire devient perverse seulement à établir entre eux des rapports non prévus ou même exclus (et l'ensemble de ces exclusions dessine l'espace de la Raison): étendre le catalogue, c'est en permuter tous les éléments sans restrictions; on ne quitte pas la logique: on l'illimité sans réserve.



9: L'allusion ici concerne le «Panopticon» de Bentham (1791), ce dispositif de surveillance et de contrôle disciplinaire si bien analysé par Foucault dans Surveiller et punir (Paris 1975) et dont le caractère principal est d'assurer l'omniprésence d'un regard sans réciprocité (voir sans être vu). Le panoptisme, de policier chez Bentham, se fait erotique chez Sade par la seule élimination d'un centre unique de vision, par la distribution en chaque corps du regard jouissant de tous les autres corps.

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Mais surtout, par les incessantes permutations qu'il provoque, le groupe des libertins obtient, quant à la jouissance du voir, la somme des points de vue possibles. Chacun, certes, n'a, à chaque instant, qu'un point de vue limité, mais, à la fin de l'orgie, les variations de ses positions et de ses rôles lui auront permis de parcourir le tableau sous tous ses angles et selon toutes ses figures. On n'a assurément ici rien qui égale le Dieu leibnizien, centre absolu de vision, geometral parfait de tous les points de vue, mais le groupe lui-même constitue une sorte de Corps unique aux yeux, mains, sexes multiples; corps totalement saturé, mais corps sans sujet (puisque la jouissance reste pour Sade radicalement individuelle, inéchangeable); ce corps-groupe forme une sorte d'hydre libertine, totalité machinique et neutre qui ne peut alors être désignée que par les pronoms impersonnels «on», «cela», ou par la voix passive ou pronominale passive des verbes:

«On fout, on se fait foutre /. . ./ Ici, l'on pressurait des gorges; là, l'on fouettait
des culs; à droite, on déchirait des cons; les femmes pleines se martyrisaient à
gauche; et les soupirs de la douleur et du plaisir, mêlés de plaintes d'un côté,
d'affreux blasphèmes de l'autre, furent longtemps les uniques bruits qui se firent
entendre. Des cris plus énergiques de décharges se distinguèrent bientôt ...»
(IX, 409)
«Tout bandait; tout se prêtait. On n'entendait que les cris de plaisir ou de douleur,
et le murmure délicieux des cinglons de verges. Tout était nu; tout présentait
la lubricité sous ses faces les plus scandaleuses ...» (IX, 520)

En ce corps-groupe, en cette machine de chairs, nulle place pour le regard amoureux, pour l'instance subjective. La circularité du spectacle n'implique en rien la transitivité des regards, laquelle n'est possible que dans l'ordre du corps expressif-lyrique, c'est-à-dire par une réactivation de l'instance imaginaire sous le symbolique, réactivation exclue pour Sade tant il apparaît que, pour lui, le maintien sans mélange de l'instance thétique symbolique est la condition même du bon fonctionnement de la combinatoire, à l'égard de quoi l'imaginaire se présente comme menace de dissolution.

Aussi, chez Sade, regarde-t-on les corps et leurs parties (y compris les yeux), mais on ne regarde pas les regards. Regarder les regards, c'est se mettre en situation d'échange - d'échange spéculaire - où ce qui s'exprime, ce sont les états amoureux, leurs degrés, leur profondeur, leur angoisse... Le regard lyrique dit les mouvements de F«âme», énonce, sur le mode muet, le sentiment caché: c'est ce rapport herméneutique que la logique libertine disqualifie; dans l'espace de l'obscène, rien n'est caché; tout désir se ramène à des passions dénombrables. Tout peut s'étaler, se décomposer et se combiner.

