Revue Romane, Bind 11 (1976) 2

L'Oultré d'Amour de George Chastelain: un exemple ancien de construction en abyme

par

Jacques Lemaire

UOultré d'Amour, composition mineure de George Chastelainl, appartient au vaste ensemble de la littérature dite courtoise ou «amoureuse», née dans le sillage de la querelle du Roman de la Rose. 11 traite une des questions débattues dans les «cours d'amour» du XVème siècle, à savoir la possibilité pour un homme veuf, mais toujours profondément épris de sa femme, de se remarier. Il est également caractéristique de son siècle par son usage de la vision allégorique. Dans le cas présent, si l'allégorie vise encore une participation réciproque de l'être et du monde qui l'entoure à une réalité commune, elle est partiellement vidée de son contenu symbolique2 et devient un procédé rhétorique. La technique du songe, qui cherche d'ordinaire à associer le monde réel et celui du rêve ou du symbole, joue au contraire, dans le cas présent, un rôle de dissociation entre le vécu et un autre vécu qui ne veut pas s'avouer comme tel.

L'argument du poème est simple. Chastelain s'est couché

Dessoubs un pavillon de soie,
Entre deux draps flairans la rose.3



1: Nous adoptons pour ce nom l'orthographe préconisée par M. Verdun-Louis Saulnier. Cf. «Sur George Chastelain poète et les rondeaux qu'on lui attribua», dans Mélanges Frappier, t. 11, p. 987.

2: Seuls les attributs du chevalier sont «allégorisés»: ses gantelets s'appellent fierté et audace, sa cotte d'armes porte le nom de souvenance excellente, etc. Pour le reste, la narration de UOultré d'Amour tire son origine d'un rêve vécu par l'auteur (l'Acteur), Ce procédé narratif du songe est largement répandu dans les œuvres littéraires du XVème siècle: Chastelain l'utilise abondamment (dans Le Temple de Bocace, /'Advertissement au duc Charles, soubs fiction de son propre entendement parlant a luy-mesme, la Déprécation pour messire Pierre de Brézé) de même que Pierre Michault dans son Doctrinal du temps présent et Jean Meschinot dans Les Lunettes des Princes.

3: Cf. George Chastelain, UOultré d'Amour, dans Œuvres, éd. Kervyn de Lettenhove, Bruxelles, Heussner, 1864, t. VI, p. 67.

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II s'efforce en vain de trouver le sommeil, car la confidence d'un de ses amis hante son esprit. Ce personnage - dont Chastelain tait le nom - vient de vivre un irréparable malheur: sa femme, dame d'une rare beauté et d'une grande noblesse, lui a été enlevée par une mort cruelle après neuf ans d'un bonheur parfait. A une heure avancée de la nuit, le poète, accablé de fatigue et de douleur, tombe en somnolence. Sous l'effet d'une vision, il aborde un pays magnifique, après avoir traversé un passage étroit et périlleux (le détroit de Fortune). Chemin faisant, il rencontre un temple majestueux (le Temple d'Amour) au milieu duquel repose la dépouille mortelle d'une jeune femme aussi noble que belle. Autour de la sépulture se dressent quatre statues qui rappellent, sous une forme poétique, les hautes qualités de la défunte. L'Acteur s'émerveille de ce spectacle grandiose, tandis que pénètrent dans le temple un chevalier en armes et son écuyer, gardiens du lieu. Tout en se plaignant de son injuste sort, le Chevalier se prosterne devant Amour et le maudit: il dénonce son hypocrisie et implore la vengeance de Dieu. L'Ecuyer intervient alors et invite son maître à ne pas éterniser ses regrets. Un débat s'engage entre les deux personnages: l'Ecuyer tente de calmer la douleur du Chevalier en le persuadant d'oublier son premier amour et de prendre une autre femme, solution que refuse véhémentement ce dernier, car elle est, selon lui, contraire aux devoirs de l'honneur et de la fidélité. Après une longue discussion où l'un et l'autre des protagonistes présentent leurs arguments, le Chevalier se laisse convaincre à demi et promet de se fier au jugement d'Honneur sur cette question. A ce moment, l'Ecuyer avise l'Acteur qui a assisté à toute la scène. Il lui confie le texte de l'entretien qui vient de se dérouler sous ses yeux et le prie de débattre l'affaire en «court de grand seigneur». Ainsi, on saura qui de l'Ecuyer ou du Chevalier a raison selon les lois d'Honneur. Le poète se réveille et s'engage à porter la question posée par le songe qu'il vient de vivre devant le tribunal des hauts seigneurs et des nobles dames à l'intention desquels il a composé son livre.

