Revue Romane, Bind 11 (1976) 2

Blanc, semblant et vraisemblance: sur l'incipit de L'Etranger

par

Jean-Louis Cornille

«Un livre ne commence ni ne finit: tout
au plus fait-il semblant».

Mallarmé

Outre qu'il nous dispense d'inaugurer, cet exergue définit bien la feinte qui est au fondement de tout début romanesque: à savoir qu'il n'y a lieu de faire semblant que dans la mesure où un blanc - ce vide qui le précède - au texte se noue. Par son incipitl, le texte feint de commencer, en dissimulant ce qui en lui n'est pas lui, et lui vient d'ailleurs : car ce n'est qu'à partir de l'effacement des discours du réel qu'il peut, fondant sa cohérence, accéder lui-même à ce réel illusoire, surajouté, qu'est toujours la littérature, lors même qu'elle fait vrai.

Rompant avec le non-dit, en ce seuil qui l'en sépare, l'incipit s'arrache à la «prose du monde» et ne se donne pour vraie qu'en dissimulant sa différence. Feinte où transparaît la difficulté de tout commencement, la tension résultant de cette exigence contradictoire: fonctionner comme un réel, au moment même où l'on s'en éloigne pour s'engager dans la fiction.

On le sait, il est une écriture qui s'acharne à se faire passer pour vraie, à se dédire comme fiction; cette écriture, que l'on dit réaliste, si elle appartientà une époque bien définie, ne se confond pas moins dans son principe avec le genre romanesque tout entier. Elle relève de ce que, tour à tour, Macherey, Barthes et Ricardou ont dénoncé sous le terme d'illusion référentielle : la croyance en une référence extérieure au texte qui serait à l'origine d'une activité narrative soumise à l'ordre de la représentation, là



1: Nous ne limiterons pas l'analyse de l'incipit à la seule première phrase, comme c'est le cas chez Claude Duchet, («Pour une socio-critique ou variations sur un incipit», in Littérature, 1, 1971). Le découpage est fonction d'une unité de récit, dont les critères peuvent varier. Dans le cas de L'Etranger, nous nous sommes arrêté au premier retour du récit sur lui-même, qui manifeste un effet de clôture.

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où il ne faut voir que production d'un effet de réalité. Le narrateur, loin de
partir d'une référence attestable en dehors du volume textuel, la produit
littéralement par la médiation de son récit.

Cette illusion est à la base de la production de l'intérêt romanesque: le roman n'est en mesure d'intéresser qu'à la condition d'effacer, autant que possible, son fonctionnement matériel, littéral. Il ne fonctionne au mieux qu'en dissimulant ce qui, en lui, relève de l'artifice et peut porter préjudice à la transparence de l'objet narré.

On peut dès lors, àla suite de Grivel2, formuler un ensemble de propositions,
situant notre analyse, mais dépassant, dans leur généralité, les limites
imposées par notre type de démarche.

- le roman, considéré sous l'angle de sa communication, n'existe pas en
dehors de l'intérêt qu'il suscite.

- le roman ne produit cet intérêt que par la fabulation : il est une histoire.

- cette fabulation est toujours fabuleuse, extraordinaire: ce n'est qu'en
s'écartant de l'ordinaire que le récit parvient à s'instaurer; ce n'est qu'en
renouvelant l'imprévu qu'il parvient à se développer.

- c'est avant tout en tant que négativité, plus spécifiquement sous forme de
malheur, que se présente cet extraordinaire. Le bonheur, c'est l'inénarrable
(cf. Stendhal).

Etant donné que «le roman ne comprend que le développement de son commencement»3, et qu'il n'existe que par lui, que sur la base de son effet produit, il est nécessaire de cerner la façon dont le texte se réalise au point de son entrée, les moyens qu'il met en œuvre pour sa réalisation, laquelle, aussi bien, est sa mise en réalité.

