Revue Romane, Bind 11 (1976) 2

L'image de la femme chez Breton: contradictions et virtualités.

par

Maryse Laffitte

La critique a toujours eu envers Breton une attitude passionnelle, adoptant les «pôles opposés du rejet ou de l'adhésion»l, souligne Marguerite Bonnet dans l'avant-propos d'un recueil d'articles consacrés à Breton. Or, la plupart des critiques qui ont parlé de Breton sont des hommes. Tels Sarane Alexandria n2, Ferdinand Alquié3, Philippe Audoin4, Jean-Louis Bédouins, Michel Carrouges6, Julien Gracq7, commentateurs enthousiastes qui, abordant le problème de la femme dans l'œuvre de Breton, le traitent dans le cadre de l'amour, acceptant l'image de la femme qui se dessine dans les écrits de Breton et adoptant la perspective de ce dernier.

On perçoit toutefois une légère fêlure chez Marguerite Bonnet, un des rares critiques féminins à avoir parlé d'André Breton et du surréalisme. Elle analyse avec beaucoup de sympathie et de chaleur les premières années de l'aventure surréaliste - en centrant son propos sur Breton - et étudie l'influence mallarméenne subie par le jeune André Breton. Evoquant les premiers poèmes néo-symbolistes de l'apprenti-poète, elle note :

«II est hors de doute (. ..) que, dans ces pièces, les figures de femmes - «que les
réalités n'ont pas encore asservie(s)B » - sont les sœurs des princesses lointaines
et des «apparitions» du XIXe siècle finissant; à demi volontairement cruelles



1: Présentation, choix, chronologie, bibliographie dans les Critiques de notre temps et Breton, Garnier, 1974, p. 11.

2: André Breton par lui-même, éd. du Seuil, coll. «Ecrivains de toujours», 1971.

3: Philosophie du surréalisme, Flammarion, 1965.

4: Breton, Gallimard, «Pour une bibliothèque idéale», 1970.

5: André Breton, Seghers, coll. «Poètes d'aujourd'hui», 1950.

6: Les pouvoirs de la femme selon Nerval et Breton, Cahiers du Sud, 292, 2e sem. 1948. André Breton et les données fondamentales du surréalisme, Gallimard, 1950, et coll. Idées, 1967.

7: André Breton. Quelques aspects de l'écrivain, éd. José Corti, 1948.

8: André Breton: Rieuse .... cité par Marguerite Bonnet.

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sous leur douceur et leur gracilité, les unes rêvent à l'abri de la tonnelle, de la
treille, tandis qu'une autre passe lentement, maestà et errabunda. »9

Femmes evanescentes, fuyantes, mais dont le pouvoir de séduction n'est
pas désincarné :

«Cependant, bien que la sensualité affleure seulement dans ces poèmes, la femme
y brille de toute sa présence charnelle . »10

De manière allusive, mais néanmoins claire, Marguerite Bonnet indique que les personnages féminins qui évoluent dans les écrits de jeunesse de Breton sont un peu surannés. Il s'agit des tout premiers poèmes, certes. Mais Breton lui-même déclarera plus tard que c'est à cette époque que sa sensibilité erotique s'est définitivement formée et qu'une image de la femme s'est imposée à lui.

Le ton de la critique change avec le discours féministe. L'attitude de Simone de Beauvoirll ne relève ni de l'adhésion enthousiaste, ni du rejet total : elle prend plutôt ses distances, avec une grande froideur, reprochant à Breton de faire de la femme un être abstrait, qui échappe au réel, existant seulement par le regard de l'homme qui la magnifie, mais n'existant jamais pour soi et par soi :

«Breton ne parle pas de la femme en tant qu'elle est sujet. (...) Vérité, Beauté,
Poésie, elle est Tout: une fois de plus tout sous la figure de l'Autre. Tout excepté
soi-même. »

Nous sommes, en revanche, au pôle du rejet absolu avec Xavière Gauthierl2. La critique se fait charge : la vision de la femme proposée par Breton n'est qu'une vision traditionnelle de «mâle», prisonnier des mythes de l'éternel féminin ; le libre jeu de la sexualité prôné par le surréalisme comme libérateur du désir, échoue dans le culte de l'amour hétérosexuel monogamique.

Qu'en est-il vraiment de la vision de la femme chez Breton? L'image qu'il nous en propose est-elle donc à ce point traditionnelle ? N'est-elle pas plutôt contradictoire ? Et, ce faisant, affectée de limites, mais également chargéede virtualités. Notre but n'est pas d'inventorier à nouveaul3 tous les élémentscomposant



9 et 10: André Breton. Naissance de Vaventure surréaliste, éd. José Corti, 1975, p. 40.

11: Le Deuxième sexe. Breton ou la poésie. Gallimard, 1949, T. I, p. 355-364.

12: Surréalisme et sexualité, Gallimard, coll. Idées, 1971.

13: Xavière Gauthier a déjà rassemblé, dans un but polémique, de nombreux éléments dans son ouvrage, Surréalisme et sexualité. M. Journet nous signale, en outre, qu'une étudiante, Thérèse de Ballore, a fait, sous sa direction, il y a quelques années, une maîtrise sur L'image de la femme chez Breton.

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mentscomposantcette image, mais d'essayer de voir si les contradictions
présentées ne seraient pas porteuses d'une dynamique qui les dépasserait,
source de tous les possibles.

L'Amour

Aen croire Philippe Audoinl4, «il n'est pas certain que Breton, dans sa jeunesse, n'ait emprunté à ses premiers «maîtres», à Baudelaire, à Jarry, à Huysmans, à Vaché, un dandysme teinté de misogynie condescendante dont il aurait mis du temps à se déprendre ».

Breton remarque lui-même qu'il a subi l'influence de Gustave Moreau,
pour ce qui est d'une certaine image de la femme:

«La découverte du musée Gustave Moreau, quand j'avais seize ans, a conditionné pour toujours ma façon d'aimer. La beauté, l'amour, c'est là que j'en ai eu la révélation à travers quelques visages! ... Le «type» de ces femmes m'a probablement caché tous les autres; c'a été l'envoûtement complet. Les mythes, ici réattisés comme nulle part ailleurs, ont dû jouer.»ls

Breton aurait donc, au départ, vu dans la femme un être mystérieux, lointain, mais séduisant, fascinant même et charnellement attirant. Limitée toutefois à être l'objet du désir amoureux de l'homme. Dès cette époque, en outre, Breton lie toute idée d'érotisme à la femme.

