Revue Romane, Bind 11 (1976) 1

Ernst Hellgardt : Zum Problem symbolbestim mter und formalâsthetischer Zahlenkomposition in mittelalterlicher Literatur. Mit Studien zum Quadrivium und zur Vorgeschichte des mittela lterlichen Zahlendenkens. C. H. Beck, München, 1973. V + 363 p. (Munchener Texte und Untersuchungen zur deutschen Literatur des Mittelalters, Band 45).

Hanne Lange

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Après l'ouvrage de B. Taegerl sur la composition numérique et «figurée» de cette œuvre étrange qu'est le De laudibus cruels par Raban Maur, voici une autre étude magistrale sur les nombres et la composition numérique au Moyen Age. Si le but principal de B.T. est de démontrer les erreurs de l'étude de J. Rathofer2, la préoccupation première de Ernst Hellgardt est de partir en croisade contre tous les abus commis dans ce domaine. En effet, certains chercheurs modernes ont cru découvrir, à travers les formes numérales des textes médiévaux, des intentions secrètes d'ordre esthétique ou philosophique; ou bien ils ont attribué a priori à la forme numérale une signification dérivée de l'exégèse biblique. D'autres ont fait fi des conditions spécifiquement médiévales pour appliquer aux œuvres du Moyen Age des systèmes numériques si compliqués qu'ils ne correspondent à aucune réalité (qu'on pense par exemple - pour sortir du domaine germanique qui fait presque exclusivement l'objet de l'étude d'E.H. - à certaines interprétations fantaisistes de l'œuvre de Dante!).

Pour fonder le sérieux de ses arguments, E.H. se livre à une longue étude préliminaire sur les connaissances qu'avait le Moyen Age, d'une part de l'arithmétique, d'autre part de la philosophie des nombres. Cette substantielle étude totalise plus des trois quarts de l'ouvrage, alors que la dernière partie, consacrée au sujet central, et qui motive tout ce qui précède, doit se contenter de 53 pages sur 304 pages de texte! Fait curieux: un ouvrage traitant des nombres, qui semble manquer de proportions! Une simple inversion du titre et du sous-titre aurait pu remédier à ce déséquilibre et, du même coup, attirer peut-être un plus grand nombre de lecteurs.



1: Zahlensymbolik bei Hraban, bei Hincmar - und im 'Heliand' ? Studien zur Zahlen¿>ymboUk im Fru'hinittelalter, C. H. Beck, München. 1970 CMiinchener Texte und Untersuchungen zur deutschen Literatur des Mittelalters, Band 30).

2: Der Heliand. Theologischer Sinn als telefonisene Form. Vorbereitung und Grundlegung der Interprétation. Graz, Kóln, 1962 (Niederdeutsche Studien 9).

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Le livre se compose de trois parties
dont les deux premières sont divisées chacune
en trois chapitres:

Une première partie est consacrée à
l'histoire du quadrivium au Moyen Age,
en particulier à celle de l'arithmétique:

Le premier chapitre (p. 7-26) rappelle - avant de signaler leur déclin - le rôle propédeutique joué par les sciences profanes dans l'Antiquité et dans l'Eglise chrétienne: servant d'abord d'initiation à la sapientia, elles finissent par être réservées aux spécialistes.

Dans le deuxième chapitre (p. 27-75), l'auteur étudie spécialement Yars arithmetica théorique et pratique. Une très grande place est évidemment dévolue au De Arithmetica de Boèce: résumé détaillé des catégories de son arithmétique (p. 28-41), suivi d'une étude sur le but spirituel de Boèce tel que celui-ci l'indique dans le prologue de son œuvre. E.H. souligne (p. 45-46) la différence entre le caractère «axiomatique» de l'arithmétique d'Euclide et l'attitude surtout philosophique de l'arithmétique nicomaco-boétienne. C'est peut-être là exagérer la portée de la philosophie de Boèce dans son Arithmétique: après tout, ses considérations philosophiques sur les nombres sont limitées au prologue (1,1) et au chapitre sur la substance des nombres (1,2); le reste du livre (p. 13-73 dans l'édition de Friedlein) s'en tient aux purs faits mathématiques.