«Aujourd'hui, maman est morte. Ou peutêtre hier, je ne sais pas. J'ai reçu un télégramme de l'asile: «Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués.» Cela ne veut rien dire. C'était peut-être hier. »4

II y a tout lieu de croire, à première vue, que l'agencement que manifeste cet énoncé romanesque relève de l'illusion réaliste. Toutefois, il pourrait bien n'y participer que de façon problématique, marquant plutôt l'impossibilitéde rompre avec le processus de vraisemblabilisation. Auquel cas on



2: Grivel, Ch., Production de Vintérêt romanesque, La Haye-Paris, Mouton, 1973.

3: id., p. 91.

4: Camus, A., L'Etranger, Paris, Gallimard, 1957, p.

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aurait tort de ne voir en lui que soumission au code dominant du texte. La présente analyse se donne pour but de repérer l'effet spécifique que produit cet incipit. Un tel repérage ne peut se faire sans qu'on établisse l'intertexte formel de l'incipit romanesque - travail dont Grivel s'est fait l'opérateur.

Que le roman soit spécifiquement production d'intérêt, qu'il ne suscite cet intérêt qu'en provoquant de l'inattendu et de l'extraordinaire sous leur forme négative (malheur), signifie «qu'il n'affiche pas globalement, immédiatement son sens»s, du fait même qu'il le produit. Aussi le commencement du roman comprend-il traditionnellement «l'exposition de la situation de base »6, un avant-récit où sont distribués les termes du récit, sur le fond duquel «l'amorce»7 permet l'intrusion de l'extraordinaire, dont l'intérêt se mesure à son degré d'imprévisibilité par rapport aux termes qu'il actualise. Mais, on le sait, le roman ne débute pas nécessairement par son exposition, et nombreux sont les romans qui, déjouant la prévisibilité de l'exposition, commencent «ex abrupto» et renforcent ainsi leur effet d'imprévu.

Tel est, en apparence, le cas de l'incipit qui nous occupe, celui-ci ne
s'ouvrant pas sur un avant-récit, mais affirmant violemment l'immédiateté
de son (ses) sensB: «Aujourd'hui, maman est morte.»

Dès la première phrase, le lecteur se heurte à l'extraordinaire9: l'information s'actualise sans détour ni délai, le malheur de la mort s'installe d'emblée, sans se fonder sur des données contextuelles. Il ne perturbe pas une ordonnance première, ne brise qu'un silence.

Aussi la dénomination des personnages (lieux) et du temps, traditionnellement disséminée à travers l'exposition, se réalise-t-elle dans l'amorce même de l'extraordinaire. L'événement surgit avant même que son actant principal prenne consistance et voue celui-ci à ne figurer que rétrospectivement dans le récit.

La mort elle-même, l'événement par lequel s'accomplit l'extraordinaire, ne paraît vraisemblable qu'à condition d'être située dans le temps. Dire «aujourd'hui», c'est pourvoir l'extraordinaire d'une temporalité propre et spécifique, en fonction d'une mimesis du temps réel.



5: Grivel, op. cit., p. 89.

6, 7: id., p. 97.

8: Selon qu'on lit «est morte» comme état présent (être mort) ou comme action révolue (mourir), l'incipit annonce aussi bien un discours biographique qu'un récit autobiographique.

9: Non pas celui qui parle. On le sait, Camus joue sur un autre extraordinaire que le malheur: le fait que la mort n'en soit pas un, en l'occurrence.

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Outre leur fonction spécifique, les unités «aujourd'hui» et «maman» désignent une relation romanesque : non seulement elles composent l'extraordinaire, mais elles dévoilent celui par qui le récit est réalisé, rendu (au) réel. «Il importe que l'histoire passe pour être dite: c'est de cette dictée qu'elle trouve sa garantie.»lo Le narrateur anonyme maintient le récit sous les apparences du discours; il n'est là que pour accréditer discrètement la vérité de l'énoncé: «témoin, confident, observateur, sa présence change le texte en inattaquable mimesis»ll par l'instauration d'une focalisation fixe. Le narrateur (implicite) fonde la vraisemblance de son énoncé sur la mimésis de l'écriture (auto-)biographique s'effectuant «à la première personne du parfait, forme autobiographique par excellence »12.

