Revue Romane, Bind 11 (1976) 1

Bente Maegaard, Henrik Prebensen, Carl Vikner: Matematik og lingvistik. Odense Universitetsforlag, 1975. 402 p.

Ebbe Spang-Hanssen

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Un ouvrage écrit par des philologues romanistesne relève pas forcément de la philologie romane, c'est-à-dire du champ d'activités auquel se consacre la Revue Romane. Mais lorsque des collègues romanistespublient une introduction à la linguistique mathématique, leur entreprisemérite certainement d'être discutée dans cette revue, car elle est le fruit d'une réflexion sur l'orientation de notre discipline.Deux romanistes donc, Henrik

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Prebensen et Cari Vikner, se sont alliés à une mathématicienne, Bente Maegaard, pour écrire une introduction à la linguistiquemathématique, introduction qui tente en même temps de montrer l'utilité de ce travail interdisciplinaire pour les linguistes.

Il faut préciser qu'il ne s'agit pas de linguistique quantitative, de statistiques, ou de linguistique computationnelle, mais de ce qu'on pourrait appeler la linguistique algébrique, laquelle s'occupe de l'étude des structures formelles des descriptions linguistiques. Le livre situe la théorie des grammaires formelles, que les linguistes connaissent surtout par les travaux de Chomsky, dans le contexte qui est le leur, c'est-à-dire le contexte formé par la théorie des ensembles, la logique symbolique, la théorie des systèmes formels et la théorie des automates. Comme on le voit, même dans ce sens restreint, le terme de linguistique mathématique couvre un champ très vaste, propre à donner le vertige à l'humaniste le mieux intentionné. Ainsi, la tâche des trois auteurs étaii délicate: d'une part expliquer les théories mathématiques de manière à ne pas rebuter les linguistes sans formation mathématique, et d'autre part montrer que le jeu en valait la chandelle.

Dans l'ensemble, il faut dire qu'ils ont très bien réussi dans cette double tâche. L'exposé est clair et pédagogique. Un livre de ce type ne peut évidemment pas être lu aussi facilement qu'un roman de Simenon. C'est une lecture qui demande du temps. Il y a là sûrement un problème matériel, mais aussi un problème psychologique: par notre formation littéraire, nous sommes peu habitués à lire des textes relevant de notre discipline au rythme de une à deux pages par heure. Nous avons été trop longtemps à l'école de l'érudition, où compte beaucoup le nombre de pages lues. Mais le seul entraînement à ce genre de lecture méticuleuse ne constitue-t-il pas une valeur en soi? Au delà de l'intérêt que présente telle ou telle théorie particulière, ce qui est réellement en jeu, c'est un style de pensée : les auteurs ne le disent pas explicitement, mais tel qu'il est, le livre formule implicitement le vœu que ce souci extrême de la précision qui caractérise les mathématiques déteigne un peu sur les sciences humaines, dans lesquelles l'originalité d'une formule ou l'abondance de la documentation font trop souvent pardonner le manque de rigueur du raisonnement.

L'utilité la plus immédiate du livre est peut-être de montrer comment les théories de l'école de Chomsky sont sorties du travail des logiciens et des mathématiciens». Nous sommes certainement nombreux à avoir trouvé assez arbitraire cette présentation générativiste de la grammaire sous forme d'arbres et de règles de réécriture. Pourquoi précisément cette forme-là ? On ne le comprend vraiment qu'après avoir pris connaissance des systèmes formels des logiciens. Normalement, dans les introductions à la grammaire generative, on compare entre eux quelques types de grammaires un peu formalisées, et on explique pourquoi il faut préférer telle grammaire à telle autre; ce qu'on dit moins, d'ordinaire, c'est pourquoi il faut comparer justement ces grammaires-là et sur quelle conception du travail scientifique se fonde l'étude des grammaires formelles. La nouveauté de « Matematik og lingvistik» est d'insister sur l'aspect épistémologique et de vouloir convaincre par là de l'utilité de la linguistique mathématique.

La parution de «Introduction to MathematicalLinguistics» de Robert Wall (Prentice-Hall, 1972) a failli décourager les trois auteurs dans leur propre travail. Le manuel de Robert Wall est en effet excellent, et le choix des matières étudiées ne diffère pas beaucoup de ceiui qu'ont fait nos collègue^ danois. Comme il a

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déjà toute l'allure d'un classique de la littérature linguistique, la comparaison entre les deux livres devient presque inévitable.