A travers les témoignages des successeurs de Boèce (Cassiodore, Isidore, Raban, Alcuin), E.H. décrit ensuite la place qu'occupe Yars arithmetica dans la civilisation chrétienne du Haut Moyen Age (p. 48-58). L'auteur démontre (p. 58-64) que - malgré les arguments d'lsidore, qui allègue l'importance de l'arithmétique pour l'exégèse biblique, et la confusion que fait Raban de l'exégèse des nombres et de la mathématique scientifique et ontologique - l'arithmétique n'a pratiquement eu aucune importance pour l'interprétation des nombres bibliques: les règles arithmétiques dont se servent les Pères sont des plus simples (p. 64-75). E.H. souligne avec raison que ce qui est transmis de l'arithmétique boétienne se réduit aux maigres aperçus schématiques - simplifiés à outrance - de Cassiodore et d'lsidore. Au point de vue arithmétique, les œuvres de Martianus Capella et de Macrobe ne valent pas davantage. Il serait donc faux de supposer, comme le font les chercheurs en matière de composition numérique, une relation étroite entre l'exégèse des nombres bibliques et l'arithmétique. E.H. rappelle encore une fois que l'arithmétique était devenue une affaire de spécialistes. Aussi ne peut-il en aucun cas accepter l'essai de W. Haubrich s3, qui se sert de l'arithmétique boétienne pour prouver une prétendue composition numérique de Y Evangelienbuch d'Otfrid (p. 70-75).

Le troisième chapitre (p. 78-115) de la première partie porte sur le calcul pratique: abaque romain, calcul digital, abaque monastique, table de calcul, algorithme. Cet aperçu sert à démontrer que l'art du calcul était, somme toute, lui aussi, assez simple au Moyen Age. Les constructions mathématiques, parfois extrêmement compliquées, que certains médiévistes croient retrouver dans les œuvres littéraires, ne sont donc nullement justifiées, selon E.H., par la tradition médiévale. Ce chapitre s'achève par une discussion sur le nombre d'or (travaux sur le nombre d'or dans les textes littéraires, explication arithmétique, histoire du nombre d'or, section d'or dans la construction des églises, dans les textes - E.H. ne néglige aucun aspect de la question).



3: Ordo ais Form. Strukturstudien zur Zahlenkomposition bei Otfrìd von Weissenburg unà in karolingischer Literatur. Tiibingen 1969.

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La deuxième partie traite des spéculations philosophiques et théologiques sur les nombres (p. 119-252). E.H. souligne avec raison que la symbolique patristique des nombres s'est formée à l'intérieur de l'exégèse et de la doctrine chrétiennes. L'interprétation des nombres bibliques serait donc en principe indépendante de l'arithmétique et de l'arithmologie: elle relèverait uniquement du contexte et de l'intention exégétique de l'interprète. Par là s'expliqueraient les nombreuses interprétations, parfois contradictoires, d'un même nombre. On pourrait objecter à E.H. que, sans connaissances arithmétiques et arithmologiques, il n'y aurait eu aucune exégèse des nombres bibliques. Et on ne voit aucun exemple de ce qu'un Père pèche contre les règles arithmétiques au profit de l'exégèse.

En trois chapitres, E.H. donne un
aperçu de la philosophie des nombres:

Dans un premier chapitre (p. 122-145), expose minutieusement, d'après Aristote {Métaphysique), les doctrines platoniciennes sur les idées (nombres idéaux) / les nombres mathématiques /les choses (p. 123-132), et les difficultés que causaient ces distinctions aux néoplatoniciens; puis les spéculations pythagoriciennes (p. 133-137) sur les chosesnombres, les figures, le célèbre tétraktys, les harmonies. Quelques pages importantes (p. 141-145) sont consacrées à l'arithmologie. E.H. a raison de mettre en relief la distinction qui est maintenue entre l'arithmétique et l'arithmologie: Nicomaque, p.ex., écrit un livre sur l'arithmétique et en consacre un autre à l'arithmologie; Martianus distingue dans une même œuvre les deux disciplines.