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Les yeux n'ont donc rien à dire. Quand ils sont mentionnés, c'est généralement
dans deux cas :

a) dans la scène orgiaque, où leur animation, leur fureur font symptôme, mais non comme renvoyant à un état intérieur ou à une intention, mais comme énonçant un état physiologique : l'exaspération du désir ou la violence du plaisir; c'est alors un langage immédiat du corps; ainsi «Ses yeux exhalaient le foutre »...

b) à titre d'élément taxinomique dans la rhétorique du portrait; ils sont
alors réduits à une indication générique :

- La Delbène :

«II était impossible d'être plus jolie: faite à peindre, une physionomie douce et
céleste, blonde, de grands yeux bleus pleins du plus tendre intérêt, et la taille des
Grâces» (VIII, 15)

-Claiwill:

«Elle était grande, faite à peindre; le feu de son regard était tel qu'il devenait presque impossible de la fixer; mais ces yeux, grands et très noirs, en imposaient plus qu'ils ne plaisaient et, en général, l'ensemble de cette femme était plus majestueux qu'agréable. Sa bouche un peu ronde, était fraîche et voluptueuse, ses cheveux, noirs comme du jais ... ; son nez singulièrement bien coupé, son front noble et majestueux, sa gorge moulée, la plus belle peau ...» etc. ... (VIII, 262)

- La Durand:

«C'était une très belle femme de quarante ans, des formes bien prononcées, étonnamment d'éclat, la taille majestueuse, une tête à la romaine, les yeux expressifs, un très bon ton, des manières nobles, et généralement tout ce qui annonce des grâces, de l'éducation d'esprit » (VIII, 505)

Innombrables sont ces portraits à la limite du stéréotype; quelle que soit la différence singulière (comme chez Claiwill) dont les yeux sont le support, ils n'en sont pas moins simplement énumérés dans la liste des attributs du portrait. Même s'ils sont dits «expressifs», jamais ensuite on ne les voit exprimer. Ils sont notés dans le tableau, c'est tout.

IV. Miroir/tableau; l'imaginaire/l'imaginable

A l'insistance du vocabulaire du tableau, il faudrait opposer le défaut du vocabulaire du miroir. Non que, çà et là, ne soit signalée l'existence de miroirs (tels ceux expressément remarqués et commentés du Boudoir de Dolmancé, ou ceux des niches des libertins dans la salle des Dissertations de Silling), mais on ne les voit jamais, ou du moins rarement, fonctionner

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comme tels dans la scène erotique, ni, plus généralement, dans l'économie du récit. Défaut d'autant plus remarquable que l'exploitation - jusqu'à l'excès - des effets de profondeur ou d'ambiguïté du miroir (si bien nommé aussi psyché) constitue un des traits types de la tradition littéraire erotique. Ainsi en est-il, par exemple, de la littérature baroque: chez ses principaux représentants (Saint-Amant, Sponde, Tristan l'Hermite, Th. de Viau, H. d'Urfé...), on peut voir fonctionner une fantasmatique du miroir, à propos de laquelle G. Genettelo parle d'un «complexe de Narcisse»; en quoi il voit s'intriquer les thèmes du double, de la fuite et du reflet. Le miroir (et d'abord celui que, naturellement, l'eau propose) devient l'instrumentprivilégié des métamorphoses d'un sujet instable, évanescent, incertain de son identitéll, perdu dans ses images. La surface reflétante devient le piège de la profondeur:

«La surface aquatique la plus innocente recouvre un abîme: transparente, elle le laisse voir, opaque, elle le suggère d'autant plus dangereux qu'elle le cache. Etre en surface, c'est braver une profondeur; flotter, c'est risquer un naufrage. La fin qui menace le reflet dans l'eau, et qui exprime son existence paradoxale, c'est la mort par engloutissement, où l'image imprudente s'abîme dans sa propre profondeur»l2

«Dans les pastorales, le sorcier à qui l'on s'adresse pour connaître la vérité sur son amour, c'est dans un miroir qu'il la montre, instrument d'élection du savoir magique. Dans VAstrée, le miroir est devenu fontaine, la Fontaine de la Vérité d'Amour, où se reflète le visage de la bien-aimée absente: le miroir aquatique révèle les présences invisibles, les sentiments cachés, le secret des âmes»l3

En régime baroque, toute surface est liquide, tout reflet indique l'abîme; en son sombre sans-fond, le miroir est, comme le puits, lieu de vérité; ce qu'il fait parler, c'est l'au-delà. En définitive, s'il existe un personnage baroque, traversant toutes les figures, c'est tout simplement Vâme - la psyché - soit cette identité fantastique qui s'institue des reflets et des images, qui se reconnaît des doubles, qui se concrétise comme point et forme assignableà l'insaisissable profondeur spéculaire (en quoi elle serait un nom même pour le fantasme en tant qu'il se définit comme ce qui vient, pour



10: Figures I pp. 21-28; remarquons qu'un texte de Tristant a précisément pour titre Le miroir enchanté.