Marguerite Bonnet note également:

«Dès ce temps, s'est imposée à lui une certaine image de la femme qui porte la
marque de l'époquel6, femme magicienne, femme-fée, mystérieuse mais de chair
désirable. »17

Attirance amoureuse et misogynie: quoi de plus traditionnel? La femme, définie uniquement comme objet du désir erotique de l'homme, est exclue de toutes les formes d'expression et d'activité qui sont considérées comme privilège masculin. Elle s'attire par là le mépris de l'homme, qui la juge incapable d'accéder aux domaines qu'il se réserve.

Cependant, en dépit des limites imposées par ce rôle, la femme n'apparaît
à aucun moment comme un élément secondaire. Elle est, au contraire, très
tôt omniprésente dans l'œuvre de Breton. Les textes automatiques de 1924,



14: Breton, p. 146.

15: Gustave Moreau dans Le Surréalisme et la peinture, 1928, p. 363, cité par Marguerite Bonnet, p. 41.

16: Souligné par nous.

17: A. B. Naissance de l'aventure surréaliste, p. 41.

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regroupés sous le titre de Poisson soluble, et les poèmes de Clair de terrel9 sont hantés par des personnages féminins à la présence fortement empreinte d'érotisme, que les vêtements, la parure, les accessoires précieux contribuent à rendre plus désirables encore. Le «je» (ou le «nous») qui parle, évolue dans un univers totalement féminisé où tout est promesse ou angoisse d'amour.

«L'amour sera. Nous réduirons l'art à sa plus simple expression qui est l'amour.»2o

Du besoin de la présence féminine, on glisse au besoin d'amour, puisque
la femme est considérée comme le seul objet d'amour possible. Amour qui
n'est pas encore un principe total de vie, mais dont l'importance s'affirme.

Philippe Audoin hasarde l'hypothèse - selon ses propres termes - que «Nadja a révélé à Breton toute la gravité, toute l'étendue de l'amour. (...) C'est à partir de cette rencontre qu'il commence à parler presque fanatiquement de l'amour, en tout cas comme peu d'autres l'ont fait avant ou après lui. »21

Breton n'aimait pas Nadja, alors qu'elle Faimait passionnément. La folie s'est emparée très vite d'elle et elio a peut-être disparu très rapidement. Philippe Audoin émet l'idée que Breton mesure à ce moment-là tout le pouvoir d'«arrachement» de l'amour et cesse de «voir en «l'autre» un objet, pour reporter sur lui tout son espoir d'échapper à lui-même et s'asservir enfin à cette féminité qu'il se flattait, peu avant, de maîtriser. »22

Cette hypothèse n'est pas, en fait, tellement hasardeuse. Il y a, dans Nadja23, une note qui corrobore cette idée. Breton relate une anecdote: alors qu'il rentrait un soir à Paris en voiture avec Nadja, cette dernière avait tenté de lui cacher les yeux, en maintenant son pied pressé sur l'accélérateur. Elle voulait «dans l'oubli que procure un baiser sans fin (...), qu'(ils) n'exist(assent) plus, sans doute à tout jamais, que l'un pour l'autre... ». Breton refuse d'accéder àce désir, parce qu'il n'éprouve pas d'amour pour Nadja. Par ce geste, elle lui révèle toutefois ce dont l'amour est capable:

«Je ne lui sais pas moins gré de m'avoir révélé, de façon terriblement saisissante,
à quoi une reconnaissance commune de l'amour nous eût engagés à ce moment. »



18: Poisson soluble dans l'éd. J.-J. Pauvert des Manifestes, p. 58-120.

19: Clair de terre, 1923. Dans Clair de terre, anthologie, Gallimard, coll. Poésie, 1966.

20: Poisson soluble, op. cit., texte 7, p. 71.

21: Breton, op. cit., p. 147.

22: op. cit. p. 147.

23: Nadja, 1928. Livre de poche, p. 176.

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Nadja semble donc avoir appris à Breton que l'amour n'est pas un jeu, mais «un principe de subversion totale», un sentiment capable à la fois d'investir totalement un être et de l'arracher à lui-même. Cette révélation l'aurait amené à voir dans l'être amoureux - ici Nadja -, non plus un objet passif, mais un être capable de provocation et de défi.

La fin de Nadja - et c'est là sa signification - ébauche une théorie de l'amour, «le mystérieux, l'improbable, l'unique, le confodant et l'indubitable amour-tel enfin qu'il ne peut être qu'à toute épreuve.. .»24. L'amour est révélation, car la femme aimée fait comprendre à celui qui l'aime que le sens de sa vie est dans l'éblouissement de son amour pour elle.

«Tu n'es pas une énigme pour moi.»
«Je dis que tu me détournes pour toujours de l'énigme.»2s

Un an plus tard, l'enquête sur l'amour26 s'ouvre sur un acte de foi en
l'amour comme loi absolue et principe de vie:

«Si une idée paraît avoir échappé jusqu'à ce jour à toute entreprise de réduction, avoir tenu tête aux plus grands pessimistes, nous pensons que c'est l'idée ¿''amour, seul capable de réconcilier tout homme, momentanément ou non, avec l'idée de vie. »

L'amour est devenu pour Breton le seul sentiment capable de donner un
sens à l'existence humaine. Amour qui est à entendre dans le sens d'amour
pour un être de chair, une femme :

«Ce mot: amour, auquel les mauvais plaisants se sont ingéniés à faire subir toutes les généralisations, toutes les corruptions possibles (amour filial, amour divin, amour de la patrie, etc.), inutile de dire que nous le restituons à son sens strict et menaçant d'attachement total à un être humain, fondé sur la reconnaissance impérieuse de la vérité, «dans une âme et dans un corps» qui sont l'âme et le corps de cet être. »

Amour qui est dévotion à un seul être et qui exclut toute forme de libertinag
e27, amour qui est indissociable de sa réalisation charnelle, dans laquelle
Breton se refuse à voir la moindre notion de perte amoureuse :



24: ibid., p. 157.

25: ibid., p. 183.

26: La Révolution surréaliste n° 12, 15 déc. 1929, p. 65. Texte repris dans le Second manifeste du surréalisme, Gallimard, coll. Idées, p. 142 (note).

27: C'est au nom du refus du libertinage que Breton repousse - avec une rigueur qui ne laisse pas d'étonner un lecteur moderne - l'homosexualité. Il ne l'accepte que dans des cas particuliers - Sade, Jean Lorrain - où elle est volonté de subversion. Cf., à ce sujet, Recherches sur la sexualité, La R.S. n° 11, p. 32-40.