- Dans le deuxième chapitre (p. 146-156) les initiateurs de l'exégèse biblique - Philon d'Alexandrie, Trénée de Lyon - E.H. rappelle d'abord le rôle de Philon en tant qu'intermédiaire entre l'arithmologie pythagoricienne et l'exégèse gèsechrétienne. L'exemple de l'interprétation que donne Irénée du célèbre nombre 318, amène l'auteur à émettre un principe important à suivre dans la critique historique de la littérature exégétique des nombres: la valeur d'un exégète se révèle par son souci d'exactitude, par sa fidélité au contexte et par la pertinence de chaque interprétation qu'il donne d'un nombre (au lieu de recourir à quelque «catalogue» de significations toutes faites). Le nombre 318 fournit en plus l'occasion à E.H. d'exposer les règles de la gématrie, d'expliquer la gnose à travers l'image indirecte qu'en donne Irénée dans son Adversus haereses, et enfin de voir dans ce dernier le fondateur de l'herméneutique chrétienne.

Le troisième chapitre (p. 157-242), le plus important de cette partie, a pour objet d'analyser la spéculation augustinienne sur les nombres: A. Vexégèse augustinienne des nombres; B. la signification philosophique et esthétique du nombre selon Augustin.

A. E.H. s'en prend aux médiévistes qui ont exploité, sans discernement et sans les insérer dans leur contexte historique, les multiples observations sur les nombres qu'on trouve dans les œuvres d'Augustin. L'auteur se propose au contraire de placer la philosophie augustinienne des nombres dans ses différents contextes spirituels. Cette attitude - qui nous vaut de très riches pages sur divers aspects de la penséedu grand docteur - est évidemment celle du chercheur moderne, soucieux de méthodes scientifiques précises. Or, on le sait, tel n'a pas été le procédé des auteurs médiévaux qui s'inspirent d'Augustin: selonleur habitude, ils glanent par-ci par-là dans les œuvres de leurs prédécesseurs, sans aucunement tenter (du moins pas avant Thomas d'Aquin) quelque synthèse rigoureuse, ni insérer une interprétation de détail dans son contexte original. Etaitildonc nécessaire, pour démontrer les

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connaissances qu'avaient des nombres les héritiers d'Augustin - car tel est le but de E.H., ne l'oublions pas - de scruter d'une façon méthodique (pratique étrangèreà ses successeurs médiévaux) les arcanesde la pensée augustinienne? Rien ne laisse supposer que les auteurs d'oeuvres profanes se soient comportés autrement que leurs confrères exégètes: ils se sont servis jusqu'à l'imitation servile des idées d'Augustin - qu'ils ne connaissaientpeut-être qu'à travers quelque florilège: ils ne l'ont pas nécessairement étudié systématiquement. Ce fait, me semble-t-il,excuse un peu les chercheurs en matière de composition numérique, qui, eux non plus, ne tiennent pas toujours compte du contexte chronologique et historique.Tout dépend du point de vue du médiéviste: étudie-t-il Augustin pour luimêmeou en tant que source du Moyen Age? E.H. l'étudié peut-être un peu trop pour lui-même.

Après une brève introduction bibliographique (p. 158-159), E.H. aborde l'exégèse des nombres d'Augustin en prenant son point de départ dans le De doctrina christiana. Avec beaucoup de maîtrise, il retrace les principaux thèmes de cette œuvre - la doctrine des choses, des signes, le thème de Yuti-frui, la purification de l'âme, enfin la charité, préalable, selon Augustin, à toute connaissance de l'Ecriture. C'est évidemment la théorie des choses et des signes qui intéresse en premier lieu l'étude des nombres, signa translata en l'occurrence.