11: «Je doute qui je suis, je me perds, je m'ignore, Moi-même je m'oublie et ne me connais plus» (Saint-Amant, Les Sosies, Acte IV, se. 4).

12: G. Genette, op. cit. p. 24.

13: Ibid. p. 25.

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l'obturer, en lieu et place d'une béance déniée; l'âme: point geometral et
compendium de toutes les dénégations).

C'est cette spéculante délirante que, très positivement, Sade évacue. Il s'en faut pourtant qu'il renonce au miroir, cet accessoire classique de la débauche; il le maintient, mais il l'exorcise et le démystifie; il le vide de ses fantômes, il l'instrumentalise, le ramène dans la série des objets disponibles.

A la fluidité baroque va succéder la matite du tableau; au miroir liquide, le miroir machine; à la surface d'illusion, celle du parcours et du catalogue. Du miroir, Sade fait un dispositif ayant à produire des effets erotiques déterminés et dénombrables, d'où, en tout cas, choit comme déchet ce qui constituait l'effet majeur du miroir baroque: l'âmel4.

Le jeu de miroirs ou la machine à tableaux

C'est au cours de l'éducation d'Eugénie, initiée à la philosophie libertine
du Boudoir, que Mme de Saint-Ange expose la théorie du miroir, ou plutôt
du jeu de miroirs :

«Eugénie. - O Dieui la délicieuse nichei Mais pourquoi toutes ces glaces? - Mme de Saint-Ange. - C'est pour que, répétant les attitudes en mille sens divers, elles multiplient à l'infini les mêmes jouissances aux yeux de ceux qui les goûtent sur cette ottomane. Aucune des parties de l'un ou l'autre corps ne peut être cachée par ce moyen: il faut que tout soit en vue; ce sont autant de groupes rassemblés autour de ceux que l'amour enchaîne, autant d'imitateurs de leurs plaisirs, autant de tableaux délicieux, dont leur lubricité s'enivre et qui servent bientôt à la compléter elle-même.» (111, 387)



14: A ce sujet Barthes écrit: «L'Occident a fait du miroir, dont il ne parle jamais qu'au singulier, le symbole même du narcissisme (du Moi, de l'Unité réfractée, du Corps rassemblé). Les miroirs (au pluriel), c'est un tout autre thème, soit que deux miroirs se disposent l'un en face de l'autre (image Zen) de façon à ne jamais refléter que le vide, soit que la multiplicité des miroirs juxtaposés entoure le sujet d'une image circulaire dont le va-et-vient par là même est aboli. C'est le cas des miroirs sadiens. Le libertin aime à conduire son orgie au milieu des reflets, dans des niches revêtues de glaces ou dans des groupes chargés de multiplier une même image: «On encule l'ltalien; quatre femmes nues l'entourent de tous côtés; l'image qu'il adore se reproduit en mille différentes manières sous ses yeux libertins; il décharge.» Cette dernière disposition a le double avantage d'identifier les sujets à des meubles (thèmes sadiens : chez Minski, les tables, les fauteuils boni des filles) et de répéter l'objet partiel, couvrant, inondant ainsi le libertin d'une orgie lumineuse et liquide. Il se crée alors une surface du crime: l'espace ménager est nappé de débauche» {Sade, Fourier, Loyola, p. 142-143.)

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Théorie du jeu de miroirs, car leur pluralité est essentielle à la pensée sadienne; ce dont il s'agit, ce n'est pas de rencontrer son propre regard dans une séduction narcissique, encore moins de rencontrer le regard de l'autre dans une séduction lyrique et abyssale, mais il s'agit de mettre en place une machine à multiplier les tableaux dans le tableau.

Miroir-machine excluant le miroir-psyché, il n'intervient qu'au pluriel.
Par quoi il assure deux fonctions essentielles :

- la multiplicité des effets: «.. .répétant les attitudes en mille sens divers,
elles multiplient à Y infini les mêmes jouissances»...

- la totalité du visible: .. .(suite) «aux yeux de ceux qui les goûtent sur
cette ottomane. Aucune des parties de l'un ou l'autre corps ne peut être
cachée par ce moyen. Il faut que tout soit en vue»...

