Revue Romane, Bind 11 (1976) 1

André de Mandach: Naissance et développement de la chanson de geste en Europe: III. Chanson d'Aspremont, manuscrit Venise VI et textes anglo-normands inédits British Muséum Additional 35289 et Cheltenham 26119. Publications romanes et françaises, CXXXIV. Droz, Genève, 1975. 172 p.

Povl Skårup

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La Chanson d'Aspremont nous est parvenue en une vingtaine de copies complètes ou partielles, entre lesquelles les différences sont si considérables qu'il est impossible de les présenter dans une édition critique. Aussi Paul Meyer trouvait-il nécessaire d'imprimer chacune des versions à part. Il faut donc savoir gré à M. de Mandach d'avoir commencé la publication d'un ms. inédit, Brit. Mus. Add. 35289 (si le sous-titre du volume indique également le ms. Cheltenham 26119, c'est que celui-ci est l'un de ceux dont des variantes sont citées dans les notes critiques). Le début contenu dans ce premier volume correspond aux 77 premières laisses de l'édition Brandin {Class.fr. du m. â.). Faute d'avoir collationné le texte imprimé ici avec le ms., je ne peux rien dire sur son exactitude. Il n'inspire pas partout confiance. Ainsi, la conjecture du v. 1226 ne peut pas être juste; lire plutôt: «Chascun an mais aies d'or ou d'argent », et aux vv. 1235-7 : « Sur li charra trestut le marrement; Quant m'estordra, se il ne s'en repent, Dune semblerunt mes cops sufflè de vent», c.-à-d. 's'il ne s'en repent quand il m'échappera, mes coups auront ressemblé à un souffle de vent'.

En tête de ce début, l'éditeur a publié la trentaine de laisses qui, dans trois mss. franco-italiens du XIVe siècle, précèdent celle qui est la première dans tous les autres mss. matériellement complets au début. Ces laisses ont déjà été publiées, d'après les deux mss. de Venise, par I. Bekker en 1839, et, d'après le ms. de Chantilly, par Marco Boni dans Convivium 1962. Il aurait été préférable d'avancer plus loin dans l'édition du ms. principal, plutôt que de faire réimprimer ces laisses déjà connues. Si l'éditeur les reprend, c'est qu'il ne les considère pas comme une addition faite dans l'archétype des trois copies franco-italiennes. A son avis, elles remonteraient à la plus ancienne version de la chanson. Elles auraient figuré dans le ms. Brit. Mus. Lansdowne 782 avant la perte de plusieurs cahiers: c'est impossibleà prouver. Cela vaudrait également pour le modèle de la traduction norroise contenue dans la Karlamagnús saga; mais

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la division en 'livres' de celle-ci suppose que ces laisses n'y ont pas figuré, comme je l'ai montré dans un article sur cette traduction (à paraître dans Opuscula VI, Bibliotheca Arnamagnœana, Copenhague). Elles auraient figuré également entre les deux feuillets qui constituent la feuille Bibl. Nat. nouv. acq. fr. 15094; cette possibilité a été discutée dès 1883 par Langlois (dans Romania 12, 434): elle suppose qu'il y manque trois feuilles (feuillets doubles) plutôt que deux, ce qui à son tour suppose l'une de deux hypothèsesanormales: ou bien le cahier entier se serait composé de cinq feuilles plutôt que de quatre, ou bien le dernier feuillet du cahier n'aurait pas porté de réclame; sans être péremptoires, ces arguments ont un certain poids, mais M. de Mandach ne les cite même pas, et les arguments qu'il oppose au calcul de Langlois (le nombre des colonnes et l'autre fragment du même ms.) ne l'ébranlent nullement (c'est d'ailleursun de ses lapsus de dire à la p. 153 que le texte du premier fragment commenceau v. 760 de son édition, et de fonder un calcul là-dessus, tandis qu'il dit aux pp. 19 et 85 qu'il commence au v. 790, ce qui est exact). Rien n'indique donc que les laisses en question aient jamais figuré dans un des mss. conservés écrits ailleurs qu'en Italie. Mais l'argument principal de M. de Mandach pour les considérer comme originales est son analyse de la structure de la chanson. 11 pense en effet que celle-ci se compose de cinq diptyques plus un couronnement. Le premier diptyquese composerait de deux branches: la cour d'Agoland et la cour de Charlemagne,et sans la première branche, contenuedans les laisses dont nous discutons, ce diptyque n'en serait pas un. Mais l'analysede la chanson entière en diptyques est assez arbitraire, et de toute façon on ne peut pas fonder là-dessus d'argument pour (ou contre) l'authenticité de certains passages. En attendant des arguments plus probants, il vaut mieux penser que ces laisses ont été ajoutées en Italie, peutêtrepas avant le XIVe siècle, date des trois mss. dans lesquels elles figurent.