E.H. remarque (p. 163) la liberté de méthode selon laquelle procède Augustin: les nombres sont interprétés tantôt selon leur nature, tantôt selon les faits bibliques, tantôt selon les règles arithmétiques. Toute systématisation, dit E.H. - qui prend pour exemple la cinquième règle de Tychonius (De doctr. chr. 111, 35, 50-51) et le De scripturis et scriptoribus sacris, ch. 15: De numeris mysticis sacrae scripturae de Hugues de Saint-Victor - est un appauvrissement mentdes multiples significations «ouvertes» des nombres. Si cela est peut-être vrai pour le système arbitraire du Victorien (pourtant, son «œuvre-ébauche», qui n'occupe qu'une colonne et demie dans la Patrologie latine, n'est guère représentative), l'argument ne vaut cependant pas pour tous les exégètes de ce siècle (le XIIe)- Par exemple, chez Odon de Morimond, augustinien convaincu, l'effort de systématisation s'accorde parfaitement avec la souplesse de la méthode (ses Analetica numerar um et reni m in theographiam sont en cours d'édition). D'ailleurs - ce qui affaiblit en partie la thèse d'E.H. - l'arithmétique boétienne est chez lui, comme chez d'autres théoriciens du siècle encore non publiés, le support même de l'exégèse, du moins théoriquement. E. H. aurait dû consulter, à ce sujet, l'article de Guy Beaujouan, La symbolique des nombres à iépoque romane (in: Cahiers de Civilisation médiévale (1961), p. 159-169, article que, pourtant, il cite dans sa bibliographie).

A partir du De Trini tate IV, 6, 10, E.H. examine (p, 166 ss) les bases de l'exégèse augustinienne des nombres: ia tradition; les témoignages de l'Ecriture; la «ratio» et la «similitudo» des nombres en tant que signa translata, c'est-à-dire, d'un côté, le «calcul» et, de l'autre, la «valeur analogique» entre les propriétés du nombre et ce qu'il signifie. Cette «ratio» et cette «similitudo» constituent ensemble l'arithmologie, laquelle se caractérise justement par un côté arithmético-technique et un côte spéculatif, associatif. Dans une fine analyse, où il applique le précepte herméneutique d'Augustin lui-même, qui consiste à éclairer un passage par un autre, E.H. prend pour exemple le nombre 40, nombre du jeûne, pour démontrer le procédé si bien connu de Farithmologie augustinienne:

selon la ratio, 40 = 4 -¦: J0; selon la
similitudo: 4 = temps, saisons, etc.

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10 = 3 (Trinité) plus 7 (vie humaine: 4 = corps humain, 3 = vie de l'âme). Le nombre 10 signifie donc le «numerus creatoris atque creaturae ... scientiam» {De doctr. chr. 11, 16, 25). A partir de la connaissance du Créateur et de la créature et du double commandement de charité (aimer Dieu et son prochain),les 10 commandements sont divisés en 3 plus 7, dont 3 renvoient à Dieu et 7 au prochain {Epist. 55, 11, 20). La boucle est bouclée: le nombre 10 est contenu 4 fois dans 40, ce qui est interprété par Augustin comme une exhortation (les commandements) à fuir les plaisirs temporels (symbolisés par le nombre 4) pendant les 40 jours du jeûne. 40 est donc interprété dans sa valeur de signum translatum, non en sa qualité de nombre réel.

L'intention d'E.H., en proposant cet exemple, est encore une fois de montrer que l'arithmétique utilisée dans l'exégèse augustinienne reste à un niveau très élémentaire. Il en voit la raison historique dans le fait que c'est surtout dans sa prédication - qui s'adresse plutôt à un auditoire populaire - qu'Augustin se sert de ce genre d'arithmologie simple. Ce fait est confirmé par les interprétations qu'on trouve dans la production proprement théologique de l'évêque et qui exigent souvent des connaissances arithmétiques subtiles. Donc, encore une fois, l'arithmétique est ramenée au domaine des spécialistes.