Le dispositif vise donc à rendre l'espace absolument circulaire dans l'omnivisibilité, à garantir la clôture de la scène et sa maîtrise pour l'œil libertin; non seulement il sert l'imagination dans son travail d'invention des tableaux, mais il constitue une sorte de maquette de réalisation pratique de l'imagination, une projection dans l'objectif de ses structures internes. Tout se passe en définitive comme si le miroir ne faisait pas miroir, mais ne servait qu'à fabriquer des tableaux, machine à reflets qui ne fait que prélever, selon les mouvements des regards, des parties de la scène constituée par les corps entrelacés; machine mouvante, souple, aux effets immédiats: par elle, la mimesis se fait automate.

Le jeu de glaces ne doit donc à aucun prix devenir l'instrument d'une illusion de réalité, d'une projection fantasmatique passive ni même d'un rêve éveillé, bref rien qui autorise un glissement dans l'imaginaire. Il ne doit ni absorber la réalité dans le songe, ni dissoudre les corps dans la brume de son infinité; au contraire, il renvoie vers les agents de la scène la totalité de l'espace perceptible, en découpant celui-ci en autant de tableaux qui rabattent sur l'œil du maître tous les points de vues possibles; espace saturé, sans reste, parcouru de part en part.

Si la monade leibnizienne venait à être saisie par la débauche, elle deviendrait
sadienne - nécessairement !

Bref, s'il n'y a plus de profondeur inquiétante, c'est que le profond est ramené à la surface et s'y étale en réseaux de rapports: le miroir est purgé de ses ombres et de ses mystères; reconstruit selon la pensée des Lumières, si l'on peut dire, dépoissé de toute métaphysique. Le jeu de glaces, en outre, parachève le panopticum erotique, d'abord réalisé comme dispositif des regards sur les corps diversement placés ou connectés. Par ce jeu, tout est ramené dans l'immanence du regard libertin; les miroirs assurent le rabattementd'une

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mentd'unemétavision dans le lieu de la scène; le double qu'ils offrent n'est nullement l'Autre en sa béance, mais seulement la réplique des autres points de vue offerts par les corps présents. C'est pourquoi le miroir ici, loin d'ouvrir le dispositif, en assure la clôture, la finitude répertoriable.

Sade parle donc de miroirs; outre leur présence signalée çà et là, il va même jusqu'à en définir explicitement la fonction, comme on vient de le voir; mais cette définition n'intervient qu'au niveau du signifié de la scène, rien de plus; jamais le miroir n'insiste comme thème textuel ou ne joue comme argument narratif.

Ce défaut d'exploitation peut surprendre dans la mesure où non seulement le jeu du miroir constitue un facteur de variations possibles dans la combinatoire des perversions, mais où, de plus, le miroir semblerait devoir satisfaire le vœu sadien de saturation du tableau et dénumération exhaustive de ses diverses composantes en tant qu'il est un multiplicateur d'images.

Mais, précisément, il ne s'agirait alors que d'images: de la scène qui se joue dans le miroir le corps est matériellement absent. Le corps vu dans le miroir ne peut ni jouir, ni souffrir; immatériel, inaccessible, soit presque métamorphosé en âme; corps trahi, idéalisé, signifiant au libertin l'exclusion de son désir. Aussi les miroirs ne sont-ils admis et ne fonctionnent que pour autant que, dans la scène qu'ils captent et renvoient, le libertin a affaire à des corps réels. L'image spéculaire ne multiplie pas les corps mais seulement les points de vue sur eux et sur la scène qu'ils composent.

Multiplier les corps ne dépend pas du miroir, mais du pouvoir: celui qui vient de la richesse ou de la tyrannie et qui permet de constituer l'inépuisable réserve des victimes. Ce qu'il faut au libertin, ce ne sont pas des images de corps, mais les corps eux-mêmes faisant tableau, et tableau vivant!

Le miroir-abîme (lyrique, baroque) constituait donc une facilité qui ne résiste pas à l'analyse libertine et à sa logique ; mais surtout il constitue un leurre : il multiplie dans l'absence, dans le rien, et tend à offrir ce rien comme fond et mystère par quoi s'insinue le postulat métaphysique le plus rigoureusement traqué par la critique sadienne: celui de l'âme en son repaire de profondeur.