Alors même que l'incipit semble répondre aux exigences réalistes de la vraisemblance, un glissement s'opère, qui, tout en instaurant le sens définitif de la première phrase, dément le bien-fondé de l'indication temporelle, et démunit, par voie de conséquence, l'instance qui la supporte : « Ou peut-être hier, je ne sais pas ».

Avec cette phrase, c'est tout le potentiel herméneutique de l'extraordinaire qui est gommé, attendu que celui-ci mettait en place un événement susceptible de développements analeptiques (circonstances de la mort, vie de la mère, etc.), et que le récit n'exploite pas, laisse pour compte. Ecartant l'extraordinaire, il s'installe dans le creux libéré par cette mise à l'écart momentanée. L'événement est dit sans être doublé de sa signification émotionnelle Non seulement ce glissement affecte l'énoncé premier, en lui ôtant son aptitude à «permettre le récit»l3, mais il porte atteinte à renonciation elle-même: par l'aveu de son ignorance, le narrateur entame la distribution légitimée du vrai, sur laquelle se fonde l'énoncé réaliste. C'est qu'au texte, il est quelque chose de plus nécessaire que sa vraisemblance : l'irréversibilité de sa formulation, contrainte qui fait qu'on n'y peut changer le moindre mot: or celui-ci est fait précisément de continuelles retouches.

A peine ébauché, le récit se dévoie par le démenti de sa stabilité initiale,
provoquant le flottement du syntagme événementiel («maman est morte»),
son décrochage temporel.

En ce re-commencement, il y a lieu de discerner une double énigme: la
première porte sur la localisation temporelle de l'événement, la seconde sur



10: Grivel, Ch., op. cit., p. 155.

11: id., p. 157.

12: Benveniste, E., Problèmes de linguistique générale, I, Paris, NRF, p. 244.

13: Duchet, Cl., «Pour une socio-critique ou variations sur un incipit», in Littérature, 1, 1971, p. 13.

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les causes de cette première énigme. Le développement prochain du récit
ne concerne que l'établissement des raisons qui ont mené à l'hésitation
aujourd'hui/hier, et il ne cherche pas à résoudre celle-ci.

«Contraint de cesser d'intriguer pour exposer»l4, le narrateur, dans un
souci de communication, redit ce qu'il sait: «J'ai reçu un télégramme de
l'asile:»

Cette régression temporelle ne présente aucune marque de justification logique: juxtaposée à la précédente, elle n'actualise aucune cheville d'exposition (comme, par exemple, «il faut savoir que»). Puisqu'il incombe à l'exposition de mettre en place la vraisemblance, un réajustement du réel intervient, notamment à travers la localisation (métonymique) de l'événement extraordinaire: «le récit, pour être récit d'un extraordinaire, doit marquer d'un nom (ou d'une caractérisation) le lieu qu'il assigne à l'événement. »15 Mais si la localisation donne lieu à l'événement, elle informe aussi: «asile», désignant un lieu particulièrement dramatisé, accentue la vraisemblance de l'extraordinaire, qui, de ce fait, renoue avec son ancrage dans le réel.

En mentionnant la réception du télégramme, le narrateur ne restaure la vraisemblance que sur le seul plan de l'extraordinaire : en citant le texte du télégramme fictif, le narrateur vraisemblabilise l'hésitation sur la localisation temporelle de la mort, au départ de la confusion possible entre le moment de l'événement et celui de sa communication: «Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. »

Peu à peu, le sens s'organise autour du télégramme, et, avec lui, l'enchaînement causal qui s'établit rétrospectivement: l'omission de la date du décès (mère décédée ... ) est àla base de cet affolement du récit, par où il semble ne pouvoir sortir de sa formulation initiale. L'incessante correction de l'incipit se révèle n'être que la correction d'un texte extérieur à la narration : en effet, l'énoncé premier ne référait pas à l'événement, à l'extraordinaire en tant que tel, mais le visait à travers la médiation de son annonce.