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«II n'est pas de sophisme plus redoutable que celui qui consiste à présenter l'accomplissement de l'acte sexuel comme s'accompagnant nécessairement d'une chute de potentiel amoureux entre deux êtres, chute dont le retour les entraînerait progressivement à ne plus se suffire. Ainsi l'amour s'exposerait à se ruiner dans la mesure où il poursuit sa réalisation même.»2B

L'amour, au contraire, renaît de lui-même, se nourrit à sa propre source. Et si l'amour fou connaît l'échec, ce n'est pas parce que le temps s'oppose à lui. C'est en raison de phénomènes qui lui sont extérieurs, en particulier les contraintes économiques et sociales qui empêchent tout choix réel.

En 1945, dans le deuxième Ajour à Arcane 1729, Breton confirme les lignes écrites dans VAmour fou : l'amour est, par la présence de la femme aimée, abolition des contradictions ressenties par l'homme, illumination et recréation du monde:

«Cet état de grâce, je dis aujourd'hui en toute assurance qu'il resuite de la conciliation en un seul être de tout ce qui peut être attendu, du dehors et du dedans, qu'il existe de l'instant unique où, dans l'acte d'amour, l'exaltation à son comble des plaisirs des sens ne se distingue plus de la réalisation fulgurante de toutes les aspirations de l'esprit. »

Breton ne s'est jamais dédit sur ce point. Quelles qu'aient été les déceptions apportées par la vie àsa croyance en l'amour fou «tel... qu'il ne peut être qu'à toute épreuve», il a continué à affirmer son espoir total dans l'amour. Les Vases communicants, VAmour fou et Arcane 17 marquent une évolution et un approfondissement de sa réflexion, mais toujours dans un sens identique. Bien plus, la place dévolue à l'amour et à la femme se fait toujours plus importante et, en 1945, Breton met les divergences sur la conception de l'amour au centre de tous les conflits ayant existé au sein du groupe surréaliste:

«Chose frappante, j'ai pu vérifier a posteriori que la plupart des querelles survenues dans le surréalisme et qui ont pris prétexte de divergences politiques, ont été surdéterminées, non, comme on l'a insinué, par des questions de personnes, mais par un désaccord irréductible sur ce point.»3o

Le même propos est repris en 1952 dans les Entretiens*l.

L'amour est au centre de la vie, il est même le principe de vie dont tout
part et auquel tout se ramène.



28: L'Amour fou, Gallimard, 1937, p. 104.

29: Arcane 17, 1945. 10/18, p. 147.

30: Arcane 17, deuxième Ajour, op. cit. p. 146.

31: Entretiens, X, Gallimard coll. Idées, p. 144.

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La femme

Nous n'avons parlé jusqu'à maintenant, avec force citations32, que de
l'amour. Or le propos de cet article est de relever les contradictions présentées
par l'image de la femme chez Breton.

En fait, les lignes consacrées à l'amour ne sont pas une digression, car
l'idée d'amour et l'idée de femme sont indissociables chez Breton. Simone
de Beauvoir écrit, à juste titre:

«Dans la mesure où on s'interrogerait sur (le) destin (de la femme), la réponse serait impliquée dans l'idéal de l'amour réciproque: elle n'a d'autre vocation que l'amour, ceci ne constitue aucune infériorité puisque la vocation de l'homme est aussi l'amour.»33

Lorsque Breton parle d'amour, il parle d'une femme aimée; lorsqu'il est
question d'une femme aimée, c'est de l'amour éprouvé pour elle qu'il s'agit.
Mais cette femme aimée, qui est-elle, comment se présente-t-elle ?

Une image de la femme aimée se forme indirectement, image souvent floue, peu cohérente, car la femme est toujours pensée par Breton à travers l'amour. De cet état de faits découlent certaines contradictions, souvent difficiles à cerner. Il ne s'agit pas - nous le répétons - de faire dans le cadre de cet article une étude exhaustive de l'image de la femme, mais de relever certains des éléments contradictoires qui la composent, c'est-à-dire ceux qui, dans le même temps, expriment une volonté libératrice, une aspiration à un autre rôle que celui dévolu habituellement à la femme et ceux qui trahissent une vision traditionnelle de la femme.

Une des aspirations essentielles du surréalisme a été la libération du désir «seul ressort du monde, (...) seule rigueur que l'homme ait à connaître... »34. Le désir, opprimé par les cadres culturels, politiques et économiques, enchaîné à une vision fonctionnelle et pragmatique de l'existence, doit briser ses entraves et sourdre librement. De ce désir libéré naîtra peutêtre une nouvelle morale, enfin humaine3s.



32: La pensée discursive et l'expression lyrique sont étroitement liées chez Breton. Ce qui rend toute transcription ou «résumé» de ses idées extrêmement difficile et plat.

33: Le Deuxième sexe, T. I, op. cit, p. 363.

34: V Amour fou, op. cit., p. 101.

35: 11 faut rappeler ici que les surréalistes ont vécu l'horreur de la première et de la seconde guerre mondiale, guerres quine sauraient trop souligner l'échec de notre civilisation occidentale, fondée sur le culte exclusif de la raison et de la logique qui prétendent tout saisir de la réalité pour mieux la limiter. Il est donc urgent de libérer les forces cachées de l'inconscient, seules capables de dire quelles sont les aspirations réelles de l'homme.

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Une des entraves du désir est la famille: «Tout est à faire, tous les moyens doivent être bons à employer pour ruiner les idées de famille, de patrie et de religion »36. C'est-à-dire tout ce qui maintient entre les hommes de toutes cultures, de toutes nationalités et de toutes races, des obstacles et des frontières. L'idée de patrie mène, au nom d'une absurde croyance en une supériorité nationale, à un bellicisme imbécile dont Breton a directement constaté les effets. L'idée de religion, par ce qu'elle comporte de fidéïsme, de croyance en une foi révélée, est le prétexte de toutes les oppressions culturelles et sociales. Quant à la famille, en fixant et figeant l'individu dans une structure sociale étroite et égoïste, elle le limite à une vision fonctionnelle de sa vie, uniquement fondée sur la reproduction de l'espèce. Pour Breton, les idées de famille et d'amour sont antinomiques. L'amour est bouleversement, enchantement, découverte. La famille est fixation, contrainte,

En 1921, il attribue -20 aux mots «père», «mère», «famille»37; ce qui est rancune au départ deviendra conviction révolutionnaire par la suite. Il n'est donc pas étonnant que, rejetant l'idée de famille - ainsi que les autres surréalistes -, il se refuse à définir la femme par son statut social d'épouse et de mère.