B. E.H. pose d'abord (p. 175 ss) le problème du rapport entre Vexe'gèse et la philosophie des nombres, l'une ayant pour objet le nombre biblique en tant que signum translatum, l'autre étudiant le nombre en tant que chose créée, supérieure à toute autre chose. Ces deux domaines ne se recoupent pas chez Augustin: en aucun cas, le nombre appartenant à l'arithmétique ou à l'ontologie mathématique ne sert de point de départ à l'exégèse. Encore une fois : l'arithmétique est inutile pour l'exégèse au point de vue théorique et infructueuse au point de vue pratique.

Pour bien comprendre la philosophie d'Augustin sur le nombre, répète E.H., il faut l'intégrer dans sa philosophie générale. Comme texte de démonstration, E.H. a choisi le De libero arbitrio :

Le nombre, dernier degré de l'échelle qui mène à la vérité universelle, immuable, est par nature immatériel, inaccessible aux sens. C'est cet aspect de la mathématique, «modèle propédeutique» de connaissance et de savoir, qu'analyse finement E.H. dans de brèves subdivisions de ce chapitre, concentrées autour des notions augustiniennes bien connues: numerus et sapientia (p. 183-186): d'un égal degré de connaissance et de vérité {De lib. arb. 11, 10, 29), ils sont une et même chose {De lib. arb. 11, 11, 32); ratio et numerus (p. 186-192): raison qui reconnaît le nombre en tout, commence par se demander si elle n'est pas elle-même nombre {De ordine 11, 15,43) et s'y identifie au niveau ontologique; iter ad sapientiam (p. 192-194): montée ontologique par les trois degrés de l'esse rationnel (corporel-sensible-intelligible); enfin la mensura, le numerus et le pondus {ordo) de la Sap. 11,21 (p. 195-205), condition nécessaire pour l'existence de la forme des choses. E.H. étudie, à cette occasion, la terminologie augustinienne pertinente: numerus - species - modus — forma. . . ainsi que la réalité ontologique du nombre, signum proprium, dans la philosophie d'Augustin.

Les dernières divisions de ce chapitre consacré à Augustin, traitent de l'esthétiquedu nombre selon le De musica. E.H. élucide d'abord la théorie augustinienne de «la perception, la connaissance et le nombre» (p. 202-213) d'après le De lib. arb. et le sixième livre du De mugica. Puis, dans « le nom bre et la beauté» (p. 213-220), l'auteur reprend, pour les mettre au servicede la démonstration de l'esthétique numérale d'Augustin, les passages du secondlivre

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condlivredu De lib. arb. déjà analysés (p. 195 ss) du point de vue philosophique. Enfin, E.H. clôt ce chapitre par une étude (p. 220-247) sur «le nombre dans la réalitéde l'espace temporel du beau, De musica, livres I-V»: les structures numériquesperceptibles dans la musique et dans la métrique sous la forme du rythme,ne sont que des traces (vestigia numerorutn)des vrais nombres, c'est-à-dire des nombres ontologiques. A travers une analyse trop détaillée pour être rapportée ici, E.H. montre comment Augustin chercheà se servir aussi longtemps que possibled'arguments arithmétiques (livre I). Là où l'arithmétique ne suffit plus, il recourtà l'arithmologie rationnelle, quasi mathématique, pour démontrer la beauté numérale des phénomènes accessibles aux sens. Ce n'est que dans le sixième livre qu'il considère la beauté des nombres en eux-mêmes.