Le récit s'est donc ouvert sur une brève paralipse, dans la mesure où il n'est pas fait mention de cette donnée: omission latérale, qui repose sur un blanc, une lacune (future) comblée d'avance par cette imposture qui, s'avisantde son outrance, cherche à se corriger et n'aboutit qu'à faire circuler



14: Grivel, Ch., op. cit., p. 91.

15: Grivel, Ch., op. cit., p. 102. 11 faut remarquer ici que le texte, bloqué sur le plan temporel, repartira sur des coordonnées spatiales: «L'asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingts kilomètres d'Alger. »

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indécidablement les marqueurs temporels. Paradoxalement, le texte dégage de son aporie même son effet de réalité : c'est parce qu'en lui subsiste quelque chose d'inachevé qui le fait correspondre au réel-quoi de plus «naturel» si le narrateur hésite sur une information qu'on ne lui fournit pas - qu'il donne l'illusion d'être vrai, trouvant dans son inadéquation même le principede son prolongement.

Il apparaît donc que l'énoncé premier trompe sur sa place, omet son rapport au discours dont il est lecture, s'affiche comme libre émission ponctuelle du narrateur, et ne s'instaure qu'à partir de cette (dis-)simulation. Le texte ne parle qu'autant que son dire est porté par un discours second, qui chronologiquement le précède.

En cela, cet incipit ne fonctionne plus sur le mode euphorique de la bonne conscience romanesque : se développant selon un processus de contestation interne, il dénonce l'illusion référentielle, en l'affichant, en même temps qu'il atteste ne pouvoir s'en passer. Il instaure un début problématique, mais le dote de raisons d'être vraisemblables.

Le texte met en scène son réfèrent, qui n'est à son tour que la mise en scène de l'événement, dont la distribution s'opère à travers un double écran textuel: codification télégraphique et discours subjectif. Il s'agit là moins d'occultation que de transformation: le texte romanesque produit son réfèrent obscur («mère décédée ... ») afin qu'en résulte l'éclaircissement.

Le texte ne s'affiche comme différence et nécessité qu'en feignant d'établir des rapports avec ce qui n'est pas lui. Plus encore, il ne parvient à se dire comme différence qu'en différant, qu'en écartant provisoirement ce dont il est discours.

Le texte feint de reproduire le télégramme sur le mode de la citation - il l'atteste sans l'assumer - alors qu'il le produit comme référence fictive à seule fin d'y reporter la cause de son disfonctionnement: «la feinte qu'il produit est précisément feinte.»l6 Il la produit littéralement comme prétexte à son fondement: c'est une feinte fictive qui lui permet de se faire passer pour vrai, dans la mesure où le texte-référent n'a d'autre fonction que de vraisemblabiliser le doute qui régit le texte premier, en même temps qu'il authentifie l'extraordinaire. Tout se passe comme si, incapable de produire ses propres conditions d'énonciation, le texte cherchait son prétexte hors de lui-même, trouvant en ce dehors fictif matière à se fonder en nécessité.



16: Grivel, Ch., op. cit., p. 89.

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Cautionné par un discours lui-même fictif (et qu'en retour il garantit), mais dont l'effet de réel dérive de la mimesis du style télégraphique, le texte y trouve sa motivation, s'y autovérifie. Appuyé par ce discours second, «le texte peut agir sur le plan dérobé qui est le sien. »17

Le narrateur commente le discours institutionnalisé sur le décès, en le transposant en discours subjective, déritualisé, redistribuant et transformant du même coup des unités prélevées sur un texte extérieur/antérieur, qui s'amorce de la même façon (mère: maman, décédée: morte).