Dans son compte rendu critique et très documenté de l'édition Kervyn de Lettenhove des Œuvres complètes de George Chastelain, A. Vallet de Virivilletient UOultré d'Amour sinon pour un roman historique, du moins pour une œuvre à clefs4. Pierre II de Brézé y serait mis en scène sous les traits du Chevalier. Il aurait aussi directement inspiré - peut-être même commandé - l'opuscule à George Chastelain, à l'époque où les deux hommes fréquentaient de concert les différentes cours de France, c'est-à-dire avant 14465. Vallet de Viri ville défend son hypothèse en relevant dans UOultré d'Amour les nombreuses allusions à la devise personnelle de Brézé La plus du monde, formule qui désignerait la première femme du sénéchal de Normandie(la Dame défunte de UOultré d'Amour). Il tente même d'identifier



4: Cf. A. Vallet de Viriville: «Œuvres de Georges Chastellain», dans le Journal des Savants, année 1867. p. 197.

5: On situe généralement la présence de Chastelain en France entre les années 1440 et 1445-46. Cf. Luc Hommel, Chusiellain. 1415-1474, Bruxelles, 1945, (coll. Notre Passé, 3ème série, t. 2), p. 28.

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ce personnage et propose le nom (inconnu) de la fille de Marguerite de
Valois, elle-même enfant naturel de Charles VI, et qui serait morte vers les
années 1450, ce qui confirmerait sa position.

Cet échafaudage d'hypothèses nous paraît bien fragile, et il convient d'en examiner scrupuleusement toutes les étapes. Remarquons tout d'abord que Vallet de Viriville se met en contradiction avec lui-même lorsqu'il affirme que Chastelain aurait composé UOulîré d'Amour sous la «dictée» de Pierre de Brézé: en 1450, année supposée de la mort de La plus du monde, le «Grand George» a quitté pour toujours la cour de Charles VII et vit désormais dans l'entourage de Philippe le Bon6. D'autre part, il nous semble vain de vouloir faire correspondre exactement la vie du sénéchal avec la fiction romanesque de L'Outré d'Amour. Nous ne savons pas aujourd'hui avec assez de certitude si Pierre de Brézé a été marié deux fois; surtout, nous ne connaissons pas l'identité précise de son ou de ses épouse(s)7. La devise La plus du monde doit, selon nous, évoquer une femme idéale qui posséderait toutes les qualités courtoises, et non un personnage de chair et d'os. Par contre, il faut rendre raison à Vallet de Viriville quand il identifie le Chevalier de VOultré d'Amour avec Pierre de Brézé. Nul mieux que cet illustre courtisan ne pouvait représenter le chevalier courtois d'un débat «amoureux». Sa devise, image de l'idéal féminin, était bien connue de tous les lecteurs du temps; c'est la raison pour laquelle Chastelain n'hésite pas à y faire de discrètes allusions. Ainsi, la jeune femme morte qui repose dans le Temple est parée de toutes les qualités courtoisesB :

Noble de mœurs, noble en lignie
La plus dont on se peut enquerre,
(...)
L'honneur du monde est mis en terre.