Dans sa conclusion, E.H. relève encore une fois la différence entre, d'un côté, l'ontologie et l'esthétique du nombre - esse et forme vraie des choses - et, de l'autre, l'exégèse des nombres qui, traitant uniquement du sens figuré des nombres, ne touche pas leur vrai esse.

Le remarquable exposé d'E.H. sur la science des nombres au Moyen Age s'arrête avec Augustin. Dans l'introduction de la troisième partie, sur la composition numérique (p. 256), l'auteur allègue bien des raisons valables pour ne pas poursuivre chronologiqument son étude: difficultés matérielles, manque de travaux antérieurs, limites de son travail, enfin importance prépondérante de la philosophie d'Augustin pour le Moyen Age. Néanmoins, tout cela n'aurait pas dû dispenser l'auteur de ménager un chapitre de transition sur l'époque post-augustinienne. Si l'influence directe d'Augustin sur le Moyen Age est immense, chacun le sait, il ne faut pas oublier qu'une grande partie de sa philosophie, notamment celle sur les nombres, a été transmise aussi par des voies indirectes. Si E.H. avait connu certains textes du XIIe siècle encore inédits, il aurait peut-être porté un jugement plus nuancé. Mais ne lui en faisons pas grief!

Dans la troisième partie de son livre («L'état actuel des recherches sur la compositionnumérique dans les œuvres littéraires»),E.H. arrive enfin à la thèse centralede son livre: démontrer la futilité de certaines recherches sur la composition numérique. S'insurgeant contre l'idée selonlaquelle on pourrait trouver - à partirde la structure numérique d'un texte individuel - les clefs de la compréhension de sa forme et de son contenu, E. H .reproche d'abord aux chercheurs de ne pas opérer selon des principes rigoureux. On en voit surtout les résultats désastreux quand une même œuvre fait l'objet d'analyses de plusieurs interprètes! On part tantôt de la forme, tantôt du contenu (mais selon quels critères?), tantôt des nombres dont le sens serait caché dans la forme. Faut-il tenir compte des vers, des couples de vers, des mesures, des strophes, des alinéas,des chapitres, des regroupements de plusieurs unités en de grandes parties? Quelle importance attribuer aux initiales des manuscrits ou autres principes de divisiondes textes? Dans quelle mesure faut-il supposer un sens caché derrière une optique esthétique ou purement technique?Voilà en quelques mots les difficultés auxquelles se heurtent les médiévistes. La stérilité des résultats de la recherche actuellesur la composition numérique, E.H. (p. 258 ss) l'attribue, entre autres choses, à un malentendu fondamental à l'égard de l'idée médiévale de la signification ontologico-esthétiquedu nombre: pour Augustin,par exemple, il ne s'agissait pas de démontrer la beauté numérique dans la chose individuelle; au contraire, pour lui, les nombres qu'on trouve dans l'espacetemporel ne possèdent aucun vrai esse, mais ne sont que «vestiges» des

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nombres idéaux. De même, si chaque forme est nombre pour les auteurs médiévaux,cela ne veut pas dire que la forme particulière d'une œuvre ait une valeur en elle-même: elle participe à la Forme qui constitue tout l'univers: le Nombre. Il ne faut donc pas déduire, de la forme numériquedes textes médiévaux, des intentions individuelles d'ordre esthétique ou philosophique.Qu'on découvre des compositionsnumériques symboliques ou purementesthétiques, n'a de sens que si elles servent à illustrer une conception universelledu

Cela dit, E.H. ne nie pas l'existence de formes simples, stéréotypées, de composition numérique (p. 262-268), mais il y voit une «Spielart der Zahlkomposition » (p. 265) qui concerne plutôt la forme écrite que le sens du contenu. C'est là composition esthétique et non signification

Pour ce qui est des compositions numériques compliquées (p. 269-273), «mathématiquement prouvables», E.H. est plutôt sceptique. Il se montre très sévère envers Haubrichs (v. supra) et, après Taeger, s'en prend violemment à l'étude de Rathofer sur la composition numérique du Héliand (v. supra).