Epouse, c'est-à-dire unie à un homme par le contrat du mariage et les liens juridiques, économiques et familiaux qu'il implique. L'état de femme mariée est une raison sociale qui, dans le pire des cas, «est une profession comme une autre, à partir du jour où la femme revendique comme due sa ration alimentaire et sexuelle. »38 L'épouse appartient àun monde étranger à l'amour, «le monde avec ses biens légaux, la ménagère et les gosses appuyés par le gendarme, la caisse d'épargne... »39

Cette «profession» d'épouse suppose que la femme se conforme à ce
que la société considère comme son destin naturel : mettre des enfants au
monde, assumer son rôle de mère. La femme est en effet l'être qui donne



36: Second manifeste du surréalisme, op. cit., p. 82.

37: C'est là «une des enquêtes chiffrées auxquelles il se livre avec ses amis de la revue Littérature - il s'agit de donner, au gré de l'admiration ou du dégoût, à un nom désignant une notion ou une personne, une note qui peut varier de —20 à +20, le zéro étant le signe de «l'indifférence absolue».» Marguerite Bonnet, op. cit., p. 24.

38: Hands off love: Manifeste collectif publié dans les n° 9-10 de la R.S., ler oct. 1927; p. 2. Ce manifeste fut rédigé en faveur de Charlic Chaplin, auquel sa femme intentait un procès en divorce. Face aux calculs sordides et à la mesquinerie de Mme Chaplin, Chariot apparaît à Breton et à ses amis comme le champion de l'amour.

39: Hands off love p. 5.

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la vie. Une femme stérile - l'idée d'une femme refusant volontairement la maternité étant encore aujourd'hui souvent considérée comme aberrante - est un fruit sec, car elle ne peut assurer la pérennité du groupe social clos sur lui-même qu'est la famille.

Tout comme le métier d'épouse, le métier de mère, dans la mesure où on lui donne le pas sur l'amour, paraît peu estimable à Breton et à ses amis. Ils fustigent la «femme qui croit ou feint de croire que la fabrication des mioches est sa raison d'être, des mioches qui pourront à leur tour procréer. Belle idée de la vie»4o, estiment-ils. Ils attaquent avec virulence «(les) garces dont on fait dans tous les pays les bonnes mères, les bonnes sœurs, les bonnes femmes, ces pestes, ces parasites de tous les sentiments et tous les amours. »41

En refusant cette image de la femme comme épouse et mère, Breton lui
permet de s'affranchir du seul rôle social qui lui soit traditionnellement
reconnu.

Si la femme n'est ni épouse ni mère, si elle échappe à ses liens familiaux, qu'est-elle alors? Elle est essentiellement une amoureuse42. Et là les horizons qui s'ouvraient à la femme se bouchent aussitôt. Car se refuser à ne voir dans la femme qu'une épouse et une mère, c'est se refuser à n'avoir d'elle qu'une vision fonctionnelle qui la dépossède d'elle-même, de son corps, de ses capacités créatrices. On pouvait penser que, libérée de ce rôle ancestral, la femme allait avoir la possibilité de se prononcer sur ses aspirations. Mais c'est l'amour que Breton oppose à la famille et, par conséquent, c'est exclusivement l'amoureuse qu'il oppose à l'épouse et à la mère.

Il ne s'agit pas ici de porter un jugement de valeur sur le nouveau rôle
attribué à la femme. Il s'agit simplement de souligner qu'elle ne le choisit
pas, qu'il lui est, d'une certaine manière, octroyé.

L'aspiration fondamentale à la libération du désir a conduit les surréalistes à vouloir abolir les tabous moraux et sexuels qui régnent dans notre société. Le débat sur la sexualité43, en 1928, relève de cette volonté: on cherche à préciser «(la) part d'objectivité, (les) déterminations individuelles, (le) degré de conscience » que comporte la sexualité.

La même année, Breton et Aragon prennent une curieuse décision : celle
de célébrer le cinquantenaire de l'hystérie44, «étrange attitude mentale qui



40 et 41: ibid., p. 4 et 3.

42: Nous ne nous étendons pas sur cet aspect du problème, qui est abondamment développé - avec beaucoup d'acrimonie - par Xavière Gauthier (op. cit.).

43: Recherches sur la sexualité, La R.S. n° 11, 15 mars 1928, p. 32-40.

44: La Révolution surréaliste n° 11, 15 mars 1928, p. 20-22.

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déferla épidémiquement en 1928 dans les salles de la Salpêtrière, sous le contrôle perplexe de Charcot»4s. Dans les «attitudes passionnelles» de ces jeunes femmes - l'article est accompagné de photographies -, Breton et Aragon voient «la plus grande découverte poétique de la fin du XIXe siècle » et ils proposent une nouvelle définition de l'hystérie :

«L'hystérie est un état mental plus ou moins irréductible, se caractérisant par la subversion des rapports qui s'établissent entre le sujet et le monde moral duquel il croit pratiquement relever, en dehors de tout système délirant. Cet état mental est fondé sur le besoin d'une séduction réciproque, qui explique les miracles hâtivement acceptés de la suggestion (ou contre-suggestion) médicale. Vhystérie n'est pas un phénomène pathologique et peut, à tous égards, être considérée comme un moyen suprême d'expression.»**

Quelle place est faite à la femme dans le débat sur la sexualité et dans la célébration du cinquantenaire de l'hystérie? Les surréalistes tentent de définir une nouvelle éthique du sexuel. Affirmer que l'hystérie «n'est pas un phénomène pathologique», mais «un moyen suprême d'expression», c'est voir et reconnaître dans ces «attitudes passionnelles» un désir qui cherche à se dire. Breton et Aragon en font ici un désir essentiellement féminin. Dans le débat sur la sexualité, Breton reconnaît également à la femme le droit à toute initiative en amour. La reconnaissance du désir féminin fait que la femme n'est plus seulement objet de désir erotique, mais sujet dans l'amour.

La femme paraît donc libre de son désir. Mais ce désir féminin qu'il accepte, réclame et même célèbre, Breton l'enferme dans une forme sociale traditionnelle, qui est celle de l'amour hétérosexuel monogamique47. Il semblerait que ce désir féminin dont l'existence est enfin reconnue, n'ait aucune possibilité de se chercher et de s'exprimer librement. Un statut lui est assigné d'emblée, qui l'enferme et le limite à nouveau: celui du désir qui se réalise et se recrée dans l'amour unique. Le désir est chez Breton assimilé à l'amour fou: passion totale qui ne voit que son objet. L'authenticité du désir est liée à son intensité, à son caractère irrésistible, à sa capacité de bouleversement.