6: Cf. L. Hommel, op. cit., pp. 28-29 et Kenneth Urwin, Georges Chastelain. La vie, les œuvres. Paris, 1937, pp. 9-10.

7: Sur cette question, les biographes sont étrangement discrets. Un passage de la Déprccation pour messire Pierre de Brézé de Chastelain (cf. Œuvres, t. VII, p. 48) laisserait entendre que Flocquet, bailli d'Evreux et maréchal de Normandie, obtint un «haut avancement en fortune» grâce au mariage de ses deux sœurs (ou de deux parentes) avec Brézé.

8: Cf. G. Chastelain, VOultré d'Amour, dans Œuvres, t. VI, p. 80.

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Et lorsque le Chevalier laisse éclater sa douleur devant l'Ecuyer, il s'écrie9 :

Or, suis-je, hélas ! le plus du monde

La réputation de chevalier «amoureux» dont Pierre de Brézé jouit vers les années 1445-1450 fut sans aucun doute considérable. Les témoignages sont là-dessus nombreux et concordants. René d'Anjou dépeint le sénéchal dans son Livre du Cuer d'Amours espris et rappelle, par deux fois, sa célèbre devise. Une première fois, dans la description qu'il donne de ses armeslo :

(...) lequel escu estoit adestré de deux EE enclavez l'un en l'autre, soubz lesquelx
avoit, en grandes lectres d'or, «/a plus du monde», en escript moult
autentiquement.

Une seconde fois, dans le portrait moral que le roi René trace de son dévoué
serviteurll :

Je, Pierre de Brézé, mon nom est en ce point,
Qui d'Amours ay esté assailly, fort picqué et point.
(...)
Le Dieu d'Amours m'a fait apprendre le chemin
D'aller a l'ospital, comme les autres font.
Qui par le Dieu d'amours les contrainctes en ont.
Si y viens, en criant: «la plus du monde» (...)

Par ailleurs, comme le rappelle Kervyn de Lettenhove dans sa notice introductiveau Rondel au duc d'Orléans de Chastelain, Pierre de Brézé a dû faire partie de la confrérie poétique des Amoureux de l observance qui s'était formée àla cour de Charles d'Orléansl2. Les éditions modernes des Poésies du malheureux duc comprennent deux rondeaux amoureux composés par



9: Cf. ibid., p. 92.

10: Voir Herzog René von Anjou, Livre du Cuer d'Amours espris, Miniaturen und Text herausgegeben und erláutert von O. Smital und E. Winkler, Wien 1926, t. 11, p. 107, n° 205. Cette évocation de La plus du monde est précédée d'un signalement précis des armes de Pierre de Brézé: «ung escu (...) d'azur a ung faulx escu d'or, orlé de neuf croisetes, de mesmes a ung escusson d'argent au meillieu», qui correspond à peu de choses près à la description des armes de la famille de Brézé donnée par J. B. Rietstap, Armoriai général, Berlin, Stargardt, 1934, 2ème éd. revue, t. I, p. 299 b.

11: Cf. Rene d'Anjou, Livre du Cuer d'Amoun esprit, t. 11, p. 107, nn 206.

12: Cf. G. Chastelain. Œuvres, t. VI, p. viii et Pierre Champion Vie de Charles d'Orléans U394-1465), Paris, H. Champion, 1911, p. 648.

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le «grant senechal». Le rondeau CCCLX, qui reçut une réponse de Charles
d'Orléansl3, révèle à suffisance le ton galant de cette poésie:

Ma fille de confession, Veuillez avoir compassion De cellui qui sert loyaument, Et qui est vostre entièrement, Sans point faire de fiction.