Le texte, produisant son prétexte en feignant de le reproduire, ne le produit qu'en le transformant, relance l'information initiale, la varie et l'occulte. Mais si l'on ne parvient pas à savoir ce qui fait mystère, du moins en a-t-on appris la raison. Poursuivant moins une absence qu'il ne la rend plausible, le récit reprend, sans avoir pour fin le dénouement de cette énigme : « Cela ne veut rien dire. »

L'intervention du narrateur n'est, en ce sens, motivée que dans la mesure où elle est propre à corriger/annuler une information jugée insuffisante, car si cela ne veut rien dire, cela dit au moins la raison pour laquelle il y avait hésitation possible. Par ce retour à l'instance d'énonciation, le narrateur se dessaisit ouvertement de sa responsabilité, en même temps qu'il annule ce qu'il a lui-même invoqué.

Le récit détruit le télégramme, dont le non-sens est son sens à lui, parce que ce n'est que de l'insignifiance de ce qui le cautionne, que le récit a pouvoir de se mettre en (lieu et) place (de ce discours second). La iecture du télégramme fictif effectuée par le récit ne s'accrédite pas d'une lisibilité accrue, et ne sert qu'à fonder objectivement le tournoiement sur place du texte; une fois garanti par lui, le texte annule son réfèrent, pour renouer avec lui-même: «C'était peut-être hier.»

En quoi le récit fait un retour sur lui-même, revient ouvertement sur ses propres traces, oppose à la citation du réfèrent sa propre citation, à cette différence près qu'il efface l'alternative «ou» pour ne maintenir qu'un doute maintenant légitimé, un flottement orienté. Dénué dès le départ de toute possibilité de dénouement, le texte déroule une ligne qu'il ne peut terminer, se prolonge dans l'ouverture d'une perspective indécidable, qui aussi bien signale sa fermeture, en tant que séquence inaugurale.

Dans son effet de redoublement, de recoupement avec la seconde phrase,



17: id., p. 30

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qu'il répète s'il ne la reproduit pas exactement, cet énoncé referme la boucle
ouverte par celle-ci.

On y décèle la simulation d'une conclusion : elle porte en elle l'aporie de la démarche, l'impossibilité qu'il y a de finir en elle ce qui subsiste d'indécidable. Ce n'est que du recouvrement terminal de son origine, que le texte est à même d'induire un effet de cohérence.

De ces retouches incessantes le texte est fait: l'information initiale est successivement donnée, corrigée, rendue à sa formulation officielle, annulée, puis reprise. Ce processus peu économique n'aboutit finalement pas à l'établissement du dénouement, laisse ouverte l'énigme, comme si celle-ci n'était posée que pour relancer le récit sur des voies détournées, désintensifiées de l'extraordinaire. Sans instituer de retour à la vérité, l'incipit s'emploie à se justifier en tant que vraisemblance, selon un processus de reconstruction qui ne mène nulle part, mais s'épuise dans son auto-citation et s'y clôt. C'est «une vraisemblabilisation qui mime sa production.»lB

Voilà donc une fiction qui trébuche sur le premier mot qu'elle produit: ce par quoi elle commence s'avère n'être qu'un lieu vide, qui ne se comble que d'indécidable, si ce n'est d'arbitraire : lieu vide, emplacement dé-marqué, puisqu'il ne s'établit que métonymiquement, sur la base d'une substitution: «variations sur un incipit», qui fait défaut.

Alors que la logique du récit ouvre sur une infinité de possibles narratifs parmi lesquels il doit s'affirmer, c'est au niveau de l'instance narrative même que se situe la difficulté de commencer: le narrateur diverge sans cesse de son propos, ne l'assume pas, s'en défait. Avec l'effondrement de la désignation temporelle sur laquelle s'appuie le narrateur, celui-ci ne peut au mieux que se dessaisir d'un discours qu'il n'est pas en mesure d'assurer.