En outre, le miroir, par sa capacité à reconduire le processus de l'identificationprimaire, ne laisse de soutenir les fantasmes de fusion, tels ceux de l'illusion lyrique dans le face à face des regards. Illusion lyrique qui, pour Sade, se confond avec l'illusion religieuse. Le regard amoureux comme l'extase sont muets: ils s'arrêtent devant la barrière du symbolique, et le symbolique deviendra alors nécessairement ce qui les écrase. Justine en appelle à la voix intérieure comme à son seul argument contre les démonstrationsdétaillées

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trationsdétailléesde ses bourreaux, et c'est son corps qui en fait les frais: il se dissout en quelque sorte dans les discours des libertins. Il semble alors que le corps de la victime doive jouer pour eux le substitut du miroir refusé: ce qui de violence de la pulsion au niveau du processus primaire ne peut être capté dans une fascination spéculaire et trouver ainsi son exutoire, se décharge alors sur l'objet qui se maintient en deçà du symbolique: le corps de la victime. Cet excédent de violence, cette agression originaire que le symbolique (par sa nature contractuelle de reconnaissance réciproque et de structuration sociale) a pour fonction de maîtriser, Sade lui refuse une fixationimaginaire, mais c'est au prix d'une perversion, d'un dévoiement du symbolique lui-même; car le symbolique ne se constitue que de la réponse de l'Autre; or l'Autre, pour Sade, n'a pas à répondre; le Maître le fait pour lui ; le symbolique, c'est ce dont il s'empare (ainsi du langage et des institutions)pour le détourner à des fins de jouissance. Le Maître est un conquérant pillard, il vient toujours après coup confisquer les résultats produits ailleurs et sans lui pour les soumettre à sa loi. Soumis à ce coup de force, qui instituele Maître comme tel, le symbolique perd sa fonction contractuelle, sa valeur de pacte de reconnaissance réciproque, pour devenir le piège du pouvoir libertin; il cesse de faire barrage à l'excédent de violence; au contraire,il l'accueille dans son propre réseau dévoyé et lui offre, au lieu de la satisfaction spéculaire/imaginaire, un objet «réel» prélevé dans le champ de l'Autre: un corps vivant, qui, du fait du choix qui le désigne, se voit infliger le statut de victime. Le corps de la victime apparaît nécessairement en lieu et place du miroir manquant.

Le dérapage dans l'imaginaire, de même qu'il faut, dans la scène du récit, l'éviter au Libertin - pour prix de la réalité de son désir - de même il faut l'éviter au Lecteur dans son rapport formel au Texte. Toute œuvre de fiction s'offre à la projection spéculaire, c'est-à-dire à une satisfaction de pure procuration, où la pulsion se sublime dans la scène représentée.

Cette exigence transforme radicalement le rapport du Texte à son Lecteur. La flèche d'orientation du transfert change de sens. Sade n'attend pas du Lecteur qu'il s'enfonce et se perde dans le Texte; c'est là la ruse traditionnelle que la Littérature tend à ses consommateurs : une suspension du temps dans la parenthèse d'illusion qui permet à la pulsion de se décharger sur le mode imaginaire. Pour Sade, au contraire, la question est: en quoi le Texte peut-il affecter, agresser le corps du Lecteur, en quoi peut-il y changer quelque chose? Exclu comme objet spécifique dans le récit, le miroir l'est aussi comme fonction du texte.

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Cette exclusion de la fonction-miroir (au singulier), elle est, chez Sade, exactement proportionnelle à la rature de Y imaginaire. A l'inverse, le modèle du tableau renvoie à ce qu'on pourrait appeler Y imaginable, soit quelque chose qui serait à la fois de Tordre du virtuel leibnizien (ensemble des compossibles réalisables) et du schématisme kantien (ordre de réalisation sensible du concept). Ce qui veut dire que le Texte sadien se refuse tout effet d'identification, mais vise à l'inscription - la «prise» - des possibilités du discours sur le corps. Ce principe d'efficience textuelle a été défini fort pertinemment comme «l'effet-Sade»ls: le tableau ne s'offre pas comme surface de représentation, mais comme instrument d'intervention sur celui dont le regard le parcourt. Intervention qui concerne une possibilité non feinte de réalisation du désir que Sade énonce ainsi: «Sans doute beaucoup de tous les écarts que tu vas voir peints te déplairont, on le sait, mais il s'en trouvera quelques-uns qui t'échaufferont au point de te coûter du foutre et voilà tout ce qu'il nous faut» (XIII,61).