Auteur de poèmes amoureux, Brézé est aussi convié comme juge d'un débat «courtois». C'est du moins ainsi qu'il apparaît dans le Débat du Viel et du Jeune de Blosseville, autre compagnon des Amoureux de V observancel^. Ce débat, qui s'engage entre un jeune homme et un vieillard, porte sur les plaisirs et les tourments de l'amour. Après avoir l'un et l'autre présenté leurs arguments, le Viel et le Jeune élisent chacun un juge pour vider leur querelle. Pierre de Brézé est choisi comme champion de la cause du vieillard. Blosseville le présente sous les dehors les plus flatteursls:

Chevalier est de grant renom;
De Bresse, c'est son premier nom;
Seneschal est de Normandie;
D'onneur il est le droit patron,
Large et hardy comme ung lion; (.. .)

L'auteur qui, plusieurs années après la composition de UOultré d'Amour, contribuera à établir le plus fermement la réputation du sénéchal de Normandie est Chastelain lui-même. S'il vole au secours de son ancien maître lorsque celui-ci est menacé par Louis XI entré en règnel6, c'est avec raison qu'il vante



13: Ces deux rondeaux sont les poèmes CCCLX et CCCCV de l'éd. Champion des Poésies de Charles d'Orléans (cf. Paris, H. Champion, 1927, t. 11, C.F.M.A. n° 56, pp. 498-499 et pp. 525-526). La réponse de Charles au rondeau CCCLX commence par ce quatrain: Beau Père! benedicite, Je vous requier confession, Et, en humble contriccion, Mon pechié sera recité.

14: Cf. P. Champion, Vie de Charles d'Orléans, p. 649, note 6.

15: Cf. Anatole de Montaiglon, Recueil de poésies françoises des XVe et XVIe siècles, Paris, A. Franck, 1865, t. IX, p. 235.

16: On sait que, pendant la Praguerie, Brézé soutint fidèlement le roi Charles VII. 11 provoqua ainsi l'hostilité du dauphin qui, devenu Louis XI, ne lui pardonna pas son attitude antérieure. Brézé fut arrêté et ses biens placés sous séquestre. Dès lors, Chastelain se démène pour prouver la loyauté de son illustre ami et tente par sa Déprécation pour messire Pierre de Brézé de faire appel à la mansuétude du rancunier Louis XI.

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Le droit estor de françoise noblesse
Et l'un des chiefs de mondaine excellence

puisque nous savons, par les écrits historiques du tempsl7, que Brézé était un vaillant combattant. Il participa à de nombreux combats et mourut glorieusement à la bataille de Montihéry le 16 juillet 1465. Comme chevalier mondain, il prit part au tournoi de Nancy, organisé à l'occasion du mariage de Marguerite d'Anjou et d'Henri VI d'Angleterre, où il soutint la lutte contre des princes aussi puissants que le roi Charles VII et Gaston IV, comte de Foix. Il jouta également à plusieurs reprises au tournoi de Tours qui se déroula au début de 1447 pour fêter les fiançailles de Jeanne, fille de Charles VII, avec le comte de Clermont. A sa valeur chevaleresque Pierre de Brézé allie des qualités de fin diplomate et d'élégant orateurlB :

Ccstui, l'aigle de tous les mondains du monde, avecques merveilles de vaillance, estoit le plus bel parlier de son temps, et n'avoit homme qu'il n'endormist en son langage, fût ami ou ennemi (...)

Ce sont ces dons qui expliquent son succès auprès des femmesl9 :

O tous nobles et piteux cœurs fémenins, nobles natures et compationneuses du féminin sexe, qui par vue ou par fame, avez cestui en emprainte, en grâce et en bon, le solliciteur de vos causes et l'augmenteur de vos plaisirs (...)

Ce portrait de Pierre de Brézé chevalier amoureux correspond donc bien à
l'image du Chevalier de L'Oui tré d'Amour. Equipé comme un parfait combattant

Armés estoit de toutes armes,
L'espée ceinte, hache au poing,
Et par nom de fier homme d'armes,
Sur luy portoit sa cotte d'armes



17: Voyez plus particulièrement Guillaume Leseur, Histoire de Gaston IV comte de Foix, éd. Henri Courteault, Paris, Renouard, t. I, pp. 148, 151-168 et 197; A. Lecoy de La Marche, Le roi René. Sa vie, son administration, ses travaux artistiques et littéraires, Paris, Firmin-Didot, 1875 t. I, pp. 343, 443, 497 et 501; Chastelain, Chronique, dans Œuvres, t. IV, p. 22b.