Cette femme passionnément aimée et désirée n'est pas une image éthérée
et lointaine, mais un être de chair dont Breton célèbre le corps4B et qui,



45: Robert Benayoun: Erotique du surréalisme. J.-J. Pauvert. 1965, p. 89.

46: C'est nous qui soulignons dans toute cette citation.

47: Ce qui lui vaut la critique acerbe de Xaviere Gauthier.

48: L'union Übre dans Clair de terre, anthologie, Poésie/Gallimard, p. 93-95,

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dans l'instant de l'amour, est révélation de la poésie et de la beauté. Cette amoureuse qu'il adore, il la vénère également, car elle incarne pour lui «cette puissance éternelle de la femme, la seule devant laquelle (il) se (soit) jamais incliné. »49

Breton attribue en effet à la femme des facultés privilégiées. En particulier, le don de la divination : telle Nadja ou les voyantes - auxquelles il a adressé une lettreso -, la femme est capable de dépasser les simples évidences de la vie réelle et de sentir, au-delà d'elles, les mystérieux liens immanents qui existent dans l'univers.

Les voyantes sont les «seules gardiennes du Secret. (...) du grand Secret, de rindérobable»sl. Leur pouvoir de prédiction - même s'il est parfois sujet à erreur - ouvre les portes du merveilleux par les possibilités qu'il permet d'entrevoir. Nadja, quant à elle, est

«un génie libre, quelque chose comme un de ces esprits de l'air que certaines pratiques
de magie permettent momentanément de s'attacher, mais qu'il ne saurait
être question de se soumettre. »52

Cette sensibilité extrême aux phénomènes cachés est le propre de la femme. Sans doute ne s'agit-il pas de toutes les femmes, évidemment pas de ces «garces» prises à partie dans Hands off love, mais de la femme-enfant, «de cette variété si particulière qui a subjugué les poètes parce que le temps sur elle n'a pas de prise»s3. Une femme qui a gardé le pouvoir d'émerveillement de l'enfance, de cet âge où l'intelligence et la sensibilité ne sont pas encore façonnées au moule de ce que nous appelons la culture, «voie (bordée) d'édifices - l'église, l'école, la caserne, l'usine, le comptoir, la banque, à nouveau l'église -. »54

Le premier Manifeste du surréalisme s'ouvre par une critique de la vie «réelle» et par un hymne à l'enfance qui, «pour massacrée qu'elle ait été par le soin des dresseurs» semble à tout homme «pleine de charmes». Car, pour l'enfant, les catégories logiques dont l'adulte se sert n'existent pas: l'espace et le temps, en particulier. L'imaginaire et le réel ne font qu'un. Tous les rapprochements, même les plus inattendus, sont permis. Or, Bretonaccorde



49: L'Amour fou, Lettre à Ecusette de Noireuil, éd. cit., p. 130.

50: Lettre aux voyantes, La R.S. n° 5, 15 oct. 1925. Repris dans l'éd. J.-J. Pauvert des Manifestes.

51: Lettre aux voyantes, éd. J.-J. Pauvert des Manifestes, p. 198.

52: Nadja, éd. cit., p. 128.

53: Arcane 17, éd. cit., p. 67.

54: ibid., p. 38.

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tonaccordeun pouvoir révélatoire à l'émotion poétique qui surgit de certainsrapprochements.
L'enfance est l'âge où le possible existe pleinement.
Breton attribue à la femme des qualités proches de celles de l'enfant :

«La figure de la femme-enfant dissipe autour d'elle les systèmes les mieux organisés
parce que rien n'a pu faire qu'elle y soit assujettie ou comprise.»ss

Par ses qualités de «fraîcheur » et de jeunesse, par la capacité d'enchantement
qu'elle a su garder, la femme est appelée à être le guide de l'homme.
Elle est l'espoir salvateur de l'humanité :

«Le temps serait venu de faire valoir les idées de la femme aux dépens de celles
de l'homme, dont la faillite se consomme assez tumultueusement aujourd'hui. »56

II faut faire «le procès de l'intelligence de type mâle» que son culte du rationnel a marqué du sceau de l'échec. Cette forme d'intelligence a écrit son histoire dans la violence et dans le sang (guerres, répressions, oppressions) et a engendré une misère physique pour beaucoup, morale pour tous. Car l'homme est incapable de concevoir un autre mode de vie et de pensée que celui qui lui est imposé. Il faut donc réhabiliter la sensation, laisser le passionnel s'emparer de l'être humain; c'est à la femme de montrer le chemin :

« Que l'art donne résolument le pas au prétendu « irrationnel » féminin. »57

Lui seul est en état de tirer l'homme du gouffre d'ombre au fond duquel il se débat. Mais il lui faut abandonner ses prérogatives, se soumettre à la femme-enfant, car «les vers luisants tissent sur son ordre le fil mystérieux qui seul peut mener au cœur du dédale. »58

Et c'est bien sûr la femme aimée et amoureuse qui possède au plus haut
degré ces facultés, grâce à la puissance de recréation du monde engendrée
par l'amour:

«Tu étais l'image même du secret, d'un des grands secrets de la nature au
moment où il se livre», dit Breton à Elisas9.

Parce que la femme est beauté, poésie et amour, parce qu'elle est, plus que l'homme, liée aux forces vives de la nature, elle est appelée à assurer le «salut terrestre» de l'humanité, en jouant, en particulier, un rôle pacificateur en un temps où l'humeur belliqueuse est à son comble.



55: Arcane 17, p. 68.

56: ibid., p. 62.

57: ibid., p. 63.

58: ibid., p. 67.

59: ibid., p. 93.

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II est évident que Breton, à une époque où le féminisme n'avait encore qu'une voix étouffée, a tenté, en exaltant la femme dans sa chair et en lui assignant un pouvoir total sur le destin de l'humanité, de réhabiliter la femme et les valeurs dites féminines.

Mais quelles sont ces valeurs? L'intuition, l'irrationalité, la sensibilité, le pouvoir d'amour et de séduction erotique. Toutes valeurs reconnues traditionnellement à la femme, mais à des fins d'exclusion: l'intuition et l'irrationnalité deviennent incapacité de penser de manière logique - c'est-à-dire, en Occident, de penser tout court -, la sensibilité devient faiblesse, le pouvoir d'amour, passivité, refus d'action; quant au pouvoir de séduction, il est le prétexte qui permet de réduire la femme à un objet de plaisir.