Ce rapport d'intervention du texte de fiction au corps du lecteur n'a rien à voir avec quelque chose comme un souci d'efficacité ou d'organisation d'un code de comportement. Ce qui fonctionne ici, ce n'est pas une éthique même retournée, même pervertie, mais une logique: celle de Y imagination, cet organe du programme, c'est-à-dire ce qui assure le passage de la compétenceà la performance, ce qui transforme le fantasme en pratique déterminée. Tels rapports imaginables du tableau comme ensemble taxinomique se projettent en tel tableau-scène réalisant une figure originale capable de concernertel lecteur particulier ou tel «goût» chez tout lecteur. Si toute idée libertine, tout caprice criminel exigent renonciation de leur programme préalablement à leur exécution, c'est, bien sûr, par nécessité de stratégie (le libertinage est une chose trop sérieuse pour être confiée au hasard) et de méthode (saturer progressivement le tableau des figures possibles en s'assurant de la nouveauté de la figure proposée), mais, surtout, c'est soumettre le corps au discours, faire du geste le double de son énoncé, régler les délires particuliers sur l'ordre du symbolique, cet ordre précisémentqui



15: Michel Tort « L'effet-Sade », Tel Quel, No. 28, repris in O. C. XVI: «Chaque signifiant d'une jouissance perverse figuré dans le tableau sadien, autant que par ses rapports aux autres, se définit par la possibilité de venir frapper un sujet. Aussi l'exhaustion n'est-elle pas un principe «objectif» abstrait; elle n'est pas imposée par l'exigence de ne pas laisser de cases vides, mais par la visée précise de frapper tout sujet». (XVI, 597)

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mentquiest réclamé dans l'orgie comme condition de la jouissance - tant il est vrai que le désir ne se reconnaît que de la loi (cf. Lacan). Qu'à peine conçu, le fantasme doive être programmé, signifie qu'il n'est recevable qu'à se produire en une pratique exhibant sa série propre d'effets; exigence que Barthes analyse ainsi: «Le fantasme est dictator (celui qui au moyen âge, par profession, dictait les lettres et réglait l'art du dictamen, variété importantedu genre rhétorique): tout se joue dans cette dictée. La dictée décrite par Juliette ouvre une réversion des textes: l'image semble originer un programme, le programme un texte et le texte une pratique ; mais cette pratique est elle-même écrite, elle se retourne (pour le lecteur) en programme, en texte, en fantasme: il ne reste plus qu'une inscription dont le temps est multiple: le fantasme annonce le souvenir, l'écriture n'est pas anamnèse mais catamnèse » {Sade, Fourier, Loyola, p. 167). Ainsi, tout appartient déjà au langage - et même à sa forme la plus « dictatoriale », l'écriture.

Etrange statut donc que celui de cet imaginaire toujours traqué par le langage et ainsi toujours mué en imaginable, à tel point, comme le remarque Barthes, qu'«on dirait presque qu'imagination est le mot sadien pour langage» (ibid., p. 136). Par quoi ce qui se trouve évacué, c'est la subjectivité expressiviste, et ce qui se trouve affirmé, c'est l'instance thétique catatonique. Tout se passe comme si la rigueur de la structure devait conjurer la mollesse de la substance. Il n'y a pas de moyen terme.

Où réside le bénéfice d'un tel partage ?

En ceci, sans doute, que le délire le plus dément s'empare du réseau déjà organisé de la Raison, mais pour obliger celle-ci à le prendre en charge. Plus exactement, le délire en s'offrant comme tableau, c'est-à-dire comme Caractéristiquel^ des «passions », se présente comme ordre rationnel, comme système de possibles ; il invite ainsi la Raison à se reconnaître en lui, et donc à s'étendre aux limites du Délire. Il n'y a plus d'imaginaire dès lors que la totalité des fantasmes répertoriables coïncide avec la Caractéristique: tout est dit, même l'interdit ; il n'y pas d'au-delà du tableau ; le désirable coïncide avec le pensable.