11 me semble que la publication du livre danois se justifie largement: tout d'abord par le fait que, pour des raisons d'ordre culturel, il est important qu'il existe une introduction à cette discipline en langue scandinave; et ensuite, par les différences qui, malgré tout, distinguent les deux introductions.

Le manuel danois est un peu moins technique et plus facile à lire que celui de Wall, qu'on ne peut guère aborder sans quelque connaissance des mathématiques modernes; cela doit être très difficile, par exemple, pour quelqu'un qui n'a pas d'avance quelque idée sur la notion mathématique d'ordre, de comprendre l'explication que donne Wall de cette notion et qui repose sur l'équivalence entre (a,b) et l'ensemble {{a}, {a,b}}. La façon dont les auteurs danois présentent, au premier abord, les notions mathématiques élémentaires est plus intuitive.

Mais la différence la plus importante tient aux efforts des auteurs danois pour tirer la leçon philosophique des résultats de cette nouvelle discipline. Chose caractéristique: contrairement à Wall, ils ne reproduisent pas la démonstration de l'inaptitude d'une grammaire de type 3, ou d'un automate à états finis, à décrire une langue naturelle. L'important pour eux n'est pas de montrer quel type de grammaire il faut préférer, mais, d'une façon plus générale, de montrer ce qu'est une grammaire formelle, un système forme!, une théorie, un modèle. C'est aussi la raison pour laquelle ils décrivent longuement la machine de Turing, dont l'intérêt est entièrement théorique.

Or, si l'aspect épistémologique compte plus que la connaissance précise de tel ou tel automate, qui n'a pratiquement aucun rapport direct avec le travail du linguiste, on peut se demander s'il est vraiment nécessaire de faire l'effort de suivre par le menu tous les raisonnements mathématiques. Faut-il vraiment tant de mathématiques pour se débarrasser de certaines notions périmées, telles que celle d'une structure inhérente à la langue, ou pour comprendre les avantages de la formalisation? Je crois qu'il est, sinon nécessaire, du moins très utile de se familiariser avec ces équivalences étonnantes qu'on trouve entre des systèmes apparemment très différents, car c'est ainsi qu'on apprend à distinguer entre les différences qui ne sont que de représentation et celles, plus réelles, qui concernent la structure d'un ensemble ou les éléments individuels dont il se compose. Parce qu'il est vrai que, sur le plan de la vie réelle, on ne peut, sans estropier l'homme, négliger la représentation - la forme de l'expression et les valeurs sentimentales qui s'y greffent - il nous sera probablement toujours difficile, dans le travail scientifique, de ne pas nous laisser prendre à la magie de la représentation. En linguistique pas plus que dans d'autres branches, la bonne volonté ne suffit pour nous empêcher de tomber dans de vaines querelles de mots, et c'est là probablement le meilleur argument pour se donner le temps de suivre pas à pas ces démonstrations laborieuses d'équivalences et de différences.

J'ai très peu de critiques à formuler, à part que l'exemple 15 de la page 109 est faux. Il est possible aussi que ce soit à cause de mon incompétence que je n'aie pas relevé d'autres erreurs, mais on a partout l'impression d'un texte très travailléet dont la mise en page a été faite avec le plus grand soin. On peut se demandertoutefois si la forme donnée aux définitions et théorèmes ne nuit pas à la clarté pédagogique; les auteurs donnent presque toujours des définitions formelles, mais pour alléger ces formules, qui risqueraientd'être fort longues, il leur arrive de

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mettre jusqu'aux renseignements les plus importants en dehors de la définition proprementdite, dans les présupposés. De telles définitions sont difficiles à lire, justement parce qu'on s'attend à trouver l'idée centrale dans la définition même, et elles sont encore plus difficiles à retenir, ce qui est regrettable pour des définitions.

Il n'y a pas de doute que nous avons maintenant à notre disposition un excellent outil qui est plus qu'un manuel puisque, d'une façon nouvelle et stimulante, il dégage de chaque matière étudiée son importance théorique pour la recherche linguistique. Il faut admirer le courage intellectuel des auteurs, qui n'ont pas craint d'aller aux sources difficilement accessibles de ces nouvelles disciplines, pour nous donner non pas un ensemble de recettes, mais un travail qui porte la marque d'une interrogation authentique. Le livre insiste peu sur les solutions proposées par Chomsky et son école aux différentes questions linguistiques. Il examine plutôt pour quelles raisons on pose les questions ainsi, et c'est pourquoi on peut espérer qu'il exercera une influence en profondeur, aussi sur la linguistique romane.

Copenhague