Limites

La démarche de Breton consiste en réalité à accepter, sans examen critique, les valeurs prétendues féminines et à les valoriser au détriment des valeurs dites masculines: rationalité, rapport intellectuel au monde, refus du sentiment, domination en amour.

Nous assistons là à un simple processus de renversement: la femme prend la place dominatrice que l'homme a jusqu'ici occupée. Il n'y a, en fait, aucun changement réel: les valeurs féminines et masculines appartiennent à deux systèmes antagoniques que l'on intervertit.

D'autre part, on peut se poser la question de savoir comment, par quei hasard inespéré, ces valeurs féminines salvatrices ont pu résister à la longue domination des valeurs masculines. Comment se fait-il que «rien n'(ait) pu faire que la femme soit assujettie ou comprise » dans les systèmes les mieux organisés? Est-ce parce qu'elle n'a jamais eu, ou très rarement, accès au pouvoir et qu'elle n'a pu en éprouver les effets corrupteurs? Breton ne donne aucune précision sur ce point. Il reconnaît que les qualités propres à la femme sont parfois occultées, mais affirme leur existence:

«Et tout d'abord il faut que la femme se retrouve elle-même, qu'elle apprenne
à se reconnaître à travers ces enfers auxquels la voue sans son secours plus que
problématique la vue que l'homme, en général, porte sur e11e.»60

Mais le cri de la femme-fée, le cri de Mélusine, retentira un jour.

De plus, la femme à laquelle Breton accorde tant de pouvoir ne s'est en
aucune manière prononcée sur ce rôle qui lui est assigné. Se sent-elle investied'une



60: Arcane 17, p. 60.

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vestied'unemission? Se reconnaît-elle dans l'image que Breton donne d'elle ? Cette femme omniprésente, toute puissante, est étrangement muette. En tentant de la valoriser en l'opposant à l'homme, en se soumettant totalementà elle, Breton la met sur un piédestal et l'enferme dans le piège de l'adoration et de la vénération.

«Toute vénération de la femme, qu'elle soit sur le mode religieux, surréaliste -
même Georges Bataille n'y échappe pas - est un racisme. Mais quand vous le
dénoncez à l'homme, il ne comprend pas», écrit Marguerite Duras.»6l

La vénération - qui est peut-être une sublimation du désir erotique, la femme étant considérée comme source de toute jouissance62 - enferme son objet dans des limites que ce dernier n'a pas choisies. Elle lui fixe un rôle spécifique auquel il doit se conformer.

En vénérant la femme dans sa chair, comme amoureuse, dans ses pouvoirs intuitifs, comme fée et magicienne, Breton la définit à travers une vision qui lui est propre, à travers un désir qui est le sien, ne lui laissant jamais la possibilité de s'affirmer dans sa différence. Et si la femme, pourtant célébrée, encensée, paraît malgré tout absente, c'est que jamais ne nous parvient l'expression de ses aspirations, telles qu'elle les formulerait. L'image qui nous en est donnée-toute flatteuse qu'elle soit-est dessinée au gré du désir amoureux d'un homme.

On peut ajouter, en outre, qu'en chargeant la femme d'un pouvoir messianique, Breton sacrifie là à un besoin d'universalisme sur les dangers duquel on pourrait s'interroger. Le Christ, le prolétariat, maintenant la femme ont été successivement chargés du salut de l'humanité.

Libérée de son rôle d'épouse et de mère, libre de son désir, amoureuse, exerçant ses dons de voyance sur le monde, où est la femme? Est-elle un être abstrait, sans consistance hors de l'amour? Quel point d'incidence y a-t-il entre ce pouvoir irrationnel que Breton lui accorde, et la vie ?

Travail

Un certain féminisme voit dans le travail salarié la condition essentielle de
l'intégration sociale de la femme. Le travail lui permettrait de se faire reconnaîtrecomme
être rationnel, de montrer que ses capacités intellectuelles



61: Cité par Dominique Desanti dans «Les socialistes et les femmes», Tel Quel n° 61, Printemps 1975, p. 86.

62: Xavière Gauthier, s'appuyant sur Freud et Mélanie Klein, voit dans la vénération la manifestation d'une peur et d'une haine inconscientes (op. cit. p. 331-333).

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sont égales à celles de l'homme; de plus, en entrant en contact avec le monde social, elle pourrait comprendre son fonctionnement et agir sur lui. Le travail aurait enfin une certaine vertu libératrice, puisqu'il rendrait la femme, par son indépendance financière, libre de disposer d'elle-même. Même si la nature de ce travail peut faire problème, le travail est toujours considéré comme un élément émancipateur63.

Breton a-t-il abordé ce sujet? La femme est-elle pour lui un être socialement actif? Répondons vite: non. A aucun moment ce problème n'est posé par Breton. D'une part, la femme n'a pas à faire la preuve de ses facultés rationnelles, puisque c'est dans ses facultés irrationnelles que réside sa différence subversive64. D'autre part, Breton n'accorde au travail aucune valeur morale. Le quatrième numéro de La Révolution surréaliste porte sur sa couverture la déclaration suivante: «Et guerre au travail». Pour les surréalistes le travail est une nécessité sociale, sans plus. Il n'a jamais été question pour eux de faire de nécessité vertu. Le surréalisme a cherché à briser, par la pratique de l'automatisme psychique et par le culte du merveilleux, les cadres de la pensée logique, pour atteindre une autre forme de connaissance de l'être et de ses rapports avec le monde. Il a, de plus, après 1925, tenté d'associer activité politique et activité proprement surréaliste, unissant dans sa volonté révolutionnaire toutes les formes d'activité capables d'amener la transformation de l'homme et de ses conditions de vie.

Cette attitude exige une disponibilité totale, une volonté d'écoute aux
signes souvent à peine perceptibles, mais porteurs d'une réponse à la préoccupation
angoissée de la vie :

«J'aimerais, écrit Breton dans l'Amour fou, que ma vie ne laissât après elle
d'autre murmure que celui d'une chanson de guetteur, d'une chanson pour



63: Voir à ce sujet L'Arc n° 61, Simone de Beauvoir et la lutte des femmes, p. 3-12: «S. de B. interroge Jean-Paul Sartre».