Dans une «petite typologie de la recherche sur la composition numérique dans la poésie narrative» (p. 273-278), E.H. passe en revue les différentes méthodes employées pour mettre en lumière des compositions numériques dans la littérature allemande du Moyen Age, méthodes qui se donnent souvent comme idéal «la précision mathématique et l'objectivité» (p. 278-280). Mais, «il n'existe au moyen âge aucun témoignage de compositions numériques compliquées» (p. 280-282), pas plus qu'il n'existe de «règles d'art secrètes» (p. 282-283): ce sont là, selon E.H., de pures hypothèses.

De la littérature, E.H. passe à l'architecture (p. 286 ss), à laquelle il dénie également toute construction secrètement symbolique (p. 293). Les règles qui existent, prétend-il, sont confinées dans des livres techniques: on ne saurait donc s'appuyer sur les «secrets de l'architecture» pour défendre l'existence, dans la littérature, de règles secrètes de composition numérique (pour laquelle il n'existe pas de traités). Or, la réalité n'est pas aussi simple que veut le faire croire E. H- qu'on se rapporte sur ce point au rapport de M. Guy Beaujouan: «Réflexions sur les rapports entre théorie et pratique au Moyen Age» dans J. E. Murdoch et E. D. Sylla, éditeurs, «The Cultural Context of Medieval Learning», Dordrecht/Boston, 1975, p. 437-484), en particulier à la p. 444: «Face à la grande abondance des textes scientifiques encore conservés, les documents vraiment techniques sont exceptionnels avant le XVe siècle».

On le voit, le livre de E.H., que ce compterendu a cherché à rapporter aussi fidèlementque possible - sans toutefois entrer dans de multiples détails sujets à discussion-, est impressionnant par l'étendue des connaissances et par la profondeur des analyses de son auteur. Les romanistes pourraient peut-être regretter que E.H. ne s'occupe pas du domaine roman, exceptionfaite des quelques pages (277-278) qu'il consacre aux théories - assez douteuses,à notre avis - de C. A. Robson4. C'est d'ailleurs un des rares théoriciens à avoir traité de la composition numérique qui, curieusement, trouve grâce aux yeux de E.H. Si sa bibliographie - très substantielle



4: The Technique of Symmetrical Composition in Medieval Narrative Poetry in : Studies in Medieval French, Presented to Alfred Ewert. Oxford (1961), pp. 26-75.

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tantielle- mentionne l'article de P. Nykrogsur la composition de Roland'o, ceux de Hatcher et de Bulatkin sur Alexis** et beaucoup d'autres portant sur le domaine non-germanique, E.H. ne les inclut cependantpas dans son étude. Il reste que les problèmes qu'il a si clairement exposés demeurent communs à toute la littérature médiévale, de langue latine comme de langue vulgaire, sans égard aux frontières nationales.

Les recherches sur la composition numérique - encore si florissantes - auront du mal à se relever du coup que leur assène E.H. Il faut espérer qu'à l'avenir, on tiendra compte des critiques du savant allemand pour procéder avec plus de prudence et de modestie. Du moins, on n'aura plus d'excuses pour se laisser aller à des fantasmagories numériques.

Copenhague



5: La composition du 'Roland' d'Oxford in: Romania 88 (1967), pp. 509-526.

6: A. G. Hatcher, The Old French Poem 'St. Alexis"l: A Mathematical Démonstration in: Traditio 8 (1952), pp. 111-158. E. W. Bulatkin, The Arithmetic Structure of the Old French ' Vie de Saint Alexis' in PMLA 74 (1959), pp. 495-502. Ajoutons, de ce dernier auteur, le Structural Arithmetic Metaphor in Oxford 'Roland", Colombus, Ohio State University Press (1972) XIV-115 pp., 16 schémas. Ce livre est un exemple type des fantaisies auxquelles peut mener une idée préconçue.