18: Cf. G. Chastelain, Chronique, dans Œuvres, t. IV. p. 347.

19: Cf. G. Chastelain, Déprécation pour messire Pierre de Brézé, dans Œuvres, t. VII, p. 57.

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le Chevalier est un mondain, tout entier au service de l'amour2o:

Sur luy n'avoit pièce nesune
Qui ne fust soudé de temprure2l
Et avoit propre nom chascune,
(...)
Dont d'Amour mesme la main pure
Jadis avoit esté forgeur
Pour en armer son serviteur.

En conclusion, les allusions de Chastelain à la devise La plus du monde et les concordances dans la description du chevalier amoureux permettent de considérer comme avérée l'identification du Chevalier de VOultré d'Amour avec Pierre de Brézé, qu'avait proposée autrefois Vallet de Viriville.

Poursuivant son examen des clefs de l'œuvre, le même auteur avait avancé sans grande conviction le nom d'un certain Raoulin comme modèle de l'Ecuyer. Ce Raoulin, à qui Henri VI avait donné, par un acte du 28 octobre 144722, quelques aunes de damas pourpre, était le serviteur personnel du sénéchal de Normandie. Cette fois, nous ne suivrons pas Vallet de Viriville sur son terrain. Remarquons tout d'abord que cet historien se trompe quand il affirme que l'Ecuyer est un «acteur très secondaire»23, ce qui lui permet de proposer l'identification de l'Ecuyer avec Raoulin, personnage historique réellement «très secondaire». A l'opposé, il faut convenir que i'Ecuyer joue un rôle très important dans VOultré d'Amour, le rôle le plus important sans doute, puisqu'il permet de lancer le débat par sa vision «réaliste» de la vie, c'est-à-dire en proposant un remariage au Chevalier. En outre, s'il existe un modèle au personnage de l'Ecuyer, c'est au sein même de la société mondaine du temps qu'il convient de le découvrir, parmi les proches de Brézé qui seraient susceptibles de disputer contre lui sur une question de doctrine «amoureuse».

A cet égard, George Chastelain lui-même fournirait un bon modèle. Sa
fonction de secrétaire auprès de Brézé lui offre sans doute des libertés et



20: Cf. G. Chastelain, VOultré d'Amour, dans Œuvres, t. VI, p. 75.

21: Chastelain joue ici sur les deux sens du mot temprure: au sens propre «métal trempé», au sens figuré «modération». Cf. God., Vil, p. 668b; T.-L., X, p. 180; F.E.W., XIII, p. 170b.

22: Cf. Wars of Henri VI, éd. Stevenson, Londres, 1861, t. I, p. 471.

23: Cf. Vallet de Viriville, op. cit., p. 198.

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un franc-parler interdits aux autres membres de la maison du sénéchal. En
outre, il dit avoir participé aux jeux amoureux de la cour d'Anjou, où
Brézé détenait de hautes charges24 :

J'ay un roi de Cecilie Vu devenir berger, Et sa femme gentille, De ce mesme mestier, Portant la pannetière. La houlette et chappeau, Logeans sur la bruyère Auprès de leur trouppeau.

Vers la fin de sa vie, il manifestera du regret d'avoir gaspillé son temps
aux activités mondaines2s:

J'ay suivy gieux et amours,
Où mes jours
Ay emploie et mon temps
Es ces complaintes de plours
En dolours
Comme font les fols amans.
Vierge, je suis repentans (...)