64: Dans L'Arc n° 61, le problème des qualités proprement féminines est d'ailleurs posé par S. de Beauvoir et J.-P. Sartre. Cf. p. 12 :S.deß.: «... est-ce que culturellement, le statut d'oppression de la femme n'a pas développé en elle certains défauts, mais aussi certaines qualités, qui diffèrent de ceux des hommes? - Sartre: «Certainement. Mais ils n'impliquent pas que dans un avenir plus ou moins éloigné, si le féminisme triomphe, ces principes et cette sensibilité doivent demeurer. - S. de B.: «Pourtant, si nous nous considérons comme détenant certaines qualités positives, est-ce qu'il ne vaut pas mieux les communiquer aux hommes, que les supprimer chez la femme? - Sartre: «II est possible, en effet, qu'une meilleure connaissance de soi, plus intérieure, plus précise, appartienne surtout à la femme et moins à l'homme. »

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tromper l'attente. Indépendamment de ce qui arrive, n'arrive pas, c'est l'attente
qui est magnifique. »65

Or, que signifie le travail social? Que chaque individu, la plupart du temps contre son gré, est un rouage fonctionnel dans une société donnée, qu'il accepte de n'être qu'un élément utilitaire et non un individu aux aspirations et aux possibilités multiples. Car le travail social ne peut être assumé qu'au prix d'une spécialisation extrême, dans le domaine manuel ou intellectuel, spécialisation qui enferme tout individu dans les limites étroites et stérilisantes d'une activité unique, monopolise son temps, son énergie et toutes ses capacités sur une opération de survie. Breton sait, bien sûr, que le travail est une nécessité, mais il s'est toujours refusé à lui accorder la moindre vertu libératrice. Se trouvant à Tenerife, dans la luxuriante nature de la Orotava, il constate:

«En ce lieu périclitent à plaisir les grandes constructions morales et autres, de l'homme adulte, fondées sur la glorification de l'effort, du travail. La prétendue vie « gagnée» revient à l'aspect qu'elle avait pour nous dans l'enfance: elle reprend figure de vie perdue. Perdue pour les jeux, perdue pour l'amour.»66

Le travail, obligation matérielle imposée à l'homme, est aux antipodes de l'exigence surréaliste qui vise à un épanouissement physique, psychique et moral illimité de l'être humain. Par la fatigue qu'il entraîne, l'aliénation qu'il provoque - l'homme, réduit à n'être qu'une entité productive, ne s'appartient plus -. le travail détourne de ce qui devrait être le but de l'existence humaine : chercher le sens de la vie pour la changer, faisant de la révolte un principe permanent et dynamique; se mettre à l'écoute du monde pour élargir le champ de la réalité:

« Rien ne sert d'être vivant le temps qu'on travaille. L'événement dont chacun
est en droit d'attendre la révélation du sens de sa propre vie (...) n'est pas au
prix du travail. »67

Breton, refusant le travail comme une activité appauvrissante, répétitive,
enlevant à l'homme sa disponibilité existentielle, ne saurait évidemment y
voir, lorsqu'il s'agit de la femme, une activité libératrice.

Il est exact que la femme n'a jamais eu la possibilité de «faire ses preuves »
dans le monde du travail. Lui refuser cette possibilité est peut-être une



65: V Amour fou, p. 33.

66: ibid., p. 91.

67: Nadja, éd. cit., p. 67-68.

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façon de l'enfermer dans sa passivité traditionnelle, de l'empêcher d'accéder
à une reconnaissance de ses facultés6B.

Mais la reconnaissance sociale importe peu à Breton. Il a rompu avec le milieu artistique officiel, alors qu'il était promis à un avenir poétique sans doute brillant. Il s'est également toujours refusé à la recherche du bien-être matériel69.

Le surréalisme n'a pas, en effet, une vision réformiste de l'existence. Il



68: Pour être résolue, la crise actuelle du capitalisme exige des transformations radicales. Outre les limites monétaires et les limites dues à la structure même du marché, le capital a rencontré un autre obstacle en Occident: l'être humain, c'est-à-dire les limites biologiques imposées à l'augmentation de la productivité du travail. Pour pouvoir continuer à augmenter la masse de plus-value, le capital doit, par conséquent, opter pour une refonte de sa technologie et de son organisation sociale. Il doit en effet multiplier le nombre des travailleurs productifs; ce qui exige que tous les groupes sociaux liés à des formes d'organisation sociale archaïques, telles la famille, l'armée, la prison, soient disponibles. Ce que réclament les féministes traditionnelles, à savoir le libre accès au travail, s'intègre donc parfaitement dans la vision productiviste adoptée par la partie la plus avancée et la plus éclairée de la direction du capital. (Cette note s'inspire de l'analyse politico-économique faite dans le chapitre «Faserne i den kapitalistiske produktionsmàde og statens funktionsbestemmelse » de l'article intitulé «Kritiske elemcnter til en marxistisk statsteori» par Gustav Bunzel, dans la revue Den Jyske Historiker, n° 3, 1975). Dans leur critique du travail, le surréalisme d'André Breton et la critique de l'économie politique de Marx se rejoignent. Pour Marx, le travail privé et séparé est constitutif de la production marchande et, par conséquent, la base même du processus social de détournement qui va du fétichisme de la marchandise au fétichisme du capital. La critique que Breton et Marx font du travail ne doit absolument pas être confondue avec une critique de l'activité humaine. C'est le travail comme production de rapports inhumains que les deux révolutionnaires ont combattu. (En ce qui concerne le rapport entre la réification et la forme marchande, voir, entre autres, le troisième paragraphe du chapitre sur la marchandise dans le Capital de Marx).

69: Face au désir et au travail, Breton, si souvent taxé d'idéalisme, aen fait une attitude plus matérialiste que celle de Marcuse dans Eros et Civilisation. Pour Marcuse, le libre exercice de la libido - avec ses perversions - s'opposerait à la fonction utilitaire que la société a de la sexualité et, par là, mettrait en danger les bases mêmes de cette société: le travail, la famille. Breton, quant à lui, se refuse d'abord au travail pour permettre au désir de s'exprimer librement: l'être humain, libéré d'une vision pragmatique de son existence, pourrait découvrir enfin de quoi son désir est fait.

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se veut «rupture avec l'ordre en place»7o. Il se veut destructeur face à une société qui a engendré les atrocités de la première et de la seconde guerre mondiales. Il se veut révolte, insoumission. Contre la passivité, l'acceptation des normes de tout ordre, «le surréalisme n'(a) pas craint de se faire un dogme absolu de l'insoumission totale, du sabotage en règle, et (.. .il n'attend)encore rien que de la violence. »71

Le refus intransigeant de l'ordre en place étant prôné, il est donc parfaitement conséquent que la femme, au même titre que l'homme, refuse de s'intégrer dans la société par le travail. Bien plus, la femme, en tentant de s'adapter à un monde fondé sur des valeurs masculines, pervertirait les qualités qui lui sont propres.