Finalement, la séquence ici analysée ne progresse vers sa fin qu'en construisantsa propre inutilité, puisque le récit se rapporte à un discours dont il ne se sépare que peu, celui du télégramme fictif. S'affiche ainsi une conceptionde la littérature où le manque, l'incomplet sont l'indice par lequel le récit signale sa propre déconstruction. L'énoncé premier, en même temps qu'il est formulé, est la révélation d'une reprise contradictoire de lui-même. A la différence du roman euphorique, les contradictions sont ouvertement maintenues, l'énigme n'étant pas résolue. Voir la fiction dans son décentrementeffectif, en dégageant ce qui en elle est absence déterminée, c'est être



18: Kristeva, J., Le Texte du Roman, La Haye-Paris, Mouton, 1970, p. 77.

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amené à la considérer comme fondée sur un manque, un zéro, sans lequel
toutefois elle ne serait pas: «le récit n'existe que temporalisé.»l9

En discernant le statut nécessaire du non-dit dans le texte, il apparaît que le récit ne détient la parole que d'un silence, ne s'instaure que de la présence d'un manque, ne parvient à se dire que pour autant qu'un non-dit, et plus encore un rien à dire, y surgisse. Tournant autour de cette lacune qu'il ne peut combler, le récit, dès lors, la rend visible, détourne ainsi le regard du déjà-dit (le décès): en désignant un leurre, il cache l'extraordinaire.

A peine établi, le récit se met à dévier, se détourne de sa programmation initiale: il se met à vivre à rebours de lui-même, la manie interprétative recouvrant l'histoire et la comblant en ce manque qui ne devient visible que régressivement: il se parcourt à l'envers, en vue d'une issue dérisoire derrière laquelle il n'y a rien, puisqu'il n'avance que pour mieux reculer. De ce déboîtement qui le lie à son double référentiel, le récit finit par s'enrouler sur lui-même, donnant l'illusion de sa cohérence par l'instauration d'une perspective infinie que figure le maintien du doute.

Incorporant dans son déroulement le modèle auquel il réfère, le récit le corrige, le modifie : il n'avance que pour renouer avec ce qui l'a (ce qu'il a) suscité. Ainsi le narrateur récuse-t-il la responsabilité de prendre sur lui l'incipit dans ce qu'il a de tranchant et de décisif. Il s'introduit subrepticement, se glisse sous le texte, et, plutôt que de prendre la parole, il s'en dessaisit : au moment de parler, qui est le moment d'effacer tout discours du réel pour se resserrer sur un réel du discours, il enchaîne sur un autre discours, fonctionnant littéralement comme «prose du monde venant trouer le texte»2o, s'y accroche, le poursuit et le complète.

On ne peut, à proprement parler, signaler de commencement; le discours est doublé d'avance. Nous parlerons plutôt de parole prolongeant un discours d'autrui, pour y mettre un sens nouveau. «Celui qui écrit est le même qui lit. Son interlocuteur étant un texte, il n'est lui-même qu'un texte qui se relit en se réécrivant. »21

Le simulacre inaugural du texte porte lui-même sur une feinte plus radicale
encore, qui est de montrer sa progressive reconstruction: le texte expose
son processus de constitution, exhibe l'enchevêtrement qui le suscite.

C'est ce qui fait de lui ce texte troué, dé-cipité, si l'on peut dire, revenant



19: Grivel, Ch., op. cit., p. 98.

20: Duchet, Cl., op. cit., p. 8.

21: Kristeva, J., op. cit., p. 94.

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inlassablement sur la même chose, feignant de ne rien dire qui ne soit déjà
dit, puisqu'aussi bien il n'est fait que pour se dire soi-même.

Alors que notre analyse, portée qu'elle est par l'institution littéraire, entoure cet incipit d'une attention particulière et lui impose tout un rituel, le narrateur désire n'avoir pas à commencer, veut s'installer d'emblée dans un déjà-commencé, feint de se reposer sur un discours lui venant de l'extérieur. Mais, ironiquement, ce discours qui lui permet de commencer (et ne lui permet que cela) se trouve être celui qui lui interdit de finir jamais (de ne finir qu'en se recommençant).

Jean-Louis Cornille

Anvers