Le portrait qu'il trace de l'Ecuyer s'accorde bien avec son propre état à la
cour du roi René26 :

(...) sy avoit sans plus
Un gracieux jeune escuier
Non point armé (...)

Comme l'Ecuyer, Chastelain est un homme jeune: il accompagna Pierre de Brézé à la cour d'Anjou entre les années 1440-1445; à cette époque, il n'a pas encore trente ans27. Sa fonction de secrétaire ne l'autorise pas à porter l'armure; il devait sans doute, comme les serviteurs du duc d'Anjou, se vêtir d'une robe de drap noir ou gris2B.



24: Cf. G. Chastelain, Recollection des merveilles advenues en nostre temps, dans Œuvres, t. VII, p. 200.

25: Cf. G. Chastelain, Lay de Nostre-Dame de Boulongne, dans Œuvres, t. VIII, p. 294.

26: Cf. G. Chastelain, Lloultré d'Amour, dans Œuvres, t. VI, p. 75.

27: Cf. Kenneth Urwin, op. cit., p. 8, qui fait remarquer que, après le traité d'Arras (1436), Chastelain abandonne l'état militaire pour se livrer aux plaisirs du monde.

28: Cf. Françoise Piponnier, Costume et vie sociale. La Cour d'Anjou. XlVème-XVème siècle, Paris-La Haye, Mouton, 1970, p. 212.

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Enfin, et ce dernier argument n'est pas le moindre, Chastelain semble entretenir
volontairement l'équivoque sur le véritable rédacteur du débat. Dans
les derniers vers de L'Outré d* Amour, il introduit la confusion29:

Lors me sembloit que l'escuier,
Esmu comme à soy mettre en queste,
M'aperçut emprès un figuier
La main fournie de papier
Et pleine d'escripture honneste,
Et vint par forme de requeste
Très-douce et aimable aussi
M'arraisonner et dire ainsi:
«Voicy le douloureux traitié,
«Frère, que je mets en vos mains (. . .)

Qui donc, de l'Acteur qui a la main fournie de papier et de l'Ecuyer qui lui remet le douloureux traitié, est l'authentique auteur du texte? Les deux personnages, sans doute, ce qui revient à dire que, selon Chastelain, l'Acteur (c'est-à-dire lui-même) et l'Ecuyer ne sont qu'une seule et même personne.

Une brève analyse structurale de UOultré d'Amour montre que la narration se déroule selon deux perspectives. Elle est objective - objektive Erzàhlung3o - dans l'exposé du débat entre le Chevalier et l'Ecuyer auquel assiste PActeurnarrateur. Elle est subjective - subjektive Erzàhlung - au début et à la fin de l'œuvre, lorsque Chastelain-narrateur définit les causes de sa tristesse, annonce la vision dont il va être l'objet et que, son rêve achevé, il promet de porter devant les «cours d'amour» le casus qui vient de lui être soumis. On peut représenter la construction du roman de la manière suivante :


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29: Cf. G. Chastelain, UOultré d'Amour, dans Œuvres, t. VI, pp. 126-127.

30: Nous empruntons cette terminologie à l'excellent article de synthèse de Françoise van Rossum-Guyon: «Point de vue ou perspective narrative. Théories et concepts critiques», dans Poétiques, I, 1970, p. 477.

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Ce schéma nous aide à mieux comprendre le jeu des relations complexes qui sous-tendent les diverses parties de U Ouït ré d'Amour, et la distanciation voulue entre l'auteur subjectif (Chastelain) et l'auteur objectif (l'Acteur). Cette distanciation trouve à coup sûr son explication dans le désir de Chastelain de ne pas se projeter au devant de la scène, soit par modestie3l, soit par habileté politique32. Mais il faut tenir compte aussi du fait que la double narration est un procédé courant dans les œuvres anciennes (voir les œuvres citées dans notre note 2), surtout au XVème siècle. Aujourd'hui, il nous paraît original par sa relative rareté: les romanciers modernes ont choisi l'une ou l'autre démarche narrative (rarement les deux simultanément) en raison du critère de la vraisemblance.