La femme telle que la voit Breton sur le plan social, est donc, au même titre que l'homme surréaliste, libre, disponible, dégagée autant que possible de l'esclavage du travail - dans la mesure où elle accepte, bien entendu, comme Breton et beaucoup de ses amis l'ont fait, une existence matérielle souvent précaire.

Libre de son désir, de sa personne sociale, libérée d'une vision fonctionnelle de son existence, la femme peut-elle donc s'affirmer comme sujet? Il est en fait difficile de répondre par l'affirmative à cette question, car la femme n'est pas envisagée par Breton de façon autonome. Elle est toujours définie par lui comme une amoureuse. Les conditions économiques de son exploitation spécifique ne sont, par exemple, jamais examinées.

La femme est, chez Breton, un élément essentiel dans une vision générale. Elle s'intègre dans un projet d'existence - changer la vie en en trouvant le sens -, y jouant un rôle éminemment privilégié, celui de la femme-enfant, capable d'accéder spontanément à la sensation et à l'irrationnel, magnifiée par l'amour, devant assurer le «salut terrestre» de l'humanité. Elle est beauté, amour et poésie; elle est le sens de la vie, et c'est elle qui éclaire l'homme dans sa quête, par l'amour qu'il lui porte : la femme aimée montre la voie.

Elément privilégié dans un projet d'existence, certes. Mais le rôle qui est
le sien a été défini dans ses pouvoirs et ses limites par Breton. Elle ne l'a
pas choisi :



70: M. Bonnet, op. cit., p. 402.

71: Second Manifeste, éd. cit., p. 78.

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«On aimerait savoir, écrit Simone de Beauvoir, si pour elle aussi l'amour est la
clé du monde, révélation de la beauté; trouvera-t-elle cette beauté dans son
amant? ou dans sa propre image?»72

Breton a-t-il enfermé autoritairement la femme dans une image qu'elle n'a
pas choisie, qui ne lui laisse aucune possibilité de trouver en elle d'autres
valeurs, d'autres directions à son désir?

Il a tenté, en homme dont la sensibilité erotique s'est formée au tout début du XXe siècle, à une époque où la femme était effectivement lointaine, mystérieuse, donc parée de tous les pouvoirs par le désir amoureux, de donner d'elle une image différente: celle d'une femme au corps sexué, libre de son désir ; femme qui échappe à sa définition d'épouse et de mère et qui est socialement disponible.

Mais il lui a assigné, dans un projet d'existence qui lui est propre, un
rôle sur lequel elle ne s'est pas prononcée - rôle toutefois actif: celui de la
découverte ; rôle transformateur, générateur de vie et d'espoir.

Que conclure? «Mon parti est pris contre la critique, écrivait Breton
dès 1920. Je la déteste quand elle se permet de conclure.»73

Il y a dans l'image de la femme chez Breton des éléments antinomiques qui proviennent d'une contradiction fondamentale: cette liberté totale qu'il reconnaît à la femme se voit affectée de limites définies par la vision surréaliste de l'existence dont l'amour est le «grand brillant».

Mais les valeurs surréalistes sont des valeurs dynamiques: l'exaltation de l'imagination, de la poésie, de l'amour et de la liberté, la volonté d'insoumission, ne peuvent-elles pas conduire à briser des limites liées à un temps : celui où la femme était confinée dans une attitude passive et réduite à accepter l'image que l'homme lui donnait d'elle?

Pourquoi ne pas penser que, fidèle à la vision dialectique que le surréalisme a de la vie, toujours tournée vers le devenir et le possible, Breton se serait incliné devant les exigences de la parole féminine, même si elles différaient de ses intuitions ? Pourquoi ne pas penser que les contradictions présentées par l'image de la femme ne sont pas l'expression d'une pensée définitivement fixée, mais le lieu d'où jaillira la vie?

«Le surréalisme est une dynamique dont le vecteur n'est pas à chercher dans
La Révolution surréaliste, mais dans La Brèche», écrivait Breton en 1963.74



72: Le Deuxième sexe, op. cit., p. 363.

73: Cité par Marguerite Bonnet, op. cit., p. 402. Lettre à Simone Kahn, 18 août 1920.

74: Perspective cavalière, oct. 1963, in La Brèche n° 5. Repris dans le recueil de textes intitulé Perspective cavalière, Gallimard, 1970, p. 228.

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C'est à la résolution - jamais atteinte - des contradictions du vécu que le surréalisme tend. Contradictions à envisager dans une perspective dialectique qui amènera à leur dépassement toujours renouvelé. Et comment «le grand porteur de clés » qu'est le désir connaîtrait-il des limites ? En reconnaissant à la femme la liberté de son désir, Breton lui a donné - quelles que soient les limites qu'il lui ait assignées ensuite - la possibilité de disposer entièrement de sa personne, donc de parvenir à s'affirmer un jour comme sujet7s.

Maryse Laffitte

Copenhague

Résumé:

Breton a tenté de donner de la femme une image différente de celle que la société offre traditionnellement, mais dans le même temps l'a enfermée dans un rôle qu'elle n'a pas choisi. Jl lui assigne à travers l'amour une place prépondérante dans la vision surréaliste de l'existence: elle est la fée, l'enchanteresse, le guide de l'homme dans le dédale du monde. Toutefois, la conception que le surréalisme se fait de la vie - il refuse en particulier la soumission au travail social - donne à la femme la possibilité d'échapper à une nouvelle définition fonctionnelle de sa personne. Etre social libre, peut-être pourra-t-elle un jour s'affirmer comme sujet. (Certains thèmes abordés dans ce texte sont développés plus largement dans un autre article intitulé: Le surréalisme d'André Breton: un dépassement du politique. RIDS, Romansk. Institut, Kobenhavns Universitet, automne 1976.)



75: Petite note bibliographique complémentaire. - Nous n'avons cité que les ouvrages qui nous ont directement aidée dans notre travail. Nous ajoutons également deux articles, non cités dans les notes, mais dont nous nous sommes inspirée: Pierre Albouy: «Signe et signal dans «Nadja»», Europe, n° 483-484, juillet-août 1969. Repris dans Les critiques de notre temps et Breton (op. cit., p. 125-130). Marguerite Bonnet: «Le surréalisme et l'amour» in Entretiens sur le surréalisme, sous la direction de Ferdinand Alquié, Mouton, 1968.