C'est également le motif pour lequel Sade, à la différence de la plupart des écrivains libertins de son siècle (tels Crébillon, Duelos, D'Argens, La Morlière, Baret...), se refuse à tout recours au fantastique et à ce qui s'y rattache: le merveilleux, l'allégorique, le légendaire etc. On ne trouve



16: Allusion bien sûr, à Leibniz, pour qui une Caractéristique serait la mise en ordre combinatoire des signes non-mathématiques.

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même pas chez lui d'utopie au sens strictl7. Pas de fantastique donc, pas même d'ambiguïté, ni de flou ou d'inquiétante étrangeté: pour tout cela il faudrait une symptomatologie, c'est-à-dire qu'il faudrait que l'ordre des motivations des personnages soit psychologique, et la psychologie, c'est justement ce que Sade exclut. On trouve des caves, des souterrains, des châteaux isolés et sinistres dans les récits sadiens, mais uniquement à titre de facteurs et de garanties d'isolement, de sécurité pouvant fonder par là le vraisemblable des actes qui s'y produisent. Jamais ils ne prennent cette valeur spécifique de frayeur ou d'angoisse que développent à la même époque les «romans noirs», où se trouvent fétichisés satanisme, secret, mystère et occultisme.

Ce qui importe à Sade, c'est que l'inconditionnel du désir devienne une structure possible du «monde réel», c'est-à-dire s'inscrive dans les formes de la société telles qu'elles sont historiquement reçues. Aussi, même dans les programmes les plus déments (tels ceux des libertins de Silling ou ceux des orgies napolitaines et romaines de Juliette), on reste dans les frontières de la Raison, c'est-à-dire du Réfèrent; on n'esquive pas l'lnstitution: on l'utilise, on la détourne. Jamais on ne quitte l'ordre des codes répertoriables, et tout ce qui est imaginé s'inscrit dans leurs réseaux (personnages, conditions, moyens pratiques, instruments, vêtements.. .)• L'imaginaire n'excède jamais l'imaginable, c'est-à-dire, en définitive, le dicible. Tout délire reste programmable, par quoi il se maintient dans la clôture du système (Barthes : «C'est le système qui permet la clôture c'est-à-dire l'imagination», op.cit., 23). L'onirique ne serait qu'une trahison du désir, le glissement dans l'illusoire, la compensation imaginaire. Ce refus de Sade, Blanchot le commente pertinemment: «Parce que son propre rêve erotique consiste à projeter sur des personnages qui ne rêvent pas, mais qui agissent réellement, le mouvement irréel de ses jouissances ... plus cet érotisme est rêvé, plus il exige une fiction d'où le rêve soit banni, où la débauche soit réalisée et vécue» (Lautréamont et Sade, p. 35) Ce que Deleuze interprète ainsi: «Ce qui caractérise l'usage sadique du phantasme, c'est une puissance violente de projection, de type paranoïaque par laquelle le phantasme devient l'instrument d'un changement essentiel et subit introduit dans le monde objectif» (Présentation de Sacher-Masoch, p. 73, 10/18 U.G.E.).



17: H. Damisch: «La fiction ne travaille pas à distraire l'homme de son désir ... le propos de Sade n'est aucunement utopique et l'imagination n'assume pas de fonction dialectique dans cette œuvre pourtant de fiction». (XVI, 541)

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Mais ce monde objectif n'en reste pas moins celui que le texte délimite
et produit comme la pellicule référentielle indispensable au cadrage du récit.

V. Théâtralité: le dire expérimental

Pas plus que le personnage sadien n'est soumis à une psychologie, pas plus ses lieux et paysages ne procèdent d'une description individualisante. La forme du tableau qu'y prend toujours l'espace, c'est celle du tableau de théâtre - celui du XVIIIe siècle. Ce qui revient à dire que lieux et paysages n'y apparaissent que comme décors. Il s'agit, en somme, d'une série de panneaux peints prêts à descendre des ceintres pour cadrer le récit; le narrateur dispose ainsi d'un fond mobile aux éléments interchangeables, auquel il incombe de signifier le Réfèrent avec un minimum de dépense: celui-ci n'intervient que comme le peu de réalité nécessaire et suffisant pour figurer le monde où évoluent les personnages. En quoi nos habitudes de lecture sont fortement contrariées, car, depuis le roman balzacien, nous réclamons un maximum d'épaisseur référentielle, nous voulons que le texte romanesque se fasse oublier comme fiction et prétende se donner, par le recours exclusif au passé simple assimilé au temps narratif, comme chronique d'une vérité historique (sociale ou individuelle); d'où son épuisement à gommer l'artefax qui l'institue, à tâcher naïvement d'accumuler les marques du vraisemblable pour doubler sans lacune ce qu'il présuppose comme réel.