La distanciation entre l'auteur subjectif et l'auteur objectif entraîne une «vision par dehors»33: l'auteur subjectif feint d'en savoir moins que ses personnages et que son propre double, l'Acteur (auteur objectif). Le récit mimétique du débat entre l'Ecuyer et le Chevalier est un récit second puisque, selon la définition de Genette34, il est pris en charge par un agent de narratio n3s. Mais cet agent de narration est double: l'Acteur (auteur objectif) entend et transcrit le dialogue rêvé par Fauteur subjectif (Chastelain), ce qui entraîne la subordination du récit second au récit diégétique premier.

La narration objective, subordonnée à la narration subjective, est en même temps «enchâssée » par e11e36. Au début comme àla fin de VOultré d'Amour, Chastelain intervient en personne et brise le mécanisme de la fiction. Mais le sujet même de son roman n'est pas traité dans le récit premier; il est



31: Curieusement, Chastelain ne signe pas VOultré d''Amour de son nom, ce qui est contraire à son habitude.

32: N'oublions pas que Chastelain, de retour à la cour de Bourgogne, se doit à une certaine prudence: il ne peut célébrer trop franchement la vie curiale en France au moment où la Bourgogne et la France n'entretiennent pas les meilleurs rapports.

33: De très claires définitions de vision par dehors, diégèse et récit mimétique sont données par Maurice-Jean Lefebve dans Structure du discours, de la poésie et du récit, Neuchâtel, La Baconnière, 1971, (coll. «Langages»), p. 116 et passim.

34: Cf. Gérard Genette, Figures 11, Paris, Le Seuil, 1969, p. 202.

35: Voir en outre une étude des récits seconds dans Jean Rousset, Narcisse romancier. Essai sur la première personne dans le roman, Paris, J. Corti, 1973, pp. 69-75.

36: Sur la notion d'«enchâssement», cf. Roland Boumcuf et Rédl Oucllct, Vunivers du roman, Paris, P TI.F., 1972, ("coll. SUP, «Littératures modernes», 2), p. 73 et Tzvetan Todorov, Les catégories du récit littéraire, dans Communications, VIII, 1966, p. 140.

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réservé à la narration objective. C'est pourquoi l'on constate que, dans le cas présent, ce n'est pas la diégèse qui est transposée, mais l'un de ses éléments, les personnages. En tenant pour exactes les identifications que nous avons proposées plus haut, on observera que les personnages du Chevalier-Pierre de Brézé et de l'Ecuyer-Chastelain-Acteur sont mis en abyme.

Concluons. Aujourd'hui les œuvres romanesques du XVème siècle, fondées sur l'allégorie et lourdes de rhétorique, ne recueillent même plus un succès d'estime. Elles présentent pourtant, dans leur composition, des particularités intéressantes, comme le double jeu de la narration. VOultré d'Amour offre une originalité supplémentaire par la mise en abyme des deux personnages principaux. Il mérite en cela de sortir de l'oubli où les siècles l'ont laissé, et de figurer comme exemple dans les recherches contemporaines sur la structure du roman.

Jacques Lemaire

Bruxelles


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Résumé

Selon la thèse déjà ancienne de Vallet de Viriville, VOultré d'Amour de George Chastelain serait un roman à clefs. Le présent article confirme, au moyen d'arguments nouveaux, qu'il faut bien voir dans le personnage du Chevalier une peinture du sénéchal de Normandie, Pierre de Brézé. Il montre que le personnage de l'Ecuyer doit, selon toute probabilité, représenter George Chastelain lui-même.

Compte tenu de ces identifications, on découvre dans VOultré d'Amour un type de construction en abyme assez particulier, puisque celle-ci ne porte pas sur le récit luimême, mais sur un de ses éléments: les personnages (au niveau réel et au niveau symbolique).