L'analyse en diptyques de YAspremont prend son départ dans la division en 'livres' de la traduction norroise. Dans celle-ci, en effet, on lit à plusieurs reprises des indications du type: «Ici se termine le quatrième livre, et le cinquième livre commence». Malheureusement, l'éditeur n'a pas étudié le texte de la saga. Il est significatif à cet égard qu'il écrive «bokr » au lieu de «bok » 'livre', en ajoutant une désinence masculine à une racine féminine (hypercorrection demi-savante!). En fait, il cite ces indications d'après l'excellent ouvrage de R. van Waard 1937, et il a été dérouté par les additions de celui-ci : «... d'après le traducteur» ou «... selon l'auteur», additions qui, selon lui, remonteraient à la saga elle-même. Il n'a pas vu non plus que c'est van Waard qui a omis la césure entre le sixième et le septième 'livre'; elle se lit dans la saga, à la fin du chap. 58, au milieu de la laisse 313, et non là où elle devrait se trouver d'après l'analyse de M. de Mandach, à savoir au début du chap. 58, en tête de la laisse 313. Ces énigmatiques 'livres' ne peuvent guère représenter des parties définies "cir leur contenu, comms 1s suppose l'argumentation de l'éditeur; dans l'article cité, j'ai proposé d'y voir les traces d'une numérotation des cahiers d'un ms. norrois. Quoi qu'il en soit, ces 'livres' ne peuvent pas servir d'appui à une analyse de VAspremont français en cinq diptyques. (Dans le schéma présenté à la p. 10, «93-113, 14-12» est une faute pour «93-110, 111-124».)

Après s'être servi de la division en 'livres' de la traduction norroise pour appuyer son analyse en diptyques de la chanson française, l'éditeur présente une division différente du texte norrois, celle-ci établie d'après les cahiers qui composent

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le ms. Brit. Mus. Lansdowne 782. C'est qu'il pense que ce ms. concret a servi de modèle principal au traducteur, les divergencesétant dues soit à des changements du ms. depuis la traduction au XIIIe siècle, soit à l'emploi d'un modèle secondaire,qui serait un ms. apparenté à celui qui sert de base à la présente édition. Il fonde cette hypothèse sur quatre arguments: le ms. Lansdowne est antérieur à la mort du roi norvégien Hàkon, sous qui la saga fut probablement traduite; la forme «Jamund» de la saga ressemble à celles de Lansdowne, «Eamunt» et «Eamund»; les deux textes offrent la même ordonnance du récit (ainsi que deux ou trois autres mss. de YAspremont); le début et la fin de la chanson manquent dans les deux textes. Ces arguments sont pourtant beaucoup trop faibles pour prouverl'hypothèse de l'éditeur. Il faudrait des comparaisons détaillées, qu'il n'a pas entreprises. Ses renseignements sur la saga ne proviennent pas d'une lecture personnelledu texte, qu'il ne semble même pas avoir vu ; ils ont deux sources : le livre de van Waard et des idées préconçues sur la parenté entre la saga et le ms. Lansdowne. Comment expliquer autrement les nombreuseserreurs de faits qui ont été commises?Ainsi, le début de la traduction norroise traduirait deux vers de la laisse 186 (numérotation de Roepke, 182 de l'édition Brandin) et résumerait la fin de 209 (Brandin 199), 210, 210a et la fin de 213 (Br. 201), de même que le premier feuillet conservé du ms. Lansdowne, preuve que celui-ci a servi de modèle à celle-là. Mais en réalité, le passage en question de la saga traduit les laisses 212 et 213 (Br. 200 et 201), y compris la phrase attribuée à la laisse 186/182, et il n'y a aucune trace de 209, 210, 210a (ni de 211), pierre d'achoppement pour l'identiticationdu ms. Lansdowne avec le modèle du traducteur, si du moins l'indication du contenu du ms. Lansdowne n'est pas trompeuse elle aussi. Le schéma de la p. 32 est plein de fautes, dont l'une est qu'un passage autour de la laisse 351/334 se trouverait traduit deux fois dans la saga. Le désordre qu'on constate dans la traductionnorroise ne peut pas s'expliquer «par une désintégration du modèle Lansdowne»,mais par des déplacements de feuilles dans des mss. norrois, comme je l'ai montré dans l'article cité. Et la perte du début et de la fin de la traduction norroisene s'explique pas par la perte correspondantedans le ms. Lansdowne, mais dans un ms. norrois. Il se peut que Lansdowne782 soit celui des mss. conservés dont le texte ressemble le plus à celui du ms. perdu qui a servi de modèle au traducteur,mais il n'est pas identique à ce modèle: c'est pourquoi diviser la traductionselon ses cahiers n'a pas de sens.

Il serait trop long de discuter tout ce qui est dit dans l'introduction (ou dans l'appendice, qui reprend une communication faite par l'auteur au congrès de la Société Rencesvals tenu à Barcelone en 1964). On se méfiera des hypothèses présentées, et on contrôlera jusqu'aux simples faits concrets allégués pour les appuyer.

La bibliographie pourra rendre des services,à condition d'être employée avec un certain sens critique. Les erreurs n'y manquent pas. On y parle d'un fragment inédit conservé à Reykjavik, dont le texte proviendrait de la traduction norroise de YAspremont contenue dans la Karlamagnús saga; mais ce fragment provient d'une saga différente, comme l'a montré Peter Foote {The Pseudo-Turpin Chronicle in Iceland, Londres, 1959, p. 6). En parlant de Karl Magnus Kronike, la traduction danoise de la saga, il fallait citer l'excellente édition de Poul Lindegàrd Hjorth, Copenhague,1960 (est-ce celte edmon-la qui est citée plus tard dans la bibliographie sous une forme pour le moins déroutante: «Lindholm, Karl Magnus Krònike, Copenhague,1972»?).

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penhague,1972»?).Pour la chanson féroïenne,Emunds rima, il fallait renvoyer à l'édition contenue dans Foroya Kvceôi, Corpus Carminimi Fceroensium, V, Copenhague,1968, et à l'étude publiée dans la revue féroïenne FroÔskaparrit 15, Tórshavn,1966 (on y a montré que cette chansonne se fonde pas sur la version Aa de la saga, mais sur la version Bb).

Le livre aurait été bien meilleur si son
auteur s'était contenté de faire imprimer
fidèlement le texte de YAspremont.

Ârhus