A cet égard, le récit sadien est encore medieval: il procède comme les «Mystères» par mise en scène de figures emblématiques. Technique où la fiction ne se cache pas comme telle, ne prétend pas reproduire un réel quelconque, mais seulement en prélever un certain nombre de fragments significatifs, pour en tester le fonctionnement. Cependant, tandis que le «mystère» médiéval renvoie à l'infinité du Livre saint, à la vérité du dogme, les emblèmes sadiens s'offrent comme les éléments dénombrables et combinables d'un système fini et sans vérité ultime. Les panneaux du décor disent ceci : qu'il n'y a pas de Fond, mais seulement des fonds de scène, et que le récit (comme le théâtre) ne vaut pas pour la «réalité», qu'il est seulement une machine de simulation, un artcfax expérimental, où quelque chose du réel historique et social s'éprouve, s'exhibe, se donne à comprendre au lecteur/spectateur, de telle sorte qu'il soit à même d'éviter le piège de l'hypnose d'une identification imaginaire et soit requis, au contraire, à une riposte, à une pratique impliquant son propre corps (soit «Feffet-Sade»).

C'est donc dans ce régime de mise en scène emblématique et de fiction
avouée que fonctionnent les typologies sadiennes, aussi bien celles qui

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disposent les paysages (campagne française, Alpes, Apennin, campagne romaine, Vésuve, Forêt Noire, Sibérie...) que les villes (Paris, Lyon, Turin, Florence, Venise, Rome, Naples, Moscou... )ou les personnages (rois, princes, ducs et autres nobles, juges, financiers, prélats, maquerelles, prostituées,souteneurs, gitons, vierges...). Comme dans la Commedia dell'arte, chaque élément est fixe en tant que type ; ce qui change, c'est la combinaison et c'est la variante qui fait la nouveauté de chaque situation.

D'où le paradoxe du portrait sadien: il est supposé individualiser un personnage et produit systématiquement, par l'emploi de schémas convenus à la limite du cliché, l'effet inverse, qui est de l'indifférencier comme exemplaire d'une série connue, de l'éloigner en fond de salle comme corps stylisé et théâtral (Barthes : « Pris dans sa fadeur et son abstraction... le corps sadien est en fait un corps vu de loin dans la pleine lumière de la scène» (op.cit. p. 132)). En somme un portrait ne vaut pas comme paradigme mais comme syntagme, il n'intervient que pour placer la série des éléments différentiels et opposables nécessaires à la formation d'une combinaison nouvelle. Même l'usage intempérant du superlatif absolu («la peau la plus blanche», «la gorge la plus charmante», «les fesses les mieux coupées») est à comprendre comme une technique de généralisation rhétorique et théâtrale du corps singulier. En n'y voyant qu'une faiblesse d'écriture, la lecture réaliste avoue sa tache aveugle, son incapacité à penser l'ordre de la mimesis et à reconnaître la convention qui la pose.

Chez Sade, l'invention scénographique, le réglage rigoureux des programmes, la mise en place des décors semblent ne produire un espace qui ne se soutient que de ses tableaux, un temps qui n'est que la somme de ses répétitions, bref un monde gravement en défaut sur le réel, un monde au conditionnel. Mais en ce défaut choit et se dissout le trop-plein des codes du sens commun posant comme réel l'accumulation de leurs familiarités, et du coup se donne à voir l'enjeu même de tout texte, qui est d'être une expérience sur les possibilités du langage et les limites du dicible, lesquelles sont aussi celles de la censure: le dicible se trace comme cercle de la Cité. C'est dire que la question du langage est toujours politique.

Il a fallu à Sade beaucoup d'innocence ou beaucoup d'humour pour aventurer son dire ou plus exactement son «tout dire» sur l'aire intouchée de l'interdit, pour pousser la pratique du texte au bout de sa logique expérimentale et ignorer qu'il devait aussi en payer le prix. Car le geste de la censure énonce en définitive ceci : que le signifié coûte cher au signifiant.

Marcel Hênaff

Copenhague